1739-11-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Brülez votre vaisseau, vagabond Baltimore,
Qui, du détroit du Sund au rivage du Maure,
Du Bengale au Pérou, fendez le sein des mers;
Vous, jeune citoyen de ce plat univers,
Vous, de nouveaux plaisirs et de science avide,
Elève de Socrate et d'Horace, et d'Euclide,
Cessez, Algarotti, d'observer les humains,
Les phrynés de Venise et les gitons de Rome,
Les théâtres français, les tables des Germains,
Les ministres, les rois, les héros, et les saints;
Ne vous fatiguez plus, ne cherchez plus un homme:
Il est trouvé. Le ciel, qui forma ses vertus,
Le ciel au haut du mont Remus
A placé mon héros, l'exemple des vrais sages;
Il commande aux esprits, il est roi sans pouvoir:
Au pied du mont Remus finissez vos voyages,
L'univers n'est plus rien, vous n'avez rien à voir.
Ciel! quand arriverai je à la montagne auguste
Où règne un philosophe, un bel esprit, un juste,
Un monarque fait homme, un dieu selon mon cœur?
Mont sacré d'Apollon, double front du Parnasse,
Olympe, Sinaï, Thabor, disparaissez:
Oui, par ce mont Remus vous êtes effacés,
Autant que Frédéric efface
Et les héros présents, et tous les dieux passés.

J'en demande pardon, monseigneur, à Sinaï et à Thabor; la verve m'a emporté; j'ai dit plus que je ne devais dire. D'ailleurs, les foudres et les tonnerres du mont Sinaï n'ont point de rapport à la vie philosophique qu'on mène au mont Remus; et la transfiguration du Thabor n'a rien à démêler avec l'uniformité de votre charmant caractère. Enfin, que votre altesse royale pardonne à l'enthousiasme: n'est il pas permis d'en avoir un peu, quand on vient de lire la belle épître dont votre muse française a régalé milord Baltimore?

Je vois que mon prince a mis encore la connaissance de la langue anglaise dans ses trésors. Dulces sermones cujuscumque linguœ. Je crois que ce lord Baltimore aura été bien surpris de voir un prince allemand écrire en vers français à un Anglais; mis que voulez vous? je suis encore plus surpris que lui. Je n'entends rien à ce prodige de la nature. Comment se peut il faire, encore une fois, qu'on écrive si bien dans la langue d'un pays où l'on n'a jamais été? Pour dieu, monseigneur, dites donc votre secret.

J'enverrais bien aussi des vers à votre altesse royale, si j'osais: elle aurait le cinquième acte de Mahomet; mais c'est qu'il n'est pas encore transcrit, et, pour les quatre premiers, ils sont actuellement repolis. Si votre beau génie a été un peu content de cette faible ébauche, j'ose espérer qu'elle aura encore la même indulgence pour l'ouvrage achevé. Elle ne trouvera plus certaines répétitions, certains vers lâches et décousus, qui sont des pierres d'attente. Elle verra l'amour paternel et le secret de la naissance des enfants de Zopire, jouer un rôle plus grand et bien plus intéressant; Zopire, près à être assassiné par ses enfants mêmes, n'adresse au ciel ses prières que pour eux, et il est frappé de la main de son fils, tandis qu'il prie les dieux de lui faire connaître ce fils même. Le fanatisme est il peint à votre gré? Ai je assez exprimé l'horreur que doivent inspirer les Ravaillac, les Poltrot, les Clément, les Felton, les Salcède, les Aod, j'ai pensé dire les Judith? En effet, monseigneur, quel bon roi serait à l'abri d'un assassinat, si la religion enseignait à tuer un prince qu'on croit ennemi de dieu?

Voilà la première tragédie où l'on ait attaqué la superstition. Je voudrais qu'elle pût être assez bonne pour être dédiée à celui de tous les princes qui distingue le mieux le culte de l'être infiniment bon, et l'infiniment détestable fanatisme.

Je viens de voir d'autres ouvrages sur des matières bien différentes, mais plus dignes de votre altesse royale. C'est un cours de géométrie, par m. Clairaut; c'est un jeune homme qui fit un ouvrage sur les courbes, à l'âge de quatorze ans, et qui a été depuis peu, comme le sait votre altesse royale, mesurer la terre sous le cercle polaire. Il traite les mathématiques comme Locke a traité l'entendement humain; il écrit avec la méthode que la nature emploie; et comme Locke a suivi l'âme dans la situation de ses idées, il suit la géométrie dans la route qu'ont tenue les hommes pour découvrir par degrés les vérités dont ils ont eu besoin: ce sont donc en effet les besoins que les hommes ont eus de mesurer, qui sont chez Clairaut les vrais maîtres de mathématiques. L'ouvrage n'est pas près d'être fini; mais le commencement me paraît de la plus grande facilité, et par conséquent très utile.

Mais, monseigneur, le plus utile de ces ouvrages, c'est celui que j'attends d'une main faite pour rendre les hommes heureux.

Je vais, moi chétif, me rendre aux Eléments de Newton, dont on demande à Paris une nouvelle édition; mais ce travail sera pour Bruxelles. Je pars, je suis Emilie et madame la duchesse de Richelieu à Cirey; de là je vais en Flandre, &c.