De Londres le 21 d'octobre 1745
Monsieur,
Mon impatience ne me permet pas de laisser partir Mr Gravelot pour Paris sans profiter de cette occasion de vous écrire.
Je suis trop fatigué de l'inquiétude où me tient l'interruption de notre commerce. Ce n'est pas que je me sois imaginé qu'il ne dût jamais tomber, ou qu'il dût aller toujours le même train. Je confesse de bonne foi que je n'y ai pas apporté de quoi le soutenir: Et ce qui me fâche le plus, c'est que je ne me sens pas en état de faire mieux à l'avenir. Mes études, malheureusement pour moi, ont trop peu de rapport avec les vôtres. Mais malgré cela il me semble, en vérité, que votre amitié (souvenezvous que vous m'avez autorisé à faire usage de ce terme) me devoit aumoins un petit mot de réponse pour me consoler du chagrin que j'avois de vous avoir mal servi, & dont je vous faisois part dans ma dernière en date du …….. je dirois presque du siècle passé, tant cela me paroît long, si je ne sçavois que je suis né dans le siècle courant. Peut-être avez vous cru devoir un peu me punir d'un chagrin que je m'étois attiré par mon manque d'habileté. Si cela est, je ne veux plus me justifier. Je passe condamnation & je demande grâce. Résisterez vous à cela? J'ai souffert ce que je méritois: je me retranche à demander que mes peines ne soient pas éternelles. Si vous n'êtes point Origéniste sur la durée des peines de l'enfer, soyez le un peu, je vous prie, sur celle des peines où vous m'avez condamné par votre silence. Usque quo Domine? Voilà du Latin qui est bien orthodoxe, & voilà en même tems un texte formel en ma faveur. En voulez vous un autre? Non dimittam te, nisi benedixeris mihi. En un mot, Monsieur, je demande la paix, je la souhaite, je la veux, & je vous défie de me la refuser jusqu'au bout. Dressez les conditions, je signe sans les lire. Grâces à ma petitesse, je puis me charger de toutes les avances sans déshonneur. Laissons aux Rois, le triste privilège de faire la paix difficultueusement & mal. Faisons la vite & bien: Et puis prions Dieu qu'il leur accorde la grâce de faire comme nous. Je suis bien las de n'entendre parler que de sièges, de batailles, d'Armements, & de Milliers d'hommes tués par des hommes. Au milieu de tout ce fracas où en sont les Lettres & les Arts destinés à augmenter, ou à perfectionner le bonheur & les plaisirs du Genre humain? Vous tirez parti de tout. La guerre même que vous haïssez vous fait faire d'aussi beaux vers que si vous l'aimiez. Mais je gage que vous en ferez de plus beaux encore sur le retour de la Paix. C'est là que je vous attends, & alors aumoins, si non plutôt, j'espère que vous m'écrirez. Je me flate quelquefois que cela seroit déjà fait si la guerre n'étoit survenue. Cette petite consolation est le seul bien que je tire du Mal public. Les divertissemens continuent ici comme à Paris. Mais cela ne bat que d'une aile: On est trop sérieux. Il s'imprime des Livres: mais tout cela est triste & n'intéresse presque point les Lettres, les Arts, les Sciences ou n'intéresse presque point le Monde en leur faveur. On ne songe qu'aux brouilleries du tems. Ce ne fut pourtant pas sans quelque plaisir que je lus il y a quelques jours un Avertissement qui annonçoit une Traduction Angloise de l'Anti-Machiavel publié par Mr de Voltaire. Mais à-propos de Livres, avez vous enfin acquis l'Histoire Universelle dont vous me parliez? Je suis très mortifié que le libraire qui m'avoit positivement promis de vous l'envoyer m'ait manqué de parole. Si vous n'avez pas encore le livre, je me charge de vous l'envoyer moi-même. Vous n'avez qu'à me dire par où & à quelle adresse: Vous pourriez m'envoyer en échange quelques autres Livres communs en France: à moins que vous ne consentissiez à l'accepter de ma main en considération du plaisir avec lequel je vous l'offrirois si vous me permettiez de vous l'offrir. Vous souvient-il de la coutume que vous aviez établie entre nous pour la conclusion de nos Lettres? Pour moi je ne l'ai point oubliée. Cette suppression de cérémonies me flatoit trop agréablement. Le trait m'est resté dans le cœur. Et malgré notre espèce de rupture qui semble m'avertir que les conclusions brusques ne me conviennent plus, je ne sçai à quoi il a tenu que je ne finisse tout court sans vous dire que je suis,
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur