1738-06-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon cher amy, il y a bien une autre omission dans le manuscrit sur le livre de mr Dutot
. Voicy ce que Le copiste a oublié, et qu'il faut restituer: ce que je dis du seigneur, je le dis du magistrat, de l'homme de lettres etc. Le laboureur achète alors plus cher sa vaisselle d'étain, sa tasse d'argent, son lit, son linge. Enfin le chef de la nation est luy même dans ce cas. Je vous prie de restituer ce petit passage. Si vous jugez cet écrit digne de L'impression, chargez en le pour et contre, et que j'aye la satisfaction de voir votre nom et le mien unis comme nos cœurs le sont depuis plus de vingt ans.

Vous devez être content du petit trait qui vous regarde dans la lettre à mr Maffei.

Je suis depuis 15 jours si occupé d'un cabinet de phisique que je prépare, si plongé dans le quarré des distances et dans L'optique, que Le parnasse est un peu oublié. Je croi bien que Les gens aimables ne parlent plus des Elémens de Neuton. On ne s'entretient point à souper deux fois de suitte de la même chose, et on a raison quand le sujet de La conversation est un peu abstrait. Cela n'empêche pas qu'à la sourdine les gens qui veulent s'instruire ne lisent des ouvrages qu'il faut méditer, et il faut bien qu'il y ait un peu de ces gens là puisqu'on réimprime les élémens de Neuton en deux endroits. Mr de Maupertuis qui est sans contredit l'homme de France qui entend le mieux ces matières en est content, et vous m'avouerez que son suffrage est quelque chose. Je sçai bien que malgré la foule de démonstrations que j'ay rassemblée contre les chimères des tourbillons, ce roman philosofique subsistera encor quelque temps dans de vieilles têtes.

Quæ juvenes didicere nolunt perdenda fateri.

Je suis àprès tout le premier en France qui ay débrouillé ces matières, et j'ose dire le premier en Europe car S'Gravesende n'a parle qu'aux matématiciens et Pemberton a obscurcy souvent Neuton. Je ne suis point étonné qu'on s'entretienne à Paris plus volontiers, de médisance, de calomnie, de vers satiriques, que d'un ouvrage utile. Cela doit être ainsi. Ce sont les bouteilles de savon du peuple d'enfans malins qui habitent votre grande ville.

Bernard auroit grand tort de prendre votre louis d'or et de ne vous en pas donner un. Aucune des épîtres en question n'est de moy, et si quelque libraire les a mises sous mon nom pour les acréditer, ce libraire est un scélérat. Il est impossible que monsieur Dargenson, plein de probité et de bonté, et qui m'a toujours honoré d'une bienveillance pleine de tendresse ait cru une telle calomnie. Il est impossible qu'il ait fait usage contre moy d'une lettre supposée, puisqu'assurément il n'en eût pas fait d'usage si elle eût été vraye. Je compte trop sur ses bontez, je luy suis trop tendrement attaché Depuis mon enfance. Je vous demande en grâce de luy montrer cette lettre, et de rechauffer dans son cœur des bontez qui me sont si chères.

Vous devez connoître Les fureurs jalouses et les artifices infâmes des gens de lettres. Je sçai surtout de quoy ils sont capables depuis que L'auteur clandestin de L'épître diffuse et richement rimée contre Roussau eut la bassesse de répandre qu'elle venoit de l'hôtel Richelieu. J'en connois très certainement l'auteur. Cet auteur est un homme laborieux, exact, et sans génie, je n'en dis pas davantage. Si un scélérat comme l'abbé Desfontaines, a engagé m. [. . .] dans sa querelle, si Launay qui vous hait parceque vous luy avez reproché une mauvaise action, si un nommé Guiot de Merville qui ne cesse de m'outrager parce qu'il a eü la même maitresse que moy il y a vingt ans, si Roy, Lelio, enfin, des fripons séduisent d'honnêtes gens, s'il en résulte des sottises rimées et de petites scélératesses d'auteur, j'oublie tout cela dans le sein de l'amitié. Mais comme la rage dez Zoiles porte souvent la calomnie aux oreilles de ceux qui peuvent nuire, je vous prie de m'avertir de tout. Je vous embrasse mon cher amy.