La culture des idées
Préface §
Je réimprime de livre sans aucune modification. Il m’avait paru utile de renforcer par quelques notes nouvelles le chapitre de la Dissociation des Idées, mais l’essentiel y est dit, je pense. C’est une méthode. Je n’ai pas la prétention de dissocier toutes les idées qui semblent guider les hommes et d’y rechercher les motifs véritables de leurs succès. Ce serait un jeu interminable. J’avais aussi pensé à intervertir l’ordre des matières et à faire passer en tête du volume cet article même, qui a peut-être une importance un peu plus grande que les autres ; mais on saura bien le trouver à sa place.
Ces pages remontent assez loin, quelques-unes à plus de quinze ans, les dernières à l’an 1900 : c’est donc de la littérature du siècle passé. Mais j’espère que si elles paraissent vieilles à quelques-uns, elles paraîtront jeunes encore à quelques autres : la nouveauté d’un livre ne dépend pas toujours de sa date. J’aurais pu les rajeunir, du moins çà et là, et cela m’aurait satisfait, mais à quoi bon vouloir que j’aie pensé il y a quinze ans exactement comme je pense aujourd’hui ? Pourquoi vouloir remplacer une couleur, ou une nuance, car il s’agit surtout de nuances, par une autre couleur ou une autre nuance ? Je ne suis pas de ceux qui prétendent à l’immutabilité des idées. Personne même n’a peut-être plus changé que moi. C’est que les méditations successives me font voir les choses sous un aspect qui se renouvelle sans cesse, et je ne vois pas pourquoi je fermerais les yeux à ces renouvellements. Mon cerveau d’il y a dix ou quinze ans m’inspire cependant autant de confiance que celui d’aujourd’hui : si l’un a ses préjugés, l’autre a les siens, et qui se valent sans doute.
Il y aurait plus à dire sur la composition même du volume dont aucune préface ne peut corriger ni pallier l’incohérence. À quoi bon prétendre, par exemple, que ces articles divers sont étroitement reliés par une idée commune ? Sans doute, quelques-uns d’entre eux s’accrochent assez bien et semblent même dériver l’un de l’autre, mais dans son ensemble le livre n’est qu’un recueil d’articles. Quand Voltaire voulait donner son avis sur une question à la mode, il publiait une brochure ; nous autres, nous publions un article dans une revue ou dans un journal ; mais Voltaire, au bout de l’année, ne recueillait pas en un volume ses diverses brochures ; il les laissait suivre séparément leur destinée. Elles ne se trouvent réunies que dans des œuvres complètes, où alors, on put, les classant selon leurs affinités, éviter cet air de bariolage que prennent nécessairement nos recueils d’articles.
Je crois que la multiplicité habituelle de nos lectures nous fait aisément accepter cet inconvénient. D’ailleurs la librairie actuelle ne comporte guère la brochure et il faut bien, quand on écrit, en suivre les usages. Cela nous prouvera du moins que la pensée, comme tout ce qui est dans la nature, subit des lois qu’elle ne fait pas, supporte les conditions du milieu où elle évolue.
Enfin, je suis fâché que la dernière partie de ce recueil ait pour titre Ironies et paradoxes. Peut-être ai-je voulu témoigner par là que tels des articles étaient déjà loin de moi quand je les ai assemblés. N’importe, j’ai eu tort de donner à croire aux méchants que le tour de mon esprit est le paradoxe. Je n’en fis jamais, de propos délibéré. Au reste, je ne prétends pas dicter de jugements sur moi-même : un esprit de quelque hardiesse semblera toujours paradoxal aux esprits timorés. Il faut accepter, en toutes ses conséquences, les règles du jeu de la pensée.
I.
Du Style ou de l’Écriture1 §
I §
Et ideo confiteatur eorum stultitia, qui arte, scientiaque immnunes, de
solo ingenio confidentes, ad summa summe canenda prorumpunt ; a tanto
prosuntuositate desistant, et si anseres naturali desidia sunt, nolint astripetam
aquilam imitari.
Dantis Alighieri, De
vulgari eloquio, II. 4.
Déprécier « l’écriture », c’est une précaution que prennent de temps à autre les écrivains nuls ; ils la croient bonne ; elle est le signe de leur médiocrité et l’aveu d’une tristesse. Ce n’est pas sans dépit que l’impuissant renonce à la jolie femme aux yeux trop limpides ; il doit y avoir de l’amertume dans le dédain public d’un homme qui confesse l’ignorance première de son métier ou l’absence du don sans lequel l’exercice de ce métier est une imposture. Cependant quelques-uns de ces pauvres se glorifient de leur indigence ; ils déclarent que leurs idées sont assez belles pour se passer de vêtement, que les images les plus neuves et les plus riches ne sont que des voiles de vanité jetés sur le néant de la pensée, que ce qui importe, après tout, c’est le fond et non la forme, l’esprit et non la lettre, la chose et non le mot, et ils peuvent parler ainsi très longtemps, car ils possèdent une meute de clichés nombreuse et docile, mais pas méchante. Il faut plaindre les premiers et mépriser les seconds et ne leur rien répondre, sinon ceci : qu’il y a deux littératures et qu’ils font partie de l’autre.
Deux littératures : c’est une manière de dire provisoire et de prudence, afin que la meute nous oublie, ayant sa part du paysage et la vue du jardin où elle n’entrera pas. S’il n’y avait pas deux littératures et deux provinces, il faudrait égorger immédiatement presque tous les écrivains français ; cela serait une besogne bien malpropre et de laquelle, pour ma part, je rougirais de me mêler. Laissons donc ; la frontière est tracée ; il y a deux sortes d’écrivains : les écrivains qui écrivent et les écrivains qui n’écrivent pas, — comme il y a les chanteurs aphones et les chanteurs qui ont de la voix.
Il semble que le dédain du style soit une des conquêtes de quatre-vingt-neuf. Du moins,
avant l’ère démocratique, il n’avait jamais été question que pour les bafouer des
écrivains qui n’écrivent pas. Depuis Pisistrate jusqu’à Louis XVI, le monde civilisé est
unanime sur ce point : un écrivain doit savoir écrire. Les Grecs pensaient ainsi ; les
Romains aimaient tant le beau style qu’ils finirent par écrire très mal, voulant écrire
trop bien. S. Ambroise estimait l’éloquence au point de la considérer comme un des dons
du Paraclet, vox donus Spiritus
, et S. Hilaire de
Poitiers, au chapitre treize de son Traité des Psaumes, n’hésite pas à
dire que le mauvais style est un péché. Ce n’est donc pas du christianisme romain qu’a
pu nous venir notre indulgence présente pour la littérature informe ; mais comme le
christianisme est nécessairement responsable de toutes les agressions modernes contre la
beauté extérieure, on pourrait supposer que le goût du mauvais style est une de ces
importations protestantes dont fut, au dix-huitième siècle, souillée la terre de
France : le mépris du style et l’hypocrisie des mœurs sont des vices anglicans2.
Cependant si le dix-huitième siècle écrit mal, c’est sans le savoir ; il trouve que Voltaire écrit bien, surtout en vers ; il ne reproche à Ducis que la barbarie de ses modèles ; il a un idéal ; il n’admet pas que la philosophie soit une excuse de la grossièreté littéraire ; on versifie les traités d’Isaac Newton et jusqu’aux recettes de jardinage et jusqu’aux manuels de cuisine. Ce besoin de mettre où il n’en faut pas de l’art et du beau langage le conduisit à adopter un style moyen, propre à rehausser tous les sujets vulgaires et à humilier tous les autres. Avec de bonnes intentions, le dix-huitième siècle finit par écrire comme le peuple du monde le plus réfractaire à l’art : l’Angleterre et la France signèrent à ce moment une entente littéraire qui devait durer jusqu’à la venue de Chateaubriand et dont le Génie du Christianisme3 fut la dénonciation solennelle. À partir de ce livre, qui ouvre le siècle, il n’y a plus qu’une manière d’avoir du talent, c’est de savoir écrire, et non plus à la mode de La Harpe, mais selon les exemples d’une tradition invaincue, aussi vieille que le premier éveil du sens de la beauté dans l’intelligence humaine.
Mais la manière du dix-huitième siècle4 répondait trop bien aux tendances naturelles d’une civilisation démocratique ; ni Chateaubriand, ni Victor Hugo ne purent rompre la loi organique qui précipite le troupeau vers la plaine verte où il y a de l’herbe et où il n’y aura plus que de la poussière quand le troupeau aura passé. On jugea inutile bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires ; il y eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans herbe, sans ombre et sans fontaines.
II §
Le métier d’écrire est un métier, et j’aimerais mieux qu’on le mît à son ordre vocabulaire, entre la cordonnerie et la menuiserie, que tout seul à part des autres manifestations de l’activité des hommes. À part, il peut être nié, sous prétexte d’honneurs, et tellement éloigné de tout ce qui est vivant qu’il meure de son isolement ; à son rang dans une des niches symboliques le long de la grande galerie, il suggère des idées d’apprentissage et d’outillage ; il éloigne de lui les vocations impromptues ; il est sévère et décourageant.
Le métier d’écrire est un métier ; mais le style n’est pas une science. Le style est l’homme même et l’autre formule, de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. On peut apprendre le métier d’écrire ; on ne peut apprendre à avoir un style ; on ne peut teindre son style comme on teint ses cheveux, mais il faut recommencer tous les matins et n’avoir pas de distractions. On apprend si peu à avoir un style qu’au cours de la vie souvent on désapprend ; quand la force vitale est moindre on écrit moins bien ; l’exercice, qui améliore d’autres dons, gâte parfois celui-là.
Écrire, c’est très différent de peindre ou de modeler ; écrire ou parler, c’est user d’une faculté nécessairement commune à tous les hommes, d’une faculté primordiale et inconsciente. On ne peut l’analyser sans faire toute l’anatomie de l’intelligence ; c’est pourquoi, qu’ils aient dix ou dix mille pages, tous les traités de l’art d’écrire sont de vaines esquisses. La question est si complexe qu’on ne sait par où l’aborder ; elle a tant de pointes et c’est un tel buisson de ronces et d’épines qu’au lieu de s’y jeter on en fait le tour ; et c’est prudent.
Écrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c’est exister, c’est se différencier. Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul. Le style se constate ; en étudier le mécanisme est inutile au point où l’inutile devient dangereux ; ce que l’on peut recomposer avec les produits de la distillation d’un style ressemble au style comme une rose en papier parfumé ressemble à la rose.
Quelle que soit l’importance fondamentale d’une œuvre « écrite », la mise en œuvre par
le style accroît son importance. C’était l’opinion de Buffon, que toutes les beautés qui
se trouvent dans un ouvrage bien écrit, « tous les rapports dont le style est
composé sent autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit
humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet »
. Et c’est aussi, malgré
le dédain commun, l’opinion commune, puisque les livres de jadis qui vivent encore ne
vivent que par le style. Si le contraire était possible, tel contemporain de Buffon,
Boulanger, l’auteur de l’Antiquité dévoilée, ne serait pas inconnu
aujourd’hui, car il n’y avait de médiocre en lui que sa manière d’écrire ; et n’est-ce
point parce qu’il manqua presque toujours de style que tel autre, comme Diderot, n’a
jamais eu que des heures de réputation et que sitôt qu’on ne parle plus de lui, il est
oublié ?
Cette prépondérance incontestée du style fait que l’invention des thèmes n’a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu’il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu’il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte. La plupart des tragédies de Shakespeare ne sont qu’une suite de métaphores brodées sur le canevas de la première histoire venue. Shakespeare n’a inventé que ses vers et ses phrases : comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si Hamlet, idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait qu’une obscure et maladroite tragédie que l’on citerait comme une ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n’inventa aucun des siens. L’invention des sujets est d’ailleurs limitée, encore que flexible à l’infini ; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s’il avait du génie, n’eût pas traduit Othello, il l’eût refait, comme l’ingénu Racine refaisait les tragédies d’Euripide. Tout aurait été dit dans les cent premières années des littératures si l’homme n’avait le style pour se varier lui-même. Je veux bien qu’il y ait trente-six situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale n’en peut, en somme, reconnaître que quatre. L’homme étant pris pour centre, il a des rapports : avec lui-même, avec les autres hommes, avec l’autre sexe, avec l’infini, Dieu ou Nature. Une œuvre de littérature rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n’y aurait-il au monde qu’un seul et unique thème, et que cela fût Daphnis et Chloé, il suffirait.
Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité des genres. Ils croient qu’à celui-ci convient le style et à celui-là, rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu’un poème. Sans doute ; mais l’absence de style fait aussi l’absence de ton et quand un livre manque d’écriture, il manque de tout : il est invisible ou, comme on dit, il passe inaperçu. Cela convient. Au fond, il n’y a qu’un genre : le poème ; et peut-être qu’un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n’est que de la prose. Buffon n’a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et Flaubert. Les Époques de la Nature, si elles émeuvent les savants et les philosophes, n’en sont pas moins une somptueuse épopée. M. Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l’évolution des genres ; il a montré que la prose de Bossuet n’est qu’une des coupes de la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit bûcheron. Mais je préfère l’idée qu’il n’y a pas de genres ou qu’il n’y a qu’un genre ; cela est d’ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la dernière science : l’idée d’évolution va disparaître devant celle de permanence, de perpétuité.
Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit du style : c’est demander si M. Zola avec de l’application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais ; si l’homme qui imite les marbres précieux en secouant d’un coup vif son pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le Pauvre Pêcheur, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien les tristes façades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt leçons, sculpter par hasard la Porte de l’Enfer ou le tombeau de Philippe Pot ?
Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit des éléments d’un métier, de ce qui s’enseigne aux peintres dans les académies : on peut apprendre cela ; on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c’est-à-dire proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre façon d’écrire très mal. Qu’ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien ; et puis, c’est tout.
III §
M. Albalat a donc publié un manuel qui s’appelle : l’Art d’écrire enseigné
en vingt leçons. Paru en des temps plus anciens, ce manuel eût certainement fait
partie de la bibliothèque de M. Dumouchel, professeur de littérature, qui l’eût
recommandé à ses amis, Bouvard et Pécuchet : « Alors ils se demandèrent en quoi
consiste précisément le style, et, grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils
apprirent le secret de tous les genres. »
Cependant les deux bonshommes
trouvent un peu subtiles les remarques de M. Albalat et ils sont consternés d’apprendre
que le Télémaque est mal écrit et que Mérimée gagnerait à être
condensé. Ils rejettent M. Albalat et se mettent sans lui à leur histoire du duc
d’Angoulême.
Je ne suis pas surpris de leur résistance ; peut-être ont-ils senti obscurément que
l’inconscient se rit des principes, de l’art des épithètes et de l’artifice des trois
jets gradués. Que le travail intellectuel, et en particulier le travail d’écrire,
échappe en très grande partie à l’autorité de la conscience, si M. Albalat l’avait su il
aurait été moins imprudent et n’aurait pas divisé les qualités d’un écrivain en deux
sortes : les qualités naturelles et les qualités que l’on peut acquérir, — comme si une
qualité, c’est-à-dire une manière d’être et de sentir, était quelque chose d’extérieur
et qui se surajoute comme une couleur ou une odeur ! On devient ce que l’on est, et cela
sans même le vouloir et malgré toute volonté adverse. La plus longue patience ne peut
changer en imagination visuelle une imagination aveugle ; et celui qui voit le paysage
dont il transpose l’aspect en écritures, si son œuvre est gauche, elle est meilleure
encore, telle, qu’après les retouches d’un correcteur dont la vision est nulle ou
profondément différente. « Mais le trait de force, il n’y a que le maître qui le
donne. »
Cela décourage Pécuchet. Le trait du maître en écritures d’art, même
de force, est nécessairement celui qu’il ne fallait pas appuyer ; ou bien, le trait
souligne le détail qu’il est d’usage de faire valoir et non celui qui avait frappé l’œil
intérieur, inhabile mais sincère, de l’apprenti. Cette vision presque toujours
inconsciente, M. Albalat l’abstrait et il définit le style « l’art de saisir la
valeur des mots et les rapports des mots entre eux »
; et le talent, d’après
lui, consiste, « non pas à se servir sèchement des mots, mais à découvrir les
nuances, les images, les sensations qui résultent de leurs combinaisons »
.
Nous voilà donc dans le verbalisme pur, dans la région idéale des signes. Il s’agit de manier les signes et de les ordonner selon des dessins qui donnent l’illusion d’être représentatifs du monde des sensations. Ainsi pris à rebours le problème est insoluble ; il peut arriver, puisque tout arrive, que de telles combinaisons de mots soient évocatrices de la vie et même d’une vie déterminée, mais le plus souvent la combinaison restera inerte ; la forêt se pétrifie ; une critique du style devait commencer par une critique de la vision intérieure, par un essai sur la formation des images. Il y a bien deux chapitres sur les images dans le livre de M. Albalat, mais tout à la fin ; et ainsi le mécanisme du langage est démontré à rebours, puisque le premier pas est l’image et le dernier l’abstraction. Une bonne analyse des procédés naturels du style commencerait à la sensation pour aboutir à l’idée pure, — si pure qu’elle ne correspond à rien, non seulement de réel, mais de figuratif.
S’il y avait un art d’écrire, ce serait l’art même de sentir, l’art de voir, l’art d’entendre, l’art d’user de tous les sens, soit réellement, soit imaginativement ; et la pratique grave et neuve d’une théorie du style serait celle où l’on essaierait de montrer comment se pénètrent ces deux mondes séparés, le monde des sensations et le monde des mots. Il y a là un grand mystère, puisque ces deux mondes sont infiniment loin l’un de l’autre, c’est-à-dire parallèles : il faut y voir peut-être une sorte de télégraphie sans fils : on constate que les aiguilles des deux cadrans se commandent mutuellement, et c’est tout. Mais cette dépendance mutuelle est loin d’être parfaite et aussi claire dans la réalité que dans une comparaison mécanique : en somme, les mots et les sensations ne s’accordent que très peu et très mal ; nous n’avons aucun moyen sûr, que peut-être le silence, pour exprimer nos pensées. Que de circonstances dans la vie, où les yeux, les mains, la bouche muette sont plus éloquents que toutes paroles5 !
IV §
L’analyse de M. Albalat est donc mauvaise, n’étant pas scientifique ; cependant, il en
a tiré une méthode pratique dont on peut dire que si elle ne formera aucun écrivain
original, — il le sait bien lui-même, — elle pourrait atténuer, non la médiocrité, mais
l’incohérence des discours et des écritures auxquels l’usage nous contraint de prêter
quelque attention. Cela est d’ailleurs indifférent ; ce manuel serait inutile, plus
encore que je ne le crois, que tel et tel de ses chapitres garderaient leur intérêt de
documentation et d’exposition. Le détail est excellent ; et voici par exemple les pages
où il est démontré que l’idée est liée à la forme et que changer la forme c’est modifier
l’idée : « Quand on dit d’un morceau : le fond est bon, mais la forme est
mauvaise, — cela ne signifie rien. »
Voilà de bons principes, quoique l’idée
puisse exister comme résidu de sensation, indépendante des mots et surtout d’un choix de
mots ; mais les idées toutes nues à l’état de larves errantes n’ont aucun intérêt.
Peut-être même appartiennent-elles à tout le monde ; peut-être toutes les idées
sont-elles communes à tous ? Mais comme celle-ci qui se promène, attendant un évocateur,
va se révéler différente selon la parole qui l’aura sortie des ténèbres ! Que
vaudraient, dépouillées de leur pourpre, les idées de Bossuet ? Ce sont celles du
premier séminariste qui passera et, s’il les proférait, les gens reculeraient, humiliés
de tant de sottise, qui s’y enivrent dans les Sermons et dans les Oraisons. Et
l’impression sera pareille si, après avoir écouté avec complaisance les paradoxes
lyriques de Michelet, on les retrouve dans les discours bas de quelque sénateur, dans
les tristes commentaires de la presse dévouée. C’est pour cela que les poètes latins et
le plus grand, Virgile, disparaissent traduits, se ressemblent tous dans l’uniformité
pénible d’une pompe normalienne. Si Virgile avait écrit selon le style de
M. Pessonneaux, ou de M. Benoist, il serait Benoist, il serait Pessonneaux, et les
moines eussent raclé ses parchemins pour substituer à ses vers quelque bon contrat de
louage d’un intérêt sûr et durable. À propos de ces évidences, M. Albalat se plaît à
réfuter l’opinion de M. Zola, que « la forme est ce qui change et passe le plus
vite »
et que « on gagne l’immortalité en mettant debout des créatures
vivantes »
. Autant que cette dernière phrase se peut interpréter, elle
signifierait ceci : ce qu’on appelle la vie en art est indépendant de la forme.
Peut-être est-ce encore moins clair ; peut-être cela n’a-t-il aucun sens ? Hippolyte
aussi, aux portes de Trézène, était « sans forme et sans couleur »
;
seulement il était mort. Tout ce que l’on peut concéder à cette théorie, c’est qu’une
œuvre originellement belle et d’une forme originale, si elle survit à son siècle, et
plus, à sa langue, les hommes ne l’admirent plus que par imitation, sur l’injonction
traditionnelle des éducateurs. Découverte maintenant au fond des Herculanums, l’Iliade
ne nous donnerait que des sensations archéologiques ; elle intéresserait au même degré
que la Chanson de Roland ; mais en comparant les deux poèmes, on
constaterait, mieux qu’on ne l’a fait encore, qu’ils correspondent à des moments de
civilisation extrêmement différents puisque l’un est rédigé tout en images (un peu
roides) et que dans l’autre il y en a si peu qu’on les a comptées. Il n’y a d’ailleurs
aucune relation nécessaire entre le mérite et la durée d’une œuvre ; mais quand un livre
a survécu, les auteurs « d’analyses et extraits conformes au programme » savent très
bien prouver sa perfection « inimitable » et ressusciter, le temps d’une conférence, la
momie qui va retomber sous le joug de ses bandelettes. Il ne faut pas mêler l’idée de
gloire à l’idée de beauté ; la première est tout à fait dépendante des révolutions de la
mode et du goût ; la seconde est absolue, dans la mesure où le sont les sensations
humaines ; l’une dépend des mœurs, l’autre dépend de la loi.
La forme passe, c’est vrai ; mais on ne voit pas vraiment comment la forme pourrait survivre à la matière qui en est la substance ; si la beauté d’un style s’efface ou tombe en poussière, c’est que la langue a modifié l’agrégat de ses molécules, les mots, et les molécules elles-mêmes, et que ce travail intérieur ne s’est pas fait sans boursouflures et sans tremblements. Si les fresques de l’Angelico ont « passé », ce n’est pas parce que le temps les a rendues moins belles, c’est parce que l’humidité a gonflé le ciment où la peinture est embue. Les langues se gonflent comme le ciment et s’écaillent ; ou plutôt elles font comme les platanes qui ne vivent qu’en modifiant constamment leur écorce et qui laissent tomber dans la mousse, au premier printemps, les noms d’amour gravés à même leur chair.
Mais qu’importe l’avenir ? Qu’importe l’approbation d’hommes qui n’existeront pas tels que nous les ferions, si nous étions démiurges ? Qu’est-ce que cette gloire dont jouirait un homme à partir du moment où il sort de la conscience ? Il est temps que nous apprenions à vivre dans la minute, à nous accommoder de l’heure qui passe, même mauvaise, à laisser aux enfants ce souci des temps futurs qui est une faiblesse intellectuelle — quoique parfois une naïveté d’homme de génie. Il est bien illogique de vouloir l’immortalité des œuvres lorsqu’on affirme et lorsqu’on désire la mortalité des âmes. Le Virgile de Dante vivait au-delà de la vie sa gloire devenue éternelle : de cette conception éblouissante il ne nous reste qu’une petite illusion vaniteuse qu’il est préférable d’éteindre tout à fait.
Cela n’empêche pas qu’il faille écrire pour les hommes comme si on écrivait pour les anges et de réaliser ainsi, selon son métier et selon sa nature, le plus possible de beauté, même passagère et très périssable.
V §
Les si amusantes distinctions que les vieux manuels faisaient entre le style fleuri et le style simple, le sublime et le tempéré, M. Albalat les supprime excellemment ; il juge avec raison qu’il n’y a que deux sortes de style : le style banal et le style original. S’il était permis de compter les degrés du médiocre au pire, comme du passable au parfait, l’échelle serait longue des couleurs et des nuances : il y a si loin de la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier à une oraison parlementaire qu’en vérité on se demande s’il s’agit de la même langue, s’il n’y a pas deux langues françaises et en dessous une infinité de dialectes presque impénétrables les uns aux autres. À propos du style politique, M. Marty-Laveaux6 pense que le peuple, demeuré fidèle en ses discours aux mots traditionnels, ne le comprend que très mal et seulement en gros, comme s’il s’agissait d’une langue étrangère que l’on entend un peu, mais qu’on ne parle pas. Il écrivait cela il y a vingt-sept ans, mais les journaux, plus répandus, n’ont guère modifié les habitudes populaires ; on peut toujours compter qu’en France sur trois personnes il y en a une qui ne lit que par hasard un bout de journal, et une qui ne lit jamais rien. À Paris, le peuple a de certaines notions sur le style ; il goûte surtout la violence et l’esprit : cela explique la popularité bien plus littéraire que politique d’un journaliste comme M. Rochefort, en qui les Parisiens ont longtemps retrouvé leur vieil idéal : un tranche-montagne spirituel et verbeux.
M. Rochefort est d’ailleurs un écrivain original et l’un de ceux qu’on devrait citer d’abord pour démontrer que le fond n’est rien sans la forme : il suffit de lire un peu au-delà de son article. Cependant, nous sommes peut-être dupes ; voilà bien un demi-siècle que nous le sommes de Mérimée, dont M. Albalat cite une page à titre de spécimen du style banal ! Allant plus loin, jusqu’à son jeu favori, il corrige Mérimée et propose à notre examen les deux textes juxtaposés ; en voici un morceau :
Bien qu’elle ne fût pas insensible au plaisir ou à la vanité d’inspirer un sentiment sérieux à un homme aussi léger que l’était Max dans son opinion, elle n’avait jamais pensé que cette affection pût devenir un jour dangereuse pour son repos7.
Sensible au plaisir d’attirer sérieusement8 un homme aussi léger, elle n’avait jamais pensé que cette affection pût devenir dangereuse.
On ne peut nier tout au moins que le style du sévère professeur ne soit fort
économique ; il fait gagner presque une ligne sur deux ; soumis à ce traitement, le
pauvre Mérimée, déjà peu fécond, se trouverait réduit à la paternité de quelques
plaquettes, alors symboliques de sa légendaire sécheresse ! Devenu le Justin de tous les
Trogue-Pompées, M. Albalat étend Lamartine lui-même sur le chevalet, pour adoucir, par
exemple, la finesse de sa peau rougissante comme à quinze ans sous
les regards
en : sa fine peau de jeune fille
rougissante. Quelle boucherie ! Les mots que biffe M. Albalat sont si peu banals
qu’ils corrigeraient au contraire et relèveraient ce qu’il y a de commun dans la phrase
améliorée ; ce remplissage est une observation très fine faite par un homme qui a
beaucoup regardé des visages de femmes, par un homme plus tendre que sensuel, touché par
la pudeur plutôt que par le prestige charnel. Bon ou mauvais, le style ne se corrige
pas : le style est inviolable.
M. Albalat donne de fort amusantes listes de clichés, mais sa critique est parfois sans mesure. Je ne puis admettre comme clichés chaleur bienfaisante, perversité précoce, émotion contenue, front fuyant, chevelure abondante ni même larmes amères car des larmes peuvent être amères et des larmes peuvent être douces. Il faut comprendre aussi que l’expression qui est à l’état de cliché dans un style peut se trouver dans un autre à l’état d’image renouvelée. Émotion contenue n’est pas plus ridicule qu’émotion dissimulée ; quant à front fuyant, c’est une expression scientifique et très juste qu’il suffit d’employer à propos. Il en est de même des autres. Si on bannissait de telles locutions, la littérature deviendrait une algèbre qu’il ne serait plus possible de comprendre qu’après de longues opérations analytiques ; si on les récuse parce qu’elles ont trop souvent servi, il faudrait se priver encore de tous les mots usuels et de tous ceux qui ne contiennent pas un mystère. Mais cela serait une duperie ; les mots les plus ordinaires et les locutions courantes peuvent faire figure de surprise. Enfin le cliché véritable, comme je l’ai expliqué antérieurement, se reconnaît à ceci que l’image qu’il détient en est à mi-chemin de l’abstraction, au moment où, déjà fanée, cette image n’est pas encore assez nulle pour passer inaperçue et se ranger parmi les signes qui n’ont de vie et de mouvement qu’à la volonté de l’intelligence9. Très souvent, dans le cliché, un des mots a gardé un sens concret et ce qui nous fait sourire c’est moins la banalité de la locution que l’accolement d’un mot vivant et d’un mot évanoui. Cela est très visible dans les formules telles que : le sein de l’Académie, l’activité dévorante, ouvrir son cœur, la tristesse était peinte sur son visage, rompre la monotonie, embrasser des principes. Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. Mais ce dernier cliché s’est formé à un moment où le mot comble était très vivant et tout à fait concret ; c’est parce qu’il contient encore un résidu d’image sensible que son alliance avec vœux nous contrarie. Dans le précédent, le mot colorer est devenu abstrait, puisque le verbe concret de cette idée est colorier, et il s’allie très mal avec rougeur et avec joues. Je ne sais où mènerait un travail minutieux sur cette partie de la langue dont la fermentation est inachevée ; sans doute finirait-on par démontrer assez facilement que dans la vraie notion du cliché l’incohérence a sa place à côté de la banalité. Pour la pratique du style, il y aurait là matière à des avis motivés que M. Albalat pourrait faire fructifier.
VI §
Il est fâcheux que le chapitre des périphrases soit expédié en quelques lignes ; on attendait l’analyse de cette curieuse tendance des hommes à remplacer par une description le mot qui est le signe de la chose alléguée. Cette maladie, qui est fort ancienne, puisqu’on a trouvé des énigmes sur les cylindres babyloniens (l’énigme du vent à peu près dans les termes où nos enfants la connaissent), est peut-être l’origine même de toute la poésie. Si le secret d’ennuyer est le secret de tout dire, le secret de plaire est le secret de dire tout juste ce qu’il faut pour être, non pas même compris, mais deviné. La périphrase, telle que maniée par les poètes didactiques, n’est peut-être ridicule que par l’impuissance poétique dont elle témoigne, car il y a bien des manières agréables de ne pas nommer ce que l’on veut évoquer. Le véritable poète, maître de son langage, n’use que de périphrases si nouvelles à la fois et si claires dans leur pénombre que toute intelligence un peu sensuelle les préfère au mot trop absolu ; il ne veut ni décrire, ni piquer la curiosité, ni faire preuve d’érudition. Mais quoi qu’il fasse il écrit par périphrase et il n’est pas sûr que toutes celles qu’il a créées demeurent longtemps fraîches ; la périphrase est une métaphore : elle dure ce que durent les métaphores. À la vérité, il y a loin de la périphrase de Verlaine, vague et toute musicale,
Parfois aussi le dard d’un insecte jalouxInquiétait le col des belles sous les branches,
aux énigmes mythologiques d’un Lebrun, qui appelle le ver à soie :
L’amant des feuilles de Thisbé !
Ici M. Albalat cite fort à propos les paroles de Buffon : que rien ne dégrade plus un
écrivain que la peine qu’il se donne « pour exprimer des choses ordinaires ou
communes d’une manière singulière ou pompeuse. On le plaint d’avoir passé tant de
temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes pour ne dire que ce que tout le
monde dit »
. Delille s’est rendu célèbre par son goût pour la périphrase
didactique ; mais je crois qu’il a été mal jugé. Ce n’est pas la peur du mot propre qui
lui fait décrire ce qu’il faudrait nommer, c’est la raideur de sa poétique et la
médiocrité de son talent ; il n’est imprécis que par impuissance et il n’est très
mauvais que quand il est imprécis. Méthode ou impéritie, cela nous a valu d’amusantes
énigmes :
Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil.
L’animal recouvert de son épaisse croûte,Celui dont la coquille est arrondie en voûte.
L’équivoque habitant de la terre et des ondes.
Et cet oiseau parleur que sa triste beautéNe dédommage pas de sa stérilité.
Et l’arbre aux pommes d’or, aux rameaux toujours verts.Là pour l’art des Didot Annonay voit paraîtreLes feuilles où ces vers seront tracés peut-être.
Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses,De deux règnes rivaux races miraculeuses.
Le puissant agaric, qui du sang épanchéArrête les ruisseaux, et dont le sein fidèleDu caillou pétillant recueille l’étincelle.
Il ne faudrait pas croire cependant que l’Homme des champs, d’où sont tirées ces charades, soit un poème entièrement méprisable. L’abbé Delille avait son mérite. Privées des plaisirs du rythme et du nombre, nos oreilles exténuées par les versifications nouvelles finiraient par retrouver un certain charme à des vers pleins et sonores qui ne sont pas ennuyeux, à des paysages un peu sévères, mais larges et pleins d’air,
……………………… Soit qu’une fraîche auroreDonne la vie aux fleurs qui s’empressent d’éclore,Soit que l’astre du monde, en achevant son tour,Jette languissamment les restes d’un beau jour.
