1752-01-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Une des plus grandes obligations qu'un homme puisse avoir à un homme, c'est d'être instruit; j'ai donc pour vous, mon cher confrère, la plus tendre et la plus vive reconnaissance. Je profiterai sur le champ de la plupart de vos remarques; mais il faut d'abord que je vous en remercie.

Il y a quelques endroits sur lesquels je pourrais faire quelques représentations, comme sur le prince de Vaudemont: il ne s'agit pas là du père, mais du fils qui était dans le parti des impériaux, et qu'on appelait alors le prince de Commerci.

Si vous pouvez croire sérieusement que le vicomte de Turenne changea de religion à cinquante ans par persuasion, vous avez assurément une bonne âme. Cependant si, en faveur du préjugé, il faut adoucir ce trait, de tout mon cœur; je ne veux point choquer d'aussi grands seigneurs que les préjugés.

A l'égard du canon que Mademoiselle fit tirer, l'ordre ne fut signé qu'après coup; et vous reconnaissez bien là l'incertitude et la faiblesse de Gaston.

Je pourrais, si je voulais, me justifier du reproche que vous me faites d'avilir le grand Condé; il me semble que rien ne serait plus aisé. Si c'est du premier tome que vous parlez, sa retraite à Chantilly est celle de Scipion à Linterne, et de Marlborough à Blenheim; si c'est du deuxième volume, il s'en faut bien que je dise qu'il mourut pour avoir été courtisan. Je réponds seulement à tous les historiens qui ont faussement avancé qu'il s'était opposé au mariage de son fils avec une fille de madame de Montespan. C'est vous autres, messieurs, qui avez la tête pleine de la faiblesse qu'eut le prince de Condé les dernières années de sa vie; et vous croyez que j'ai dit ce que vous pensez. Mais, en vérité, je n'en dis rien, quoiqu'il fût très permis de l'écrire. Au reste, je jetterais mon ouvrage au feu, si je croyais qu'il fût regardé comme l'ouvrage d'un homme d'esprit.

J'ai prétendu faire un grand tableau des événements qui méritent d'être peints, et tenir continuellement les yeux du lecteur attachés sur les principaux personnages. Il faut une exposition, un nœud et un dénoûment dans une histoire, comme dans une tragédie, sans quoi on n'est qu'un Réboulet, ou un Limiers, ou un la Hode. Il y a d'ailleurs, dans ce vaste tableau, des anecdotes intéressantes. Je hais les petits faits; assez d'autres en ont chargé leurs énormes compilations.

Je me suis piqué de mettre plus de grandes choses, dans un seul petit volume, qu'il n'y en a dans les vingt tomes de Lamberti. Je me suis surtout attaché à mettre de l'intérêt dans une histoire que tous ceux qui l'ont traitée ont trouvé, jusqu'à présent, le secret de rendre ennuyeuse. Voilà pourquoi j'ai vu des princes, qui ne lisent jamais et qui entendent médiocrement notre langue, lire ce volume avec avidité, et ne pouvoir le quitter.

Mon secret est de forcer le lecteur à se dire à lui même: Philippe v sera-t-il roi? sera-t-il chassé d'Espagne? la Hollande sera-t-elle détruite? Louis XIV succombera-t-il? En un mot, j'ai voulu émouvoir, même dans l'histoire. Donnez de l'esprit à Duclos tant que vous voudrez, mais gardez vous bien de m'en soupçonner.

Peut-être j'ai mérité davantage le reproche d'être un philosophe libre; mais je ne crois pas qu'il me soit échappé un seul trait contre la religion. Les fureurs du calvinisme, les querelles du jansénisme, les illusions mystiques du quiétisme, ne sont pas la religion. J'ai cru que c'était rendre service à l'esprit humain de rendre le fanatisme exécrable, et les disputes théologiques ridicules; j'ai cru même que c'était servir le roi et la patrie. Quelques jansénistes pourront se plaindre: les gens sages doivent m'approuver.

La liste raisonnée des écrivains, &c., que vous daignez approuver, serait plus ample et plus détaillée si j'avais pu travailler à Paris; je me serais plus étendu sur tous les arts; c'était mon principal objet; mais que puis je à Berlin?

Savez vous bien que j'ai écrit de mémoire une grande partie du second volume? mais je ne crois pas que j'en eusse dit davantage sur le gouvernement intérieur. C'est là, ce me semble, que Louis XIV paraît bien grand, et que je donne à la nation une supériorité dont les étrangers sont forcés de convenir.

Oserais je vous supplier, monsieur, de m'honorer de vos remarques sur ce second volume? Ce serait un nouveau bienfait. Vous qui avez bâti un si beau palais, mettez quelques pierres à ma maisonnette. Consolez moi d'être si loin de vous; vos bontés augmentent bien mes regrets. Jugez de la persécution de la canaille des gens de lettres, puisqu'ils m'ont forcé d'accepter, ailleurs que dans ma patrie, des biens et des honneurs, et qu'ils m'ont réduit à travailler pour cette patrie même, loin de vos yeux.