[c. 15 August 1733]
Philosophe aimable, à qui il est permis d'être paresseux, sortez un moment de votre douce mollesse, et ne donnez pas au chanoine Linant l'exemple dangereux d'une oisiveté qui n'est pas faite pour lui.
Je lui mande, et vous en conviendrez, que ce qui est veru dans un homme devient vice dans un autre. Ecrivez moi donc souvent pour l'encouragez, et renvoyez le moi quand vous l'aurez mis dans le bon chemin. J'ai besoin qu'il vienne m'exciter à rentrer dans la carrière des vers. Il y a bien longtemps que je n'ai monté les cordes de ma lyre. Je l'ai quittée pour ce que l'on appelle philosophie, et j'ai bien peur d'avoir quitté un plaisir réel pour l'ombre de la raison. J'ai relu le raisonneur Clarke, Mallebranche et Locke. Plus je les relis, plus je me confirme dans l'opinion où j'étais que Clarke est le meilleur sophiste qui ait jamais été, Mallebranche le romancier le plus subtil, et Locke l'homme le plus sage. Ce qu'il n'a pas vu clairement, je désespère de le voir jamais. Il est le seul, à mon avis, qui ne suppose point ce qui est en question. Mallebranche commence par établir le péché originel, et part de là pour la moitié de son ouvrage; il suppose que nos sens sont toujours trompeurs, et de là il part pour l'autre moitié.
Clarke, dans son second chapitre de l'existence de dieu, croit avoir démontré que la matière n'existe point nécessairement, et cela par ce seul argument, que si le tout existait de nécessité, chaque partie existerait de la même nécessité. Il nie la mineure, et, cela fait, il croit avoir tout prouvé; mais j'ai le malheur, après l'avoir lu bien attentivement, de rester sur ce point sans conviction. Mandez moi, je vous prie, si ses preuves ont eu plus d'effet sur vous que sur moi.
Il me souvient que vous m'écrivîtes il y a quelque temps que Locke était le premier qui eût hasardé de dire que dieu pouvait communiquer la pensée à la matière. Hobbes l'avait dit avant lui, et j'ai l'idée qu'il y a dans le De naturâ deorum quelque chose qui ressemble à cela.
Plus je tourne et retourne cette idée, plus elle me paraît vraie. Il serait absurde d'assurer que la matière pense, mais il serait également absurde d'assurer qu'il est impossible qu'elle pense. Car, pour soutenir l'une ou l'autre de ces assertions, il faudrait connaître l'essence de la matière, et nous sommes bien loin d'en imaginer les vraies propriétés. De plus, cette idée est aussi conforme que toute autre au système de christianisme, l'immortalité pouvant être attachée tout aussi bien à la matière que nous ne connaissons pas, qu'à l'esprit que nous connaissons encore moins.
Les lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques et diaboliques se vendent en anglais à Londres avec un grand succès. Mais les anglais sont des papefigues maudits de dieu, qui sont tous faits pour approuver l'ouvrage du démon. J'ai bien peur que l'église gallicane ne soit un peu plus difficile. Jore m'a promis une fidélité à toute épreuve. Je ne sais pas encore s'il n'a pas fait quelque petite brèche à sa vertu. On le soupçonne fort à Paris d'avoir débité quelques exemplaires. Il a eu sur cela une petite conversation avec m. Hérault; et par un miracle, plus grand que tous ceux de st Pâris et des apôtres, il n'est point à la Bastille. Il faut bien pourtant qu'il s'attende à y être un jour. Il me paraît qu'il a une vocation déterminée pour ce beau séjour. Je tâcherai de n'avoir pas l'honneur de l'y accompagner.