VII §
Cependant M. Albalat se demande : comment être original et personnel ? Sa réponse n’est
pas très claire. Il conseille le travail et conclut : l’originalité est un effort
incessant. Voilà une bien fâcheuse illusion. Des qualités secondaires seraient sans
doute plus faciles à acquérir, mais la concision, par exemple, est-elle une qualité
absolue ? Rabelais et Victor Hugo, qui furent de grands accumulateurs de mots,
doivent-ils être blâmés parce que M. de Pontmartin avait lui aussi l’habitude d’enfiler
en chapelet tous les vocables qui lui venaient à l’esprit et d’accumuler dans la même
phrase jusqu’à douze à quinze épithètes ? Les exemples donnés par M. Albalat sont fort
plaisants, mais si Gargantua n’avait pas joué, sous l’œil de Ponocrates, à deux cents et
seize jeux différents, tous très beaux, cela serait très fâcheux, quoique « les
grandes règles de l’art d’écrire soient éternelles »
.
La concision est parfois le mérite des imaginations rétives ; l’harmonie est une qualité plus rare et plus décisive. Il n’y a rien à relever dans ce que dit M. Albalat à ce propos, sinon qu’il croit un peu trop aux rapports nécessaires qu’il y aurait entre la légèreté, par exemple, ou la lourdeur d’un mot et l’idée qu’il détient. Illusion née de l’accoutumance, que l’analyse des sons détruit. Ce n’est pas seulement, dit Villemain, par imitation du grec ou du latin fremere que nous avons fait le mot frémir ; c’est par le rapport du son avec l’émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés comme analogues à l’impression de l’objet10. Si Villemain, dont M. Albalat adopte l’opinion, avait été plus versé dans la linguistique, il eût invoqué sans doute la théorie des racines, ce qui donnait à ses sottises une apparence de force scientifique ; tel quel, le petit paragraphe du célèbre orateur serait très agréable à discuter. Il est bien évident que si suave et suaire évoquent des impressions généralement éloignées, cela ne tient pas à la qualité de leurs sons ; en anglais, il y a sweet et sweat, mots de prononciation identique. Doux n’est pas plus doux que toux, et les autres monosyllabes du même ton ; rugir est-il plus violent que rougir ou que vagir ? Léger est la contraction d’un mot latin, de cinq syllabes, leviarium ; si légère porte sa signification, mégère la porte-t-il aussi ? Pesant n’est ni plus ni moins lourd que pensant : les deux formes sont d’ailleurs des doublets dont l’unique original latin est pensare. Quant à lourd, c’est le mot luridus, qui voulut dire beaucoup de choses : jaune, fauve, sauvage, étranger, paysan, lourd, voilà sans doute sa généalogie. Lourd n’est pas plus lourd que fauve n’est cruel : songeons à mauve et à velours ! Si l’anglais thin contient l’idée de mince, comment se fait-il que l’idée d’épais se dise par thick ? Les mots sont des sons nuls que l’esprit charge du sens qu’il lui plaît : il y a des rencontres, il y a des accords fortuits entre tels sons et tels idées ; il y a frémir, frayeur, froid, frileux, frisson. Sans doute, mais il y a aussi : frein, frère, frêle, frêne, fret, frime et vingt autres sonorités analogues pourvues chacune d’un sens très différent.
M. Albalat est plus heureux dans le reste des deux chapitres où il traite successivement de l’harmonie des mots et de l’harmonie des phrases ; il appelle avec raison le style des Goncourt, un style désécrit ; cela est bien plus frappant encore s’il s’agit de M. Loti. Il n’y a plus de phrases ; les pages sont un fouillis d’incidentes. L’arbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il n’y a plus qu’à en faire des fagots.
À partir de la neuvième leçon, l’Art d’écrire devient didactique encore davantage, et voici l’Invention, la Disposition et l’Élocution. Comment M. Albalat parvient-il à superposer ces trois moments, qui n’en font qu’un, de l’œuvre littéraire, je ne saurais l’exprimer sans beaucoup de tourment. L’art de développer un sujet m’a été refusé par la Providence ; je m’en remets de ce soin à l’inconscient, et je ne sais pas davantage comment on invente ; je crois qu’on invente surtout, au rebours de Newton, en n’y pensant jamais ; et quant à l’élocution, je ne me fierais qu’avec malaise au procédé des refontes. On ne refond pas, on refait et il est si triste de faire deux fois la même chose que j’approuve ceux qui lancent la pierre au premier tour de la fronde. Mais voilà bien qui prouve l’inanité des conseils littéraires : Théophile Gautier écrivit au jour le jour, sur une table d’imprimerie, parmi les paquets d’où pend la ficelle, dans l’odeur de l’huile et de l’encre, les pages compliquées du Capitaine Fracasse, et l’on dit que Buffon recopia dix-huit fois les Époques de la Nature11 ! Cela n’a aucune importance parce que, M. Albalat aurait dû le dire, il y a des écrivains qui se corrigent mentalement, ne mettent sur le papier que le travail lent ou vif de l’inconscient, et il y en a d’autres qui ont besoin de voir extériorisée leur œuvre, et de la revoir encore, pour la corriger, c’est-à-dire pour la comprendre. Cependant, même dans le cas des corrections mentales, la révision extérieure est souvent profitable, pourvu que, selon le mot de Condillac, on sache s’arrêter, qu’on apprenne à finir12. Trop souvent le démon du Mieux a tourmenté des intelligences et les a stérilisées ; il est vrai que c’est aussi un grand malheur que de ne pas pouvoir se juger. Qui osera choisir entre celui qui ne sait pas ce qu’il fait et celui qui se dédouble et se voit ? Il y a Verlaine ; il y a Mallarmé. Il faut obéir à son génie.
M. Albalat excelle dans les définitions. « La description est la peinture animée
des objets. »
Il veut dire que, pour décrire, il faut se placer comme un
peintre devant le paysage, soit réel, soit intérieur. D’après l’analyse qu’il fait d’une
page de Télémaque, il semble bien que Fénelon n’ait été doué que fort
médiocrement de l’imagination visuelle et plus médiocrement encore du don verbal. Dans
les vingt premières lignes de la description de la grotte de Calypso, il y a trois fois
le mot doux et quatre fois le verbe former. Ce style
est vraiment devenu pour nous le type même du style inexpressif, mais je persiste à
croire qu’il a eu sa fraîcheur et sa grâce et que le goût d’un moment fut légitimement
séduit. Souriant de cette opulence de papier doré et de fleurs peintes, idéal d’un
archevêque resté séminariste, nous oublions qu’on n’avait pas décrit la nature depuis
l’Astrée ; ces oranges douces, ces sirops trempés d’eau de source
furent des rafraîchissements de paradis. C’est de la méchanceté que de comparer Fénelon,
non pas même à Homère, mais à l’Homère de Leconte de Lisle. Les trop bonnes traductions,
celles qu’on peut appeler de littéralité littéraire, ont en effet ce résultat inévitable
de transformer en images concrètes et vivantes tout ce qui de l’original était passé à
l’abstraction. Λευκοδάχὶων voulait-il dire qui a des bras blancs ou n’était-ce plus
qu’une épithète épuisée ? Λευκακανθα donnait-il une image comme blanche épine ou une
idée neutre comme aubépine, qui a perdu sa valeur représentative ? Nous n’en savons
rien. Mais à juger des langues passées par les langues présentes, on doit supposer que
la plus grande partie des épithètes homériques étaient déjà passées à l’abstraction au
temps d’Homère13. Le plaisir que nous donne
l’Iliade mise en bas-relief par Leconte de Lisle, les étrangers peuvent le trouver dans
une œuvre aussi surannée pour nous que Télémaque : mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts
n’est un cliché
que lu pour la centième fois ; nouvelle, l’image serait ingénieuse et picturale.
Traduits par Mallarmé, les poèmes d’Edgard Poe acquièrent une vie mystérieuse à la fois
et précise qu’ils n’ont pas au même degré dans l’original. Et de la Mariana de Tennyson, agréables vers pleins de lieux communs et de remplissages,
grisaille, Mallarmé, par la substitution du concret à l’abstrait, fit une fresque aux
belles couleurs d’automne. Je ne donne ces remarques que, si l’on veut, comme une
préface à une théorie de la traduction ; ici, elles suffiront à indiquer qu’il ne faut
comparer entre eux, s’il s’agit du style, que des textes d’une même langue et d’une même
époque. J’ai déjà expliqué la formation historique des clichés ; Mallarmé a pu voir de
son vivant — et s’il nous avait été conservé, qu’il en eût souffert ! — quelques-unes de
ses images, les plus charnellement ses filles et les plus vivantes, couchées, à demi
mortes, dans les vers neutres et la prose décalquée de plus d’un de ses trop fervents
admirateurs.
Il est très difficile de se rendre compte, après cinquante ans, du degré d’originalité
d’un style ; il faudrait avoir lu tous les livres notables selon l’ordre de leur date.
On peut du moins juger du présent et aussi accorder quelque créance aux observations
contemporaines d’une œuvre. Barbey d’Aurevilly a relevé dans George Sand une profusion
d’anges de la destinée, de lampes de la foi, de coupes de
miel
, qui ne furent certainement pas inventés par elle, non plus
d’ailleurs qu’aucune partie de son style relavé ; mais les eût-elle imaginés,
« ces tropes décrépits »
, qu’ils n’en seraient pas meilleurs. Il me
semble bien que la coupe aux bords frottés de miel remonte aux temps obscurs de la
médecine préhippocratique : les clichés ont la vie dure ! M. Albalat note avec raison
« qu’il y a des images qu’on peut renouveler et rajeunir »
. Il y en a
beaucoup et parmi les plus vulgaires ; mais je ne trouve pas qu’en appelant la lune une
« morne lampe »
, Leconte de Lisle ait rafraîchi très heureusement la
« lampe d’or »
de Lamartine. M. Albalat, qui prouve beaucoup de
lecture, devrait essayer un catalogue des images par sujets : la lune, les étoiles, la
rose, l’aurore et tous les mots « poétiques » ; on obtiendrait ainsi un recueil d’une
certaine utilité pour la psychologie verbale et l’étude des sentiments élémentaires.
Peut-être saurait-on enfin pourquoi la lune est si chère aux poètes ? En attendant il
nous annonce son prochain livre : « La formation du style par l’assimilation des
auteurs », et je suppose que, la série achevée, tout le monde écrira très bien et qu’il
y aura dorénavant un bon style moyen en littérature, comme il y en a un en peinture et
dans les différents beaux-arts que l’État protège si heureusement. Pourquoi pas une
Académie Albalat, comme une Académie Julian ?
Voilà donc un livre auquel il ne manque presque rien que de n’avoir pas de but, que d’être de pure analyse et désintéressé. Mais s’il devait avoir une influence, s’il devait multiplier les écrivains honorables, il faudrait le maudire. La littérature et tous les arts, au lieu d’en mettre le manuel à la portée de tous, il serait plus sage d’en transporter les secrets sur quelque Himalaya. Cependant il n’y a pas de secrets. Pour être un écrivain, il suffit d’avoir le talent naturel de son métier, d’exercer ce métier avec persévérance, de s’instruire un peu plus chaque matin et de vivre toutes les sensations humaines. Quant à l’art de « créer des images », il faut croire qu’il est absolument indépendant de toute culture littéraire, puisque les plus belles images, les plus vraies et les plus hardies, sont encloses dans nos mots de tous les jours, œuvre séculaire de l’instinct, floraison spontanée du jardin intellectuel.
II.
La Création subconsciente14 §
Des hommes ont reçu un don particulier qui les distingue fortement d’entre leurs semblables ; discoboles ou stratèges, poètes ou bouffons, statuaires ou financiers, dès qu’ils dépassent le niveau commun, exigent de l’observateur une attention particulière. La protubérance d’une de leurs facultés les désigne à l’analyse et à ce procédé d’analyse qui est la différenciation successive ; ainsi on arrive à discerner dans l’humanité une classe d’êtres dont le signe est la différence, de même que, pour l’humanité vulgaire, le signe est la ressemblance. Il y a des hommes dont on ne peut jamais savoir ce qu’ils vont dire quand ils commencent à parler ; il y en a peu ; des autres le discours est connu dès qu’ils ouvrent la bouche. On allègue ici les disparités très sensibles, car il est incontestable que, même parmi les ressemblants les moins diversifiables à première vue, il n’y a point deux créatures qui ne soient, au fond, contradictoires entre elles ; c’est la dernière gloire de l’homme, et celle que la science n’a pu lui arracher, qu’il n’y ait point de science de l’homme.
S’il n’y a point de science de l’homme commun, moins encore y a-t-il une science de l’homme différent, puisque la manifestation de sa différence le constitue solitaire et unique, c’est-à-dire incomparable. Cependant, comme il y a une physiologie, il y a une psychologie générale : quelles qu’elles soient, toutes les bêtes terrestres respirent le même air et le cerveau de l’homme de génie, comme celui du pauvre homme, puise dans la sensation sa force primordiale. Selon quel mécanisme la sensation se transforme en acte, on ne le sait que d’une façon grossière ; on sait seulement que pour que cette transformation s’accomplisse, l’intervention de la conscience n’est pas nécessaire ; on sait aussi que cette intervention peut être nuisible, par son pouvoir de modifier la logique déterministe, de rompre la série des associations pour créer dans l’esprit volontairement le premier anneau d’une chaîne nouvelle.
La conscience, qui est le principe de la liberté, n’est pas le principe de l’art. On peut énoncer fort clairement ce que l’on a conçu dans des ténèbres inconscientes. Loin d’être liée au fonctionnement de la conscience, l’activité intellectuelle en est le plus souvent troublée ; on écoute mal une symphonie, quand on sait qu’on l’écoute ; on pense mal, quand on sait que l’on pense : la conscience de penser n’est pas la pensée.
L’état subconscient est l’état de cérébration automatique, en pleine liberté, l’activité intellectuelle évoluant à la limite de la conscience, un peu au-dessous, hors de ses atteintes ; la pensée subconsciente peut demeurer à jamais inconnue, et elle peut, soit au moment précis où cesse l’automatisme, soit plus tard, et même après plusieurs années, surgir à la lumière. Ces faits de cogitation ne sont donc pas du domaine de l’inconscient proprement dit, puisqu’ils peuvent arriver à la conscience et, d’autre part, il sera sans doute préférable de réserver à ce mot un peu vaste la signification que lui donna une philosophie particulière. L’état subconscient, quoique le rêve puisse être une de ses manifestations, diffère encore de l’état de rêve. Le rêve est presque toujours absurde, d’une absurdité spéciale, incohérent ou déroulé selon des associations toutes passives15 dont la marche diffère même de celle des ordinaires associations passives, conscientes ou subconscientes16.
La création intellectuelle imaginative est inséparable de la fréquence de l’état subconscient ; et dans cette catégorie de créations il faut englober la découverte du savant et la construction idéologique du philosophe. Tous ceux qui, en quelque genre, ont innové ou inventé sont des imaginatifs autant que des observateurs. L’écrivain le plus pondéré, le plus réfléchi, le plus minutieux est à chaque instant, malgré lui, enrichi par le travail du subconscient ; il n’est pas d’œuvre, si volontaire, qui ne doive au subconscient quelque beauté ou quelque nouveauté. Jamais peut-être une phrase, la plus laborieuse, ne fut écrite ou dite en accord absolu avec la volonté ; la seule quête du mot dans le vaste et profond réservoir de la mémoire verbale est un acte qui échappe si bien à la volonté que, souvent, le mot qui venait s’enfuit au moment où la conscience allait l’apercevoir et le saisir. On sait combien il est difficile de trouver volontairement le mot dont on a besoin et on sait aussi avec quelle aisance et quelle rapidité tels écrivains évoquent, dans la fièvre de l’écriture, les mots les plus insolites, ou les plus beaux.
Il est cependant imprudent de dire : « La mémoire est toujours inconsciente17. »
La mémoire
est la piscine secrète où, à notre insu, le subconscient jette son filet ; mais la
conscience y pêche aussi volontiers. Cet étang plein des poissons jadis captés au hasard
par la sensation, la subconscience le connaît particulièrement bien ; la conscience est
moins habile à s’y approvisionner, bien qu’elle ait à son service plusieurs méthodes
utiles, telles que l’association logique des idées ou la localisation des images. Selon
que le cerveau travaille dans la nuit ou à la lueur du falot de la conscience, l’homme
acquiert une personnalité différente, mais, sauf les cas pathologiques, l’état second
n’est pas tellement précisé que l’état premier ne puisse, sans troubler le labeur,
intervenir : c’est en ces conditions, selon ce concert, que s’achèvent la plupart des
œuvres d’abord imaginées soit par la volonté, soit par le rêve.
Chez Newton (en y pensant toujours), le travail du subconscient est continu, mais il se
relie périodiquement à un travail volontaire ; tantôt perçue, tantôt inconnue de la
conscience, la pensée explore tous les possibles. Chez Goethe, le subconscient est presque
toujours actif et prêt à livrer à la volonté les œuvres multiples qu’il élabore sans elle
et loin d’elle. Goethe a expliqué cela lui-même en une page d’une lucidité miraculeuse et
pleine d’enseignements18 : « Toute faculté d’agir
et par conséquent tout talent implique une force instinctive agissant dans
l’inconscience et dans l’ignorance des règles dont le principe est pourtant en elles.
Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu’il y a un métier, un art qui va lui
fournir les moyens d’atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles ; ce
qu’il acquiert ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité
originelle. Le génie par excellence est celui qui s’assimile tout, qui sait tout
s’approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers
rapports entre la conscience et l’inconscience. Les organes de l’homme, par un travail
d’exercice, d’apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats
obtenus, heureux ou malheureux, par les mouvements d’appel et de résistance, ces organes
amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet
amalgame, de cette chimie à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un
ensemble harmonieux dont le monde s’émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la
conception de Faust m’est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte,
toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan,
depuis ce jour, ne m’a pas quitté, et vivant avec cette idée, je la reprenais en détail
et j’en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m’intéressaient
davantage ; de telle sorte que, quand cet intérêt m’a fait défaut, il en est résulté des
lacunes, comme dans la seconde partie. La difficulté était là d’obtenir par force de
volonté, ce qui ne s’obtient, à vrai dire, que par acte spontané de la nature. »
Il arrive aussi, tout au contraire, qu’une œuvre antérieurement conçue, et dont on
repousse l’exécution, finisse par s’imposer à la volonté. Il semble alors que le
subconscient déborde et submerge la conscience ; il dicte ce que l’on n’écrit qu’avec
répugnance. C’est l’obsession que rien ne décourage et qui triomphe même des paresses les
plus nonchalantes, des dégoûts les plus violents. Ensuite, on éprouve fréquemment, le
travail accompli, une sorte de satisfaction, analogue à la satisfaction morale. L’idée du
devoir qui, mal comprise, fait tant de ravages dans les consciences craintives, est sans
doute une élaboration du subconscient : l’obsession est peut-être la force qui pousse au
sacrifice, comme elle est celle qui pousse au suicide.
Schopenhauer comparait à la rumination le travail obscur et continu du subconscient au
milieu des perceptions prisonnières dans la mémoire. Cette rumination, toute
physiologique, peut suffire à modifier des croyances ou des convictions ; Hartmann a
constaté qu’une idée ennemie, d’abord écartée, s’était au bout de quelque temps substituée
en lui à l’idée habituelle qu’il avait d’un homme ou d’un fait. « Après des jours,
des semaines ou des mois, si on a l’envie ou l’occasion d’exprimer son opinion sur le
même sujet, on découvre, à son grand étonnement, qu’on a subi une véritable révolution
mentale, que les anciennes opinions, dont on se considérait jusque-là comme réellement
convaincu, ont été complètement abandonnées et que les idées nouvelles se sont tout à
fait implantées à leur place. Ce processus inconscient de digestion et d’assimilation
mentale, j’en ai souvent fait sur moi-même l’expérience ; et d’instinct, je me suis
toujours gardé d’en troubler le cours par une réflexion prématurée, toutes les fois
qu’il se produisait en moi à propos de questions importantes, qui intéressaient mes
conceptions sur le monde et sur l’esprit19. »
Cette observation pourrait être
appliquée au phénomène si intéressant de la conversion. Il n’est pas douteux que des gens
se sont un jour sentis amenés ou ramenés aux idées religieuses, qui n’avaient ni le désir,
ni la crainte, ni l’espoir de ce revirement. Dans une conversion, la volonté ne peut agir
qu’après un long travail du subconscient et lorsque tous les éléments de la conviction
nouvelle ont été secrètement rassemblés et combinés. Cette force nouvelle où le converti
s’appuie et dont il ignore l’origine, c’est ce que la théologie appelle la grâce ; la
grâce est le résultat d’un labeur subconscient : la grâce est subconsciente.
Comme Hartmann, mais par instinct et non plus par préconception philosophique, Alfred de Vigny se fiait au subconscient du soin de mûrir ses idées ; mûres, il les retrouvait ; elles venaient d’elles-mêmes s’offrir, riches de toutes leurs conséquences. On peut supposer que, comme chez Goethe, c’était là un subconscient à lointaine échéance, du papier long, très long, car M. de Vigny laissa entre telles de ses œuvres d’inhabituels intervalles. Il est très probable que, s’il y a des subconscients inactifs, il en est d’autres qui, après une période active, cessent tout à coup de travailler, soit qu’une usure précoce, soit qu’une modification de rapports ait eu lieu dans les cellules cérébrales. Racine offre l’exemple singulier d’un silence de vingt ans coupé juste au milieu par deux œuvres qui n’ont qu’une ressemblance formelle avec celles de sa phase première. Peut-on supposer que ce fut par scrupule religieux qu’il a pendant si longtemps refusé d’écouter les suggestions du subconscient ? Peut-on supposer que la religion qui avait modifié la nature de ses perceptions avait en même temps diminué la puissance physiologique de son cerveau ? Cela serait contraire à toutes les autres observations qui démontrent au contraire qu’une croyance nouvelle est un excitant nouveau. Il semble donc probable que Racine se tut parce qu’il n’avait presque plus rien à dire, tout simplement : c’est une aventure commune, et il trouva dans la religion la consolation commune.
Il faudrait donc distinguer deux sortes de subconscients : celui dont l’énergie est brève et forte et celui dont la force, moins ardente, est plus durable. Les deux extrêmes se manifestent dans l’homme qui produit, tout jeune, une œuvre remarquable, puis s’abstient ; et dans l’homme qui offre pendant des soixante ans, le spectacle d’un labeur médiocre, inutile et continu. Il s’agit naturellement des œuvres où l’intelligence imaginative a la plus grande part, des œuvres dont le subconscient est toujours le maître collaborateur.
Plus pratiquement, et à un tout autre point de vue, M. Chabaneix, après avoir étudié le subconscient continu, le divise en subconscient nocturne et en subconscient à l’état de veille. Le subconscient nocturne est onirique ou préonirique, s’il s’agit du sommeil ou des instants qui précèdent le sommeil. Maury, qui en était particulièrement affligé, a traité avec soin des hallucinations qui se forment au moment où l’on ferme les yeux pour s’endormir ; on ne voit pas que ces hallucinations appelées hypnagogiques, et qui sont presque toujours visuelles, puissent avoir une action spéciale sur les idées en travail dans un cerveau ; ce sont des embryons de rêves qui n’influencent qu’à la manière des rêves le cours de la pensée. Il arrive que le travail conscient du cerveau se prolonge durant le rêve et même se parachève et qu’au réveil, sans réflexion, sans peine, on se trouve maître d’un problème, d’un poème, d’une combinaison que l’esprit, dans la veille, avait été impuissant à trouver. Burdach, professeur à Koenigsberg, fit en rêve plusieurs découvertes physiologiques qu’il put ensuite vérifier. Un rêve fut parfois le point de départ d’une œuvre ; parfois une œuvre fut entièrement conçue et exécutée pendant le sommeil. Il est cependant fort probable que c’est la raison consciente qui, au réveil, jugeant et rectifiant spontanément le rêve, lui donne sa véritable valeur et le dépouille de cette incohérence particulière aux songes les plus sensés.
À l’état de veille, l’inspiration semble la manifestation la plus claire du subconscient
dans le domaine de la création intellectuelle. Sous sa forme aiguë, l’inspiration se
rapprocherait beaucoup du somnambulisme. Certaines attitudes de Socrate (d’après
Aulu-Gelle), de Diderot, de Blake, de Shelley, de Balzac, donnent de la force à cette
opinion. Le Dr Régis20 dit que les hommes de génie furent presque tous des
« dormeurs éveillés »
; mais le dormeur éveillé est assez souvent un
« distrait », celui dont l’esprit se concentre volontairement sur un problème. Ainsi
l’excès et l’absence de conscience psychologique se manifesteraient, en certains cas, par
d’identiques phénomènes. À quoi pensait Socrate pendant ses journées d’immobilité ?
Pensait-il ? Avait-il connaissance de sa pensée ? Les fakirs pensent-ils ? Et Beethoven,
lorsque, sans chapeau, sans habit, il se laissait arrêter comme vagabond ? Était-il en
obsession volontaire ou en quasi-somnambulisme ? Savait-il à quoi il pensait si fortement,
ou bien son travail cérébral était-il inconscient ? Stuart Mill composa sa logique dans
les rues de Londres, pendant le trajet quotidien de sa maison aux bureaux de la Compagnie
des Indes ; croira-t-on que cet ouvrage ne fut pas ordonné en état de conscience
parfaite ? Ce qui était subconscient chez Stuart Mill c’était, dit M. Chabaneix21, l’effort pour se guider dans une rue populeuse ;
« il y a là automatisme des centres inférieurs »
. Ce renversement des
termes, plus fréquent que ne l’ont cru certains psychologues, peut faire naître des doutes
sur la véritable nature de l’inspiration. On devra tout au moins rechercher si, à partir
du moment où commence la réalisation, même purement cérébrale, d’une œuvre, il est
possible que le travail demeure tout à fait subconscient. La lettre de Mozart n’explique
que Mozart : « Quand je me sens bien et que je suis de bonne humeur, soit que je
voyage en voiture ou que je me promène après un bon repas, ou dans la nuit, quand je ne
puis dormir, les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde. D’où et
comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles qui me
plaisent, je les garde dans ma tête et je les fredonne, à ce que du moins m’ont dit les
autres. Une fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient s’ajouter au premier.
L’œuvre grandit, je l’entends toujours et la rends de plus en plus distincte, et la
composition finit par être tout entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue…
Tout cela se produit en moi comme dans un beau songe très distinct… Si je me mets
ensuite à écrire, je n’ai plus qu’à tirer du sac de mon cerveau ce qui s’y est accumulé
précédemment, comme je l’ai dit. Aussi le tout ne tarde guère à se fixer sur le papier.
Tout est déjà parfaitement arrêté et il est rare que ma partition diffère beaucoup de ce
que j’avais auparavant dans ma tête. On peut sans inconvénient me déranger pendant que
j’écris22… »
Tout est donc subconscient dans Mozart, et le labeur matériel
de l’exécution n’est plus guère qu’un travail de copie. J’ai vu un écrivain ne pas oser
corriger ses rédactions spontanées, de peur de commettre des fautes de ton : il se rendait
compte que l’état dans lequel il corrigerait était très différent de l’état où il se
trouvait pendant la période d’exécution, qui avait été en même temps celle de la
conception. Un mot entendu, une attitude entrevue, un personnage singulier croisé dans la
rue étaient souvent le seul prétexte de ses contes, qu’il improvisait en trois ou quatre
heures ; s’il suivait un plan antérieur, presque toujours, dès la première page écrite, il
l’abandonnait, achevant son récit d’après une logique nouvelle, arrivant à une conclusion
tout à fait différente de celle qui, la première fois, lui avait paru la meilleure.
Quelques-uns de ces plans avaient parfois été écrits sous une si forte influence du
subconscient qu’il ne les comprenait plus, ne les reconnaissait qu’à l’écriture, ne
pouvait les situer dans le passé que grâce au genre du papier, à la couleur de l’encre.
D’autres projets, se rapportant à des œuvres plus longues, lui revenaient au contraire,
fréquemment, à l’esprit ; il avait conscience d’y songer plusieurs fois par jour et il
était persuadé que c’étaient ces songeries, même vagues et inconsistantes, qui lui
rendaient, aux moments de l’exécution, le travail assez facile. De fait, je ne lui ai
jamais vu de sérieuses préoccupations au sujet d’œuvres qui passaient pourtant pour être
d’une littérature plutôt ardue ; il n’en parlait jamais et je crois bien qu’il n’y pensait
consciemment qu’au moment d’en écrire les terribles premières lignes ; mais, une fois le
travail en train, presque toute sa vie intellectuelle s’y concentrait, les périodes de
rumination subconsciente rejoignant perpétuellement les périodes de méditation
volontaire.
Villiers de l’Isle-Adam avait, autant que j’ai pu m’en rendre compte, cette méthode de travail : l’idée entrée dans son esprit, et il arrivait qu’elle y entrât soudain, au cours d’une conversation principalement, car il était grand causeur et il profitait de tout, l’idée entrée d’abord par la petite porte, timidement, sans faire de bruit, s’installait bientôt comme chez elle, envahissait toutes les réserves du subconscient, puis, de temps à autre, montait à la conscience et obligeait réellement Villiers à obéir à l’obsession ; alors quel que fût son interlocuteur, il parlait ; il parlait même seul, et d’ailleurs, quand il parlait son idée, il parlait toujours comme s’il eût été seul. J’entendis ainsi, par lambeaux, plusieurs de ses derniers contes ; et même un jour que nous étions assis à la terrasse d’un café du boulevard, j’eus l’illusion d’écouter de véritables divagations où revenait périodiquement cette affirmation : « Il y avait un coq ! Il y en avait un ! » Je ne compris que plus tard, après plusieurs mois, quand parut le Chant du Coq. Parlant sur un ton sourd, il ne s’adressait pas à moi. Cependant, son but conscient, en retournant ses idées à haute voix, était de chercher à deviner l’effet qu’elles produisaient sur un auditeur ; mais, peu à peu, ce but s’obscurcissait : c’était le subconscient qui parlait pour lui. Il avait le travail lent : il y a cinq ou six manuscrits superposés de de l’Ève future, et le premier est tellement différent du dernier que seul le nom d’Edison peut servir à les relier l’un à l’autre. On dit assez souvent d’un homme qui n’a écrit que peu, qu’il a peu travaillé : je suis persuadé que Villiers de l’Ile-Adam n’a jamais cessé un instant de travailler, même pendant son sommeil. Malgré le blocus quelquefois absolu que ses idées établissaient autour de son attention, nul esprit n’était plus rapide ni mieux doué pour la riposte ; il ne connaissait pas le crépuscule du réveil : après la nuit la plus brève, il se retrouvait, au coup même du sursaut, en pleine possession de toute sa lucidité, de toute sa verve. Quoiqu’il fût bien l’homme de sa littérature, on trouverait en lui l’esquisse d’une double personnalité, mais où le conscient et l’inconscient seraient si enchevêtrés l’un dans l’autre qu’il serait difficile d’en faire le départage ; il serait aisé, au contraire, d’écrire deux vies de Mozart, l’une de l’homme social, l’autre de l’homme en état second, toutes les deux parfaitement légitimes.
Baudelaire disait : L’inspiration, c’est de travailler tous les jours. Mais cet aphorisme ne semble pas le résumé de son expérience personnelle. Le travail quotidien, régulier, c’est, pour ainsi dire, l’inspiration régularisée, domestiquée, asservie. Les termes ne sont pas contradictoires, car il est certain qu’alors l’état second, devenant périodique, peut n’en devenir que plus profond. L’habitude, si puissante, se joint à la nature pour renforcer un état psychologique qui devient alors un véritable besoin ; ceux qui se sont astreints au labeur de tous les jours, s’il leur arrive de s’y soustraire, surtout en restant dans le même milieu, éprouvent, pendant et après les heures de l’accès périodique, un certain malaise, parfois une vraie souffrance : le remords n’a peut-être pas d’autre origine, qu’il s’agisse d’un acte habituel qui n’a pas été accompli, ou d’un acte inhabituel qui a violemment troublé la marche coutumière des journées.
L’inspiration, si elle est un état second, peut donc être un état second provoqué par la volonté. Il n’est pas douteux que des artistes, des écrivains, des savants peuvent travailler quand il le faut, sans préparation, aiguillonnés seulement par la nécessité et, d’autre part, que les œuvres ainsi produites sont tout aussi bonnes que celles dont l’exécution n’a été déterminée que par un désir de réalisation. Cela ne signifie pas que le subconscient soit inactif pendant le travail volontairement commencé, mais son activité a été provoquée. Il y a donc un subconscient qui n’est pas spontané, qui vient se mêler au conscient quand la volonté en a besoin, mais qui, peu à peu, au cours d’un travail, se substitue à la volonté. Il suffit souvent de se mettre à la besogne pour sentir que s’évanouissent une à une toutes les difficultés qui paralysaient l’effort, mais il est possible que ce raisonnement soit paralogique et que le travail ne soit précisément devenu possible que par l’affaiblissement préalable des obstacles qui se dressaient d’abord devant l’esprit. Dans l’un ou l’autre cas, d’ailleurs, il y a intervention évidente des forces subconscientes.
