1726-05-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Angélique Guérin de Tencin, comtesse d'Argental.

N'auriez vous point madame quelques ordres à me donner pour monsieur ou pour madame de Bollimbrok?
J'attens à Calais que vous daigniez me charger de quelques commissions. Je suis icy chez monsieur du Noquet, et je sens bien à la réception qu'il me fait, qu'il croit que vous m'honorez d'un peu d'amitié. La première chose que je fais dans ce pays cy est de vous écrire. C'est un devoir dont mon cœur s'aquitte. Vos bontez pour moy sont aussi grandes que mes malheurs, et sont bien plus vivement ressenties. Vous avez toujours été constante dans la bienveillance que je vous ai vue pour moy, et je vous assure que vous êtes ce que je regrette le plus en France. Si j'avois pu vivre selon ma choix, j'aurois assurément passé ma vie dans votre cour. Mais ma destinée est d’être malheureux, et par conséquent d’être loin de vous. Permettez moy de salüer et d'embrasser monsieur de Pondevel et monsieur d'Argental. Aiez la bonté même d'assurer madame de Tensin qu'une de mes plus grandes peines à la Bastille a été de savoir qu'elle y fût. Nous étions comme Pirame et Thisbé. Il n'y avoit qu'un mur qui nous séparast mais nous ne nous baisions point par la fente de la cloison.

Et vous la nimphe de Circassie, et surtout celle de monsieur du Noquet dont vous avez rendu la femme jalouse, je vous jure que s'il y avoit seulement en France trois personnes comme vous je me pendrois de désespoir d'en sortir. Si vous voulez mettre le comble aux consolations que je reçois dans mon malheur faittes moy l'honneur de me donner de vos nouvelles et de m'envoyer vos ordres.