1740-07-29, de Alexis Piron à Marie Thérèse Quénaudon.

J'ai reçu votre lettre du 21 juillet, qui a mis, comme les autres, huit jours à venir, et où vous me mandez que m. de Livry se porte mieux; qu'il n'y a pas d'apparence que m. de Carvoisin soit cornette, et que vous partez pour Livry dans le moment.
Mais vous voilà donc devenue commensale éternelle de votre souverain; vous allez manger toute ma part et ma place est prise. Je vous ferai bien déguerpir quand je serai de retour, vilaine gourmande. Allez vous en sur mon banc de pierre rêver à moi, sans vous ingérer de me dérober ma portion et mes éloges. Enfin, je remarque que depuis que la belle cuisine est bâtie, vous ne sortez plus des environs; tenez, on aura eu toute la peine et mademoiselle en aura le plaisir. Oh bien! faites donc l'inscription: je ne m'en mêle plus. Que ceux qui vont au réfectoire chantent l'office! J'en mets mon joli bonnet vert tout de travers. Avertissez en le noble ami de Coulican, et ne manquez pas de l'informer de ma réussite de mardi dernier chez le général Desbrosses. Chantez tous ma gloire et commencez ainsi le psaume:

Je chante le vainqueur du vainqueur de la terre,
Binbin, qui mit à bas l'invincible Voltaire.

Rapportez vous en bien à moi. Si le sort des armes m'eût été contraire, je vous avouerais ma turpitude comme je me jacte. Mais ma défaite n'était pas possible. Voltaire est le plus grand pygmée du monde. Je lui ai scié ses échasses rasibus du pied. Cela s'est passé devant les quatre nations: vous voyez que ce n'est pas loin de chez vous (m. le comte, point de pommes!).

Il y avait le comte de Bentem, la seconde personne des états de Hollande; m. Trevor, ministre d'Angleterre; le marquis Arioste, italien, de la famille du divin Arioste; Voltaire, etc., etc. Vous voyez que les spectateurs valaient la peine du spectacle: aussi le jeu a-t-il bien valu la chandelle. Tout s'est passé le plus gaiement du monde, excepté dans le cœur altier de votre illustre momie. Le bon c'est qu'il a cherché noise. Je lui faisais d'abord assez bénignement patte de velours, bien sûr que sa fatte majesté en abuserait; ainsi a-t-il fait. Il a jugé à propos, avec une charité peu chrétienne, de me plaindre d'avoir perdu le plus beau de mon imagination à l'opéra comique. J'ai répondu, avec un air de contrition aussi sincère que sa charité, que ce que je me reprochais le plus, dans ces écarts de ma muse naissante, c'était de m'être moqué de lui sur ce théâtre là; et tout de suite j'ai raconté la scène d'Arlequin sur Pégase qui culbute, aux deux premiers vers d'Artemire, tous les vins du général, qui sont sans nombre et se sont changés en vins de Nazareth. Voltaire en est devenu butor; je n'ai plus lâché ma proie en lui demandant toujours pardon de la liberté grande. Ensuite je me suis mis sur mes louanges, et en homme qui songeait bien à ce qu'il disait, j'ai dit que du moins tout le peu que j'avais donné au Théâtre français avait réussi. Il a bien vite excepté Callisthène: c'est où je l'attendais, ayant à lui répondre, comme je l'ai fait sur le champ, que c'était celle qui avait eu le succès le plus flatteur pour moi puisque c'était la seule dont il eût dit du bien; et cela est vrai comme je vous l'ai dit dans le temps. J'avais si fort les rieurs de mon côté, qu'il a pris le parti de s'en mettre lui même (du bout des dents comme bien jugez), me disant, d'un air de protection, qu'il aimait mieux m'entendre que me lire. Dites la vérité, monsieur, lui ai je répondu, avouez que vous n'aimez ni l'un ni l'autre. On n'a pas eu de peine à tourner cette réponse de ces deux côtés, et c'a été le coup de grâce. De là en avant je n'ai été que de meiux en mieux. Le poème du Cheval de bronze a donné lieu à la scène du monde la plus comique entre Binbin et ce héros. Il était au désespoir de la profanation et de je ne sais quel ridicule agréable que cela jetait sur sa Henriade.

En un mot, lisez la fable du Lion et du moucheron, et vous lirez notre histoire; et le tout sans la moindre aigreur, sans que rien de ma part ait eu le moindre air d'hostilité. Binbin toujours jusqu'au bout des ongles; mais Binbin couronné d'acclamations, au point qu'il n'est plus ici question que de ma victoire, sans que je m'en mêle aucunement. Rousseau, fâché comme tout, l'a mandé à nombre de gens à Paris. 'Voltaire', dit il dans ses lettres, 'est venu perdre ici la seule réputation à laquelle il avait sacrifié toutes les autres: sa réputation de bel esprit'. La vanité m'a donné des yeux pour en tant écrire; mais, réflexion faite, j'ai vaincu avec si peu de péril, que j'en dois triompher sans gloire. Adieu ma vanité; adieu ma vue. Bonjour ma tante.