Comment une sensation devient-elle une image ; l’image, une idée ; comment l’idée se
développe-t-elle ; comment prend-elle la forme qui nous semble la meilleure ; comment,
s’il s’agit d’écriture, la mémoire verbale est-elle mise à contribution ? Autant de
questions qui me semblent insolubles et dont la solution serait pourtant nécessaire à qui
voudrait donner une définition précise de l’inspiration. « Pour la création
originale, écrit M. Ribot23, ni la réflexion ni la volonté ne suppléent
l’inspiration. »
Sans doute, mais la réflexion et la volonté peuvent cependant
avoir leur rôle dans l’évolution de ce phénomène mystérieux et, d’autre part, les cas sont
assez rares de pur automatisme intellectuel. Il faut sans doute supposer que les hommes
capables de subir l’heureuse influence de l’inspiration sont aussi des hommes plus que les
autres capables de sentir avec force et avec fréquence les chocs du monde extérieur. Les
imaginatifs sont aussi des sensitifs. Il faut que les réserves de leur cerveau soient très
riches en éléments ; cela suppose un apport constant de la sensation ; cela suppose donc
une sensibilité très vive et une capacité de sentir incessamment renouvelée. Cette
sensibilité appartient encore en grande partie au domaine du subconscient ; il y a, selon
l’expression de Leibnitz, « les pensées dont ne s’aperçoivent pas notre
âme »
, il y a aussi les sensations dont ne s’aperçoivent pas nos sens, et ce
sont peut-être celles-ci qui, de même qu’elles sont entrées, sortent subconsciemment. Les
observations les plus fructueuses sont celles que l’on a faites sans le savoir ; vivre
sans penser à la vie est souvent le meilleur moyen d’apprendre à connaître la vie. Après
un demi-siècle et plus un homme voit surgir devant lui le milieu, le paysage, les faits de
son enfance indifférente ; enfant, il avait vécu dans le monde extérieur comme dans une
dépendance de lui-même, avec un souci purement physiologique ; il avait vu sans voir, et
voici que, tandis que tout l’intermédiaire reste brumeux, c’est la période de ses
sensations les plus fugaces qui remonte et s’avive devant ses yeux. Il est bien évident
que la sensation entrée en nous sans que nous en ayons eu conscience ne peut, à aucun
moment, être volontairement évoquée ; mais la sensation consciente peut, au contraire,
nous revenir à l’improviste, sans nul concours de la volonté. Le subconscient a donc
pouvoir sur deux ordres de sensations et la conscience n’en a qu’un seul à sa
disposition : cela peut expliquer pourquoi la volonté et la réflexion ont une part si
restreinte dans les créations de la littérature ou de l’art.
Mais quelle est leur part dans le reste de la vie ?
En principe, l’homme est un automate, et il semble que dans l’homme la conscience soit un gain, une faculté surajoutée. Il ne faut pas s’y tromper : l’homme qui marche, qui agit, qui parle n’est pas nécessairement conscient ni jamais tout à fait conscient. La conscience est sans doute, si on prend le mot dans son sens précis et absolu, l’apanage du petit nombre. Réunis en foule, les hommes deviennent particulièrement automatiques, et d’abord leur instinct de se réunir, de faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent tous vers le même point, avec les mêmes gestes et les mêmes cris ? Ce sont des fourmis qui sortent après l’ondée de dessous les brins d’herbe, et voilà tout. L’homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité ; il n’est plus qu’un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de l’hypothétique animal ; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien ; l’homme qui sort de la foule n’a qu’un souvenir, comme le noyé qui émerge, celui d’être tombé dans l’eau.
C’est parmi le petit nombre des élus de la conscience qu’il faut chercher les exemplaires véritablement supérieurs d’une humanité dont ils sont, non les conducteurs, ce qui serait fâcheux et contredirait trop l’instinct, mais les juges. Cependant grave sujet de méditation, ces hommes surélevés n’atteignent toute leur valeur qu’aux moments où la conscience, devenant subconsciente, ouvre les écluses du cerveau et laisse se précipiter vers le monde les flots rénovés des sensations qu’ils doivent au monde. Ils sont de magnifiques instruments dont le subconscient seul joue avec génie ; lui aussi, le génie, est subconscient. Goethe est le type de ces hommes doubles et le héros suprême de l’humanité intellectuelle.
Il y a d’autres hommes non moins rares, mais moins complets, chez lesquels la volonté ne joue qu’un rôle fort ordinaire et qui ne sont rien dès qu’ils ne sont plus sous l’influence du subconscient. Leur génie n’en est souvent que plus pur et plus énergique ; ils sont des instruments plus dociles sous le souffle du Dieu inconnu. Mais comme Mozart, ils ne savent ce qu’ils font ; ils obéissent à une force irrésistible. Voilà pourquoi Gluck faisait transporter son piano au milieu d’une prairie, en plein soleil ; voilà pourquoi Haydn contemplait une bague, pourquoi Crébillon vivait parmi une meute de chiens, pourquoi Schiller respirait fréquemment l’odeur des pommes pourries dont il avait rempli le tiroir de sa table de travail. Telles sont les moindres fantaisies du subconscient ; il a de pires exigences.
III.
La Dissociation des idées24 §
Il y a deux manières de penser : ou accepter telles qu’elles sont en usage les idées et les associations d’idées, ou se livrer, pour son compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare, à d’originales dissociations d’idées. L’intelligence capable de tels efforts est, plus ou moins, selon le degré, et selon l’abondance et la variété de ses autres dons, une intelligence créatrice. Il s’agit ou d’imaginer des rapports nouveaux entre les vieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les vieilles images unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à les remarier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu’une nouvelle opération désunira encore, jusqu’à la formation toujours équivoque et fragile de nouveaux liens. Dans le domaine des faits et de l’expérience ces opérations se trouveraient limitées par la résistance de la matière et l’intolérance des lois physiques ; dans le domaine purement intellectuel, elles sont soumises à la logique ; mais la logique étant elle-même un tissu intellectuel, ses complaisances sont presque infinies. Véritablement l’association et la dissociation des idées (ou des images : l’idée n’est qu’une image usée) évoluent selon des méandres qu’il est impossible de déterminer et dont il est difficile même de suivre la direction générale. Il n’est pas d’idées si éloignées, d’images si hétéroclites que l’aisance dans l’association ne puisse joindre au moins pour un instant. Victor Hugo, voyant un câble qu’on entoure de chiffons à l’endroit où il porte sur une arête vive, voit en même temps les genoux des tragédiennes qui sont matelassés contre les chutes dramatiques du cinquième acte25 ; et ces deux choses si loin, un cordage amarré sur un rocher et les genoux d’une actrice se trouvent, le temps de notre lecture, évoquées dans un parallèle qui nous séduit parce que les genoux et la corde, les uns en dessus, l’autre en dessous, au pli, sont également « fourrés26 », parce que le coude que fait un câble ainsi jeté ressemble assez à une jambe pliée, parce que la situation de Giliatt est parfaitement tragique et enfin parce que, tout en percevant la logique de ces rapprochements, nous en percevons, non moins bien, la délicieuse absurdité.
De telles associations sont nécessairement des plus fugitives, à moins que la langue ne les adopte et n’en fasse un de ces tropes dont elle aime à s’enrichir ; il ne faudrait pas être surpris que ce pli d’un câble s’appelât le « genou » du câble. En tout cas, les deux images restent prêtes à divorcer ; le divorce règne en permanence dans le monde des idées, qui est le monde de l’amour libre. Les gens simples parfois en demeurent scandalisés ; celui qui, pour la première fois, selon que l’un ou l’autre des termes est le plus ancien, osa dire la « bouche » ou la « gueule » d’un canon fut sans doute accusé soit de préciosité soit de grossièreté. S’il est malséant de parler du genou d’un cordage, il ne l’est point d’évoquer le « coude » d’un tuyau ou la « panse » d’un flacon. Mais ces exemples ne sont donnés que comme types élémentaires d’un mécanisme dont la pratique nous est plus familière que la théorie. Nous laisserons de côté toutes les images encore vivantes pour ne nous occuper que des idées, c’est-à-dire de ces ombres tenaces et fugaces qui s’agitent éternellement effarées dans les cerveaux des hommes.
Il y a des associations d’idées tellement durables qu’elles paraissent éternelles, tellement étroites qu’elles ressemblent à ces étoiles doubles que l’œil nu en vain cherche à dédoubler. On les appelle volontiers des « lieux communs ». Cette expression, débris d’un vieux terme de rhétorique, loci communes sermonis, a pris, surtout depuis les développements de l’individualisme intellectuel, un sens péjoratif qu’elle était loin de posséder à l’origine, et encore au dix-septième siècle. En même temps qu’elle s’avilissait, la signification du « lieu commun » s’est rétrécie jusqu’à devenir une variante de la banalité, du déjà vu, déjà entendu, et, pour la foule des esprits imprécis, le lieu commun est un des synonymes de cliché. Or le cliché porte sur les mots et le lieu commun sur les idées ; le cliché qualifie la forme ou la lettre, l’autre le fond ou l’esprit. Les confondre, c’est confondre la pensée avec l’expression de la pensée. Le cliché est immédiatement perceptible ; le lieu commun se dérobe très souvent sous une parure originale. Il n’y a pas beaucoup d’exemples, en aucune littérature, d’idées nouvelles exprimées en une forme nouvelle ; l’esprit le plus difficile doit se contenter le plus souvent de l’un ou de l’autre de ces plaisirs, trop heureux quand il n’est pas privé à la fois de tous les deux ; cela n’est pas très rare.
Le lieu commun est plus et moins qu’une banalité : c’est une banalité, mais parfois inéluctable ; c’est une banalité, mais si universellement acceptée qu’elle prend alors le nom de vérité. La plupart des vérités qui courent le monde (les vérités sont très coureuses) peuvent être regardées comme des lieux communs, c’est-à-dire des associations d’idées communes à un grand nombre d’hommes et que presque aucun de ces hommes n’oserait briser de propos délibéré. L’homme, malgré sa tendance au mensonge, a un grand respect pour ce qu’il appelle la vérité ; c’est que la vérité est son bâton de voyage à travers la vie, c’est que les lieux communs sont le pain de sa besace et le vin de sa gourde. Privés de la vérité des lieux communs, les hommes se trouveraient sans défense, sans appui et sans nourriture. Ils ont tellement besoin de vérités qu’ils adoptent les vérités nouvelles sans rejeter les anciennes ; le cerveau de l’homme civilisé est un musée de vérités contradictoires. Il n’en est pas troublé, parce qu’il est successif. Il rumine ses vérités les unes après les autres. Il pense comme il mange. Nous vomirions d’horreur si l’on nous présentait dans un large plat, mêlés à du bouillon, à du vin, à du café, les divers aliments depuis les viandes jusqu’aux fruits qui doivent former notre repas « successif » ; l’horreur serait aussi forte si l’on nous faisait voir l’amalgame répugnant des vérités contradictoires qui sont logées dans notre esprit. Quelques intelligences analytiques ont essayé en vain d’opérer de sang-froid l’inventaire de leurs contradictions ; à chaque objection de la raison le sentiment opposait une excuse immédiatement valable, car les sentiments, comme l’a indiqué M. Ribot, sont ce qu’il y a de plus fort en nous où ils représentent la permanence et la continuité. L’inventaire des contradictions d’autrui n’est pas moins difficile, s’il s’agit d’un homme en particulier ; on se heurte à l’hypocrisie qui a précisément pour rôle social d’être le voile qui dissimule l’éclat trop vif des convictions bariolées. Il faudrait donc interroger tous les hommes, c’est-à-dire l’entité humaine, ou du moins des groupes d’hommes assez nombreux pour que le cynisme des uns y compense l’hypocrisie des autres.
Dans les régions animales inférieures et dans le monde végétal, le bourgeonnement est un
des modes de création de la vie ; on voit également se produire la scissiparité dans le
monde des idées, mais le résultat, au lieu d’être une vie nouvelle, est une abstraction
nouvelle. Toutes les grammaires générales ou les traités élémentaires de logique
enseignent comment se forment les abstractions ; on a négligé d’enseigner comment elles ne
se forment pas, c’est-à-dire pourquoi tel lieu commun persiste à vivre sans postérité.
C’est assez délicat, mais cela prêterait à des remarques intéressantes ; on appellerait ce
chapitre les lieux communs réfractaires ou impossibilité de certaines dissociations
d’idées. Il serait peut-être utile d’examiner d’abord comment les idées s’associent entre
elles et dans quel but. Le manuel de cette opération est des plus simples ; son principe
est l’analogie. Il y a des analogies très lointaines ; il y en a de si prochaines qu’elles
sont à la portée de toutes les mains. Un grand nombre de lieux communs ont une origine
historique : deux idées se sont unies un jour sous l’influence des événements et cette
union fut plus ou moins durable. L’Europe ayant vu de ses yeux l’agonie et la mort de
Byzance accoupla ces deux idées, Byzance — Décadence, qui sont devenues un lieu commun,
une incontestable vérité pour tous les hommes qui écrivent et qui lisent, et
nécessairement, pour tous les autres, pour ceux qui ne peuvent contrôler les vérités qu’on
leur propose. De Byzance, cette association d’idées s’est étendue à l’Empire romain tout
entier, qui n’est plus, pour les historiens sages et respectueux, qu’une suite de
décadences. On lisait récemment dans un journal grave : « Si la forme despotique
avait une vertu particulière, constitutive de bonnes armées, est-ce que l’avènement de
l’empire n’aurait pas été une ère de développement dans la puissance militaire des
Romains ? Ce fut au contraire le signal de la débâcle et de l’effondrement27. »
Ce lieu
commun d’origine chrétienne a été popularisé dans les temps modernes, comme on le sait,
par Montesquieu et par Gibbon ; il a été magistralement dissocié par M. Gaston Paris28 et n’est plus qu’une
sottise. Mais comme sa généalogie est connue, comme on l’a vu naître et mourir, il peut
servir d’exemple et faire comprendre assez bien ce que c’est qu’une grande vérité
historique.
Le but secret du lieu commun, en se formant, est en effet d’exprimer une vérité. Les idées isolées ne représentent que des faits ou des abstractions ; pour avoir une vérité il faut deux facteurs, il faut, c’est le mode de génération le plus ordinaire, un fait et une abstraction. Presque toute vérité, presque tout lieu commun se résout en ces deux éléments.
Concurremment à lieu commun, on pourrait presque toujours employer le mot « vérité », ainsi défini une fois pour toutes : un lieu commun non encore dissocié ; la dissociation étant analogue à ce qu’on appelle analyse, en chimie. L’analyse chimique ne conteste ni l’existence ni les qualités du corps qu’elle dissocie en divers éléments, souvent dissociables à leur tour ; elle se borne à libérer ces éléments et à les offrir à la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des éléments nouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement différents. Avec les débris d’une vérité, on peut faire une autre vérité « identiquement contraire », travail qui ne serait qu’un jeu, mais encore excellent comme tous les exercices qui assouplissent l’intelligence et l’acheminent vers l’état de noblesse dédaigneuse où elle doit aspirer.
Il y a cependant des vérités que l’on ne songe ni à analyser ni à nier ; elles sont incontestables, soit qu’elles nous aient été fournies par l’expérience séculaire de l’humanité, soit qu’elles fassent partie des axiomes de la science. Le prédicateur qui s’écriait en chaire devant Louis XIV : « Nous mourrons tous, Messieurs ! » proférait une vérité que le froncement des sourcils du roi ne prétendait pas sérieusement contester. Elle est pourtant de celles qui ont eu sans doute le plus de mal à s’établir, elle est de celles qui ne sont pas encore universellement admises. Ce n’est pas du premier coup que les races aryennes joignirent ces deux idées, l’idée de mort et l’idée de nécessité ; beaucoup de peuplades noires n’y sont pas parvenues. Pour le nègre, il n’y a pas de mort naturelle, de mort nécessaire. À chaque décès on consulte le sorcier afin d’apprendre de lui quel est l’auteur de ce crime secret et magique. Nous en sommes encore un peu à cet état d’esprit et toute mort prématurée d’un homme célèbre fait aussitôt courir des bruits d’empoisonnement, de meurtre mystérieux. Tout le monde se souvient des légendes nées à la mort de Gambetta, de Félix Faure ; elles se rejoignent naturellement à celles qui émurent la fin du dix-septième siècle, à celles qui assombrirent, bien plus que des faits sans doute rares, le seizième siècle italien. Stendhal, en ses anecdotes romaines, abuse de cette superstition du poison qui devait encore, de nos jours, faire plus d’une victime judiciaire.
L’homme associe les idées non pas selon la logique, selon l’exactitude vérifiable, mais selon son plaisir et son intérêt. C’est ce qui fait que la plupart des vérités ne sont que des préjugés ; celles qui sont le plus incontestables sont aussi celles qu’il s’efforça toujours de sournoisement combattre par la ruse du silence. La même inertie est opposée au travail de dissociation que l’on voit s’opérer lentement sur certaines vérités.
L’état de dissociation des lieux communs de la morale semble en corrélation assez étroite avec le degré de la civilisation intellectuelle. Il s’agit, là encore, d’une sorte de lutte, non des individus, mais des peuples constitués en nation contre des évidences qui, en augmentant l’intensité de la vie individuelle, diminuent, l’expérience permet de dire, par cela même, l’intensité de la vie et de la force collectives. Il n’est pas douteux qu’un homme ne puisse retirer de l’immoralité même, de l’insoumission aux préjugés décalogués, un grand bienfait personnel, un grand avantage pour son développement intégral, mais une collectivité d’individus trop forts, trop indépendants les uns des autres, ne constitue qu’un peuple médiocre. On voit alors l’instinct social entrer en antagonisme avec l’instinct individuel et des sociétés professer comme société une morale que chacun de ses membres intelligents, suivis par une très grande partie du troupeau, juge vaine, surannée ou tyrannique.
On trouverait une assez curieuse illustration de ces principes en examinant l’état présent de la morale sexuelle. Cette morale, particulière aux peuples chrétiens, est fondée sur l’association très étroite de deux idées, l’idée de plaisir charnel et l’idée de génération. Quiconque, homme ou peuple, n’a pas dissocié ces deux idées n’a pas rendu la liberté dans son esprit aux éléments de cette vérité ; qu’en dehors de l’acte proprement générateur accompli sous la protection des lois religieuses ou civiles (les secondes ne sont que la parodie des premières, dans nos civilisations essentiellement chrétiennes), les relations sexuelles sont des péchés, des erreurs, des fautes, des défaillances ; quiconque adopte en sa conscience cette règle, sanctionnée par les codes, appartient évidemment à une civilisation encore rudimentaire. La plus haute civilisation étant celle où l’individu est le plus libre, le plus dégagé d’obligations, cette proposition ne serait contestable que si on la prenait pour une provocation au libertinage ou pour une dépréciation de l’ascétisme. Morale ou immorale, cela n’a ici aucune importance, elle devra, si elle est exacte, se lire au premier coup d’œil dans les faits. Rien de plus facile. Un tableau statistique de la natalité européenne montrera aux raisonneurs les plus entêtés qu’il y a un lien très strict, un lien de cause à effet, entre l’intellectualité des peuples et leur fécondité. Il en est de même pour les individus et pour les groupes sociaux. C’est par faiblesse intellectuelle que les ménages ouvriers se laissent déborder par la progéniture. On voit dans les faubourgs des malheureux qui, ayant procréé douze enfants, s’étonnent de l’inclémence de la vie ; ces pauvres gens, qui n’ont même pas l’excuse des croyances religieuses, n’ont pas encore su dissocier l’idée de plaisir charnel et l’idée de génération. Chez eux la première détermine l’autre, et les gestes obéissent à une cérébralité enfantine et presque animale. L’homme arrivé au degré vraiment humain limite à son gré sa fécondité ; c’est un de ses privilèges, mais un de ceux qu’il n’atteint que pour en mourir.
Heureuse, en effet, pour l’individu qu’elle délivre, cette dissociation particulière l’est beaucoup moins pour les peuples. Cependant, elle favorisera le développement ultérieur de la civilisation en maintenant sur la terre les vides nécessaires à l’évolution des hommes.
Ce n’est qu’assez tard que les Grecs arrivèrent à disjoindre l’idée de femme et l’idée de génération ; mais ils avaient dissocié très anciennement l’idée de génération et l’idée de plaisir charnel. Quand ils cessèrent de considérer la femme comme uniquement génératrice, ce fut le commencement du règne des courtisanes. Les Grecs semblent, d’ailleurs, avoir toujours eu une morale sexuelle fort vague, ce qui ne les a pas empêchés de faire une certaine figure dans l’histoire.
Le Christianisme ne pouvait sans se nier lui-même encourager la dissociation de l’idée de plaisir charnel d’avec l’idée de génération, mais il provoqua au contraire avec succès, et ce fut une des grandes conquêtes de l’humanité, la dissociation de l’idée d’amour et de l’idée de plaisir charnel. Les Égyptiens étaient si loin de pouvoir comprendre une telle dissociation que l’amour du frère et de la sœur leur eût semblé nul s’il n’eût abouti à une conjonction sexuelle. Dans les basses classes des grandes villes, on est volontiers Égyptien sur ce point. Les différentes sortes d’inceste qui parviennent parfois à notre connaissance témoignent qu’un état d’esprit analogue n’est pas absolument incompatible avec une certaine culture intellectuelle. La forme particulièrement chrétienne de l’amour chaste, dégagé de toute idée de plaisir physique, est l’amour divin, tel qu’on le voit s’épanouir dans l’exaltation mystique des contemplateurs ; c’est vraiment l’amour pur, puisqu’il ne correspond à rien de définissable, c’est l’intelligence s’adorant soi-même dans l’idée infinie qu’elle se fait d’elle-même. Ce qui peut s’y mêler de sensualisme tient à la disposition même du corps humain et à la loi de dépendance des organes ; on ne doit donc pas en tenir compte dans une étude qui n’est pas physiologique. Ce que l’on a appelé maladroitement l’amour platonique est aussi une création chrétienne. C’est, en somme, une amitié passionnée, aussi vive et aussi jalouse que l’amour physique, mais dégagée de l’idée de plaisir charnel, comme cette dernière idée s’était dégagée de l’idée de génération. Cet état idéal des affections humaines est la première étape de l’ascétisme, et l’on pourrait définir l’ascétisme l’état d’esprit où toutes les idées sont dissociées.
Avec la décroissance de l’influence chrétienne, la première étape de l’ascétisme est devenue un gîte de moins en moins fréquenté et l’ascétisme, devenu également rare, est souvent atteint par une autre voie. De notre temps, l’idée d’amour s’est rejointe très étroitement à l’idée de plaisir physique et les moralistes s’emploient à réformer son association primitive avec l’idée de génération. C’est une régression assez curieuse.
On pourrait essayer une psychologie historique de l’humanité en recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent, dans la suite des siècles, un certain nombre de ces vérités que les gens bien-pensants s’accordent à qualifier de primordiales. Cette méthode devrait même être la base, et cette recherche le but même de l’histoire. Puisque tout dans l’homme se ramène à l’intelligence, tout dans l’histoire doit se ramener à la psychologie. Ce serait l’excuse des faits, de comporter une explication qui ne fût pas diplomatique ou stratégique. Quelle est l’association d’idées, ou la vérité non encore dissociée qui favorisa l’accomplissement de la mission que Jeanne d’Arc crut tenir du ciel ? Il faut, pour répondre, trouver des idées qui aient pu se joindre également dans les cerveaux français et dans les cerveaux anglais, ou une vérité alors incontestablement admise par toute la chrétienté. Jeanne d’Arc était considérée à la fois par ses amis et par ses ennemis comme en possession d’un pouvoir surnaturel. Pour les Anglais, c’est une sorcière très puissante ; l’opinion est unanime et les témoignages abondent. Mais pour ses partisans ? Sans doute une sorcière aussi, ou plutôt une magicienne. La magie n’était pas nécessairement diabolique. Des êtres surnaturels flottaient dans les imaginations qui n’étaient ni des anges, ni des démons, mais des Puissances que pouvait se soumettre l’intelligence de l’homme. Le magicien était le bon sorcier : sans cela aurait-on taxé de magie un homme de la science et de la sainteté d’Albert le Grand ? Le soldat qui la suivait et le soldat qui combattait Jeanne d’Arc, sorcière ou magicienne, se faisaient d’elle, très probablement, une idée identique dans son obscurité redoutable. Mais si les Anglais criaient le nom de sorcière, les Français taisaient le nom de magicienne, peut-être pour la même cause qui protégea si longtemps, à travers de si merveilleuses aventures, l’usurpateur Ta-Kiang, comme cela est raconté dans l’admirable Dragon impérial de Judith Gautier.
Quelle idée, à telle époque, chaque classe de la société se faisait-elle du soldat ? N’y aurait-il pas dans la réponse à cette question tout un cours d’histoire ? En approchant de notre époque on se demanderait à quel moment se rejoignirent, dans le commun des esprits, l’idée d’honneur et l’idée de militaire ? Est-ce une survivance de la conception aristocratique de l’armée ? L’association s’est-elle formée à la suite des événements d’il y a trente ans, lorsque le peuple prit le parti d’exalter le soldat pour s’encourager soi-même ? Il faut comprendre cette idée d’honneur ; elle en contient plusieurs autres, les idées de bravoure, de désintéressement, de discipline, de sacrifice, d’héroïsme, de probité, de loyauté, de franchise, de bonne humeur, de rondeur, de simplicité, etc. On trouverait finalement en ce mot le résumé des qualités dont la race française se croit l’expression. Déterminer son origine serait donc déterminer, par cela même, l’époque où le Français commença à se croire un abrégé de toutes les vertus fortes. Le militaire est demeuré en France, malgré de récentes objections, le type même de l’homme d’honneur. Les deux idées sont unies très énergiquement ; elles forment une vérité qui n’est guère contestée à l’heure actuelle que par des esprits d’une autorité médiocre ou d’une sincérité douteuse. Sa dissociation est donc très peu avancée, si l’on a égard à la totalité de la nation. Cependant elle fut, au moins pendant une minute, pendant la minute psychologique, entièrement opérée en quelques cerveaux. Il y eut là, au seul point de vue intellectuel, un effort considérable d’abstraction qu’on ne peut s’empêcher d’admirer quand on regarde froidement fonctionner la machine cérébrale. Sans doute le résultat atteint ne fut pas le produit d’un raisonnement normal ; c’est dans un accès de fièvre que la dissociation s’accomplit ; elle fut inconsciente, et elle fut momentanée, mais elle fut, et c’est important pour l’observateur. L’idée d’honneur avec tous ses sous-entendus se sépara de l’idée de militaire, qui est là l’idée de fait, l’idée femelle prête à recevoir tous les qualificatifs, et l’on s’aperçut que, s’il y avait entre elles un certain rapport logique, ce rapport n’était pas nécessaire. C’est là le point décisif. Une vérité est morte lorsqu’on a constaté que les rapports qui lient ses éléments sont des rapports d’habitude et non de nécessité ; et comme la mort d’une vérité est un grand bienfait pour les hommes, cette dissociation eût été très importante si elle avait été définitive, si elle fût restée stable. Malheureusement, après cet effort vers l’idée pure, les vieilles habitudes mentales retrouvèrent leur empire. L’ancien élément qualificatif fut aussitôt remplacé par un élément à peine nouveau, moins logique que l’ancien et encore moins nécessaire. Il apparut que l’opération avait avorté. L’association d’idées se refaisait, identique à la précédente, quoique l’un des éléments eût été retourné comme un vieux gant : à honneur on avait substitué déshonneur, avec toutes les idées adventices de l’ancien élément devenues alors lâcheté, fourberie, indiscipline, fausseté, duplicité, méchanceté, etc. Cette nouvelle association d’idées peut avoir une valeur destructive ; elle n’offre aucun intérêt intellectuel.
Il ressort de l’anecdote que les idées qui nous semblent les plus claires, les plus évidentes, les plus palpables pour ainsi dire, n’ont cependant pas assez de force pour s’imposer toutes nues aux esprits communs. Pour s’assimiler l’idée d’armée, un cerveau d’aujourd’hui doit l’entourer d’éléments qui n’ont qu’une corrélation de rencontre ou d’opinion avec l’idée principale. On ne peut pas demander sans doute à un humble politicien de se faire de l’armée l’idée simple que s’en faisait Napoléon : une épée. Les idées très simples ne sont à la portée que des esprits très compliqués. Il semble cependant qu’il ne serait pas absurde de ne considérer l’armée que comme la force extériorisée d’une nation ; et alors de ne demander à cette force que les qualités mêmes qu’on demande à la force. Peut-être est-ce encore trop simple ?
Quel bon moment que le moment d’aujourd’hui pour étudier le mécanisme de l’association et de la dissociation des idées ! On parle souvent des idées ; on a écrit sur l’évolution des idées. Aucun mot n’est plus mal défini ni plus vague. Il y a des écrivains naïfs qui dissertent sur l’Idée, tout court ; il y a des sociétés coopératives qui se mettent tout d’un coup en marche vers l’Idée ; il y a des gens qui se dévouent à l’Idée, qui pâtissent pour l’Idée, qui rêvent de l’Idée, qui vivent les yeux fixés sur l’Idée. De quoi est-il question dans ces sortes de divagations, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Ainsi employé seul, le mot est peut-être une déformation du mot Idéal ; peut-être aussi le qualificatif est-il sous-entendu ? Est-ce un débris erratique de la philosophie de Hegel que la marche lente du grand glacier social a déposé au passage en quelques têtes où il roule et sonne comme un caillou ? On ne sait pas. Employé sous une forme relative, le mot n’est pas beaucoup plus clair dans les ordinaires phraséologies ; on oublie trop le sens primitif du mot et que l’idée n’est qu’une image parvenue à l’état abstrait, à l’état de notion ; mais aussi qu’une notion, pour avoir droit au nom d’idée, doit être pure de toute compromission avec le contingent. Une notion à l’état d’idée est devenue incontestable ; c’est un chiffre, c’est un signe ; c’est une des lettres de l’alphabet de la pensée. Il n’y a pas des idées vraies et des idées fausses. L’idée est nécessairement vraie ; une idée discutable est une idée amalgamée à des notions concrètes, c’est-à-dire une vérité. Le travail de la dissociation tend précisément à dégager la vérité de toute sa partie fragile pour obtenir l’idée pure, une, et par conséquent inattaquable. Mais si l’on n’usait jamais des mots que selon leur sens unique et absolu, les liaisons seraient difficiles dans le discours ; il faut leur laisser un peu de ce vague et de cette flexibilité dont l’usage les a doués et, en particulier, ne pas trop insister sur l’abîme qui sépare l’abstrait du concret. Il y a un état intermédiaire entre la glace et l’eau fluide, c’est quand l’eau commence à se façonner en aiguilles, quand elle craque et cède encore sous la main qui s’y plonge : peut-être ne faut-il pas demander même aux mots du manuel philosophique d’abdiquer toute prétention à l’ambiguïté ?
Cette idée d’armée qui excita de graves polémiques, qui ne fut un instant dégagée que pour s’obscurcir à nouveau, est de celles qui touchent au concret et dont on ne peut parler sans de minutieuses références à la réalité ; l’idée de justice, au contraire, peut se considérer en soi, in abstracto. Dans l’enquête que fit M. Ribot sur les idées générales, presque tous les patients, prononcé devant eux le mot Justice, virent en leur esprit la légendaire dame et ses balances. Il y a dans cette figuration traditionnelle d’une idée abstraite une notion de l’origine même de cette idée. L’idée de justice n’est pas autre chose, en effet, que l’idée d’équilibre. La justice est le point mort de la série des actes, le point idéal où les forces contraires se neutralisent pour produire l’inertie. La vie qui aurait passé par ce point mort de la justice absolue ne pourrait plus vivre, puisque l’idée de vie, identique à l’idée de lutte de forces, est nécessairement l’idée de justice. Le règne de la justice ne pourrait être que le règne du silence et de la pétrification : les bouches se taisent, organes vains des cerveaux stupéfiés, et les gestes inachevés des membres n’écrivent plus rien, dans l’air froid. Les théologies situèrent la justice au-delà du monde, dans l’éternité. C’est là seulement qu’elle peut être conçue et qu’elle peut, sans danger pour la vie, exercer une fois pour toutes sa tyrannie qui ne connaît qu’une seule sorte d’arrêts, l’arrêt de mort. L’idée de justice rentre donc bien dans la série des idées incontestables et indémontrables ; on n’en peut rien faire à l’état pur ; il faut l’associer à quelque élément de fait ou s’abstenir d’un mot qui ne correspond qu’à une inconcevable entité. À vrai dire, l’idée de justice est peut-être dissociée ici pour la première fois. Sous ce nom les hommes allègent tantôt l’idée de châtiment, qui leur est très familière, tantôt l’idée de non-châtiment, idée neutre, ombre de la première. Il s’agit de châtier le coupable et de ne pas inquiéter l’innocent, ce qui impliquerait immédiatement, pour être perceptible, une définition de la culpabilité et une définition de l’innocence. Cela est difficile, ces mots du lexique moral n’ayant plus qu’une signification fuyante et toute relative. Et pourquoi, pourrait-on demander, faut-il qu’un coupable soit châtié ? Il semble, au contraire, que l’innocent, que l’on suppose un homme sain et normal, soit bien plus capable de supporter le châtiment que le coupable, qui est un malade et un débile. Pourquoi ne punirait-on pas, au lieu du voleur, qui a des excuses, l’imbécile qui s’est laissé voler ? C’est ce que ferait la justice si, au lieu d’être une conception théologique, elle était encore, comme elle fut à Sparte, une imitation de la nature. Rien n’existe qu’en vertu du déséquilibre, de l’injustice ; toute existence est un vol prélevé sur d’autres existences ; aucune vie ne fleurit que sur un cimetière. Si elle se voulait l’auxiliaire et non plus la négatrice des lois naturelles, l’humanité prendrait soin de protéger les forts contre la coalition des faibles et de donner comme escabeau le peuple aux aristocrates. Il semble au contraire que ce qu’on entende désormais par la justice ce soit, en même temps que le châtiment des coupables, l’extermination des puissants, et en même temps que le non-châtiment des innocents, l’exaltation des humbles. L’origine de cette idée complexe, bâtarde et hypocrite, doit donc être recherchée dans l’évangile, dans le « malheur aux riches » des démagogues juifs. Ainsi comprise, l’idée de justice apparaît contaminée à la fois par la haine et par l’envie ; elle ne contient plus rien de son sens originaire et l’on ne peut en faire l’analyse sans risquer d’être dupe du sens vulgaire des mots. Cependant on démêlerait, en y prenant garde, que la première cause de la dépréciation de ce terme utile est venue d’une confusion entre l’idée de droit et l’idée de châtiment ; le jour où le mot justice a voulu dire tantôt justice criminelle et tantôt justice civile, le peuple a confondu ces deux notions pratiques et les instituteurs du peuple, incapables d’un effort sérieux de dissociation, ont aggravé une méprise qui d’ailleurs servait leurs intérêts. L’idée réelle de justice apparaît donc finalement comme entièrement inexistante dans le mot même qui figure au vocabulaire de l’humanité ; ce mot se résout à l’analyse en des éléments encore très complexes où l’on distingue l’idée de droit et l’idée de châtiment. Mais il y a tant d’illogisme dans cet accouplement singulier qu’on douterait de l’exactitude de l’opération, si les faits sociaux n’en fournissaient la preuve.
