1749-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Marie Fiquet Du Boccage.

J'arrive à Paris, madame; l'excès de ma douleur et de ma mauvaise santé ne m'empêche pas de vous dire à quel point je suis sensible à vos bontés.
Il est d'une âme aussi belle que la vôtre de regretter une femme telle que madame du Châtelet. Elle faisait, comme vous, la gloire de son sexe et de la France. Elle était en philosophie ce que vous êtes dans les belles lettres; et cette même personne qui venait de traduire et d'éclaircir Newton, c'est à dire, de faire ce que trois ou quatre hommes au plus, en France, auraient pu entreprendre, cultivait sans cesse, par la lecture des ouvrages de goût, cet esprit sublime que la nature lui avait donné. Hélas! madame, il n'y avait pas quatre jours que j'avais relu votre tragédie avec elle. Nous avions lu ensemble votre Milton avec l'anglais. Vous la regretteriez bien davantage, si vous aviez été témoin de cette lecture. Elle vous rendait bien justice; vous n'aviez point de partisan plus sincère. Il a couru, après sa mort, quatre vers assez médiocres à sa louange. Des gens qui n'ont ni goût ni âme, me les ont attribués. Il faut être bien indigne de l'amitié, et avoir un cœur bien frivole, pour penser que, dans l'état horrible où je suis, mon esprit eût la malheureuse liberté de faire des vers pour elle; mais ce qu'il y a d'affreux et de punissable, c'est que ce monstre, nommé Roi, en a fait contre sa mémoire.

Je ne vous connais, madame, qu'une tache dans votre vie, c'est d'avoir été louée par ce misérable que la société devrait exterminer à frais communs. Faut il qu'une telle horreur soit ajoutée à mon affliction! Adieu, madame; si je peux avoir quelque consolation sur la terre, ce sera de vous faire ma cour à Paris, et de vous dire à quel point je vous respecte et vous admire. Ce ne sont pas là les sentiments où l'on se borne, quand on a l'honneur de vous connaître. Permettez mes compliments à m. du Bocage.