à Wésel, ce 2 de septembre 1740
Mon cher Voltaire, j'ai reçu à mon arrivée trois lettres, de votre part, des vers divins, et de la prose charmante.
J'y aurais répondu d'abord, si la fièvre ne m'en avait empêché; je l'ai prise ici fort mal à propos, d'autant plus qu'elle dérange tout le plan que j'avais formé dans ma tête.
Vous voulez savoir ce que je suis devenu depuis mon départ de Berlin? Vous en trouverez la description ci-jointe.
Je ne vais point à Paris, comme on l'avait débité; ce n'a point été mon dessein d'y aller cette année, mais je pourrais peut-être faire un voyage aux Pays-Bas. Enfin la fièvre et l'impatience de ne vous avoir vu encore sont à présent les deux objets qui m'occupent le plus. Je vous écrirai dès que ma santé me le permettra, où et comment je pourrai avoir le plaisir de vous embrasser. Adieu.
Federic
J'ai vu une lettre que vous avez écrite à Maupertuis; il ne se peut rien de plus charmant. Je vous réitère encore mille remerciements de la peine que vous avez prise à la Haye touchant ce que vous savez. Conservez toujours l'amitié que vous avez pour moi; je sais trop le cas qu'il faut faire d'amis de votre trempe.
Je viens de finir un voyage, entremêlé d'aventures singulières, quelquefois fâcheuses, et souvent plaisantes.
Vous savez sans doute que j'étais parti pour Bareit afin de revoir une sœur que j'aime et que j'estime. En chemin faisant Algarotti et moi nous consultions la carte géographique afin de régler le tour que nous prendrions pour aller à Vezel. On parla de Francfort au Mein, et comme il nous parut sur la carte que la voie de Strasbourg ne pouvait être un trop grand détour, nous la choisîmes par préférence pour contenter notre commune curiosité. L'incognito fut résolu, les noms choisis, la fable choisie et ajustée. Enfin, tout arrangé et concerté du mieux, nous crûmes d'aller en trois jours à Strasbourg.
Si nos fatalités c'étaient bornées à tout ce qui arrête un voyage nous aurions pris patience, mais après des chemins affreux nous avons trouvé des gîtes plus affreux encore.
Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés, ce n'était pas le tout, nous essayâmes encore bien des accidents, et il faut vraiment que notre équipage ait eu un air bien singulier, puisqu'à chaque endroit où nous passâmes on nous prit pour quelque chose d'autre.
Nous ne laissions cependant pas de chemins en avant. Enfin nous arrivâmes en cet endroit
Vous reconnaissez sans doute Kel à cette description. Ce fut à cette belle forteresse, dont par parenthèse les brèches ne sont point réparées, que le maître de poste, homme plus prévoyant que nous autres, nous demanda si nous étions munis de passe-ports.
Non, messieurs, nous dit le prudent maître de poste, point de salut sans passe-ports; voyant donc que la nécessité absolue nous mettait dans le cas ou d'en faire nous mêmes ou de ne point entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti, à quoi les armes prussiennes que j'avais sur mon cachet nous secondâmes merveilleusement. Nous arrivâmes à Strasbourg et le corsaire de la douane et le visiteur parurent contents de nos preuves.
Vous jugez qu'il y a de quoi exercer ma curiosité et l'extrême désir que j'avais de connaître la nation française en France même.
Pardon cher Voltaire de la définition des Français, au moins ce ne sont que ceux de Strasbourg dont je parle.
Pour faire connaissance avec Strasbourg je fis inviter dès notre arrivée quelques officiers que je connaissais pas assurément.
Monsieur de la Crochardiere et monsieur de Malosa sortaient d'un diner où l'on n'avait point épargné les frais du vin.
Le jour d'après monsieur le gouverneur de la ville et de la province, maréchal de France, chevalier des ordres du roi &c. &c. &c.
ce général voulut savoir ce que c'était que ce comte Dufour, étranger qui à peine arrivé se mêlait d'assembler une compagnie de gens qu'il ne connaissait point. Il prit le pauvre comte pour un coupeur de bourse et conseilla prudemment à monsieur de la Crochardiere de n'en point être la dupe. Ce fut malheureusement le bon maréchal qui la fut.
C'est ce que je pus voir, car il n'avait de sagesse qu'en ses cheveux gris et dans son air décrépit; son premier abord le trahit. Certainement c'est peu de chose que ce maréchal,
Non content d'avoir vu le maréchal je vis aussi monter la garde
C'était là mon terme fatal. Un déserteur de nos troupes m'aperçut et me reconnut et me dénonça.