Ici on pourrait examiner cette question : y a-t-il vraiment pour le peuple, pour l’homme moyen, des mots abstraits ? C’est peu probable. Il semble même que, selon le degré de culture intellectuelle, le même mot n’atteigne que des états échelonnés d’abstraction. L’idée pure est plus ou moins contaminée par le souci des intérêts personnels, ou de caste ou de groupe, et le mot justice revêt ainsi, par exemple, toutes sortes de significations particulières et limitées sous lesquelles disparaît, écrasé, son sens suprême.
Dès qu’une idée est dissociée, si on la met ainsi toute nue en circulation, elle s’agrège en son voyage par le monde toutes sortes de végétations parasites. Parfois, l’organisme premier disparaît, entièrement dévoré par les colonies égoïstes qui s’y développent. Un exemple fort amusant de ces déviations d’idées fut donné récemment par la corporation des peintres en bâtiment à la cérémonie dite du « triomphe de la république ». Ces ouvriers promenèrent une bannière où leurs revendications de justice sociale se résumaient en ce cri : « A bas le ripolin ! » Il faut savoir que le ripolin est une peinture toute préparée que le premier venu peut étaler sur une boiserie ; on comprendra alors toute la sincérité de ce vœu et son ingénuité. Le ripolin représente ici l’injustice et l’oppression ; c’est l’ennemi, c’est le diable. Nous avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les idées abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d’aucune utilité personnelle.
C’est sous un de ces bariolages que l’idée de liberté nous est présentée par les politiciens. Nous ne percevons plus guère, en entendant ce mot, que l’idée de liberté politique, et il semble que toutes les libertés dont puisse jouir un homme civilisé soient contenues dans cette expression ambiguë. Il en est d’ailleurs de l’idée pure de liberté comme de l’idée pure de justice ; elle ne peut nous servir à rien dans l’ordinaire de la vie. L’homme n’est pas libre, ni la nature, pas plus que ne sont justes ni l’homme ni la nature. Le raisonnement n’a aucune prise sur de telles idées ; les exprimer, c’est les affirmer, mais elles fausseraient nécessairement toutes les thèses où on voudrait les faire entrer. Réduite à son sens social, l’idée de liberté est encore mal dissociée ; il n’y a pas d’idée générale de liberté, et il est difficile qu’il s’en forme une, puisque la liberté d’un individu ne s’exerce qu’aux dépens de la liberté d’autrui. Jadis, la liberté s’appelait le privilège ; à tout prendre, c’est peut-être son véritable nom ; encore aujourd’hui, une de nos libertés relatives, la liberté de la presse, est un ensemble de privilèges ; privilèges aussi la liberté de la parole concédée aux avocats ; privilèges, la liberté syndicale, et demain, la liberté d’association telle qu’on nous la propose. L’idée de liberté n’est peut-être qu’une déformation emphatique de l’idée de privilège. Les Latins, qui firent un grand usage du mot liberté, l’entendaient tel que le privilège du citoyen romain.
On voit qu’il y a souvent un écart énorme entre le sens vulgaire d’un mot et la signification réelle qu’il a au fond des obscures consciences verbales, soit parce que plusieurs idées associées sont exprimées par un seul mot, soit parce que l’idée primitive a disparu sous l’envahissement d’une idée secondaire. On peut donc écrire, surtout s’il s’agit de généralités, des suites de phrases ayant à la fois un sens ouvert et un sens secret. Les mots, qui sont des signes, sont presque toujours aussi des chiffres ; le langage conventionnel inconscient est fort usité, et il y a même des matières où c’est le seul en usage. Mais chiffre implique déchiffrement. Il est malaisé de comprendre l’écriture la plus sincère et l’auteur même de l’écriture y échoue souvent, parce que le sens des mots varie non seulement d’un homme à un autre homme, mais, des moments d’un homme aux autres moments du même homme. Le langage est ainsi une grande cause de duperie. Il évolue dans l’abstraction, et la vie évolue dans la réalité la plus concrète ; entre la parole et les choses que la parole désigne il y a la distance d’un paysage à la description d’un paysage. Et il faut songer encore que les paysages que nous dépeignons ne nous sont connus, la plupart du temps, que par des discours, reflets d’antérieurs discours. Cependant nous nous comprenons. C’est un miracle que je n’ai point l’intention d’analyser maintenant. Il sera plus à propos, pour achever cette esquisse, qui n’est qu’une méthode, d’essayer l’examen des idées toutes modernes d’art et de beauté.
J’ignore leurs origines, mais elles sont postérieures aux langues classiques qui n’ont pas de mots fixes et précis pour les dire, bien que les anciens fussent à même, mieux que nous, de jouir de la réalité qu’elles contiennent. Elles sont enchevêtrées ; l’idée d’art est sous la dépendance de l’idée de beauté ; mais cette dernière idée elle-même n’est autre chose que l’idée d’harmonie et l’idée d’harmonie se réduit à l’idée de logique. Le beau, c’est ce qui est à sa place. De là les sentiments de plaisir que nous donne la beauté. Ou plutôt, la beauté est une logique qui est perçue comme plaisir. Si l’on admet cela, on comprendra aussitôt pourquoi l’idée de beauté, dans les sociétés féministes, s’est presque toujours restreinte à l’idée de beauté féminine. La beauté, c’est une femme. Il y a là un intéressant sujet d’analyse, mais la question est assez compliquée. Il faudrait démontrer d’abord que la femme n’est pas plus belle que l’homme ; que, située dans la nature sur le même plan, construite sur le même modèle, faite de la même chair, elle apparaîtrait, à une intelligence sensible extérieure à l’humanité, exactement la femelle de l’homme, exactement ce que, pour les hommes, une pouliche est à un poulain. Et même, en y regardant de plus près, le Martien qui voudrait s’instruire sur l’esthétique des formes terrestres observerait que, s’il existe une différence de beauté entre un homme et une femme de même race, de même caste et de même âge, cette différence est presque toujours en faveur de l’homme ; et que si d’ailleurs ni l’homme ni la femme ne sont entièrement beaux, les défauts de la race humaine sont plus accentués chez la femme, où la double saillie du ventre et des fesses, attrait sexuel sans doute, gauchit disgracieusement la double ligne du profil ; la courbe des seins est presque infléchie sous l’influence du dos qui a une tendance à se voûter. Les nudités de Cranach avouent naïvement ces éternelles imperfections de la femme. Un autre défaut auquel les artistes remédient instinctivement quand ils ont du goût, c’est la brièveté des jambes, si accentuée dans les photographies de femmes nues. Cette froide anatomie des beautés féminines a souvent été faite ; il est donc inutile d’insister, d’autant plus que la vérification en est malheureusement trop facile. Mais si la beauté de la femme résiste si mal à la critique, comment se fait-il qu’elle demeure, malgré tout, incontestable, qu’elle soit devenue pour nous la base même et le ferment de l’idée de beauté ? C’est une illusion sexuelle. L’idée de beauté n’est pas une idée pure ; elle est intimement unie à l’idée de plaisir charnel. Stendhal a obscurément perçu ce raisonnement quand il a défini la beauté « une promesse de bonheur ». La beauté est une femme, et pour les femmes elles-mêmes, qui ont poussé la docilité envers l’homme jusqu’à adopter cet aphorisme, qu’elles ne peuvent comprendre que dans l’extrême perversion sensuelle. On sait cependant que les femmes ont un type particulier de beauté ; les hommes l’ont naturellement flétri du nom de « bellâtre ». Si les femmes étaient sincères, elles auraient également depuis longtemps infligé un nom péjoratif au type de beauté féminine par lequel l’homme se laisse le plus volontiers séduire.
Cette identification de la femme et de la beauté va si loin aujourd’hui qu’on en est arrivé innocemment à nous proposer « l’apothéose de la femme » ; cela veut dire la glorification de la beauté avec toutes les promesses stendhaliennes contenues dans ce mot devenu érotique. La beauté est une femme et la femme est la beauté ; les caricaturistes accentuent le sentiment général en accouplant toujours à une femme, qu’ils tâchent de faire belle, un homme dont ils poussent la laideur jusqu’à la vulgarité la plus basse alors que les jolies femmes sont si rares dans la vie, alors qu’au-delà de trente ans la femme est presque toujours inférieure en beauté plastique, âge pour âge, à son mari ou à son amant. Il est vrai que cette infériorité n’est pas plus facile à démontrer qu’à sentir, et que le raisonnement demeure inefficace, la page achevée, pour celui qui a lu comme celui qui a écrit ; et cela est fort heureux.
L’idée de beauté n’a jamais été dissociée que par les esthéticiens ; le commun des hommes s’en donne la définition de Stendhal. Autant dire que cette idée n’existe pas et qu’elle a été absolument dévorée par l’idée de bonheur, et du bonheur sexuel, du bonheur donné par une femme. C’est pour cela que le culte de la beauté est suspect aux moralistes qui ont analysé la valeur de certains mots abstraits. Ils traduisent cela par culte de la luxure, et ils auraient raison si ce dernier terme ne contenait une injure assez sotte pour une des tendances les plus naturelles à l’homme. Il est arrivé nécessairement qu’en s’opposant aux excessives apothéoses de la femme ils ont touché aux droits de l’art. L’art étant l’expression de la beauté et la beauté ne pouvant être comprise que sous les espèces matérielles de la véritable idée qu’elle contient, l’art est devenu presque uniquement féministe. La beauté, c’est la femme ; et aussi l’art c’est la femme. Mais ceci est moins absolu. La notion de l’art est même assez nette, pour les artistes et pour l’élite ; l’idée d’art est fort bien dégagée. Il y a un art pur qui se soucie uniquement de se réaliser soi-même. Aucune définition n’en doit même être donnée ; cela ne pourrait se faire qu’en unissant l’idée d’art à des idées qui lui sont étrangères et qui tendraient à l’obscurcir et à la salir.
Antérieurement à cette dissociation, qui est récente et dont on connaît l’origine, l’idée d’art était liée à diverses idées qui lui sont normalement étrangères, l’idée de moralité, l’idée d’utilité, l’idée d’enseignement. L’art était l’image édifiante qu’on intercale dans les catéchismes de religion ou de philosophie ; ce fut la conception des deux derniers siècles. Nous nous étions affranchis de ce collier ; on voudrait nous le remettre au cou. L’idée d’art s’est de nouveau souillée à l’idée d’utilité ; l’art est appelé social par les prêcheurs modernes. Il est aussi appelé démocratique, épithètes bien choisies, si ce fut en vertu de leur signification négatrice de la fonction principale. Admettre l’art parce qu’il peut moraliser les individus ou les masses, c’est admettre les roses parce qu’on en tire un remède utile aux yeux ; c’est confondre deux séries de notions que l’exercice régulier de l’intelligence place sur des plans différents. Les arts plastiques ont un langage ; mais il n’est pas traduisible en mots et en phrases. L’œuvre d’art tient des discours qui s’adressent au sens esthétique et à lui seul ; ce qu’elle peut dire par surcroît de perceptible pour nos autres facultés ne vaut pas la peine d’être écouté. Cependant, c’est cette partie caduque qui intéresse les prôneurs de l’art social. Ils sont le nombre et comme nous sommes régis par la loi du nombre, leur triomphe semble assuré. L’idée d’art n’aura peut-être été dissociée que pendant un petit nombre d’années et pour un petit nombre d’intelligences.
Il y a donc un très grand nombre d’idées que les hommes n’emploient jamais à l’état pur, soit qu’elles n’aient pas encore été dissociées, soit que cette dissociation n’ait pu se maintenir en état de stabilité ; il y a aussi un très grand nombre d’idées qui existent à l’état dissocié, ou que l’on peut provisoirement considérer comme telles, mais qui ont une affinité particulière pour d’autres idées avec lesquelles on les rencontre le plus souvent ; il y en a d’autres encore qui semblent réfractaires à certaines associations, alors que les faits auxquels elles correspondent dans la réalité sont extrêmement fréquents. Voici quelques exemples de ces affinités et de ces répulsions pris dans le domaine si intéressant des lieux communs ou des vérités.
Les étendards furent d’abord des signes religieux, comme l’oriflamme de Saint-Denis, et leur utilité symbolique est demeurée au moins aussi grande que leur utilité réelle. Mais comment, hors de la guerre, sont-ils devenus des symboles de l’idée de patrie ? C’est plus facile à expliquer par les faits que par la logique abstraite. Aujourd’hui, dans presque tous les pays civilisés, l’idée de patrie et l’idée de drapeau sont invinciblement associées ; les deux mots se disent même l’un pour l’autre. Mais ceci touche à la symbolique autant qu’à l’association des idées. En insistant on arriverait au langage des couleurs, contrepartie du langage des fleurs, mais plus instable encore et plus arbitraire. S’il est amusant que le bleu du drapeau français soit la dévote couleur de la sainte Vierge et des enfants de Marie, il ne l’est pas moins que la pieuse pourpre de la robe de Saint-Denis soit devenue un symbole révolutionnaire. Semblables aux atomes d’Épicure, les idées s’accrochent comme elles peuvent, au hasard des rencontres, des chocs et des accidents.
Certaines associations, quoique très récentes, ont pris rapidement une autorité singulière ; ainsi celles d’instruction et d’intelligence, d’instruction et de moralité. Or, c’est tout au plus si l’instruction peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou pour une connaissance littérale les lieux communs du Décalogue. L’absurdité de ces rapports forcés apparaît très clairement en ce qui concerne les femmes ; il semble bien qu’il y ait une sorte d’instruction, celle qu’on leur donne à cette heure, qui, loin d’activer leur intelligence, l’engourdit. Depuis qu’on les instruit sérieusement, elles n’ont plus aucune influence ni dans la politique ni dans les lettres : que l’on compare à ce propos nos trente dernières années avec les trente dernières années de l’ancien régime. Ces deux associations d’idées n’en sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces vérités qu’il est aussi inutile d’exposer que de combattre. Elles se rejoignent à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des hommes ; aux vieilles et vénérables vérités telles que : vertu-récompense, vice-châtiment, Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur, autorité-respect, malheur-punition, avenir-progrès, et des milliers d’autres dont quelques-unes, quoique absurdes, sont utiles à l’humanité.
On ferait également un long catalogue des idées que les hommes se refusent à associer, alors qu’ils se complaisent aux plus déconcertants stupres. Nous avons donné plus haut l’explication de cette attitude rétive ; c’est que leur occupation principale est la recherche du bonheur, et qu’ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt que selon la logique. De là l’universelle répulsion à joindre l’idée de néant à l’idée de mort. Quoique la première idée soit évidemment contenue dans la seconde, l’humanité s’obstine à les considérer séparément ; elle s’oppose de toutes ses forces à leur union, elle enfonce entre elles infatigablement un coin chimérique où retentissent les coups de marteau de l’espérance. C’est le plus bel exemple d’illogisme que nous puissions nous donner à nous-mêmes et la meilleure preuve que, dans les choses graves comme dans les moindres, c’est le sentiment qui vient toujours à bout de la raison.
Est-ce une grande acquisition que de savoir cela ? Peut-être.
IV.
Stéphane Mallarmé et l’idée de décadence29 §
Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel s’abritent notre paresse et notre incuriosité de la loi.
Baudelaire, Lettre à Jules Janin.
I §
Brusquement, vers 1885, l’idée de décadence entra dans la littérature française ; après avoir servi à glorifier ou à railler tout un groupe de poètes, elle s’était comme réfugiée sur une seule tête. Stéphane Mallarmé fut le prince de ce royaume ironique et presque injurieux, si le mot lui-même avait été compris et dit selon sa vraie signification. Mais, par une singularité qui est un trait de mœurs latines, le peuple académique qualifiait ainsi, d’après l’horreur normale, quoique malsaine, qu’il ressent devant les tentatives nouvelles, la fièvre d’originalité qui tourmenta une génération. Rendu responsable des actes de rébellion qu’il encourageait, M. Mallarmé apparut, aux âniers innocents qui accompagnent mais ne guident pas la caravane, tel qu’un redoutable Aladin, assassin des bons principes de l’imitation universelle.
Ce sont des habitudes, en somme, bien littéraires. Il y aura tantôt trois siècles qu’elles florissent et les plus célèbres révoltes les ont ébranchées à peine et ne les ont jamais déracinées ; dès après les insolences romantiques, il fallut étouffer et ramper sous la vieille verdure dont on fait les férules.
Ce sont des habitudes aussi bien latines. Les Romains ignorèrent toujours, tant qu’ils ne furent que Romains, l’individualisme. Leur civilisation donne le spectacle et l’idée d’une belle animalité sociale. Il y avait chez eux émulation vers la parité comme il y a chez nous émulation vers la dissemblance. Dès qu’ils possédèrent cinq ou six poètes, rejetons heureux de la greffe hellénique, ils n’en souffrirent plus d’autres ; et peut-être que, vraiment, l’instinct social ou de race dominant chez eux l’instinct de liberté ou individuel, peut-être qu’aucun poète ingénu ne leur naquit pendant quatre ou cinq siècles. Ils avaient l’empereur et ils avaient Virgile : ils obéirent à l’un et à l’autre jusqu’à ce que la révolte chrétienne et l’invasion barbare se fussent donné la main par-dessus le Capitole. La liberté littéraire, comme toutes les autres, naquit de l’union de la conscience et de la force. Le jour où S. Ambroise, écrivant des chansons pieuses, méconnut les principes d’Horace, devrait être mémorable, car il signale clairement la naissance d’une mentalité nouvelle.
Comme l’histoire politique des Romains nous a fourni l’idée de décadence historique, l’histoire de leur littérature nous a fourni celle de décadence littéraire ; double face d’une même conception, car il a été facile de montrer du doigt la coïncidence des deux mouvements, et facile de faire croire que leur marche fut liée et nécessaire. Montesquieu s’est rendu célèbre pour avoir été plus particulièrement dupe de cette illusion.
Les sauvages admettent très malaisément la mort naturelle. Pour eux, toute mort est un meurtre. Ils n’ont à aucun degré le sens de la loi ; ils vivent dans l’accident. C’est un état d’esprit que l’on est convenu d’appeler inférieur ; et c’est juste, quoique la notion d’une loi rigide soit aussi fausse et aussi dangereuse que sa négation même. Il n’y a d’absolument nécessaires que les lois naturelles ; elles ne pourraient différer, et elles ne peuvent changer. S’il s’agit de l’évolution sociale et politique des peuples, non seulement il n’y a plus de lois nécessaires, mais il n’y a même plus de lois même très générales ; ou bien ces lois, se confondant avec les faits qu’elles expliquent, en viennent à ne plus être que de sages et honorables constatations ; ou bien encore elles constatent, quoique avec emphase, le principe même du mouvement. Donc les empires naissent, croissent et meurent ; les combinaisons sociales sont instables ; à différentes époques les groupes humains ont des forces différentes de cohésion ; des affinités nouvelles apparaissent et se propagent : voilà de quoi écrire un traité de mécanique sociale, si l’on ne tient pas rigoureusement à conformer sa philosophie à la réalité des catastrophes inattendues. Car il faut bien laisser à l’inattendu une place qui est quelquefois le trône tout entier d’où l’ironie fulgure et rit. L’idée de décadence n’est donc que l’idée de mort naturelle. Les historiens n’en admettent pas d’autres ; pour expliquer que Byzance fut prise par les Turcs, on nous force d’écouter bruire les querelles théologiques et claquer dans le cirque le fouet des Bleus. On va de Longchamps à Sedan, sans doute, mais on va aussi d’Epsom à Waterloo. La longue décadence des empires détruits est une des plus singulières illusions de l’histoire ; si des empires moururent de maladie ou de vieillesse, la plupart, au contraire, périrent de mort violente, en pleine force physique, en pleine vigueur intellectuelle.
D’ailleurs l’intelligence est personnelle et on ne peut établir aucun rapport raisonnable entre la puissance d’un peuple et le génie d’un homme : ni la littérature grecque, ni les littératures du moyen âge ne correspondent à des forces politiques stables et puissantes, grecques, italiennes ou françaises ; et c’est justement à l’heure où leur puissance matérielle est devenue nulle que les royaumes scandinaves se sont ornés de talents originaux. Peut-être même serait-on plus près de la vérité en déclarant que la décadence politique est l’état le plus favorable aux éclosions intellectuelles : c’est quand les Gustave-Adolphe et les Charles XII ne sont plus possibles que naissent les Ibsen et les Bjoernson ; ainsi encore la chute de Napoléon fut comme un signal pour la nature qui se mit à reverdir avec joie et à pousser les jets les plus magnifiques ; Goethe est le contemporain de la ruine de son pays. À ces exemples, afin d’exercer et de satisfaire nos tendances au scepticisme historique, il ne faut pas manquer d’opposer la preuve de ces périodes doublement glorieuses dont le fastueux siècle de Louis XIV est le modèle vénéré : après quoi, quelques instants de réflexion nous imposeront une opinion assez différente de celle qui demeure et qui passe dans les manuels et dans les conversations.
Bossuet le premier imagina de juger l’histoire universelle, ou ce qu’il appelait ainsi naïvement, d’après les principes du judaïsme biblique : il vit crouler tous les empires où la main de Jéhovah s’était appesantie. C’est l’idée de décadence expliquée par l’idée de châtiment. La philosophie de Montesquieu, plus compliquée, est peut-être encore plus puérile : on ne cite qu’avec une sorte de dégoût un historien qui fait commencer la décadence de Rome à l’aurore des admirables siècles de paix qui furent peut-être la seule époque heureuse de l’humanité civilisée. Il faut presser la signification des mots ; alors on aperçoit qu’ils ne détiennent aucun sens et que des écrivains mémorables en usèrent toute leur vie sans les comprendre. Mais si contestable ou du moins si vague que soit l’idée générale de décadence, elle est claire et arrêtée en comparaison de l’idée plus restreinte de décadence littéraire.
De Racine à Vigny, la France ne produisit aucun grand poète. C’est un fait ; une telle période est certainement une période de décadence littéraire ; cependant il ne faut pas aller plus loin que le fait lui-même, ni lui attribuer un caractère absurde de logique et de nécessité. La poésie est en sommeil au xviiie siècle, faute de poètes ; mais cette faillite n’est pas la conséquence d’une trop belle floraison antérieure ; elle est ce qu’elle est et rien de plus. Si on lui donne le nom de décadence, on admet une sorte d’organisme mystérieux, un être, une femme, la Poésie, qui naît, se reproduit et meurt à des intervalles presque réguliers, selon les habitudes des générations humaines, conception agréable, sujet de dissertation ou de conférence, mais qu’il faut écarter d’une discussion où l’on ne veut que faire l’anatomie d’une idée.
Ce qui caractérise la poésie du xviiie siècle, c’est l’esprit d’imitation. Ce siècle est romain par l’imitation. Il imite avec fureur, avec grâce, avec tendresse, avec ironie, avec bêtise ; il imite avec conscience ; il est chinois en même temps que romain. Il y a des modèles. Le mot est impératif. Il ne s’agit pas qu’un poète dise l’impression que lui fait la vie : il faut qu’il regarde Racine et qu’il escalade la montagne. Singulière psychologie ! Le même philosophe qui ruine en politique l’idée de respect, la recrépit et la rebadigeonne en littérature. Il y a des critiques : pendant que Goethe écrit Werther, ils confrontent Gilbert avec Boileau. C’est un avilissement. Faut-il lui chercher une cause ? Cela serait vain. Vouloir expliquer pourquoi il ne naquit aucun poète en France, que Delille30 ou Chénier, pendant cent ans, cela conduirait nécessairement à expliquer aussi pourquoi naquirent Ronsard, Théophile ou Racine. On n’en sait rien et on ne peut rien en savoir. Dépouillée de son mysticisme, de sa nécessité, de toute sa généalogie historique, l’idée de décadence littéraire se réduit à une idée purement négative, à la simple idée d’absence. Cela est si naïf qu’on ose à peine l’exprimer, mais les intelligences supérieures faisant défaut dans une période, le pullulement des médiocres devient extrêmement sensible et actif, et, comme le médiocre est un imitateur, les époques que l’on a qualifiées justement de décadentes ne sont autre chose que des époques d’imitation. En suprême analyse, l’idée de décadence est identique à l’idée d’imitation.
II §
Cependant, s’il s’agit de Mallarmé et d’un groupe littéraire, l’idée de décadence a été
assimilée à son idée contraire, à l’idée même d’innovation. De tels jugements nous ont
frappés, hommes de ces années, sans doute parce que nous étions mis en cause et
sottement bafoués par les critiques bien pensants ; ils n’étaient que la représentation,
maladroite et usée, des sentences par lesquelles les sages de tous les temps essayèrent
de maudire et d’écraser les serpents nouveaux qui brisent leur coquille sous l’œil
ironique de leur vieille mère. La diabolique Intelligence rit des exorcismes, et l’eau
bénite de l’Université n’a jamais pu la stériliser, non plus que celle de l’Église.
Jadis un homme se levait, bouclier de la foi, contre les nouveautés, contre les
hérésies, le Jésuite ; aujourd’hui, champion de la règle, trop souvent se dresse le
Professeur. On retrouve là l’antinomie qui surprend dans Voltaire et dans les
voltairiens d’hier : le même homme, courageux dans le sens de la justice ou de la
liberté politique, se trouble et recule s’il s’agit de nouveauté ou de liberté
littéraire ; arrivé à Tolstoï et à Ibsen, ayant fait une allusion à leur gloire, il
ajoute (en note) : « Sont-ce là des gloires bien établies, celle d’Ibsen
surtout ? La question de savoir si l’auteur des Revenants est un mystificateur ou un
génie n’est pas résolue à l’heure où nous sommes31. »
Telle
est, en face de l’inédit, du non encore vu ni lu, l’attitude d’un écrivain qui, dans le
livre même d’où cette note est tirée, prouve une bonne indépendance de jugement ; il est
inutile d’ajouter que les « décadents » y sont, à tout propos, moqués. Comment, après
cela, s’étonner de la lourde raillerie de tels moindres esprits ? Une manière nouvelle
de dire les éternelles vérités humaines est d’abord pour les hommes, et surtout pour les
hommes trop instruits, un scandale. Ils ressentent une sorte d’effroi ; pour reprendre
leur assurance, ils ont recours à la négation, aux injures ou à la dérision. C’est
l’attitude naturelle de l’animal humain devant le danger physique. Mais comment en
est-on arrivé à considérer comme un péril toute réelle innovation en art ou en
littérature ? Pourquoi surtout cette assimilation est-elle une des maladies
particulières à notre temps, et peut-être la plus grave, puisqu’elle tend à restreindre
le mouvement et à contrarier la vie ?
Pendant des années, Delacroix, Puvis de Chavannes, si divers de génie, furent bernés et refusés par les jurys. Sous les prétextes évidemment contradictoires, un motif unique se découvre : l’originalité. Par une œuvre où presque plus rien ne s’aperçoit des méthodes antérieures, qui ne se rattache pas immédiatement à quelque chose de connu et de déjà compris, les gardiens de l’art se sentent menacés ; ils répondent à la provocation chacun selon leur tempérament. Les formules changent aussi selon les périodes : au xviiie siècle, la non-imitation était qualifiée de faute contre le goût, et c’était grave au temps où Voltaire érigeait un temple, qui n’était qu’un édicule, à ce dieu badin ; jusqu’à ces dernières semaines et depuis quelque dix ans, les artistes et les écrivains rebelles à démarquer les maîtres furent stigmatisés soit de décadents, soit de symbolistes. Cette dernière injure a fini par prévaloir, étant verbalement plus obscure et par conséquent plus facile à manier ; elle contient d’ailleurs, exactement comme la première, l’idée abhorrée de non-imitation.
On a dit, il y a déjà longtemps, bien avant que M. Tarde ait développé sa philosophie
sociale : « L’imitation régit le monde des hommes, comme l’attraction celui des
choses. »
Dans le domaine particulier de l’art et de la littérature, cette loi
est très sensible. L’histoire littéraire n’est, en somme, que le tableau d’une suite
d’épidémies intellectuelles. Certaines furent brèves. La mode change ou dure selon des
caprices impossibles à prévenir et difficiles à déterminer. Shakespeare n’eut aucune
influence immédiate ; Honoré d’Urfé vivant et mort, durant un demi-siècle, fut le maître
et l’inspirateur de toute fiction romanesque ; il eût régné plus longtemps si la Princesse de Clèves n’avait été l’œuvre clandestine d’une grande dame.
Le xviie siècle, dont une partie de la littérature n’est
que traduction et imitation, ne fut cependant pas rebelle aux nouveautés modérées et
prudentes ; c’est qu’alors, s’il eût été honteux de ne pas imiter les anciens — ou,
chose étrange, les Espagnols, mais seuls ! dans leurs fables et dans leurs phrases
(Racine tremble d’avoir écrit Bajazet), il était honorable de savoir
donner aux emprunts classiques un air de fraîcheur et d’inédit.
Cependant cette littérature elle-même devint très rapidement classique ; il y eut une seconde source d’imitation, et comme elle était plus accessible, elle fut bientôt la fontaine presque unique où les générations vinrent boire et prier et délayer leur encre. Boileau, avant de mourir, put se voir dieu. Dès que Voltaire sait lire, il lit Boileau. Le principe de l’imitation va régir désormais la littérature française.
Si l’on néglige les accidents — quoique mémorables — ce principe est demeuré très puissant et si bien compris, à mesure que l’instruction se répand, qu’il suffit à un critique de le faire intervenir pour qu’un lecteur honteux rejette l’œuvre nouvelle qui le rafraîchissait. Ainsi les feuilletonistes ont réussi à empêcher l’acclimatation en France de l’œuvre d’Ibsen ; ainsi les drames en vers, œuvre d’imitation par excellence, réussissent maintenant jusque sur les théâtres du boulevard ! Ces faits de théâtre, toujours très grossis par la réclame, illustrent bien une théorie.
L’idée d’imitation est donc devenue l’idée même d’art ou de littérature. On ne conçoit pas plus un roman nouveau qui ne soit la contrepartie ou la suite d’un roman préexistant que l’on ne conçoit des vers sans rime ou dont les syllabes ne seraient pas comptées une à une avec scrupule. Quand de telles innovations cependant se produisirent, altérant tout à coup l’aspect coutumier du paysage littéraire, il y eut de l’émoi parmi les experts ; pour cacher leur gêne, ils se mirent à rire (troisième méthode) ; ensuite, ils proférèrent des jugements : puisque ces choses, ces proses et ces poèmes, ne sont pas ordonnées à l’imitation des dernières littératures ou des œuvres célébrées par les manuels, elles doivent provenir d’une source anormale, car elle ne nous est pas familière, — mais laquelle ? Il y eut des tentatives d’explication au moyen du préraphaélisme ; elles ne furent pas décisives ; elles furent même un peu ridicules, tant l’ignorance était de tous côtés profonde et invulnérable. Mais vers ces années-là un livre parut qui soudain éclaira les intelligences. Un parallèle inexorable s’imposa entre les poètes nouveaux et les obscurs versificateurs de la décadence romaine vantés par des Esseintes. L’élan fut unanime et ceux mêmes que l’on décriait acceptèrent le décri comme une distinction. Le principe admis, les comparaisons abondèrent. Comme nul, et pas même des Esseintes, peut-être, n’avait lu ces poètes dépréciés, ce fut un jeu pour tel feuilletoniste de rapprocher de Sidoine Apollinaire, qu’il ignorait, Stéphane Mallarmé qu’il ne comprenait pas. Ni Sidoine Apollinaire ni Mallarmé ne sont des décadents, puisqu’ils possèdent l’un et l’autre, à des degrés divers, une originalité propre ; mais c’est pour cela même que le mot fut justement appliqué au poète de l’Après-midi d’un Faune, car il signifiait, très obscurément, dans l’esprit de ceux-là mêmes qui en abusaient : quelque chose de mal connu, de difficile, de rare, de précieux, d’inattendu, de nouveau.
