1735-05-21, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Qui l'auroit jamais cru qu'entre m͞e de Richelieu, Voltaire et v͞s, l'amitié eût pu me faire regretter? àpeine l'espérai je de l'amour.
On n'est heureux que par ces deux sentimens. J'avouë qu'ils sont le bonheur de ma vie et que je ne demanderois aux dieux (s'il y en a) que de passer ma vie dans cette partie quarrée, où il seroit égalem͞t doux d'être le tiers et le quart. Mais c'est bien à moi de parler de bonheur! tout mon bien est à Luneville et à Strasbourg. Ie perds ma vie loin de tout ce que j'aime, dans cette grande ville qui en vingtquatre heures est devenuë vn désert. Ie ne soupire qu'après le jour de mon départ come après celui de ma déliurance et ie reste en proie à des affaires et à des détails qui me font tourner la tête. Ie ne puis v͞s exprimer que faiblement le plaisir que m'a fait votre petit billet. Non seulem͞t ie suis persuadée que votre amitié fait vne partie de mon mérite aux yeux de m͞e de Brancas, mais il en augmente beaucoup aux miens propres, ie crois que ie vaux réellement quelque chose depuis que ie commence à croire que v͞s auéz p͞r moi vne amitié solide, et il me faut bien des retours sur moimême p͞r n'en auoir pas vne vanité insuportable. Ie sens cependant bien que mes sentimens p͞r v͞s la méritent, mais c'est assurément mon coeur seul qui me donneroit quelque vanité, si iamais ie m'auisois d'en auoir.

Ie crois que votre séparation d'auec m͞e de Richelieu aura été tendre, ie crois que Voltaire aura été sensiblement touché de v͞s voir partir, mais si l'amitié seule s'en mesloit ie défierois l'une et l'autre d'auoir été plus sensible à votre départ que moy, ils ont seulement sur moi l'auantage de pouuoir v͞s le dire sans mesurer leurs expressions sur la bienséance. V͞s connoissés mon coeur, et v͞s saués combien il est viuement occupé. Ie m'aplaudis d'aimer en v͞s l'ami de mon amant, et la seule personne dans le monde à qui il puisse auoir des obligations que ie ne regrette point. V͞s le connoissés assés p͞r être sûr que la reconnoissance ne peut rien ajouter à son attachm͞t p͞r v͞s, mais ce sentiment ajouteroit encore à la douceur que ie trouue dans votre amitié si ie ne l'auois pas empoisonnée. Il ne me pardonne point d'auoir eu p͞r v͞s des sentimens passagers quelques légers qu'ils aient été. Assurément le caractère de mon amitié doit réparer cette faute, et si c'est à elle que ie dois la vôtre ie diray malgré tous mes remors o felix culpa! Il m'eût été bien plus doux de la deuoir à votre estime, d'en pouuoir joüir sans rougir à tous momens aux yeux de mon ami intime, mais telle est ma destinée, il faut la subir. Ie devrois chercher à effacer cette idée et mes remors la renouuellent toujours. J'eusse été trop heureuse sans cela, il ne manquera p͞r l'être à Cirey que de v͞s y voir.

J'espère que v͞s réparerés cela par vos lettres. Songés que ie ne les désire point come la pluspart des gens p͞r dire m͞r de Richelieu me mande telle nouuelle. Ie ne v͞s en demande que des vôtres, songés que si cette marque d'amitié est nécessaire à la douceur de ma vie à Paris, elle l'est à ma tranquilité à la campagne, où ie ne pouray sauoir de vos nouuelles que par v͞s même. L'amitié n'est point en moi vn sentiment insipide et tranquille, et le bonheur extrême de passer ma vie auec quelqu'un que i'adore ne m'empêchera point de trembler p͞r v͞s. C'est vn sentiment que ie ne lui cacheray jamais et qu'assurément il partage auec moi.

Ie suis icy depuis huit jours, ie m'i ennuie singulièrem͞t. Ie m'en vais demain heureusem͞t, mais l'ennui ne me quittera qu'en Champagne. Ie n'i pourai guères être auant le 20e de juin, ie comte v͞s escrire auant ce tems. I'ay été voir l'apartem͞t du cheualier d'Hautefort, il me conuiendra fort, ie v͞s fais mon plénipotentiaire à cet effet. Ie ne crois pas que i'en profitte à moins que le prétexte du seigneur châtelain ne m'y force. Quand [on] a goûté le bonheur de viure à la campagne auec son amant, la vie de la ville est insuportable àmoins qu'on n'i viue auec m͞e de Richelieu et auec v͞s. M͞e de Brancas a repris de passion p͞r moi depuis votre départ, i'y ay soupé presque tous les jours, elle m'en donne demain en arriuant, votre dernière conuersation a produit cela. P͞r de nouuelles, ie ne sais que la charge de premier maitre d'hôtel de la reine que le Charmezel a par la démission du Chamarante, le mariage de Rambures auec une femme hideuse, (c'est mll de Verac) qu'il a épousé à condition qu'il quitteroit la dame de Beuuron qui heureusem͞t p͞r elle n'est que furieuse et point affligée. mdlle de Charollois qui se porte pour son amie en dit de bonne. Il est effectiuem͞t assés dur p͞r vne femme qui se respecte d'être la condition d'un mariage come la [. . .] .

Voilà vne chanson du président Hainault que i'aimerois autant p͞r l'amour de lui, qui fût de Pondeuelle, et l'épitaphe de m͞e de Laigle par m͞r de Thibouuille. On la prétend morte d'auoir été battuë par son mari yure. Ie v͞s escris dans le petit bois de Chantilly au murmure d'une fontaine come vne héroine de roman, mais le jour me manque heureusem͞t pour v͞s, car peutêtre cette énorme lettre ne finiroit elle point, tant je trouue du plaisir à v͞s dire ce que ie pense, et à v͞s assurer que personne n'aura jamais p͞r v͞s vne amitié plus tendre et plus solide.

Ne parlés point à m͞r du Chatelet si v͞s le voyés de l'apartement du cheualier d'Hautefort. I'ay mille autres choses à v͞s mander p͞r luy, qui seront p͞r ma première lettre.