1751-02-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

O destinée, destinée, ô neiges! ô maladies, ô absense! Comment vous portez vous mes anges?
Sans la santé tout est amertume. Le roy de Prusse m'a donné la jouissance d'une maison charmante mais tout Salomon qu'il est, il ne me guérira pas. Tous les rois de la terre ne peuvent rendre un malingre heureux. Il faut que je vous parle d'une autre anicroche. André, cet échapé du sistème, s'avise au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire revivre un billet que je luy fis en jeune homme pour des billets de banque qu'il me donna dans la décadence du sistème, et que je voulus faire en vain passer au visa en faveur de madame de Vinterfelt qui étoit alors dans le besoin. Ces billets de banque d'André étoient des feuilles de chêne. Il m'avoit dit depuis qu'il avoit brûlé mon billet avec touttes les paperasses de ce temps là. Aujourduy il le retrouve pendant mon absense, il le vend à un procureur et fait saisir tout mon bien. Ne trouvez vous pas l'action honnête? J'ay trouvé icy une espèce d'André qui m'a voulu voler une somme un peu plus considérable, mais il n'y a pas réussi et j'ay eu bonne justice. Mais pour l'André de Paris je crois que je serai obligé de le payer et de le déshonorer, attendu que mon billet est pur et simple, et qu'il n'y a pas moyen de plaider contre sa signature, et contre un procureur.

J'ay apris avec délices que m. de la Bourdonaye avoit gagné son procez, mais qui luy rendra ses dants qu'il a perdues à la Bastille? Mon cher ange je perds ici les miennes. Une affection scorbutique m'a attaqué, qui croiroit qu'on eût les mêmes maux dans le palais du roy de Prusse et à la Bastille? Ma santé est bien déplorable, sans cela il me semble que j'aurois fait bien des choses qui vous auroient plu, et vous auriez avoué que je n'ay pas perdu mon temps à Berlin? et que dans les glaces de mon âge il s'étoit glissé quelque étincelle du feu dont le Salomon du nord est animé.

Mon cher amy, la maladie avance ma caducité. Allons, courage, la nature est une souveraine despotique contre la quelle il ne faut pas murmurer. Portez vous bien encor une fois, tous tant que vous êtes et aimez mon ombre qui vous aime de tout son cœur.

V.