Si, au contraire, on voulait redonner à l’idée de décadence littéraire son sens véritable et véritablement cruel, ce n’est plus Mallarmé qu’il faudrait nommer, on s’en doute, ni Laforgue, ni tel symboliste dont la carrière se poursuit. Le décadent de la littérature latine, ce n’est ni Ammien Marcellin, ni S. Augustin, qui, chacun à leur manière, se façonnent une langue ; ce n’est ni S. Ambroise, qui crée l’hymne, ni Prudence, qui imagine un genre littéraire, la biographie lyrique32. On commence à être plus clément pour la littérature latine de la seconde période ; las peut-être de la ridiculiser sans la lire, on a commencé de l’entr’ouvrir. Cette notion si simple sera prochainement admise : qu’il n’y a pas, en soi, un bon latin et un mauvais latin ; que les langues vivent et que leurs changements ne sont pas nécessairement des altérations ; qu’on pouvait avoir du génie au vie siècle comme au iie, et au xie comme au xviiie ; que les préjugés classiques sont une entrave au développement de l’histoire littéraire et à la connaissance totale de la langue elle-même. Mieux connus, les poètes de la bibliothèque de Fontenay n’auraient servi à baptiser un mouvement littéraire que si l’on avait voulu comparer, tâche ardue et un peu absurde, des novateurs idéalistes à des novateurs chrétiens.
III §
N’ayant voulu ici qu’essayer l’analyse historique (ou anecdotique) d’une idée et indiquer, par un exemple un peu étendu, comment un mot en arrive à ne plus avoir que le sens qu’on a intérêt à lui donner, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’établir minutieusement en quoi Stéphane Mallarmé mérita la haine ou la raillerie.
La haine est reine dans la hiérarchie des sentiments littéraires ; la littérature est peut-être avec la religion la passion abstraite qui secoue le plus violemment les hommes. Sans doute, on n’a pas encore vu de guerres littéraires comme il y a eu — mettons autrefois — des guerres religieuses ; mais c’est parce que la littérature n’est encore jamais descendue brusquement jusque dans le peuple ; quand elle parvient là, elle a perdu sa force explosive : il y a loin de la première d’Hernani au jour où l’on vend Victor Hugo en livraisons illustrées. Pourtant, on se figure assez bien une mobilisation du sentimentalisme allemand contre l’humour anglais ou l’ironie française : c’est parce qu’ils ne se connaissent pas que les peuples se haïssent peu : une alliance finit toujours, quand on a bien fraternisé, par des coups de canon.
La haine qui poursuivit Mallarmé ne fut jamais très amère, car les hommes ne haïssent sérieusement, même en littérature, que lorsque des intérêts matériels viennent un peu corser la lutte pour l’idéal ; or il n’offrait aucune surface à l’envie et il supportait comme des nécessités inhérentes au génie l’injustice et l’injure. On ne gouaillait donc, sous un prétexte d’obscurité, que la supériorité seule et toute nue de son esprit. Les artistes, même dépréciés par les instinctives cabales, obtiennent des commandes, gagnent de l’argent ; les poètes ont la ressource des longues écritures dans les revues et dans les journaux : certains, comme Théophile Gautier, y gagnèrent leur vie ; Baudelaire y réussit mal, et Mallarmé plus mal encore. C’est donc au poète dépouillé de tout ornement social que s’adressa le sarcasme.
Il y a au Louvre, dans une collection ridicule, par hasard une merveille, une Andromède, ivoire de Cellini. C’est une femme effarée, toute sa chair, troublée par l’effroi d’être liée : où fuir ? et c’est la poésie de Stéphane Mallarmé. Emblème qui convient encore, puisque, comme le ciseleur, le poète n’acheva que des coupes, des vases, des coffrets, des statuettes. Il n’est pas colossal, il est parfait. Sa poésie ne représente pas un large trésor humain étalé devant la foule surprise ; elle n’exprime pas des idées communes et fortes, et qui galvanisent facilement l’attention populaire engourdie par le travail ; elle est personnelle, repliée comme ces fleurs qui craignent le soleil ; elle n’a de parfum que le soir ; elle n’ouvre sa pensée qu’à l’intimité d’une pensée cordiale et sûre. Sa pudeur, trop farouche, se couvrit de trop de voiles, c’est vrai ; mais il y a bien de la délicatesse dans ce souci de fuir les yeux et les mains de la popularité. Fuir, où fuir ? Mallarmé se réfugia dans l’obscurité comme dans un cloître ; il mit le mur d’une cellule entre lui et l’entendement d’autrui ; il voulut vivre seul avec son orgueil. Mais c’est là le Mallarmé des dernières années, lorsque, froissé, mais non découragé, il se sentit atteint de ce dégoût des phrases vaines qui jadis avait aussi touché Jean Racine ; lorsqu’il créa, pour son usage propre, une nouvelle syntaxe, lorsqu’il usa des mots selon des rapports nouveaux et secrets. Stéphane Mallarmé a relativement beaucoup écrit, et la plus grande partie de son œuvre n’est entachée d’aucune obscurité ; mais, dans la suite et la fin, à partir de la Prose pour des Esseintes, s’il y a des phrases douteuses ou des vers irritants, un esprit inattentif et vulgaire redoute seul d’entreprendre une conquête délicieuse. Il y a trop peu d’écrivains obscurs en français ; ainsi nous nous habituons lâchement à n’aimer que des écritures aisées, et bientôt primaires. Pourtant il est rare que les livres aveuglément clairs vaillent la peine d’être relus ; la clarté, c’est ce qui fait le prestige des littératures classiques et c’est ce qui les rend si clairement ennuyeuses. Les esprits clairs sont d’ordinaire ceux qui ne voient qu’une chose à la fois ; dès que le cerveau est riche de sensations et d’idées, il se fait un remous et la nappe se trouble à l’heure du jaillissement. Préférons, comme X. Doudan, les marais grouillants de vie à un verre d’eau claire. Sans doute, on a soif, parfois ; eh bien, on filtre. La littérature qui plaît aussitôt à l’universalité des hommes est nécessairement nulle ; il faut que, tombée de haut, elle rejaillisse en cascade, de pierre en pierre, pour enfin couler dans la vallée à la portée de tous les hommes et de tous les troupeaux.
Si donc on entreprenait une étude décisive sur Stéphane Mallarmé, il ne faudrait traiter la question d’obscurité qu’au seul point de vue psychologique, parce qu’il n’y a jamais d’absolue obscurité littérale dans un écrit de bonne foi. Une interprétation sensée est toujours possible ; elle changera selon les soirs, peut-être, comme change, selon les nuages, la nuance des gazons, mais la vérité, ici et partout, sera ce que la voudra notre sentiment d’une heure. L’œuvre de Mallarmé est le plus merveilleux prétexte à rêveries qui ait encore été offert aux hommes fatigués de tant d’affirmations lourdes et inutiles : une poésie pleine de doutes, de nuances changeantes et de parfums ambigus, c’est peut-être la seule où nous puissions désormais nous plaire ; et si le mot décadence résumait vraiment tous ces charmes d’automne et de crépuscule, on pourrait l’accueillir et en faire même une des clefs de la viole : mais il est mort, le maître est mort, la pénultième est morte.
V.
Le Paganisme éternel §
I. Une religion d’art33 §
I §
À une époque où presque toute la sensibilité, presque toute la foi, presque tout l’amour se sont réfugiés dans l’art, et où, par surcroît, ce mot, jadis mystérieux et pur, se trouve compromis en plus d’une aventure, il nous manquait évidemment, à côté de la religion de l’art, la religion d’art : l’invention est récente et due à M. Huysmans ; elle est curieuse et peut servir de prétexte à quelques réflexions.
Tout d’abord, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui d’art religieux, la tentative d’union entre la religion et l’art ne pouvait se faire qu’au moyen de l’archéologie. La Cathédrale est donc, comme tous les derniers livres du même auteur, depuis À Rebours, un roman didactique. Le genre n’est pas nouveau, il a été de tout temps cultivé par les écrivains chez lesquels le goût du savoir n’a pas entièrement tué l’imagination ; ou qui, incapables d’user alternativement de leurs lectures et de leurs inventions, se résignent à entremêler la fiction et le document ; ou encore qu’un besoin de prosélytisme porte à choisir pour messager d’un enseignement, d’une morale, de vérités peu amènes, la nef des Argonautes ou le cheval des Quatre Fils Aymon. Il y a un peu de ces trois causes dans le didactisme invétéré de M. Huysmans ; mais surtout, si, lorsqu’il écrit ses livres, il n’y mettait pas ses lectures, il n’aurait rien à y mettre ; chez lui l’imagination est plutôt soutenue que découragée par le document ; sans ce cordial elle tomberait vite aux récriminations d’À vau l’eau, roman que la moelle de quelque vieux traité de cuisine suffirait peut-être à rendre tout à fait représentatif d’un caractère. Que M. Folantin, entre deux repas vagues, médite sur une page du « Cuisinier royal » ou du « Paticier François », et nous avons un livre du type même de la Cathédrale. Sur les seize chapitres de ce dernier roman, deux commencent et trois finissent par des considérations de ménage ou de cuisine. Ses tentatives d’érudition ne pouvaient donc influencer que très heureusement M. Huysmans en lui montrant, dans les livres, ce qu’il aurait toujours été incapable de trouver dans la vie : l’oubli, au moins accidentel, des vulgaires ennuis de la vie.
La plupart des romans didactiques pèchent également par l’insuffisance et par l’inexactitude. À l’insuffisance, il faut se résigner ; un roman n’est pas un traité. Si, dans À Rebours, au lieu de se borner à résumer, en une phrase pittoresque et juste, les appréciations motivées et savantes des deux premiers volumes d’Ebert, le romancier avait passé deux ans à lire lui-même les poètes qu’il vantait, l’abondance des documents l’eût peut-être incliné à donner à cette partie de son livre une ampleur désagréable ; et si, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais, il lui avait fallu compulser lui-même les archives, déchiffrer les originaux du procès, Là-bas serait peut-être encore sur le chantier. L’insuffisance de la documentation dans un roman didactique ou historique est donc une des conditions de l’exécution même du roman et, d’autre part, ce qu’on y perd de science ou d’histoire, l’art peut le compenser si bien que le lecteur le plus exigeant s’y trouve satisfait ; c’est ce qui arriva pour Là-bas, où il y a des chapitres admirables, supérieurs par la puissance de l’incantation verbale aux pages trop déclamatoires de la Sorcière. L’inexactitude serait un défaut plus grave ; M. Huysmans, appuyé sur des érudits sérieux, s’en est presque toujours garé jusqu’ici ; mais, et c’est là le danger du mélange de la science et de l’imagination, on ne sait pas toujours où finit l’exactitude et où commence la fantaisie. Que d’hystériques abbés, que de femmes folles de leurs nerfs se sont laissé prendre au réalisme du fameux tableau de la Messe Noire, entièrement tiré cependant d’une imagination, alors satanique. Il est à peine besoin d’affirmer que jamais d’aussi grotesques et d’aussi exécrables cérémonies n’ordonnèrent, en aucun temps ni en aucun pays, leurs farandoles obscènes et sacrilèges.
Le sabbat, qui n’exista jamais que dans les cerveaux hallucinés des pauvres sorcières, se déroulait selon des liturgies très différentes et surtout malpropres ; il ne reçut le nom de Messe Noire que par équivoque, puisque la vraie Messe Noire, telle qu’elle fut encore dite sur le corps nu de la Montespan, était une cérémonie de conjuration, absolument secrète, et dont le secret seul garantissait l’efficacité. La fantaisie de M. Huysmans, si elle a eu, car la crédulité du public est illimitée, certaines conséquences pénibles, n’en était pas moins tout à fait légitime ; le romanesque est à sa place dans un roman : attendre, pour raconter un chanoine Docre, de rencontrer en chemin son véritable frère diabolique, on ne peut vraiment pas exiger cela, même d’un romancier didactique.
Avec la Cathédrale, aucune surprise de ce genre n’était à craindre ; la fantaisie n’a aucune place dans ce roman ; elle y en a trop peu. Quant aux inexactitudes qu’on y peut relever en assez grand nombre, elles sont presque toutes d’un genre particulier, du genre ecclésiastique. L’auteur n’avait pas besoin de nous informer qu’il s’est, pour ce livre, documenté près de moines, de prêtres et en des livres pieux ; cela est évident.
II §
Pour écrire En Route et la Cathédrale, il faut être catholique, non seulement de naissance et de baptême, mais de foi et de mœurs. Il y a donc aujourd’hui même une littérature catholique, une littérature qui n’existerait pas sans écrivains catholiques. S’agit-il d’anomalies, ou sommes-nous en présence de faits tout à fait logiques, raisonnables, liés à un passé immédiat ? Je ne crois pas qu’il y ait aucune singularité à être catholique en un siècle où le furent presque tous les plus excellents poètes et quelques-uns des plus grands écrivains, de Chateaubriand à Villiers de l’Isle-Adam. Que cette croyance ne semble pas correspondre à l’orientation présente des intelligences, cela est clair, mais une attitude n’est-elle acceptable que conforme à l’attitude générale ? D’ailleurs, si on peut faire l’anatomie d’une croyance ou d’une conviction, il est impossible et illégitime d’aller plus loin. L’excommunication n’est pas un geste philosophique.
Je crois que le catholicisme, en France, fait partie de la tradition littéraire.
Le catholicisme est le christianisme paganisé. Religion à la fois mystique et sensuelle, il peut satisfaire, et il a satisfait uniquement, pendant longtemps, les deux tendances primordiales et contradictoires de l’humanité, qui sont de vivre à la fois dans le fini et dans l’infini, ou, en termes plus acceptables, dans la sensation et dans l’intelligence.
Depuis Constantin jusqu’à la Renaissance, le catholicisme a développé normalement les deux principes qui le constituent et, sans l’intervention de Luther, il est très probable que le principe païen, d’art et de beauté, eût acquis autant de force que le principe évangélique, de renoncement et de mortification. Léon X et Jules II pouvaient vraiment se glorifier du nom de Pontifex maximus ; ils étaient vraiment à la fois le successeur de saint Pierre et le successeur du grand-prêtre de Jupiter Capitolin : Luther et Calvin, les grands affirmateurs de l’Évangile, les durs sectateurs de saint Paul, les ennemis de Rome et de la gloire romaine, entraînèrent toute la chrétienté dans leurs erreurs tristes ; le catholicisme, se niant lui-même, accepta le sacrifice d’un de ses éléments naturels ; il détruisit lui-même l’un de ses principes de vie, et, vaincue, l’Église devint peu à peu ce qu’elle est aujourd’hui, un protestantisme hiérarchisé, aussi froid, aussi haineux de tout art et de toute beauté sensible, mais d’intelligence moins libérale, peut-être, plus recroquevillée encore, soumise à la fois à un passé qu’elle respecte sans l’aimer, et à un présent qui épouvante sa décrépitude.
En France, au xviie siècle, la réaction contre le protestantisme se fit dans un paganisme moyen, élégant et superficiel ; après la crise janséniste, il y eut une nouvelle réaction de la liberté, mais elle se fit dans la débauche et dans la littérature galante ; le moment philosophique fut bref et sans influence populaire ; après la période d’abêtissement sentimental provoqué par les ridicules disciples de Jean-Jacques, Chateaubriand retrouva d’un seul coup le catholicisme, le moyen âge et la tradition. Tout le siècle est dominé par ce grand fait littéraire.
Littéraire, car il ne s’agit même pas de supposer légitime le droit unique à la
vérité absolue qu’une religion proclame. Il ne s’agit pas de vérité. En Grèce, la
vraie religion était la religion des temples. En France, la vraie religion est la
religion des clochers. Autour du clocher sous lequel on prie, les danses lupercales
signifient que les dieux n’ont cédé au Christ que la moitié de leur royaume. Un jeune
poète catholique a appelé la sainte Vierge « cette belle nymphe »
,
voilà la vraie tradition du catholicisme populaire. Aucune religion n’est jamais
morte, ni ne mourra jamais ; celle dont le nom s’abolit revit dans celle qui
resplendit au grand jour. En plusieurs temples d’Italie, on ne prit même pas le soin,
au ve siècle, de changer les statues vénérées, et
Déméter nourrice devint tout naturellement une Vierge à l’enfant34 : en
quelques autres, même en Gaule, on garda le nom du dieu avec la statue de jadis et le
culte, changé dans la croyance des prêtres, demeura immuable dans la croyance du
peuple. Vénus est toujours aimée sous le vocable de sainte Venise, que l’imagerie
représente toute nue avec seulement un ruban autour des reins35. Exemple admirable de la persévérance du peuple ! Ozanam a
parfaitement démontré qu’au moment où, par un coup d’État, le christianisme devint la
religion officielle de l’Empire, le paganisme était encore plein de force et de vie ;
de là son influence sur la religion nouvelle qui, ne pouvant le détruire, l’absorba
sans même le transformer. Cependant, dès les premiers siècles, il y eut dans l’Église
un parti très opposé à ce qu’on appelait, sans en comprendre l’importance, les
superstitions populaires ; c’était le parti évangélique, qui ne devait entièrement
triompher, dans l’Europe du Nord, qu’avec la Réforme36.
Le culte des saints et des dieux sanctifiés engendra les églises. Les églises catholiques, comme les temples de l’Égypte ancienne, sont des tombeaux ; elles ne furent pas construites en l’honneur de Dieu seul ; leur prétexte fut presque toujours d’abriter le corps d’un bienheureux ou d’un thaumaturge, le simulacre d’une divinité traditionnelle, à peine rebaptisée par une piété innocente. Les églises furent la nécessité de l’art chrétien, et ainsi la nudité apostolique dut revêtir l’or des idoles et la pourpre des empereurs. Au xiie siècle, le paganisme est restauré dans toute sa splendeur. L’église, partout où la dévotion est assez riche, est devenue la cathédrale. L’Europe est couverte de cathédrales ; la prairie a toutes ses fleurs matinales et un peuple immense, sorti de ses ruches, va de fleur en fleur, de sanctuaire en sanctuaire, cueillant des indulgences, des réconforts, des grâces, des guérisons, la force de vivre joyeux en un siècle dur. Les béquilles du temple d’Éphèse s’amoncellent sous les voûtes de la cathédrale de Chartres, où une belle idole, naguère apportée d’Orient, bénit les fidèles ivres et se fait vénérer sous le nom de Vierge noire. L’art catholique, comme la religion elle-même, est la suite naturelle et logique de l’art païen.
On ne peut entrer ici dans le détail, ni énumérer les preuves d’une manière de voir qui paraîtra peut-être hasardée à ceux qui ne connaissent que la surface de l’histoire ; on ne peut davantage discuter aucune des opinions reçues, mais cette affirmation des partielles origines païennes du catholicisme ne nous fait pas méconnaître, on s’en doute, ce que l’Évangile, les pères de l’Église, saint Benoît et ses moines apportèrent de nouveau et de purement spirituel dans l’idée religieuse ; cependant, et même sur ce point, il faudrait étudier les Alexandrins et comprendre que le mysticisme, qui a pris dans le catholicisme une forme catholique, n’est pas autre chose que celui qui prenait, dans Proclus, une forme mythologique. Le symbolisme chrétien n’est lui-même qu’une transposition du symbolisme néoplatonicien ; on ne sait si tel gnostique fut chrétien ou philosophe et il est difficile de faire dans le pseudo-aréopagite, la part des rêveries orientales et la part de l’enseignement patristique. Là encore, dans la suite des temps, la fusion se fit si intime que, sans le chercher et sans le vouloir, le catholicisme spéculatif s’assimila et nous a conservé un nombre infini de notions parfaitement contradictoires avec l’esprit de l’Évangile et avec la religion de saint Paul : un christianisme pur eût rejeté toute la tradition pythagoricienne ; le catholicisme, fidèle à son nom, nous a transmis, au milieu de la religion du Christ, à peu près toutes les superstitions et toutes les théogonies orientales.
Il nous a conservé encore et transmis directement la tradition littéraire gréco-romaine. Ceci est plus connu et moins contesté. On sait maintenant qu’il n’y eut pas de « renaissance » au xve siècle ; on sait que, en aucun moment des siècles antérieurs, les lettres latines n’avaient cessé d’être cultivées et que Virgile fut, durant tout le moyen âge, en Italie, en France, en Allemagne, non seulement lu, mais vénéré, non seulement commenté, mais imité. Le rôle des humanistes fut cependant important : de même que les protestants voulaient purger le christianisme de son élément païen, les humanistes voulurent éliminer de la littérature tous les éléments chrétiens. Les uns et les autres réussirent ; mais, tandis que la tradition littéraire a été renouée par le romantisme, la tradition religieuse est restée brisée. La littérature n’est demeurée que pendant trois siècles étrangère à l’âme humaine à laquelle on substituait l’âme héroïque et poncive ; la religion privée de l’art païen, qui était sa force populaire, est devenue et est restée une philosophie de sacristie et une morale de confessionnal ; elle n’a plus d’influence sur l’esprit secret des races, qui est avide de beauté corporelle et de magnificence ; rien de trop ; elle s’est fait mitoyenne entre tout ; elle est devenue le centre médiocre de la médiocrité universelle.
III §
Cependant l’Église a des archives, une histoire, celle de sa beauté passée : c’est dans cette poussière resplendissante que se réfugient encore certaines intelligences et certains talents. Chateaubriand, pour exhumer le catholicisme, n’eut qu’à laisser son génie se souvenir d’une enfance jadis enivrée de fêtes et de légendes ; ses œuvres historiques et apologétiques eurent une grande influence sur le développement du romantisme français ; elles rendirent possible la grandiose archéologie de Victor Hugo, aussi bien que le sentimentalisme religieux de Lamartine ; si l’on néglige tout l’intermédiaire, on les voit, vers la fin du siècle, aboutir selon leurs canaux, à Sagesse, à la trilogie apologétique de M. Huysmans : la Cathédrale essaie de refaire avec des moyens nouveaux, plus restreints, mais plus persévérants, avec des outils moins brillants, mais plus aigus, le Génie du christianisme. L’écrivain d’aujourd’hui a lu aussi Notre-Dame de Paris, et aussi quelques autres livres ; il doit à Chateaubriand l’esprit apologiste ; à Victor Hugo, l’amour des pierres sculptées ; aux autres, tout le reste.
L’intention apologétique de M. Huysmans est certaine, quoique discrète. Il veut
prouver qu’il y a, ou plutôt qu’il y a eu, un art catholique, symbolique et mystique,
très supérieur, surtout par l’expression, à tous les arts profanes, antiques ou
nouveaux ; il étudie l’architecture, d’après la cathédrale de Chartres, la peinture
d’après les primitifs et surtout Fra Angelico, la musique d’après le plain-chant
grégorien, la mystique et la symbolique, d’après les saints, les théologiens et les
compilateurs du moyen âge ; comme centre au roman, une page de l’histoire d’un
écrivain converti qui tente le renoncement et commence par vouer tout son talent à la
défense de l’art religieux ; le sentiment est représenté par des effusions d’amour
pieux versées aux pieds de Notre-Dame ; les personnages, hormis peut-être celui d’une
servante dévote et mystique, silhouette curieuse, sont de la psychologie la plus
rudimentaire ; le directeur de conscience, l’abbé Gévresin, apparaît d’une nullité
extraordinaire, presque phénoménale ; l’abbé Plomb est un archéologue de province sans
caractère particulier qu’une mémoire baroque où se sont logées, à l’exclusion de toute
notion sensée, les seules singularités de la symbolique et la seule histoire de la
cathédrale de Chartres ; non moins versé dans le même genre de connaissances, le héros
du livre, Durtal, exhibe, en plus, une âme de jeune communiant, et l’esprit
sarcastique d’un critique d’art, aigre quoique dévotieux, partial quoique renseigné.
Avec de tels éléments le roman devait, comme tel, être d’un intérêt nul ; sa valeur
littéraire lui est donnée par de superbes pages descriptives, mais où la description
s’élève parfois jusqu’à donner la raison des choses, au moins la raison symbolique, au
moins la raison théologique. Le clergé, s’il lit ce livre, sera surpris de ne pas le
comprendre, tout d’abord, car ses maîtres lui cachent avec soin la connaissance de la
beauté sensible et, pour entendre (un peu) le symbolisme, il faut une science
préliminaire de l’art et de la nature. Il y a dans des gestes, dans des regards, dans
des draperies, telle intention secrète à la fois de beauté et de prière qui dépasse
l’ordinaire intelligence d’un séminariste gavé de théologie liguorienne. Cette partie
du livre de M. Huysmans, nef autour de laquelle se rangent les petites chapelles et
plusieurs autels privilégiés, cette partie de théologie sculpturale est réellement
supérieure et, le talent réservé pour être loué à part, il faudrait encore admirer la
patience de l’auteur, le long d’études compliquées, lentes et troubles, auxquelles
rien ne le préparait que la foi et où, finalement, il a dépassé ses maîtres. Il y a
aussi en tout cela un goût de beauté pure, un sensualisme mystique, qui furent
catholiques, mais qui ne le sont plus ; c’est là l’innovation, ou le renouveau :
heureux d’être devenu un bon chrétien, et peut-être sur la voie de devenir quelque
chose de plus et de plus rare, M. Huysmans, s’il est prêt à quelques renoncements,
semble mal disposé à répudier ce qu’il y a de païen dans le catholicisme, l’art. Par
cela, son catholicisme est presque complet ; il lui manque encore, en sa métamorphose
et pour s’adapter entièrement à la vieille tradition romaine, de ne pas mépriser la
sorte d’art qui est une production naturelle du génie humain et, en somme, une
création d’ordre divin et surnaturel, absolument au même titre que l’art d’inspiration
liturgique. De ce que le Couronnement de la Vierge, de Fra Angelico, est
« encore supérieure à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire »
,
s’ensuit-il qu’Ingres n’ait eu aucun génie ? Tel est cependant le parti pris de
l’apologiste que, pour vanter Dieu, il dénigre la Nature et que, pour complaire à ses
frères et tenter les infidèles, il exclut de la communion universelle les plus grands
esprits créateurs, s’ils n’ont pas le front marqué de la symbolique cendre. Cette
méthode n’est point inédite ; elle fut celle du violent et superbe Tertullien, celle
de l’autoritaire et rigoureux saint Bernard, mais jamais celle des papes romains qui
firent de Rome la double capitale du christianisme et du paganisme et qui, peut-être
dès les temps anciens, rangèrent autour d’eux, témoins de leur double souveraineté,
les reliques des saints nouveaux et les effigies des anciens dieux.
Il y a un art catholique ; il n’y a pas d’art chrétien ; le christianisme évangélique
est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible, soit d’après
le corps humain, soit d’après le reste de la nature. Saint Paul ne sait pas ce que
c’est qu’un temple chrétien ; encore moins, une statue chrétienne ; il n’a pas la
notion qu’une chose belle puisse être un ornement ajouté à la beauté d’un cœur pur. Si
un tel christianisme s’était développé, les civilisations anciennes nous seraient
inconnues ; la religion de saint Paul demandait impérativement la destruction des
temples qui sont devenus les basiliques italiennes, le brisement des idoles, ces
statues qui ont conservé dans le monde l’idée d’un art désintéressé et purement
humain ; la littérature profane eût été annihilée comme le reste ; la propagation de
l’Évangile eût été la propagation de la barbarie et, pour tout dire, la croix aurait
été un fléau aussi affreux et aussi destructeur que le croissant ; les deux filles de
la Bible auraient couvert le monde de ruines, de troupeaux et de tentes en poil de
chameau. C’était le métier de saint Paul de tisser des tentes : jamais métier ne
symbolisa mieux le caractère d’un homme. Le premier soin des chrétiens qui voulurent
ramener la religion à sa candeur première fut l’iconoclastie la plus furieuse.
Zwingle, à Zurich, fit briser les verrières, rompre les statues, brûler les missels
enluminés. En entrant dans l’église de Tous-les-Saints, à Wittenberg, Carlostadt cria
le verset du Deutéronome : « Tu ne feras point d’images taillées ! »
,
signal de dévastation immédiatement compris de la plèbe qui suivait le triste
énergumène.
Je me souviens de n’avoir pu voir sans émotion ce que les calvinistes de Hollande ont fait de leurs cathédrales. Tous ceux qui sont entrés à Saint-Laurent de Rotterdam savent que le christianisme, dès qu’il prétend à retourner à la simplicité évangélique, se complaît, non dans l’austérité, mais dans la banalité : une salle de conférences à vitres et à gradins, voilà ce que les Barbares prétendaient faire de Notre-Dame de Chartres. L’idéal chrétien, en architecture, est tout pareil à l’idéal démocratique : c’est le groupe scolaire, et ni l’une ni l’autre de ces inspirations n’est capable de produire un bâtiment égal en beauté à la grange où, au xiiie siècle, les cisterciens de Lisseweghe serraient leurs moissons37. Il est d’ailleurs fréquent que les abbayes cisterciennes soient, au contraire, d’une nudité presque désolée. Saint Bernard, en réformant l’ordre de Cîteaux, qui est devenu la Trappe, n’eut aucunement l’intention de permettre le déploiement de grandioses architectures ; fidèle en cela au pur esprit évangélique, il réprouva le luxe et méprisa l’art, comme plus tard saint François d’Assise. Chaque fois que le christianisme, par les moines ou par les révolutionnaires, voulut s’astreindre à plus de conformité avec l’enseignement apostolique, il dut rejeter tout ce qu’il y avait de païen, de beau et, par conséquent, de sensuel dans la religion romaine. Il n’y a pas d’art chrétien ; les deux mots sont contradictoires, et voilà pourquoi, même en un livre presque de dévotion, si l’on parle de peinture, il faut prendre garde que même la « symbolique des tons » ne préserva pas l’Angelico d’être avant tout un peintre, un homme qui aime la couleur et les formes, un homme dont les yeux se réjouissent à la vue de la beauté.
IV §
L’art catholique, l’art du moyen âge fut-il, autant que le pense M. Huysmans, autant
qu’il a cru le découvrir, minutieusement subjugué par les règles, ou plutôt par les
usages de la symbolique ? Cela semble inadmissible. On concédera difficilement que Fra
Angelico n’employa pas de brun dans son Couronnement parce que cette couleur,
« composée de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu
divin »
, est satanique ; pas de violet, pas de gris, pas d’orangé : parce que
le violet dit le deuil ; le gris, la tiédeur ; l’orangé, le mensonge. L’abstention du
peintre trouverait sans doute des explications moins extraordinaires. Et si les nefs
de Bourges sont au nombre de cinq et celles d’Anvers au nombre de sept, est-ce
vraiment en l’honneur des Cinq Plaies ou en l’honneur des Sept Dons du Paraclet ? Que,
dans la disposition la plus ordinaire, trois nefs et un triple portail, il y ait une
allusion à la Trinité, c’est moins invraisemblable, quoique rien ne le certifie ; mais
que l’on ajoute des détails sur la symbolique du toit, des ardoises et des tuiles ;
qu’on nous affirme que, d’après Hugues de Saint-Victor, l’assemblage des pierres d’une
cathédrale signifie le mélange des laïques et des clercs, nous avons plutôt envie de
sourire que de nous compoindre, et, par surcroît, nous serons presque indignés que
l’on choisisse l’occasion d’une citation presque absurde pour écrire le nom du plus
original et du plus grand des mystiques du moyen âge38. En toute cette symbolique de la cathédrale, M. Huysmans ne fait qu’une
rapide allusion à la basilique, et passe. Cependant la cathédrale gothique, par
l’intermédiaire de l’art romain, est certainement née de la basilique, au moins de la
basilique syrienne, dont les plans furent très anciennement connus et imités en Gaule.
Si les cathédrales sont le développement des basiliques, monuments auxquels la
symbolique ne peut s’adapter, il s’ensuit que la symbolique est postérieure aux
églises ; qu’elle peut en donner une explication quelquefois curieuse, mais jamais
certaine. Il en est naturellement de même pour ce qu’on appelle le mobilier religieux,
dont l’origine est antérieure au christianisme. On aurait bien surpris les martyrs qui
refusaient d’encenser les idoles en leur disant que l’encensoir deviendrait un
instrument pieux. Peut-être que la signification symbolique départie à ces accessoires
du culte fut une sorte de baptême conféré à des objets depuis longtemps en usage dans
les cérémonies liturgiques des anciennes religions. On sait qu’une lampe brûlait
perpétuellement, dans certains temples, dans ceux de Minerve, d’Apollon, de Jupiter
Ammon ; et déjà l’huile devait être pure et tirée des seules olives. La lampe
éternelle était alors le symbole du feu ou du soleil ; elle ne parle pas plus
clairement aujourd’hui. Les prêtres d’Isis portaient la tonsure en couronne, comme les
plus anciens moines ; on distribuait du pain bénit au nom de Minerve, qui, comme
Diane, protégeait des confréries de jeunes filles, des Enfants de Marie. Il ne serait
pas sans intérêt d’étudier ces transpositions et cela vaudrait peut-être mieux que
d’accepter, sans les expliquer, les opinions de Méliton ou de Durand de Mende39.
L’origine païenne du symbolisme des catacombes est certaine ; c’est la mythologie qui fournit les éléments décoratifs aux tombeaux des premiers martyrs. Loin de tenter un art nouveau, les chrétiens acceptèrent celui qui était alors familier à tous et, sauf le type, d’ailleurs admirable, de l’Orante, ils n’inventèrent d’abord presque rien. Les Victoires, les Amours, la Méduse, Prométhée, les Dioscures, les Saisons, Icare, Silène, les Fleuves, Psyché et l’Amour, voilà des sujets que l’on rencontre fréquemment dans la décoration des catacombes. Avaient-ils pris pour les chrétiens un sens nouveau ? On ne le croit pas. Cependant la Vigne, funéraire chez les Romains, assume dans les catacombes, où elle est fréquente, un sens tout opposé ; elle représente la vie et le Christ, sans doute en conformité avec le chapitre XV de l’évangile selon saint Jean. Orphée eut de bonne heure une légende chrétienne ; saint Augustin lui donne, comme aux sibylles, la valeur d’un prophète ; dans les catacombes, il est préfiguratif du Christ, par sa douceur, le charme de sa voix et sa mort douloureuse. Il n’est jamais représenté avec Eurydice, mais seul et entouré d’animaux qui écoulent les sons de sa lyre. Voilà, prise sur le fait, la déformation chrétienne d’un symbole antérieur. Peu à peu, réduit à un seul agneau comme auditoire, Orphée s’identifia avec le Bon Pasteur, et de cette dernière figuration, il ne resta finalement, dans la symbolique chrétienne, que l’Agneau. On a cru que le Bon Pasteur était une transposition de l’Apollon Criophore, mais rien ne l’a encore prouvé, quoique cela soit possible. Ainsi, dans l’art catholique, l’idée vient du christianisme, et la figuration, du paganisme.
M. Huysmans l’analyse avec beaucoup de soin, cette symbolique du moyen âge, si
complexe et si curieuse ; mais qu’il s’agisse des bêtes ou des fleurs, des couleurs ou
des pierres précieuses, il ne s’inquiète jamais du motif initial, ni de la source la
plus ancienne ; il oppose sérieusement l’un à l’autre des compilateurs qui ont mal
copié un manuscrit, chacun selon son ignorance propre, donnant ainsi une sorte
d’importance pieuse à des opinions basées sur une inconnaissance absolue de la nature.
Ah ! que M. Huysmans est plus intéressant quand il conte, non ce qu’il a lu, mais ce
qu’il a vu, quand il qualifie d’après ses yeux et compare ensemble les trois
bas-reliefs, de Chartres, de Dijon et de Bourges, où sont figurées les joies et les
angoisses du Jugement dernier ! Quelle erreur d’avoir fait intervenir dans une œuvre
d’art et de mysticisme, comme la Cathédrale, la science facile des
lectures patientes ! Après tout ce qu’il a relevé dans les bestiaires et les
volucraires, dans l’éternel Physiologus du moyen âge, il reste bien
démontré que, hors des textes originaux, la symbolique des bêtes ou des plantes, qui
affola l’Église jusqu’au xvie siècle, apparaît telle
qu’un amas incohérent de créances inanes : « Pour lui (le pseudo-Hugues), le
vautour caractérise la paresse ; le milan, la rapacité ; le corbeau, les
détractions ; la chouette, l’hypocondrie ; le hibou, l’ignorance ; la pie, le
bavardage ; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom. »
Et l’on continue
ainsi, en assignant à chaque bête, à chaque plante, à chaque minéral, à chaque objet
créé par la main de l’homme, à chaque partie même du corps humain, la signification
d’une vertu, d’un vice, d’une vérité religieuse ou morale, d’un des articles de la
foi. On se trouva donc en possession d’une véritable langue hiéroglyphique apte à
figurer aux yeux des affirmations élémentaires. Le langage des fleurs encore
populaire, et dont ne manquent pas d’user les cœurs très simples, est le dernier
résidu de la vieille symbolique. Au xviie siècle, le
symbole fut détrôné par l’emblème, dans la morale religieuse ; par l’allégorie, dans
l’art. Jusqu’au xvie siècle, on demeura persuadé
« que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut
pas ce qu’il recouvre d’invisible »
; et le souci de l’art catholique fut de
faire parler la nature, de forcer le ciel et la terre à raconter la gloire de Dieu ou
à devenir les exemples et les conseillers de l’humanité. Yves de Chartres affirme que
la symbolique était enseignée au peuple ; du moins il est probable que par les
sermonnaires, qui en faisaient un usage constant, le peuple avait acquis certaines
notions de cette science confuse, contradictoire et illusoire. Les prédicateurs
expliquaient les vitraux, les fresques, les bas-reliefs ; mais chacun à sa manière,
car on n’était d’accord que sur un très petit nombre de sujets. Saint Bernard,
évangéliste sévère, réprouvait les ornementations symboliques, dont les églises et les
cloîtres étaient historiés ; il ne voulait pas admettre ce langage, qui souvent
s’arrêtait aux yeux, sans pénétrer jusqu’au cœur. Il y a dans ses lettres, à ce
propos, un passage très curieux :
Que signifient cette ridicule monstruosité, cette élégance merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières ou les distraire dans leurs lectures ? Que nous veulent ces singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui soufflent dans leurs cors ? Ici, ce sont des corps multiples à tête unique ; là, plusieurs têtes sur un seul corps. C’est un quadrupède ayant une queue de serpent, ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal dont une moitié représente un cheval et l’autre moitié une chèvre ; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en un corps de cheval. Enfin, c’est partout une telle variété de formes qu’il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans les parchemins, et que l’on passe plus volontiers les journées à admirer tant de beaux chefs d’œuvre qu’à étudier et à méditer la loi divine40.
On a reconnu dans cette description quelques-uns des dubia animalia si consciencieusement décrits dans les
bestiaires et figurés dans les cathédrales, le Tragelaphus, le Gryphe, l’Ixus, le
Myrmécoléon, le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les
Onocentaures, la Licorne. D’accord, non plus avec la tradition et avec Samuel Bochart
(dans son Hierozoicon ou Faune Sacrée), mais avec l’interprétation
rationaliste, M. Huysmans identifie ces monstres, la plupart mentionnés par la Bible,
avec les vulgaires fauves de l’Orient. Croyons fermement aux Gryphes et aux Lamies ;
c’est plus amusant et peut-être plus sûr. Croyons à la Gorgone de saint Épiphane, le
plus ancien des pasteurs de chimères sacrées : « la Gorgone ressemble à une
belle femme ; ses cheveux blonds se terminent en tête de serpents. Toute sa personne
est pleine de charme, mais la vue de sa figure donne la mort. Au temps de sa fureur,
d’une voix harmonieuse, elle appelle à elle le lion, le dragon, les autres animaux ;
pas un ne se rend à son appel. Enfin, elle invite l’homme. Celui-ci s’engage à
s’approcher d’elle, si elle veut bien cacher sa tête ; elle le fait : on en profite
pour la prendre. Avec elle on tue les lions et les dragons. Alexandre avait avec lui
la Gorgone Scylla41… »
. Elle est le symbole du péché et de la tentation.
Il ne parut pas suffisant aux exégètes trop pieux du moyen âge d’interpréter
symboliquement la nature entière et quelques merveilles apocryphes ; on soumit à ce
traitement la mythologie gréco-latine. C’était fort édifiant et un poème tel que celui
de Philippe de Vitry (xive)42, Roman des Fables Ovide le Grand, eut sans
doute un certain succès. Philippe a au moins le mérite de l’invention ; il est
original à sa manière ; nous sommes surpris que M. Huysmans n’ait pas donné un aperçu
de ses imaginations, bien faites cependant pour « désinfecter le latin du
paganisme, qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux bouc et de
rose43. »
. Aspergées d’eau bénite, les Métamorphoses d’Ovide deviennent
innocentes, et réconfortantes pour les âmes inquiètes ; c’est une nouvelle Bible
offerte à notre ferveur. Voici le tableau rectifié de Diane et Actéon : Diane
symbolise la Sainte Trinité ; le Cerf, Jésus-Christ ; Actéon, Jésus-Christ incarné ;
et les Chiens, les Juifs. Dans l’anecdote d’Apollon chez Admète, Apollon est encore le
Christ ; Mercure représente les Docteurs ; les troupeaux, les Chrétiens ; la houlette,
la crosse épiscopale ; la lyre à sept cordes signifie à la fois les sept articles du
Credo, les sept sacrements et les sept vertus. L’épisode d’Aristée est interprété
ainsi : Jésus-Christ est le taureau et les apôtres sont les abeilles. Biblis,
amoureuse de son frère, puis changée en fontaine, c’est la Sapience divine ; Cadmus,
le frère qui la rebute, c’est encore le peuple Juif. La Gentilité est dite par
Pallas ; l’Église, par Phèdre et par Atalante ; Satan, par le serpent Python et par
Vulcain ; la Judée, par Céphale et par Callisto.
Plus anciennement, on avait retrouvé les douze Apôtres dans les douze signes du Zodiaque ; mais cette opinion fut combattue et chaque signe fut plié à figurer : le Scorpion, Satan ; le Sagittaire, Jésus-Christ triomphant ; le Capricorne, le Pénitent ; le Lion, le Méchant ; le Cancer, l’Hérésie ; le Taureau, le Sacrifice divin. La présence d’un signe appelé « Virgo », dans une nomenclature aussi ancienne, servit longtemps d’argument apologétique, ainsi que certains vers de Virgile et la littérature, complètement apocryphe, des sibylles.
M. Huysmans cite une symbolique du corps humain, d’après Méliton44 ; elle n’est pas très curieuse ; en voici une autre, tirée du Livre de la Discipline de l’Amour divine (1519) :
Moult noble et digne est la créature humaine, laquelle, selon l’âme, est image et semblance de toutes créatures. Le chef rond et clos par dessus, où sont les sens corporels figure le ciel ; et les yeux représentent le soleil et la lune et les autres sens les étoiles. Et comme est le monde gouverné par et selon les sept planètes du ciel, aussi il y a au chef humain sept trous, entrées et issues, pour gouverner le corps sensiblement : deux ès yeux, deux aux oreilles, deux au nez et un à la bouche, par lesquelles l’âme fait ses opérations corporelles et spirituelles. Des quatre éléments, appert plus la clarté du feu ès yeux, l’air en la poitrine, l’eau au ventre et la terre ès jambes. Les os du corps humain sont représentation et figure des créatures qui ont être et non vie ni sens, comme pierres et métaux. Les ongles des pieds et des mains, et les cheveux qui croissent et décroissent insensiblement signifient les créatures qui ont être et vie végétative, lesquelles sont insensibles comme plantes et herbes. Le corps humain est figure et représentation du grand monde, et il est image et expresse semblance de Dieu créateur et de toute créature.
L’époque de l’agonie du symbolisme fut aussi celle de sa plus curieuse démence ; je veux donner encore, car il est bon de connaître comment finissent les modes les plus longues et les coutumes les plus caractéristiques, un aperçu du Quadragésimal spirituel, imprimé en 1520 ;
c’est un livre qui, sans doute, fut édifiant : La salade qu’on mange en carême, à l’entrée de table, c’est la parole de Dieu, qui doit nous donner appétit et courage. L’huile de douceur et le vinaigre d’aigreur, qu’on met par parties égales dans la salade, sont l’image de la miséricorde et de la justice divines. Les fèves frites représentent la confession. Il faut, pour bien cuire, que les fèves trempent dans l’eau ; il faut que le pénitent se trempe dans l’eau de méditation. Les pois, qui ne cuisent bien que dans l’eau de rivière, sont l’emblème de la pénitence, qui doit être accompagnée de la contrition véritable. La purée, qui pare bien les dîners de carême et qui se passe sur l’étamine, c’est l’image de la résolution de s’abstenir de péché. La lamproie, poisson excellent et d’un prix élevé, c’est la rémission des péchés ; il faut le payer en rendant tout ce qu’on retient injustement, en ôtant toute rancune du coffre du cœur.
… Sinon vous ne mangerez cette lamproye dignement avec son sang, duquel est faite la bonne sauce, c’est à sçavoir le mérite de la passion… Par le safran qui doit estre mis en tous potages, sauces et viandes quadragésimales, s’entend la joie de paradis, laquelle nous devons penser en toutes nos opérations, odorer et assortir. Sans le safran nous n’aurons jamais bonne purée, bons pois passés, ni bonne sauce ; pareillement, sans penser aux joies de paradis, ne pouvons avoir bons potages spirituels.
Ce morceau aurait trouvé tout naturellement sa place parmi les propos de table et les allusions culinaires dont M. Huysmans n’a pas dédaigné de larder sa Cathédrale, et il vaut bien la recette, d’ailleurs favorable, du pissenlit aux lardons45.
En somme, la symbolique, au cours de ces longues, un peu trop longues pages, est
traitée d’une façon satisfaisante et avec une érudition bien faite pour éblouir le
lecteur dévot aussi bien que l’indifférent. Le dévot ecclésiastique sera même flatté
de quelques erreurs d’un autre ordre, sur les vierges noires, sur l’apostolicité de
l’Église des Gaules, sur saint Denys l’Aréopagite, toutes questions autour desquelles
le clergé dispute avec âpreté et que M. Huysmans résout dans le sens qui sera le plus
agréable aux curés archéologues. Il est entendu que les vierges noires, telle que de
Chartres ou du Puy, sont d’origine druidique : « Bien avant que la fille de
Joachim fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre
crypte, un autel à la Vierge qui devait enfanter, Virgini parituræ.Ils ont eu, par une sorte de grâce,
l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache… »
Il n’y a pas à
insister. Les vierges noires sont d’origine orientale et aucune n’est signalée en
France avant le xiie siècle. Elle est bien curieuse,
cette littérature des préfigurations ! On est allé chercher jusqu’en Chine le
pressentiment de la Vierge Mère et l’on a trouvé que la vierge Kiang-Yuen conçut son
fils Heou-Tsi miraculeusement, par la lueur d’un éclair ! La mère de Yao fut fécondée
par la clarté d’une étoile ; celle de Yu, par la vertu d’une perle qui tomba dans son
sein46 ! Qui doutera, après cela,
de l’innocente piété des Druides ? La seconde des erreurs, tout ecclésiastiques, que
l’on a soufflées à l’auteur de la Cathédrale, est la prétention de
faire remonter aux disciples immédiats des Apôtres, sinon aux Apôtres eux-mêmes,
l’évangélisation des Gaules et la construction des anciennes églises d’où sont nés les
monuments définitifs érigés dans le moyen âge. La vérité est que, si l’on excepte Lyon
qui eut une église vers l’an 198, il n’y avait encore, au milieu du iiie siècle, aucune trace sérieuse de christianisme dans les
Gaules ; en réalité, l’évangélisation des Gaules date de saint Martin, au ive siècle. La troisième erreur de ce genre est la plus
curieuse, la plus absurde et la plus tenace ; c’est celle qui fait d’un grec nommé
Denys, converti par saint Paul, à la fois l’auteur d’une série d’admirables ouvrages
mystiques, le premier évêque d’Athènes et le premier évêque de Paris. Ce personnage
mythique assume ainsi sur lui seul la vie de trois Denys bien distincts : l’évêque
d’Athènes, Denys l’Aréopagite ; saint Denys, martyrisé à Paris à la fin du iiie siècle ; enfin, un écrivain grec du vie siècle qui écrivit des livres de théologie mystique et les publia
frauduleusement sous le nom de Denys l’Aréopagite. Cette question était résolue dès le
xviie siècle, mais la piété veut des miracles. Or
quel plus étonnant miracle qu’un contemporain de saint Paul dissertant de la
hiérarchie ecclésiastique et des diverses sortes de moines ?
V §
Tout cela, sans doute, n’a pas grande importance parmi les feuillets d’un roman ;
mais cela prouve aussi qu’on ne s’improvise pas historien, comme d’autres pages de la Cathédrale prouvent qu’on n’apprend pas facilement la théologie,
mystique ou doctrinale. Ce qui, par exemple, semble à M. Huysmans primordial dans la
vie des saints, ce sont les visions, les hallucinations, les luttes contre le diable ;
il ignore que tout cet accessoire n’est jamais un motif de canonisation47 ; qu’on ne l’accepte que s’il vient en superfétation à une vie de
renoncement, de sacrifice et de charité ; que les accidents cérébraux, si fréquents
chez les saintes, ne le sont pas moins chez les hystériques ; ou bien, épris d’abord
du pittoresque et du singulier, il retient le diable comme l’indispensable metteur en
scène des féeries de la sainteté. Voulant conter quelques traits de l’histoire de
Christine de Stommeln (qu’il appelle, d’après quelque mauvais document, Christine de
Stumbèle), ce qu’il choisit, ce qui le touche et le frappe, c’est la série des farces
stercoraires qui troublèrent la vie de cette charmante fille et qu’elle attribuait à
Satan. « … Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursions nauséabondes
que le Démon tente et, subitement, les scènes se renouvellent. Ils sont, les uns et
les autres, inondés de fiente, et Christine, selon l’expression du religieux, en
demeure tout empâtée48… »
Ce religieux, Pierre de
Dace, qui était l’ami et le confident, mais non le confesseur de Christine, a, en
effet, noté une partie de sa vie et Renan nous l’a dite à son tour d’après les
Bollandistes, Quétif, Papenbroch et un biographe moderne49. C’était la fille de
paysans des environs de Cologne. Elle avait reçu quelque instruction, ne savait pas
écrire, mais lisait et comprenait assez facilement le latin. Liée dès son enfance à
Jésus, comme Catherine de Sienne, par un mariage mystique, elle fut très pieuse, très
douce et très douloureuse, « sponsa
dolorosa »
. C’est en 1267 que le jeune dominicain Pierre, né dans l’île
de Gothland, et étudiant monacal à Cologne, rencontra pour la première fois Christine.
Il avait pareillement des tendances à l’exaltation mystique : un très pur amour
joignit les cœurs de ces deux enfants et, une nuit de prière et d’exaltation, ils
célébrèrent leurs fiançailles spirituelles : « O
felix nox, dit plus tard Pierre de Dace, o dulcis et delectabilis nox in qua mihi primum est degustare datum quam sit
suavis Dominus ! »
Christine, véritable martyre de
l’hystérie, avait des hallucinations de tous les sens, où dominaient les impressions
répugnantes et tristes ; de plus, par dévotion, elle se lacérait le corps avec des
clous aigus ; elle était couverte de blessures ; son sang coulait : un jour elle donna
à Pierre un de ces clous sanglants « tout chaud encore de la chaleur de son
sein »
. Singulières amours ! Mais nous sommes au temps et au pays
d’Hildegarde, de Mechtilde et d’une autre Christine, aussi énervée, aussi languissante
d’amour et de douleur ; et nous sommes au pays de Catherine Emerich, la créature
miraculeuse. Il faut comprendre tous les états d’âme et connaître la diversité des
désirs. Lorsque, après une absence, Pierre revint à Stommeln, il trouva Christine plus
calme, simple, aimable, souriante, « pleine de grâce en ses
mouvements »
; elle souffrait moins et remplissait dans la maison aisée de
son père l’office d’une jeune fille accueillante et hospitalière, versant avant et
après le repas l’eau de l’aiguière sur les mains des convives. Pendant ce séjour de
Pierre à Stommeln, Christine devint le prétexte et le centre d’une petite académie
mystique ; quelques frères prêcheurs, l’instituteur de la paroisse, Géva, l’abbesse de
Sainte-Cécile, Gertrude la sœur, et Hilla, l’amie de Christine, la vieille Aléide, se
réunissaient pour lire et commenter Denys l’Aréopagite ou Richard de Saint-Victor.
Rien ne paraît médiocre en ce milieu ; la piété touche à la philosophie et la dévotion
s’élève au mysticisme. Pierre étant de nouveau parti pour la Gothie, il s’établit une
correspondance entre les deux fiancés ; elle est le témoin d’une amitié passionnée ;
Christine révèle à Pierre que Jésus lui a promis qu’ils seraient assis l’un près de
l’autre pendant toute l’éternité ; elle se répand en douceurs ; elle écrit
enfantinement : « Caro, cariori, carissimo frati — Christina sua
tota… »
Cette correspondance s’arrête à l’an 1282 ; Christine avait
40 ans. Ensuite on ne sait plus rien de Pierre, sinon qu’il mourut en 1288, prieur de
Witsby. Son amie, et c’était « ce qu’elle avait redouté comme le plus dur de
ses martyres »
, lui survécut ; elle ne mourut qu’en 1312, ayant recouvré
avec l’âge la paix physique et la paix spirituelle. Tel est, en abrégé, ce petit roman
d’amour pur, exemple du platonisme pieux qui séduisit tant d’âmes élégantes en des
siècles où les mœurs étaient grossières. C’est la grossièreté du siècle qui a séduit
M. Huysmans et non la grâce exceptionnelle de cette Christine, ou la douceur de son
ami Pierre : toutes les eaux lustrales de la pénitence n’ont pas encore lavé de son
vieux naturalisme l’auteur héroïque de la Cathédrale.
Peut-être aussi qu’après le Satan lubrique de l’occultisme et de l’hérésie il a voulu
esquisser le caractère du Satan orthodoxe, et qu’il l’a vu, comme le voyait le moyen
âge, sous la forme particulière d’un personnage immonde et facétieux. Satan fut le
« gracioso », le pitre des édifiants spectacles de jadis, le
bobèche malpropre qui, ayant fait rire la populace, finit par être culbuté et bafoué.
Dans les possessions, Satan et sa monnaie, les Diables, jouaient le rôle du principe
inconnu ; ils représentaient l’origine de toutes les maladies mystérieuses. On
prouvait l’existence et la ténacité des Diables par l’inguérissable pourriture des
trois éléments corruptibles, que le quatrième, le Feu, est impuissant à purifier. Et
comme tous les moyens humains échouaient, on eut recours à la magie. C’est très
ancien. De là les formules romaines de l’exorcisme, magnifiques obsécrations. Saint
Augustin parle des esprits mauvais comme aujourd’hui on parle des microbes :
« Ils abusent de notre chair, outragent notre corps, se mêlent à notre sang,
engendrent les maladies50. »
Ils résident spécialement dans les eaux, dont
la nocivité est ainsi expliquée, aussi clairement, en somme, par la liturgie que par
la science : il faut que les eaux soient bouillies ou stygmatisées du signe de la
rédemption, car les démons redoutent également le feu et la croix. En 1870, Pie IX,
affirmant que « les démons étaient fort nombreux, terribles et méchants, en ce
moment »
, concluait : « Invoquons, c’est la seule médication,
Jésus-Christ, lequel fut suspendu au gibet pour la purification de l’air, ut naturam purgaret. »
Voilà bien des commentaires et bien des petites critiques, d’érudition plus que de
littérature, sur un livre qui, d’ailleurs, les supportera volontiers. Il a des mérites
nombreux. Plus de la moitié de ces longues pages est un style parfois de bas-relief et
digne de la grande imagerie de pierre qu’il glorifie ; mais la partie moderne, de vie
et de dialogue, ne surgit que faiblement, demeurée en grisaille. Là, l’écriture est
parfois si faible que cela chagrine. On y trouve jusqu’à des phrases de prospectus de
bains de mer : « Lourdes bat son plein »
; sainte Thérèse y est
qualifiée ainsi : « l’inégalable abbesse »
, faute de goût et
qualificatif singulier chez un écrivain qui devrait, lui au moins, savoir que les
fonctions et les noms d’abbé et d’abbesse sont particuliers aux ordres monastiques qui
suivent la règle de saint Benoît, traditionnelle ou réformée. Enfin, la vaste mosaïque
a des taches et des trous et, en bien des endroits, les petits cubes de verre ont été
plaqués au hasard de la cueillaison.
Ce livre abondant est sec. Il est dénué d’humanité à un degré presque douloureux. Rien de doux, de fier, de pénétrant, pas un de ces mots qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l’on désire de participer à une croyance ou un rêve ; rien de religieux, non plus, si le sentiment religieux est autre chose que l’hyperdulie maniaque d’un chanoine de province ; rien de grand : la religion de Durtal oscille du rosaire à l’archéologie ; son amour pour la Vierge est sincère, mais il n’a pas trouvé les mots qu’il fallait dire pour forcer à l’exaltation les cœurs défiants. Je ne puis donc accepter la Cathédrale comme un véritable livre d’art catholique ; c’est plutôt le livre de la « religion d’art » ; mais alors, ne voulant tenir compte ni des erreurs, ni des lacunes, ni des défaillances, je l’accepterai très volontiers comme un beau livre.
II. Psychologie du Paganisme §
I §
Les apologistes protestants, pour mieux vitupérer le catholicisme, s’évertuèrent à
démontrer qu’il n’est rien de plus, ni de moins, que la perpétuité du paganisme. Et on
peut dire qu’ils y ont réussi, tant la haine a de persévérance et d’ingéniosité. Il
n’y a presque rien à reprendre en des ouvrages tels que celui de Pierre Mussard, brave
homme que Pierre Bayle, avec une excessive indulgence, qualifie d’homme fort illustré,
vir admodum illustris
; il était du
moins fort savant, comme en témoignent ses « Conformités des cérémonies modernes avec
les anciennes où l’on prouve par des autorités incontestables que les cérémonies de
l’Église romaine sont empruntées des payens51 ». Ce
livre du dévot pasteur est agréable et reste, complété par les diatribes de quelques
fanatiques plus récents, la meilleure preuve de l’antiquité et aussi de l’excellence
du catholicisme. Une religion, c’est un ensemble très complexe de pratiques
superstitieuses par lesquelles les hommes se rendent favorables les divinités. On ne
perfectionne pas de pareils systèmes ; il faut les accepter tels que les générations
les ont organisés, ou les nier rigoureusement. Les plus anciens sont les meilleurs ;
c’est une grande absurdité de vouloir rendre raisonnables les jeux des enfants et une
grande folie de vouloir épurer les religions. Les jeux surveillés par des maîtres
taquins n’en restent pas moins des jeux, quoique moins amusants ; les religions
réformées n’en restent pas moins des religions, mais dépouillées de toutes leurs
grâces puériles. Une croyance, quelle qu’elle soit, est une superstition. Croire en un
seul Dieu et le prier, si c’est un acte pieux, il est d’une piété plus large et plus
belle de croire en tous les dieux du Panthéon et de leur offrir à tous des fruits et
des agneaux. Pourquoi le seul Jupiter ou le seul Jéhovah ? Ont-ils donc démontré leur
existence objective mieux que les héros ou les saints ? En ôtant au christianisme le
culte des saints, les protestants lui ont ôté tout ce qui faisait sa vérité humaine.
Les vrais dieux, il faut peut-être qu’ils aient d’abord vécu ; leur choix sera alors
dicté au peuple par l’idée qu’il se fait de l’état divin, c’est-à-dire de l’état
héroïque. L’accord est plus facile avec des dieux qui furent des hommes ou qui, du
moins, font figure d’hommes, par leur corps, même perfectionné, par leurs passions,
leurs amours ; et presque toute la religion tourne autour de cet acte simple et moral,
le contrat.
On s’égaie beaucoup en ces années de la forme qu’a prise le culte, d’ailleurs très ancien, de saint Antoine de Padoue. Le fidèle promet à cette idole une offrande en échange d’un service : tel est le thème. Il est aussi vieux que les plus vieilles reliques de la superstition religieuse. Le dieu a différents besoins que son pouvoir ne suffit pas à lui procurer : il ne saurait, par exemple, se bâtir lui-même des temples, s’adresser des prières, se brûler de l’encens. C’est donc l’homme qui pourvoira à ces besoins de vanité ; et le contrat intervient. L’homme apportera sa pierre au temple et le dieu donnera à l’homme les biens terrestres qu’il ne peut atteindre par sa seule industrie. C’est au dieu de juger si le marché lui convient. Il lui convient assez souvent pour que l’homme soit confirmé dans sa croyance. La religion n’est tolérée par les hommes que pour son utilité pratique. C’est cette utilité qui démontre sa vérité.
« La vie était, pour les Phéniciens, dit M. Philippe Berger52, un contrat
perpétuel avec la divinité. »
Mais la vie de l’homme pieux ou du croyant a
toujours été un contrat tacite ou formulé, et le mystique lui-même n’échappe pas à
cette nécessité, ni même le quiétiste. Il n’y a pas d’amour qui ne désire l’amour et
qui ne l’exige au fond de soi : sainte Thérèse veut être aimée alors même qu’elle
sacrifie ses joies à sa passion. Dans le protestantisme, c’est la foi qui remplace les
œuvres en l’un des plateaux de la balance ; on fait avec Dieu le marché qu’il sauvera
l’âme qui croit en sa divinité. Cela n’est pas moins naïf, quoique plus audacieux
encore, que les contrats polythéistes, car vraiment on offre alors bien peu de chose,
en échange d’un bienfait, à la toute-puissante idole intellectuelle. La prière est
tout au moins l’amorce d’un contrat entre l’homme et Dieu. Si Dieu accorde la grâce
demandée, l’homme est tenu, sous peine de voir sa prière inexaucée à l’avenir, de se
conformer aux règles établies par les prêtres ; mais il y a un accommodement.
Dans le Journal inédit d’un pasteur calviniste, je relève souvent
ces cris : « Jésus, rappelle-toi tes promesses !… Tu m’as dit, en 1836, que tu
serais toujours avec moi… Ô Jésus, en 1836, dans cette galerie, seul, en prière, tu
me promis de me tenir par la main, de m’accompagner, de me soutenir jusqu’à la
mort… »
Il cite à son Dieu les dates où cette promesse a été tenue : le 23
novembre 1837, chez Mme de N***, à Wahern en 1840, à Genève, en 1842, etc. ; et il dit
très franchement à son divin contractant : « Tu as tenu ta parole depuis
trente-quatre ans, je n’en pourrais dire autant, sans doute, je suis un pécheur,
mais je compte sur ta bonté. »
C’est l’appel à la bonté des dieux qui fait
l’originalité de ces sortes de contrats. Il faut bien que les hommes, s’ils ont la
notion abstraite de la bonté, la situent quelque part ; cela ne peut être en
eux-mêmes, lâches, cruels et parjures : Dieu est fait de ce qu’il y a de moins humain
dans l’homme.
Le contrat est l’essence des religions. Il s’applique à toutes indifféremment et les explique toutes. Un bon traité du contrat religieux serait un livre indispensable pour l’étude de la psychologie humaine, en même temps qu’il fonderait l’histoire scientifique de la religion, qui est encore à peine pressentie.
La religion romaine était donc basée sur le contrat ; quand elle s’agrégea le christianisme, secte moraliste sans avenir populaire, elle consentit à quelques modifications scripturaires dans le libellé des formules. Le
MERCURIO ET MINERVÆ
DIIS TVTELARIB.
est devenu, dans la suite des temps,
MARIA ET FRANCISCE
TVTELARES MEI
et c’est un des changements les plus importants qui aient signalé le passage du paganisme au catholicisme. On s’est amusé à rédiger les fastes du christianisme d’après les œuvres oratoires et de parade des théologiens : et ainsi on a obtenu l’histoire de l’évolution de l’idée religieuse dans les cerveaux, relativement supérieurs, des maîtres du peuple ; mais l’histoire de la religion populaire serait bien différente, et c’est la seule qui compte, puisque la religion est un besoin enfantin, puisque les créances religieuses des maîtres du peuple ont finalement abouti au scepticisme cartésien. Si l’on entreprenait une véritable histoire du catholicisme romain, d’abord on ne tiendrait nul compte de la réforme, qui n’est qu’un arrêt de développement ou une régression ; le protestantisme trouverait place dans l’histoire de la philosophie, où il forme le parti réactionnaire, bien plus que dans l’histoire de la religion dont il a déformé les vrais principes ; cette question écartée, on remonterait aux plus anciennes religions connues dont le romanisme peut réclamer l’héritage, jusqu’aux Phéniciens, jusqu’aux Égyptiens et, çà et là, très loin, jusqu’au cœur des plus vieilles superstitions asiatiques. En suivant les métamorphoses des croyances, on devrait parler de Jésus, sans doute, mais pas plus que de Bacchus, d’Isis ou de Mithra : il y a autant que de christianisme, du bacchisme, de l’isiacisme et du mithriacisme dans le catholicisme populaire, tout cela greffé ingénument sur l’arbre aux nobles branches du vieux Panthéon romain. Comme nous avons reçu la langue, nous avons reçu la religion du Latium ; c’est au-delà de l’Empire romain, et seulement au-delà, que le Christianisme juif a pu s’établir et vivre. Les pays aujourd’hui protestants ont toujours été chrétiens ; les pays aujourd’hui catholiques ont toujours été romains ou gréco-romains ; un atlas historique rend très sensible cette vérité méconnue.
II §
Au temps de Tibère, on pouvait encore inventer une morale, on ne pouvait plus inventer une religion. Celles qui existaient, en Occident ou en Orient, dépassaient en beauté et en richesse toutes les imaginations qui pouvaient fermenter dans la tête d’un prophète juif ou d’un romancier gréco-latin. Ni Jésus ne fonda une religion, ni Philostrate. Mithra venait d’Orient avec un dogme complet. Bacchus et Isis attiraient à eux, avec d’immenses troupes de croyants, toutes les superstitions éparses sur des terres ravagées et durement labourées. Il y a un mollusque qui ne peut devenir un coquillage qu’en s’attribuant une carapace abandonnée ; le christianisme devint une religion en s’introduisant dans le paganisme mythologique, dont la vieillesse avait affaibli les organes intérieurs. Un apôtre, vêtu, comme un philosophe, d’une robe de hasard et tous ses poils flottant comme sous un vent prophétique, entrait dans un temple et rebaptisait le dieu séculaire. Mars devenait Martine, sans que le peuple, habitué aux nouveautés religieuses, manifestât un grand étonnement. Tant de statues surabondantes gisaient dans les villas dévastées par les guerres ; on érigeait la femme sur le socle d’où le dieu tombait, ayant trop vécu ; une inscription nous assure de la métamorphose ingénue :
Martirii gestans virgo Martina coronam
Ejecto hinc Martis numine templa tenet.
La guerre est entre les dieux, mais non entre les religions ; il n’y a qu’une religion, elle se rajeunit.
Parfois des apôtres plus instruits de l’évangile ordonnaient la destruction des
temples, l’anéantissement des dieux, mais le peuple alors se révoltait et la religion
ancienne se perpétuait dans les forêts, dans les grottes. Plus tard, ces brutalités
évangéliques engendrèrent la sorcellerie, un culte secret devenant nécessairement
orgiaque et malfaisant. À Paris, de nos jours, quand la religion baisse, la somnambule
gagne ; la libre-pensée, pour le peuple, c’est le tarot et le marc de café. On déplace
la superstition, on ne la détruit pas. En ses instructions au moine Augustin, Grégoire
le Grand se prononce fermement contre toute démolition inutile : « Ne pas
renverser les temples, mais seulement les idoles ; si les temples sont solides, les
utiliser. »
Quelle leçon pour les faux idéalistes que l’esprit pratique d’un
pape qui sait ce que coûte la maçonnerie et qui sait aussi que le peuple, heureux
qu’on lui embellisse ses églises, ne souffre pas volontiers les démolisseurs. Grégoire
cependant contredisait Dieu qui a dit : « Détruisez, démolissez, brisez,
brûlez, ravagez ; pulvérisez les statues, rasez les temples ; le fer, le feu et le
sang53 ! »
Mais, pape romain, il est nécessairement supérieur à un dieu barbare. Il est civilisé.
C’est pour avoir pris à la lettre les commandements de cette idole asiatique que les
tristes protestants allumèrent tant d’incendies en France et en Allemagne. L’auteur
des Conformités les loue de leur rage destructrice et il n’a à sa
disposition que trop de textes de pères de l’Église pour corroborer son fanatisme.
Le peuple n’est pas destructeur. Il n’en a pas les moyens, pas plus qu’il n’a ceux de construire ; son rôle est de conserver, et il s’en est acquitté au cours des siècles avec un zèle admirable, malgré ses prêtres. On pourrait reconstituer la vieille religion romaine avec ce que la piété populaire d’aujourd’hui en a conservé.
Dans une précédente étude54, on a donné quelques exemples de la continuité religieuse.
En voici d’autres, qui ne sont pas sans intérêt. S’ils sont offerts sans coordination rigoureuse, c’est qu’il ne s’agit ici que de notes introductives et d’un appel aux érudits plutôt que d’un travail d’érudition.
Les Romains vénéraient Spiniensis, qui protégeait leurs champs contre les épines, les chardons, toutes les mauvaises herbes aiguës, néfastes aux troupeaux55 ; nous avons, pour le même office, N.-D. du Chardon, N.-D. de l’Épine que les paysans saluent en revenant du labour et que les femmes, le dimanche, parfument de bouquets. Spiniensis est champêtre ; il est vicinal. Les voyageurs mal renseignés lui demandent leur chemin et qu’il écarte les voleurs. Mais c’est à Trivia et à ses obscurs auxiliaires que reviennent légitimement ces soins particuliers. On trouvait leurs images encastrées dans les troncs vénérables des vieux chênes, à peu près semblables à ces vierges dolentes que l’écorce ravivée enserre dans une gaine vivante. Les dieux vicinaux, dii semitales, accueillent les prières des voyageurs et agréent les ex-voto du retour. On pend aux branches de l’arbre le bâton, les sandales, ou la bourse (vide) qu’ils ont préservée des bandits. Avant de partir, on avait puisé à la source voisine un vase d’eau bénite (lustrale) dont on s’aspergeait pieusement ; et le voyage accompli, c’était encore la même cérémonie. Ce que l’on avait promis à l’idole, elle l’exigeait. Le vœu était sacré : solvere vota, payer le prix convenu au contrat. Si ce prix, comme encore aujourd’hui, allait aux prêtres, parasites de ces asiles, cela semblait juste ; avec l’argent des vœux, les prêtres, du moins, entretiennent la fraîcheur des idoles et les nourrissent de prières et d’encens. Mais on retrouve enfouis par la piété sacerdotale des trésors sacrés. Le prêtre est trop crédule pour n’être qu’un exploiteur ; il craint son dieu autant qu’il se fait, lui, craindre du fidèle.
Les parapets des anciens ponts étaient sommés au-dessus de chaque pilier, ou vers le
milieu seulement, de la statue du protecteur, très souvent une vierge. Ammien
Marcellin décrit ces images en un latin si vert et si vivant qu’on croit lire une
langue moderne56 : « Quales in commarginandis pontibus effigiati dolantur incomte in hominum
figuras. »
Les ponts d’aujourd’hui s’ornent de telles figures, mais
ridicules, même si elles étaient très belles, parce qu’elles n’ont plus de
signification. L’art est obligé d’être utile, quand il veut être populaire. Les gens
s’arrêtaient un instant devant ces simulacres ou les saluaient en passant, ainsi que
font encore les paysans qui rencontrent un calvaire ou une Vierge. « Comme
presque toujours les voyageurs pieux, dit Apulée, au début de ses Florides, s’ils rencontrent sur leur route quelque bois sacré ou quelque
lieu saint, se mettent en prières, déposent un ex-voto, s’arrêtent un
instant… »
, et parmi les motifs de ces sanctuaires il cite le truncus dolamine effigiatus
et l’autel
champêtre enguirlandé que rappellent singulièrement les grossières bonnes vierges
noires parmi les fleurs fraîches. C’est à la Diane des chemins, à Trivia, que Marie a
succédé le plus souvent ; et on se demande si la vieille idole fut partout renversée,
si tout l’effort contre la superstition du peuple aboutit à plus qu’un changement de
nom ? Mais si le nom fut changé les attributs demeurèrent et les surnoms et les
offices ; Diana servatrix devient tout naturellement Notre-Dame de
Bon-Secours, ou de Recouvrance, et Diana redux c’est N.-D. des
Flots, celle qui assure contre le péril des longs voyages.
Parmi les autres dieux vicinaux, l’un des plus aimés était Silvanus. Les inscriptions en son honneur sont fort nombreuses. On le qualifiait volontiers de sanctus et il était le maître des Lares :
SILVANO
SANCTO. SACRO
LARUM. CÆSARI
C’était un saint tout fait. Il passa directement sur les autels chrétiens sous ce nom de saint Silvain que lui donnait déjà la piété populaire. Mais Priape, trop compromis, dut changer de nom ; il prit celui de Sanctus Vitus, afin que les chrétiennes pussent invoquer sans rougir le dieu pour qui les femmes eurent toujours une particulière dévotion. Ainsi, en quelques siècles, la religion de la virginité et de la pudeur en était arrivée, sous la pression du peuple, à tolérer sur ses autels le maître des luxures, exemple amusant de la puissance naturelle de la vie ! Mais il ne faut pas s’y méprendre ; canonisé, Priape devint fort décent et enfin matrimonial. Il ne dénoue plus l’aiguillette qu’au profit de la fécondité ; le démon travaille à peupler le paradis et à donner aux anges des frères57.
Chaque maladie a son guérisseur et chaque métier a son protecteur. Arnobe et S. Augustin raillent l’humilité de ces dieux qui consentent à de si bas offices ; ils ne railleraient plus, apologistes du présent siècle. Ce qu’ils ont haï règne, au nom même et sous l’égide du Dieu qui inspirait leur satire.
Dieux guérisseurs | Saints guérisseurs | |
Priape | Stérilité | S. Vitus, devenu S. Gui, S. Guignolet |
Impuissance | S. Paterne | |
Strenus | Faiblesse | S. Fort |
Apollon | Peste | S. Roch |
S. Sébastien | ||
Hercule | Épilepsie | S. Valentin |
Junon Lucine | Douleurs de l’enfantement | Ste Marguerite |
Vibillia fait retrouver leur chemin aux voyageurs égarés | S. Antoine de Padoue fait retrouver les objets perdus | |
Hippona, ou Epona | Maladies des cheveux | S. Georges |
S. Éloi |
Cette liste n’est qu’une amorce. On en continuerait longtemps le parallélisme, avec plus ou moins de précision. À Febris, qui éloignait la fièvre ; à Rubigus, qui préservait les blés de la rouille ; à Stercutius, qui donnait sa valeur au fumier ; à Orbona, qui protégeait les orphelins, on opposerait une magnifique liste d’analogues jeux de mots, car :
S. Bonaventure | guérit | du mal d’aventure. |
S. Léger | — | de l’embonpoint. |
S. Ouen | — | de la surdité. |
S. Claude | — | les éclopés. |
S. Cloud | — | des clous et boutons. |
S. Boniface | — | de la maigreur. |
S. Atourni | — | des étourdissements. |
Ste Claire, S. Clair, Ste Luce et Ste Flaminie de Clairmont | — | des maux d’yeux. |
S. Genou | — | de la goutte. |
Dans le symbolisme58, saint Georges et son dragon figurent Hercule et l’Hydre ; Apollon porte-lyre revit en sainte Cécile, en saint Genest ; Bacchus, en S. Vincent ; Vulcain, en S. Eloi ; Mithra, en N.-D. des Sept Douleurs ; Jupiter Ammon, dans le Moyse cornu. Comme Diane protégeait Éphèse ; Minerve, Athènes ; Vénus, Chypre ; Sainte Éligie protège Anvers ; S. Marc, Venise ; S. Wenceslas, la Bohême. Même race, même psychologie, même religion ; cela est invincible. Au temps de la ferveur républicaine, on offrit des bouquets à la Marianne de la place de la République ; pour exister dans l’âme du peuple, elle avait dû se diviniser.
Beaucoup de sanctuaires romains sont d’anciens temples païens qui, dans leurs noms nouveaux, laissent lire leur généalogie59 :
Temples | Églises |
Jupiter Feretrius | In Ara Cœli. |
La Bonne Déesse | Ste-Marie Aventine. |
Apollon Capitolin | Ste-Marie du Capitole. |
Isis (au cirque de Flaminius) | Santa Maria in Equirio. |
Minerve | Ste-Marie sur la Minerve. |
Vesta | N.-D. du Soleil. |
Romulus et Remus | S. Côme et S. Damien. |
Les chaires en marbre de certaines églises de Rome sont des baignoires qui viennent
de Dioclétien ; dans la cathédrale de Naples, les fonts baptismaux ne sont autre chose
qu’une ancienne cuve de basalte ornée de très beaux bas-reliefs où se lit l’histoire
de Bacchus60. Près de Monteleone, une Ariane mutilée, dressée près d’une
fontaine, est vénérée sous le vocable de Santa
Venere61 ; les femmes invoquent son secours en de « certaines
circonstances »
que le révérend n’ose préciser, mais qui doivent être à la
fois la stérilité et les peines de cœur. Dans le voisinage il y a un havre appelé
Porto Santa Venere. La plus ancienne église bâtie à Naples remplaça un temple dédié à
Artémis ; c’est la Madone qui assuma toute la dévotion antique ; comme à Pausilippe,
où elle succéda à Vénus Euplua, nom qui correspond exactement à N.-D. des Flots.
Divinisé par Adrien pour qui il était mort, Antinous fut gratifié à Naples d’un temple devenu populaire ; S. Jean-Baptiste, mort aussi pour son maître, a pris la place du favori de l’empereur. Ce seul exemple suffirait à prouver à quel point l’idée religieuse et l’idée morale sont des conceptions opposées ; elles sont souvent contradictoires. Le temple d’Auguste à Terracine est devenu avec une délicieuse facilité l’église S. Césarée. À Marsala, l’auteur de l’Apocalypse, prédestiné à ce rôle, rend les oracles au fond de l’antre d’une ancienne sibylle, et vraiment ici la naïveté confine à l’épigramme. À Monte Gargano, c’est S. Michel
qui s’est substitué à Calchas dans le même office. Le Mont Cassin jadis fréquenté par Apollon Python sert maintenant de retraite à S. Martin, autre tueur de monstres. À Meta, une Vierge guérisseuse continue au peuple les soins qu’il recevait jadis de Minerva Medica. En général, comme l’a démontré M. Marignan62, les pèlerinages aux tombeaux des saints sont la continuation directe des pratiques du culte d’Esculape ; mais par la force du principe d’utilité, sans lequel aucune religion ne peut vivre, bien d’autres dieux qu’Esculape furent guérisseurs et, d’autre part, c’est la Vierge Marie qui, très fréquemment, a succédé à ces divinités bienveillantes : ainsi encore à Cos, où le peuple a retrouvé avec joie en une N.-D. du Perpétuel-Secours, la pitié des Asclépiades63.
Il y avait, au sommet du mont Vergine, près de Naples, un sanctuaire célèbre de la Bonne Déesse ; c’est encore la Vierge qui reçoit les cinquante mille pèlerins qui gravissent tous les ans à la Pentecôte la colline sacrée.
Sur le golfe de Tarente, il y avait dans les pays anciens un temple dédié à Héra, célèbre parmi toute la colonie grecque qui y venait en pèlerinage, s’y répandait en processions. Sous les Romains, Héro devint Juno Lucina et au ve siècle l’évêque Lucifer transforma Junon en Marie. Les Sarrasins abolirent ce que les chrétiens avaient respecté. Mais Aphrodite règne encore au mont Eryx, toujours plein de colombes, toujours sacrées ; elle a pris un nom de madone, il est vrai ; les déesses elles-mêmes doivent pour rester femmes et belles, se plier à la mode.
On a donné tous ces détails pour fixer les idées et pour faire réfléchir. Ils valent
bien une dissertation méthodique. Comme il s’agit d’insinuer et non de prouver,
besogne inférieure, on n’a pas le dessein d’insister ni conférer les cérémoniaux, les
mœurs, les usages, ni de rappeler par exemple que la coutume d’injurier les saints est
une tradition païenne, et qu’on honorait ainsi Déméter et, à Rhodes, Héraclès, et que
le cardinal Bellarmin64 constate que de son temps les fidèles ne craignaient
pas de conspuer la Sainte Vierge, et blasphemando
meretricem appellare non timent
. Les parallèles se gâtent quand on
multiplie les détails et les points de comparaison. Cela donne au scepticisme le temps
de se retourner et de préparer ses arguments.
Comme les langues, les religions se sont systématisées et localisées, selon une logique que la science peut analyser, mais qu’elle ne peut ni réformer, ni diriger.
Tout pays où le christianisme s’est enté sur la barbarie a une tendance au protestantisme ;
Tout pays où le christianisme s’est enté sur le romanisme a une tendance au catholicisme.
Là l’évangile n’a pas trouvé de contrepoids dans une civilisation antérieure ; ici, il a été résorbé par une civilisation puissante.
Que l’on consulte une carte d’Europe. Cette théorie n’y est contredite que par l’existence de quelques îlots ; mais nul doute que les histoires particulières ne les fassent rentrer dans l’explication générale.
On comprendrait de même la séparation de l’Orient en catholicisme grec et en religion orthodoxe, celle-ci n’étant tout au fond qu’un protestantisme sectaire toujours bouillonnant, toujours prêt à enfoncer la porte de l’autorité.
Le catholicisme grec s’est propagé en pays de domination romaine ou byzantine ; la religion orthodoxe s’est implantée chez des barbares.
La France, qui n’est pas une terre latine, est une terre romanisée ; elle ne peut garder son originalité qu’en demeurant catholique, c’est-à-dire païenne et romaine, c’est-à-dire antiprotestante. Mais elle ne peut pas plus devenir protestante qu’elle ne peut devenir anglaise ou turque. C’est là un état de fait invincible et ironique contre lequel se buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l’éclat d’un paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie.
Si on néglige les formes passagères et locales, on peut dire qu’il n’y a jamais eu qu’une religion, la religion populaire, éternelle et immuable comme le sentiment humain lui-même. Ce qui s’est modifié, c’est l’esprit religieux, c’est-à-dire la manière d’interpréter ou de nier les symboles ; mais ceci se passe en des têtes qui vraiment n’ont pas besoin de religion, puisqu’elles discutent. La vraie religion est matière à croyance et non à controverses. Elle est matière à expériences, mais non à démonstrations historiques ou philosophiques. Des pèlerins boiteux ont-ils, oui ou non, laissé leurs béquilles à Éphèse ou à Lourdes ? Voilà la question, qui n’en fut pas une pour les témoins oculaires. Toute idée de vérité doit être écartée des études religieuses, et même de vérité relative. Une religion est utile et elle vit ; inutile, et elle meurt. La vraie religion est une forme de la thérapeutique ; mais elle va plus loin et guérit des maux plus obscurs et avec des moyens plus naïfs que la médecine naturelle. Elle guérit même la vague inquiétude spirituelle des âmes simples ; et cela est très beau. Tous les moyens lui sont bons, soit ; mais ce qui est utile à un homme sans nuire aux autres hommes n’est jamais mauvais.
Railler la superstition religieuse ou la maudire, c’est avouer que l’on fait partie d’une secte, au moins secrète. À une certaine hauteur au-dessus des psychologies moyennes on regarde comme des faits du même ordre le Pater Noster et l’Oraison à Sainte Apolline contre le mal de dents. Dès qu’il y a croyance, il y a superstition. Il faut s’accommoder de cela et ne pas essayer de limiter l’absurde. Quand Luther, après avoir consulté les saintes écritures, déclare qu’il n’y a que trois sacrements, il parle en pauvre homme. Il compte les cailloux que le Petit Poucet avait dans sa poche et suppute s’ils étaient de granit ou de pierre meulière. La rose qui parle est-elle thé ou mousse ? C’est à des problèmes de cette importance que se rapportent toutes les batailles religieuses ; ou de quels joyaux était l’aigrette de la Huppe ?
Le catholicisme populaire a regagné dans le champ bariolé de la superstition tout le terrain qu’il avait cédé au rationalisme sous l’influence triste de la Réforme. Toute une mythologie fleurit sous nos yeux ; elle n’a pas reçu de la poésie le prestige des légendes grecques ; mais elle n’en est que meilleure pour la science, étant moins déformée. Il serait, je crois, plus sensé de l’étudier que d’en rire. Rit-on de l’absurdité des inexplicables travaux d’Hercule ? On a rédigé sur la genèse des dieux triples d’excellentes dissertations, mais sans prendre garde que depuis soixante ans, et moins, une et peut-être deux trinités nouvelles, enchevêtrées les unes dans les autres, étaient nées sous nos yeux, et cela à l’insu même de ceux qui les ont créées par le zèle inquiet de leur piété. De nouveaux saints, de nouveaux dieux, sont sortis de l’ombre sans qu’y aient pris garde ceux qui dissertent de l’origine des divinités. Et cependant le présent explique merveilleusement le passé ; ce qui n’est pas mystérieux aujourd’hui ne le fut pas jadis ; ce qui n’est qu’un fait élémentaire de psychologie ne fut pas davantage aux siècles antérieurs. On n’a encore jamais enseigné aux hommes à vivre dans le présent, d’ailleurs ils y répugnent. Les uns s’en vont vers le passé, où il y a du moins des lumières ; les autres se tournent, éternels ébahis, vers l’avenir, ce ciel ironique. Ayant établi ce qu’ils appellent les lois de l’histoire, et ce qui n’est, en somme, que la coordination logique de leurs désirs, des rêveurs ordonnent avec gravité le lendemain des jours qu’ils auront oublié de vivre. Comme s’il y avait un avenir ! Comme si le futur pouvait être perçu en tant que futur, comme si la vie se réalisait jamais en dehors du présent, de la minute même où la sensation nous avertit de notre existence !
On a fait des livres sur la religion et même sur l’irréligion de l’avenir. Ce sont des productions gaies. Vers les années où Cicéron prévoyait un avenir de science et de philosophie, de liberté intellectuelle, il naissait en Judée, parmi les copeaux d’une cabane, un paysan nommé Joseph. L’avenir n’est pas plus clair pour nous qu’il ne l’était pour Cicéron au temps qu’il se riait des Augures.
VI.
La Morale de l’Amour65 §
I §
Quelques médecins ont proposé très sérieusement, au nom de la science, au nom de la
vertu, au nom du bien social (car les idées vivent dorénavant dans la promiscuité la
plus triste), de considérer comme un délit tout acte sexuel perpétré en dehors du
mariage. C’est le désir de M. Ribbing66, entre autres, et le désir de
M. Féré, auteurs tous les deux de dissertations plutôt provocatrices. Les ouvrages de
ces éminents docteurs de l’amour ont remplacé dans les lectures secrètes les surannés
manuels des confesseurs et les piquantes dissertations in sexto qui
charmèrent tant de collégiens ; ils ont même chassé du tiroir, tel est le prestige de la
science ! les petits livres grivois qui firent la fortune et la réputation de la
Belgique. Et pourtant qu’ils sont médiocres, ces professeurs de sexualité, à peine moins
qu’un Meursius ! J’ai lu presque tous ces livres (oh ! que la chair est triste) et je
n’en ai pas rencontré un seul qui m’apprît quelque chose de nouveau, quelque chose
qu’ignorerait un homme qui a vécu et qui a regardé la vie des autres hommes. Il y a
quelques années, on poursuivit devant les tribunaux le travail d’un certain docteur
Moll, qui avait traité ce sujet galant, les « perversions de l’instinct
sexuel »
, et cela parut ridicule, car les plus fortes révélations du savant
homme étaient déjà dans Tardieu, et avant Tardieu dans Liguori, et avant Liguori dans
Martial et dans les Priapées, et ainsi de suite jusqu’au commencement du monde. Si, aux
derniers siècles, la littérature grave est peu abondante sur ces matières, réservées à
l’arrière-boutique des libraires voués à la place de Grève, c’est qu’on savait le latin
et que l’antiquité subvenait aux curiosités ; c’est aussi que la sodomie était tenue
pour un crime capital et que le saphisme, au contraire, semblait à nos ancêtres
indulgents le passe-temps naturel des filles sages. Au xviie siècle, il était avoué et entré dans la galanterie des précieuses. Il
faut la grossièreté provinciale de la Palatine pour injurier à ce propos la vertueuse
Maintenon. On appelait cela « un commerce innocent »
, et de tels jeux on
raillait la « joie imparfaite67 »
, et les « secrétaires des demoiselles » donnent pour ces petites
intrigues des modèles d’épîtres amoureuses. Notre civilisation, en devenant
démocratique, s’est mise à tout prendre au sérieux ; le monde fut guidé par des parvenus
intellectuels qui se prirent à trembler devant le catéchisme que les aristocraties de
jadis faisaient enseigner au peuple par leurs domestiques. C’est ainsi qu’il s’est formé
une morale sexuelle et qu’on est amené à traiter sérieusement, puisqu’il faut tenir
compte de l’opinion, des questions que l’humanité a depuis longtemps résolues à son
profit.
« La sobriété, dit La Rochefoucauld, est l’amour de la santé et l’impuissance de
manger beaucoup. »
La chasteté se définit par les mêmes mots, hormis
l’avant-dernier, auquel on substituera un terme moins honnête. Et on devrait peut-être
en rester là et s’amuser à varier à l’infini les nuances relatives d’une maxime
diététique qui aurait fondé une nouvelle philosophie, si les hommes savaient lire. Elle
s’adapte aux vertus qui ne sont que passives, et, renversée, à toutes les autres ; car
il y a un impératif physiologique et nous n’avons de moyen de lui résister que dans la
faiblesse des organes qu’il doit mettre en jeu pour se faire obéir. Cette faiblesse est
un signe de décadence organique ; l’impuissance de manger beaucoup peut aller jusqu’à
l’incapacité de se nourrir ; c’est la diète, c’est la continence. On s’imagine
généralement que les hommes chastes exercent sur leurs désirs une perpétuelle tyrannie ;
la continence du clergé est pour les femmes l’exemple d’un martyre incessant. Les femmes
se trompent ; non pas qu’elles estiment trop les plaisirs dont elles disposent ; mais,
et cela ne leur est pas particulier, elles prennent ici la cause pour l’effet ; elles
renversent les termes tels qu’ils se posent dans le thème d’une bonne logique.
L’homme qui, de son plein gré, se voue à la continence, c’est qu’il est glacé. Voilà la
vérité. Et la femme qui entre volontairement dans un couvent, elle affirme la nullité de
ses désirs charnels. Leur chasteté est un état physiologique et qui, en général, ne
comporte pas plus l’idée de vertu que, chez un vieillard, la frigidité. Il y a ou il n’y
a pas désir et, hors les cas où il n’est que morbide, le désir se résout en acte. Cela
est particulièrement impérieux dans la sexualité ; l’évacuation est fatale. M. Féré, qui
n’est pourtant mu par aucune idée religieuse, parle ici comme un bon vieux théologien :
« Pour l’individu continent, les pollutions nocturnes constituent une
sauvegarde contre la turbulence sexuelle68. »
Cela, c’est la
contrepartie de l’ostentation vertueuse ou de la vertu forcée ; la vertu physiologique,
celle qui est la conséquence légitime de la faiblesse des organes, s’épargne du moins de
telles « sauvegardes ». On n’agit décemment qu’en conformité avec sa propre nature ; les
gens qui veulent agir ou ne pas agir d’après les ordres d’une morale extérieure à leur
vérité personnelle finissent, Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus. Il
nous reste à nous demander si, quand on punira de la prison (ou, qui sait, de la mort,
car aux grands maux les grands remèdes) les actes sexuels extra conjugaux, il sera
permis de se complaire avec le succube. C’est une question que traitent très
sérieusement les casuistes, et quelques-uns sont indulgents aux plaisirs qui nous
viennent en songe.
La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la recherche des causes, en est arrivée, par impuissance de faire son devoir, à la période législatrice. L’amour libre engendre des maux évidents et que nul ne dénie : une loi contre l’amour ; l’alcool est néfaste : une loi contre l’alcool ; l’opium, l’éther nous menacent, ou peut-être le kif : une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas aussi contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains tempéraments ? Et pourquoi enfin l’hygiène ne serait-elle pas codifiée comme la morale ? Ne rationne-t-on point les animaux domestiques ? Parmi les paradoxes de Campanella, qui n’ont pas été dépassés, ni atteints, même par la science sexuelle, on trouve ceci : qu’il est absurde de donner tant de soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, quand on néglige sa propre race. Saint Thomas d’Aquin, dont les socialistes reprennent ingénieusement les idées, pensait aussi que, la génération étant faite pour conserver l’espèce, l’acte par quoi elle est assurée doit être soustrait aux caprices particuliers. Mais le théologien trouva dans la discipline de l’Église un frein à sa logique ; Campanella qui, quoique moine et bon moine, prétend au droit de rédiger des rêveries à la fois anti-chrétiennes et anti-humaines, est allé jusqu’au bout de la théorie. Son organisation de l’amour est épouvantable et curieuse ; elle est moins dure et moins absurde que celle de la tyrannie scientifique :
« L’âge auquel on peut commencer à se livrer au travail de la génération est
fixé pour les femmes à dix-neuf ans ; pour les hommes à vingt et un ans. Cette époque
est encore reculée pour les individus d’un tempérament froid ; en revanche, il est
permis à plusieurs autres de voir avant cet âge quelques femmes, mais ils ne peuvent
avoir de rapports qu’avec celles qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission
leur est accordée, de crainte qu’ils ne satisfassent leurs passions par des moyens
contre nature ; des maîtresses matrones et des maîtres vieillards pourvoient aux
besoins charnels de ceux qu’un tempérament plus ardent stimule davantage. Les jeunes
gens confient en secret leurs désirs à ces maîtres qui savent d’ailleurs les pénétrer
à la fougue que montrent les adultes dans les jeux publics. Cependant rien ne peut se
faire à cet égard sans l’autorisation du magistrat spécialement préposé à la
génération, et qui est un très habile médecin dépendant immédiatement du triumvir
Amour… Dans les jeux publics, hommes et femmes paraissent sans aucun vêtement, à la
manière des Lacédémoniens, et les magistrats voient quels sont ceux qui, par leur
conformation, doivent être plus ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les
parties se conviennent réciproquement le mieux. C’est après s’être baignés et
seulement toutes les trois nuits qu’ils peuvent se livrer à l’acte générateur. Les
femmes grandes et belles ne sont unies qu’à des hommes grands et bien constitués ; les
femmes qui ont de l’embonpoint sont unies à des hommes secs ; et celles qui n’en ont
pas sont réservées à des hommes gras, pour que leurs divers tempéraments se fondent et
qu’ils produisent une race bien constituée… L’homme et la femme dorment dans deux
cellules séparées jusqu’à l’heure de l’union ; une matrone vient ouvrir les deux
portes à l’instant fixé. L’astrologue et le médecin décident quelle est l’heure la
plus propice69. »
L’astrologue donne à ce programme érotique un tour naïf qui
n’est pas sans agrément ; l’astrologue manque au projet de loi de M. Ribbing, mais on y
verrait sans surprise la matrone, qui préside déjà à tant d’unions subreptices. Ce
serait sa réhabilitation que de tenir désormais la chandelle conjugale et de donner aux
époux, sur l’avis de la Faculté, le signal du départ.
On aurait pu aussi bien citer Platon, République, V, que Campanella
suit d’assez près, mais avec son originalité propre. Platon, au vrai, en tout ce
chapitre, n’est pas moins naïf que le rêveur du xviie siècle. L’absence de psychologie sérieuse, de sages observations
scientifiques, donne à toute cette philosophie politique de jadis un air décidément
enfantin. Les esprits politiques de notre temps qu’on appelle « avancé », les
collectivistes, par exemple, ont cet air enfantin, à cause de leur croyance, d’origine
religieuse, qu’on peut changer la nature humaine, en changeant les lois humaines. Ils
brident le cheval par la queue avec un entêtement doux. Comme Platon est supérieur, aux
deux livres VIII et IX de cette même République, où il considère
l’histoire pour en tirer une philosophie ! Là il travaille sur des faits réels et non
plus sur des faits créés par sa logique ou celle de Lycurgue. Aimé-Martin, qui aimait si
fort Platon, a fait du Platon utopiste le plus cruel éloge en disant : « Qui
connaît Platon le retrouve partout dans les écrits de Plutarque, de Fénelon, de
Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre. Ces grands hommes… »
Non, c’est ici le
coin des utopistes ; disons : ces grands enfants.
Plus heureux que Platon et que Campanella, les législateurs modernes de l’amour ouvrent
une voie où ils ont, hélas ! beaucoup de chances d’être suivis. Ils flattent si
adroitement la manière tyrannique des démocraties ! Il est naturel que si le pouvoir est
aux mains des faibles les lois tendent à protéger la faiblesse. Le peuple a une certaine
conscience de son incapacité à se conduire et il est assez probable qu’il accepterait
avec plaisir, en même temps qu’une loi qui l’empêcherait de se soûler, une loi qui le
protégerait contre la syphilis. La tendance moderne est de faire deux parts des libertés
humaines ; après qu’on aura supprimé toutes celles qu’il est possible de supprimer, les
autres subiront une réglementation rigoureuse. Sur quoi pourrait s’appuyer une loi
contre l’amour ? Mais, répond M. Féré, qui philosophe volontiers et pas sans talent,
« sur l’utilité privée et publique, sur l’utilité dans le milieu actuel qui est
la morale actuelle »
. C’est un principe, cela, et il commence à se répandre.
Ne le prenons pas au tragique, cependant, car les théories individualistes fournissent
pour le détruire assez d’arguments connus et souvent maniés. Ce n’est pas d’aujourd’hui
qu’il est né ; Goethe a daigné en rire ; quand Auguste Comte en fit la base de son
système social, un homme d’esprit reconnut aussitôt qu’il s’agissait de créer une
humanité heureuse avec des hommes dont on aurait détruit le bonheur individuel. La
critique est bonne, puisqu’elle s’attaque directement à l’idée même. On peut la
préciser.
II §
L’homme est une colonie animale douée d’un système nerveux central, d’un centre de conscience et d’action, au moins illusionnel. La société est une colonie animale sans système nerveux central. La conscience d’un peuple, la conscience de l’humanité : métaphores. Il s’agit toujours d’une conscience particulière à laquelle par imitation s’agrègent les consciences éparses ; mais la loi de l’unisson est fort loin d’être absolue et, même plus énergiques ou plus nombreuses, les divergences qui se taisent ou qui n’ont pas trouvé leur organe sont vaincues par un assentiment qui paraît unanime. Les hommes sont très souvent dupes des métaphores qu’ils ont créées eux-mêmes. On risque une comparaison, on la pousse un peu, une transformation s’opère. Paris est devenu le cerveau de la France. L’image admise, et elle n’a rien de fâcheux, voici les artères, les nerfs, les muscles, le squelette, une personne humaine vivante et vraie, la France, et nous sommes dupes : car tous les raisonnements qui agréaient à notre logique, appliqués au corps humain, nous allons les répéter avec innocence sur un être fictif et qui, en tant que matière à dissection psychologique, ne peut être sérieusement comparé à rien. Un homme est un homme, un pays est un pays. Si on n’en revient pas là après quelques figures, on n’a fait qu’une excursion ridicule dans la mauvaise littérature70.
« Nous sommes convenus de ce qui était le plus grand bien de la société, et nous avons comparé en ce point une république bien gouvernée au corps, dont tous les membres ressentent en commun le plaisir et la douleur d’un seul membre. »
Cependant si on analyse ces mots, pays, nation, société, peuple, et d’autres, d’inégale imprécision, on y trouve toujours pour élément essentiel l’homme ; c’est cet élément, qui a son importance, que les sociologues s’appliquent à méconnaître. Satisfaits du Gargantua qu’ils ont laborieusement créé, ils font tenir tous les hommes dans les poches de sa houppelande, et le monstre les dévore un à un, comme fait des bœufs, des moutons et des moines le père de Pantagruel, selon les images de Gustave Doré. L’homme n’est rien, c’est vrai ; et il est tout, étant la condition même de l’existence du monde. Le monde, qui est créé par lui, est encore créé pour lui, et les sociétés, où il n’est qu’un atome, dès qu’elles le froissent, deviennent haïssables et peut-être caduques. Que l’on tienne pour bon ce théorème : tout ce qui est utile à l’abeille est utile à la ruche ; et qu’on n’essaie pas d’en renverser les termes, si l’on ne veut être tenu pour un simple faiseur de jeux de mots. La sensibilité est dans l’homme et non dans la société ; il s’agit de moi, et de moi seul, même quand je refuse de me séparer du groupe social. Le véritable ciment d’une communauté, c’est l’égoïsme ; au moment qu’un homme se fortifie et se grandit, il assure par cela même la santé et la puissance de la république.
L’idée de sacrifice est parmi les plus perverses qu’ait intronisées le christianisme. Mise en action elle s’exprime ainsi : négation d’un bien connu en faveur d’un bien inconnu. On sait ce que l’on sacrifie et le plaisir dont on se prive ; on ignore la répercussion véritable de ce sacrifice en autrui et souvent le mal que nous assumons sera pour notre favori un mal plus grand encore.
Que de femmes, puisqu’il s’agit d’amour, auraient dû, pour leur bonheur éternel, être violentées, et combien ont pâti de la réserve trop noble de leur amant ! Et que d’enfants, et particulièrement de jeunes filles chrétiennes élevées au biberon du sacrifice, dont la vie effroyable traîne comme une chaîne un des versets de l’évangile juif ! Si une société ne peut vivre sans la notion et la pratique du sacrifice, je ne sais si elle est mauvaise, mais elle est absurde. La force a les droits de la force ; elle les outrepasse en jetant à travers le monde des aphorismes enveloppés de vertu comme des pièges cachés sous des feuilles mortes. Le sacrifice, s’il n’est pas un acte spontané d’amour, s’il est imposé par un catéchisme ou un code, est un des crimes les plus révoltants que l’homme puisse commettre contre lui-même : que ce sacrifice soit d’un homme à un homme, ou d’un homme à un groupe, il ne change de caractère que pour s’aggraver. C’est un plaisir encore de renoncer à un plaisir pour assurer la joie ou le repos d’un être que l’on aime ; et c’est un plaisir, parce que c’est un acte égoïste ; parce que complaire à un autre soi-même, c’est se complaire à soi-même. Ici nous sommes dans la règle naturelle et dans la logique de la sensibilité. Mais quelle est la valeur de ce renoncement, si c’est au profit d’un inconnu ou, ce qui va plus loin, au profit d’une abstraction, de l’un des mots du dictionnaire ? Quelle valeur exacte ? Celle d’un acte de servitude. Les esclavages volontaires sont les pires : le sacrifice est toujours volontaire, puisqu’il implique au moins le consentement du martyr. Lors donc que l’on demande aux hommes de sacrifier leurs plaisirs personnels à la prospérité de la société, on leur demande d’agir en esclaves, de remettre aux lois le gouvernement de leurs sensations, la direction de leurs gestes, le maniement général de leur sensibilité. Nous retrouvons le troupeau avec ses étalons privilégiés, ses femelles reproductrices et la troupe des neutres sacrifiés, sous prétexte de bien général, à une utilité qui n’a même plus aucun rapport avec la conservation de l’espèce.
Le droit d’une législature médicale à réglementer l’amour pourrait être très étendu ;
car quelles fantaisies l’utilité sociale n’a-t-elle pas inspirées aux Lycurgues ?
Schopenhauer proposait la castration comme châtiment des criminels. Rien de plus
scientifique. Les médecins l’imposeraient, non plus aux seuls délinquants, mais à tous
les tarés de l’hérédité : moyen radical de supprimer en quelques générations les
diathèses transmissibles. Voilà les bœufs de la prairie sociale : qu’en fera-t-on, quand
ils seront gras ? Mais la question ne se pose pas encore. Il s’agit seulement,
« au nom de l’utilité actuelle, qui est la morale actuelle »
, de
réduire l’amour à des actes conjugaux, de faire enfin régner la loi mosaïque dont les
hommes ne connaissent pas encore toute la douceur. L’utopiste, ayant réalisé cet effort
original, s’arrête et doute ; non de lui-même, mais de la possibilité de réaliser son
idéal. Cette faiblesse nous prive de considérations piquantes sur l’état présent des
mœurs et aussi sur la nature humaine. On y suppléera. L’utopiste est un type fort bien
connu et que l’on peut dépecer de souvenir.
Il y a deux manières de vivre : dans la sensation et dans l’abstraction. L’utopiste, même homme de science, même excellent observateur de menus faits, abandonne, dès qu’il veut généraliser ses idées, tout contact avec la réalité. Voyant, par exemple, que la prostitution sévit dans les sociétés modernes, il en conclut immédiatement : la prostitution est un fait social, et lié à une certaine forme de la société. Construisez une société où toutes les filles seront mariées à dix-huit ans, il n’y aura plus de prostituées. Cette sorte de raisonnement ne manque pas d’élégance. Cependant, si l’on insinuait que la prostitution est un fait humain, avant d’être un fait social, on arriverait sans doute, par d’analogues déductions, à prouver que toutes les sociétés, quelles soient-elles, et même ordonnées selon les imaginations les plus scrupuleuses, contiendront des prostituées, et toutes en nombre à peu près égal. La prostitution changera de forme sociale selon la forme de la société, elle ne changera que de forme. Aucunes lois n’empêcheront ni une femme bavarde de parler, ni une femme lascive de chercher des amants. On pourrait objecter que les prostituées ne font pas l’amour par plaisir ; non, pas au point où elles le pratiquent et sous trop de formes peu plaisantes pour elles ; mais au début de sa carrière une prostituée a presque toujours été la victime de son tempérament, de ses curiosités vicieuses, de son goût pour le mâle. Par quelle magie les utopistes changeront-ils l’ordre des réactions dans un système nerveux ? À moins (ce que je crois) qu’ils ne jouent innocemment sur les mots, ils conviendront, et c’est d’ailleurs l’opinion de M. Féré, que ce qui constitue la prostitution, ce n’est pas le salaire, mais la promiscuité. Alors le mariage, appliqué à tous les couples, à moins qu’on ne lui accorde une valeur mystérieuse de sacrement en quoi réfrénera-t-il sérieusement la promiscuité ? Le mariage, même civil, a-t-il sur les maladies vénériennes l’effet de l’étole de saint Hubert ? Peut-être cependant les utopistes croient-ils que dans leur utopie le mariage sera respecté ? Cela dépendra de la rigueur de la loi. Mais les Germains appliquaient, en matière d’adultère, la peine de mort, et ils avaient occasion de l’appliquer. Parfois des hommes, même lâches, préfèrent la mort à certaines tristesses : on se suicidera beaucoup dans le paradis des législateurs de l’amour.
III §
Quelle est la morale de l’amour ?
Il n’y en a pas, en dehors des codes et des usages sociaux, dont les codes, pour être
sages, ne doivent être que la rédaction ; mais dans tous les pays civilisés l’usage
social, en ce qui touche aux manifestations sexuelles, se confond avec la liberté
absolue. Cette expression, pays civilisés, est peut-être hypothétique : si elle n’a pas
d’application présente, puisque nous vivons sous le joug d’une morale ennemie des
instincts de notre race, on se reportera, pour la comprendre, à la glorieuse période de
l’empire romain, aux siècles calomniés par les démagogues chrétiens, ou de l’Italie du
Quattrocento ou de la France de François Ier. L’amour, même en ses
gestes publics, est du domaine privé ; et il a tous les droits, précisément parce qu’il
est un instinct, et l’instinct par excellence71. C’est ce que reconnaissent implicitement
même les moralistes de la science en appelant ainsi leurs écrits. Qu’il est vain
d’insérer, sous ce titre, « l’instinct sexuel », des menaces contre la vie, contre les
moyens que choisit à son gré pour se perpétuer la vie éternelle ! Oser dire à l’instinct
qu’il se trompe, c’est une des prétentions de la raison, mais peu raisonnable ; la
raison n’est là qu’une spectatrice qui compte et catalogue des attitudes que son essence
même lui interdit de comprendre. Le peuple, oui le peuple du xixe siècle (ou du xxe siècle), qui s’ébahit
aux éclipses et en applaudit « le succès72 »
, n’est pas sans croire que la
Science est pour quelque chose dans la belle ordonnance du phénomène. Nos décrets contre
l’instinct vital pourraient fort bien faire illusion au peuple de la science, mais non
aux véritables observateurs et dont la sagesse ne veut pas dépasser un rôle déjà
difficile.
Cependant on peut obtenir les déviations. En séparant les sexes et en les tassant dans des lieux clos à l’époque de la première effervescence génitale, on obtient à coup sûr la sodomie et le saphisme. Les Romains cultivaient déjà ces tendances dans les couvents de Vestales et les collèges de Galles ; nous avons singulièrement perfectionné leurs institutions avec nos casernes, nos internats. Il est certain que la personne qui choisit de passer exclusivement sa vie avec des personnes de son propre sexe traduit par cela même des tendances particulières qui doivent être respectées, mais est-ce le rôle de l’État de favoriser et même de faire éclore ces vocations, et sont-ils sensés ces moralistes qui, peut-être sans mesurer la conséquence de leurs désirs, demandent des réglementations qui aboutiraient nécessairement au même résultat ?
Toute atteinte à la liberté de l’amour est une protection accordée au vice. Quand on barre un fleuve, il déborde ; quand on comprime une passion, elle déraille. Buffon avait une belette qui, privée de compagnie vivante, assaillait une femelle empaillée. On n’insistera pas sur ce sujet, par peur d’avoir à démontrer que les milieux sociaux qui affichent une plus grande sévérité de mœurs sont précisément ceux qui sont ravagés ou par les perversions ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, par ce que les théologiens appellent doucement mollities. Il sera plus à propos de rechercher d’où vient la férocité du moralisme moderne contre l’amour, et d’abord, car elle n’est le reflet du sentiment public, à quelle cause on peut faire remonter l’origine de cet état d’esprit.
Pour les pères de l’Église, il n’y a pas de milieu entre la virginité et la débauche ;
et le mariage n’est qu’un remedium amoris accordé par la bonté de Dieu
à la turpitude humaine. Saint Paul parle de l’amour avec le même mépris matérialiste que
Spinoza. Ces deux illustres Juifs ont la même âme. « Amor est titillatio quaedam concomitante idea causae externae »
, dit
Spinoza. Saint Paul avait désigné d’avance le philactère à cette démangeaison, le
mariage. Il ne le concède que comme antidote au libertinage ; à la débauche, δια δε τας
πορνειας, mot que le latin ecclésiastique fornicatio ne rend que d’une
façon équivoque. Πορνεια entraîne au contraire l’idée de prostitution, et, en somme, son
édifiant conseil se traduisait en français vulgaire : mariez-vous ; cela vaut mieux que
d’aller voir les filles. Voilà sur quelle parole se serait fondée la famille nouvelle si
l’opulence verbale du catholicisme païen n’avait su entourer de phrases sensuelles la
parole brutale de l’apôtre juif ; l’Église substitua à l’idée de πορνεια la musique
d’alcôve du Cantique des Cantiques. Cependant les moralistes mystiques commentèrent à
l’envi saint Paul dont ils réussirent à exagérer encore le mépris pour les œuvres de
vie. Le tisseur de tentes en poil de chameau, et que rien ne préparait à la littérature
et au sacerdoce, n’est pas toujours très précis. Qui n’a été choqué de la comparaison
dont il use pour flétrir les raffinements sexuels, les appelant des pratiques more bestiarum, alors que le propre de
l’animal est précisément de ne demander à la copulation que la satisfaction rapide d’un
désir inconscient. Les inversions de l’instinct sont rares chez les animaux en liberté
et ce n’est que de nos jours qu’on les a observées73. L’apôtre n’usait
donc que d’un de ces grossiers lieux communs qui n’ont même pas le mérite de renfermer
une vieille vérité d’observation. Que de fois cependant cette allusion fut-elle répétée
par ceux qui feignent de croire que les inventions de l’homme dans la volupté sont
méprisables ! La franchise de saint Paul accrue par le ton arrogant de ses commentateurs
eut du moins cet heureux résultat de faire condamner dans leur ensemble, mais non dans
leur détail, les pratiques sexuelles. La règle des mystiques est le tout ou rien ; ils
dédaignent les distinctions où devaient plus tard se complaire les casuistes, en ces
curieux traités où ils font preuve, à défaut de goût, d’une science de bon aloi et
puisée, quoique pas toujours, aux sources de la réalité. De ce dédain il résulta une
certaine liberté de mœurs. Bien des amusements parurent permis à tous ceux qui étaient
restés dans le siècle ; la littérature du moyen âge témoigne de cette aisance dans les
relations sociales. Dès le xiie siècle, la religion n’est
plus qu’une tradition formelle dont l’influence est nulle sur la sensibilité ; et
l’intelligence elle-même se dégage du lien théologique, comme on le saurait si on avait
recueilli avec plus de soin les aveux d’incrédulité qui ne sont rares, ni chez les
poètes, ni chez les philosophes scolastiques. L’amour ne s’embarrasse d’aucun préjugé,
il suit son désir, confiant dans l’innocuité des rapports sexuels.
Ici on arrive à un point délicat qui n’a jamais été traité et qu’il est d’ailleurs difficile d’aborder : l’influence de la syphilis sur la morale de l’amour.
L’état de l’humanité en Europe depuis les temps fabuleux jusqu’aux premières années du xvie siècle correspond à ce qu’on appellerait, en termes d’allégorie, l’innocence du monde ; de Christophe Colomb se date l’ère du péché. Que l’on se figure une société où l’amour, en quelque condition de hasard qu’il s’accomplisse, n’a jamais de graves conséquences morbides ; où les baisers les plus profonds n’entraînent guère plus de dangers physiques que les caresses maternelles ou les manifestations de l’amitié ; elle différera de la nôtre à un tel point qu’il nous est difficile de la concevoir, car les désirs charnels y évoluent librement selon leur force naturelle, sans peur et sans pudeur. Le mot pudor n’a pas du tout le même sens en latin et dans nos langues modernes ; là, il se traduit par honneur, convenance, dignité ; ici, par crainte, tremblement devant les délices de la fleur peut-être empoisonnée. Avant la syphilis, le baiser sur la bouche est une salutation ; il disparaît devant la tare des muqueuses : les femmes présentent le front si la passion charnelle ne trouble pas leur volonté ; puis les deux sexes s’éloignent encore d’un pas : c’est le hochement de tête, ou la main qu’il faut à peine effleurer, ou des gants qui se touchent avec défiance. La syphilis a détruit, non pas l’amour, qui est plus fort que la mort, puisqu’il est la vie, mais la fraternité sexuelle. Il y a, depuis l’Amérique, entre l’homme et la femme la peur de l’enfer ; ce que les religions les plus menaçantes n’avaient réussi que temporairement un virus l’a accompli : et les lèvres ont été désunies.
C’est par la syphilis que les historiens qui voudront faire l’histoire de la morale de l’amour la relieront à l’hygiène. Il dut se faire un grand désarroi dans les mœurs :
Obstupuit gens Europæ ritusque sacrorum
Contagemque alio non usquam tempore visam,
dit Fracastor, qui avait vu avec des yeux de médecin et de poète les premières horreurs du mal nouveau.
« Obstupuit gens »; ce fut une épouvante universelle ; on se crut à la fin de l’amour et à la fin du monde.
Il fallut pour conserver, non pas sa vertu, mais sa santé, renoncer à ce que les moralistes de la science appellent assez justement la promiscuité ; la peur d’un mal physique immédiat et évident opéra entre les deux sexes une disjonction qui a survécu à la période aiguë du mal. La réaction évangélique acheva l’œuvre de la syphilis et les sociétés européennes se trouvèrent dans des conditions si nouvelles qu’une nouvelle morale leur fut nécessaire. La vieille opposition entre la virginité et la turpitude, basée sur des conceptions purement théologiques, disparut ; tout acte sexuel devenant dangereux et la virginité n’étant pas moins dangereuse, de son côté, par ses conséquences négatives, il fallut trouver un compromis. L’instinct social, d’accord, et d’avance, il est juste de le reconnaître, avec les conclusions futures des hygiénistes, plaça ce compromis dans le mariage, qui se trouva tout à coup honoré, après trois siècles de dérision. Cela n’apaisa pas le bouillonnement des mauvaises mœurs ; mais le péril qu’on y courait déconsidéra la liberté qui en faisait l’attrait. La réserve des filles devint extrême ; elles apprirent inconsciemment à changer en minauderies pudiques la mimique de la peur ; peu à peu elles se dupèrent sur la cause de leur vertu, puis elles l’oublièrent, et vint un moment où la chasteté des femmes fut attribuée avec ingénuité ou à l’influence de la religion ou à une sorte de divinité occulte, à on ne sait quel raffinement sentimental.
Le motif initial de la nouvelle morale sexuelle agit toujours à notre insu. Il est de tradition administrative d’encourager les musées de figures de cire qui détaillent les conséquences de la promiscuité ; toute une littérature sur ce sujet se vend, approuvée par ceux-là mêmes qui poursuivent si âprement les images sensuelles. La syphilis a fait ce miracle qu’une figure humaine, belle de sa pleine nudité, est condamnée parce qu’elle excite à l’amour, l’amour étant considéré comme dangereux.
Cette manière de voir serait défendable si on ne faisait pas intervenir dans la question la force brutale des lois ; si la parole seule se chargeait de persuader une morale que son utilité pourrait défendre contre le sarcasme et l’ironie. L’ancienne licence d’avant la syphilis ne sera pas rendue aux hommes d’ici de longs siècles, si le mal qui a créé la défiance sexuelle finit jamais par s’éteindre épuisé. Mais que chacun soit libre même de jouer avec le feu ; la prudence se conseille et ne doit pas s’imposer.
De ce que la morale de l’amour a une origine moitié religieuse, moitié médicale, il ne s’en suit pas que l’on doive, pour en traiter, s’astreindre à des considérations ou théologiques ou pharmaceutiques. Des accidents, même d’importance extraordinaire, ne sont que des accidents. Il faut parler de l’amour comme si l’âge d’or de l’amour régnait encore et n’en retenir que l’essentiel, loin de s’arrêter aux phénomènes de surface et passagers. Il y a peu d’absolu dans les sociétés humaines ; presque tout s’y peut modifier, hormis précisément les relations des sexes. C’est que, là, on rencontre le cœur même de la vie, sa cause et sa fin, entrelacées comme un chiffre indéchiffrable. La vie se maintient par l’acte même qui est but de la vie. Ceci est absurde pour la raison, qui serait forcée d’y contempler un effet identique à la cause qui la produit et aussi puissant ; elle ne doit pas intervenir. Non que cela soit au-dessus de ses forces ; mais si elle peut imaginer des lois qui régissent les manifestations de l’amour et les appliquer pour un temps, ces lois sont nécessairement moins bonnes que les lois naturelles. Il faut aussi prendre garde que des lois naturelles l’homme n’est pas responsable, dès qu’il leur obéit comme un petit enfant ; mais celles qu’il promulgue retombent un jour non seulement sur sa chair, mais sur son intelligence. Car tout se tient et l’aisance intellectuelle est certainement liée à la liberté des sensations. Qui n’est pas à même de tout sentir ne peut tout comprendre, et ne pas tout comprendre c’est ne comprendre rien. La littérature, l’art, la philosophie, la science même et tous les gestes humains où il y a de l’intelligence sont dépendants de la sensibilité. Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à Sparte son intelligence ; les hommes y furent beaux comme des chevaux de course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité ; l’Athènes des courtisanes et de la liberté de l’amour a donné au monde moderne sa conscience intellectuelle.
VII.
Ironies et Paradoxes §
I. Conseils familiers à un jeune écrivain74 §
« … Quiconque raccourcit une route est un bienfaiteur du public et de chaque personne particulière qui a occasion de voyager par là. »
Jonathan Swift, Lettre d’avis à un jeune poète (1720).
La mauvaise humeur un peu âpre, je l’avoue, de ma dernière lettre ne vous a pas découragé, et, cette fois, vous me suppliez ; les hochements et les dénis, loin de rebuter vos desseins, les avivent et les précisent ; croyant avoir besoin de moi, vous supportez tout de ma part ; qu’ils soient productifs, et des coups même ne vous feraient pas peur ; vous semblez prêt à adorer la bouche qui, parmi les injures, laisserait couler, comme un miel parfumé, de fructueux conseils : — je l’avoue encore, un tel état d’esprit m’a touché et séduit. J’ai senti sous le pic un bon terrain. J’y mets la bêche, je vais semer. Ouvre-toi, jeune terre, reçois la graine et sois féconde.
I §
Ayant déjà fait quelques études préparatoires au noble métier d’écrivain français, vous n’ignorez pas sans doute que le monde dans lequel vous allez entrer est fort méprisé par ceux-là mêmes qui doivent y vivre et qui en font l’ornement. Vous avez entendu dire que ce monde n’est guère qu’une église de truands qui tient à la fois de la maison de prostitution, de l’étable à cochons et de la chambre de rhétorique ; cette opinion est très exagérée, vous ne tarderez pas à vous en apercevoir, et qu’avec un bon manteau, de solides bottes, d’imperméables gants et un chapeau « qui ne craint rien », ni la pluie, ni les avanies, ni la grêle, ni les mensonges, ni la neige, ni la saburre qui tombe des balcons, on y peut vivre tolérablement ; il y a des séjours plus dangereux ; pour un homme intelligent et pratique, il n’en est guère de plus recommandable et où le placement d’une pacotille soit plus rapide et plus rémunérateur.
II §
De la pacotille, j’ai peu de chose à vous dire en particulier. Pour se la procurer, il ne faut ni argent, comme dans le commerce ; ni étude, ni talent, comme il était d’usage dans les anciennes sociétés littéraires ; à cette heure, vous n’avez besoin que d’adresse : de l’adresse et encore de l’adresse. Figurez-vous un noyer tout plein de belles noix vertes et que le fermier soit occupé loin de là à sarcler ses betteraves ou à battre son blé : il vous suffit d’une gaule ou d’un bâton court, ou même d’un caillou, pour faire pleuvoir à vos pieds les belles noix vertes. Ensuite, il ne s’agit que de les éplucher sans se salir les doigts ; des gens prétendent que cela est fort difficile, « qu’il en reste toujours quelque chose » : oui, cela est difficile, mais si vos doigts restaient tachés, vous en seriez quitte pour porter des gants ; un autre motif m’a déjà fait vous recommander cet usage.
Vous trouverez, disséminées dans les paragraphes suivants, quelques autres notions touchant la pacotille, — laquelle, en somme, se composera de tout ce que vous pourrez voler subtilement aux riches et aux pauvres, aux arbres et aux ronces ; — car je ne suppose pas que vous possédiez naturellement autre chose qu’une intelligence pratique et rusée ; en ce cas, vous ne m’auriez pas demandé de conseils et vous n’en auriez pas besoin.
III §
Il faut mourir riche, dit-on. Cet aphorisme est tout au plus digne d’un commerçant modeste. Songez, mon ami, que vous allez entrer dans la haute industrie et prenez une devise plus relevée et plus digne de la corporation qui va s’ouvrir à vous ; je vous conseille celle-ci, qui, divisée en deux parties, embrasse également le présent et l’avenir : « Il faut vivre riche. Il faut mourir gras. » Et cette devise, outre ses deux sens bien clairs, bien humains, bien modernes, en renferme un troisième, ésotérique et merveilleux ; je ne veux que vous mettre sur la voie en ajoutant : la graisse est le commencement de la gloire. Sans doute, vous n’irez pas jusqu’à la gloire, quoi que puisse faire espérer l’exemple de quelques-uns de nos contemporains qui débutèrent comme vous, sans plus de génie, et avec moins de bonne volonté, — mais, avec un sage régime, vous pouvez prétendre à la graisse : cela n’est pas à dédaigner, à une époque où tant de pauvres braves gens meurent de faim.
Quant à l’argent immédiat qui vous est nécessaire en attendant le placement de votre pacotille, je ne vous conseillerais ni la Bourse, ni le chantage où les risques sont trop grands et qui demandent, pour être maniés fructueusement, une expérience des hommes que vous ne pouvez avoir à dix-sept ans, malgré votre précocité ; or, et c’est là un principe dont je vous recommande la méditation, mon cher ami, tout acte dont l’accomplissement comporte, malgré ses avantages, un risque sérieux touchant la santé, la liberté ou la réputation, doit être tenu pour immoral et rejeté hors des possibilités. Gardez soigneusement cette parole dans votre cœur ; elle peut vous éviter bien des ennuis et vous sauver du naufrage auquel sont sujets même des gens de votre sorte.
Mais vous n’êtes pas en peine ; vous êtes riche comme tous vos jeunes camarades. Fils, comme tout le monde, de parents mariés à la veille de l’impuissance et de la sénilité, vous avez hérité dès l’adolescence et votre tuteur vient de vous rendre ses comptes. Il est bien évident que, hors de ces circonstances heureuses, vous n’auriez jamais songé à entrer en littérature ; l’état ridicule d’un écrivain réduit à gagner sa vie ne peut plus séduire un homme bien né ; et même je ne suis pas éloigné de croire que tous ces poètes pauvres de jadis (histoire ou légende) ne se trouvèrent que par incapacité intellectuelle dans la nécessité de préférer la gloire au coffre et la triste fréquentation des Muses à une solide installation dans la vie. Ce qui me confirme dans cette opinion, c’est que tous les jeunes gens que j’ai vus débuter depuis cinq ou six ans ont, de leur propre aveu, choisi la littérature comme on choisit un commerce agréable et lucratif, et nullement par vocation : dénués, ils auraient évité un état qui exige, pour être exercé avantageusement, des capitaux. De ceux qui vivent sur le Parnasse en solitaires ou en libres vagabonds, je ne m’occupe pas ; vous n’êtes pas exposé à les rencontrer dans le monde où vous devez évoluer ; c’est toute une littérature, l’Autre Littérature, dont il est malséant même de parler.
IV §
Quelles doivent être vos lectures ? Sérieuses et variées. Vous lirez tous les livres qui ont eu du succès, principalement parmi les modernes, car jadis le mérite et le succès se confondaient souvent ; à cette heure, le premier de ces mots n’a plus aucune signification précise : il est encore quelquefois le synonyme de succès dans la bouche des libraires et des critiques, mais toujours prononcé le second, lorsque la dépense en papier a été assez considérable peur justifier une telle hardiesse de pensée et d’appréciation. Lisez donc d’abord les catalogues et marquez d’une croix tous les ouvrages signalés par une mention flatteuse. Au-dessous du quarantième mille, un roman n’a qu’une fort médiocre valeur littéraire — naturellement proportionnelle au chiffre inscrit ; — à quinze, on peut lire un volume de vers ; à dix, un traité de métaphysique ; un pamphlet littéraire qui ne dépasse pas vingt-cinq est à peine digne d’être feuilleté. Il s’agit, bien entendu, de mille soudains et vertigineux, de vogues immédiates, de livres « enlevés », pile, fièvre et queue, car je ne vous crois pas homme à vous accommoder de ces probes et lentes fortunes qu’un demi-siècle n’épuise pas. Lisez, mais vite, afin de lire beaucoup et d’engrosser rapidement votre mémoire. Au bout déjà de quelques tomes, vous aurez découvert le point commun, le faîte de convergence de tous les livres à succès de notre époque : cette conquête assurée, fermez vos tomes et mettez-vous au travail ; vous avez le diamant, il ne reste plus qu’à le sertir à la dernière mode. Ce point commun, je ne l’ai pas cherché, et l’aurais-je trouvé par hasard que je resterais muet ; il faut que vous entrepreniez vous-même cette chasse dont le résultat vous enrichira non seulement d’un mot de passe, mais aussi d’une méthode.
V §
Vos doutes sur le style vous font le plus grand honneur. Non, il ne faut pas « écrire ». Des jeunes gens fort bien doués se sont fermé toutes les portes, ont gâché, par la puérile vanité du style, le plus bel avenir littéraire. Sans doute, l’art d’écrire est, aujourd’hui, assez répandu (pas tant qu’on le croit), mais l’art de ne pas écrire l’est bien davantage, quoique personne n’en ait encore formulé les principes ; c’est la tendance actuelle et demain ce sera la loi de tous les gens de goût. Le joli traité à rédiger sous ce titre : « Du Style ou de l’Art de ne pas écrire ! » En voici la première règle : « N’employez jamais une image qui ne soit journellement d’usage dans le langage familier. » Toutes les autres règles découlent de celle-là ; bien observée, elle suffit à préserver de « l’écriture » un homme de bon sens et de bonne grâce.
Mais si l’on veut jouir d’une réputation intacte et de l’estime totale il est nécessaire d’arriver du premier coup à la non-écriture. Quelques premiers livres écrits, quelques pages même, déterrées par un ennemi littéraire, pourraient, après des vingt ans de labeur et de succès, compromettre tout d’un coup votre popularité. J’ai vu la vente d’un roman sans aucun style coupée net par un article où un journaliste affirmait : « … livre très beau et d’une « écriture » neuve et hardie… » Rien n’était plus faux, mais ce romancier avait publié dans sa jeunesse un premier livre qui autorisait jusqu’à un certain point de telles plaisanteries. Que votre livre de début soit donc bien franchement un livre sans style ; qu’en ses pages fraîches on cueille aisément, ainsi que dans un pré, toutes les fleurs communes ; que toutes vos descriptions aient cet air de déjà-vu qui ravit le public en lui faisant croire qu’il a lu tous les livres et qu’on ne saurait plus rien inventer. Un roman où tout, jusqu’aux noms des personnages, jusqu’à la nuance des tentures, jusqu’à la forme des fauteuils, où tout, dialogues, paysages, gestes, sourires, cheveux, accidents, scènes d’amour, jalousies, souliers, jupes et consciences, où tout, dis-je, donnerait la sensation de retrouver un chien perdu ou une amante égarée ! Qui nous fera ce roman-là ? Plusieurs écrivains célèbres se vantent, dit-on, d’un tel chef-d’œuvre ; j’avoue qu’ils en approchèrent, mais pas au point que je les admire sans réserve ; il leur manque d’avoir évité la vulgarité. Car vous comprenez sans doute que si je bannis le style, j’exige la distinction ; et davantage encore, je veux que ce livre sans écriture, sans idées, mais distingué, ait « un air de littérature » qui séduise les plus difficiles et les plus délicats.
VI §
En vous interdisant les idées, il est bien évident que je ne pense qu’aux idées originales ou assez renouvelées pour paraître nouvelles. Les idées, c’est ce que je vous ai déjà allégué sous le nom de pacotille ; vous n’en avez pas ; le temps vous manque pour réfléchir, et d’ailleurs les idées naissent spontanément de germes promenés dans l’air et qui se posent sur le terrain qui leur plaît et là poussent et se développent et fleurissent naïvement, heureuses d’avoir fleuri. Donc, ne gaspillez pas les heures précieuses à interroger votre crâne vide, à remuer l’inutile sable où le vent n’a déposé que des graines aussitôt sèches et mortes ; il vous faut des idées, pourtant : eh bien, soyez brave, volez ! Les écrivains que vous dépouillerez le plus fructueusement, ce sont vos prédécesseurs immédiats. À peine à mi-chemin de la montée, les bras occupés de pioches et de haches, tout au labeur, ils n’auront ni le temps ni le souci, peut-être, de se défendre ; les voix ne sont bien entendues que du sommet ; s’ils crient leurs cris mourront dans les broussailles : vous pouvez donc opérer avec une heureuse sécurité.
Un autre motif de choisir vos aînés les plus proches, c’est que leurs idées déjà un peu connues seront mieux accueillies du public, qui n’y verra pas l’injure d’imaginations trop neuves et trop fraîches ; elles peuvent, par un coup de succès, se répandre d’un jour à l’autre ; c’est de la besogne à moitié faite, profitez-en sans scrupule, car il faut arriver, et celui qui arrive le premier peut se mettre à table pendant que les autres peinent dans la nuit, sous la pluie. Je vous recommanderai même, quand vous serez entré dans l’hôtellerie, de fermer la porte à double tour ; si l’on frappe, si l’on appelle, suggérez que cela pourrait bien être cette troupe de voleurs que vous avez rencontrée en route ; et si l’on insiste, n’hésitez pas à armer toute la maison et à tirer par les fenêtres.
Ainsi arrivé du premier coup où d’autres, qui valent mieux que vous, n’arriveront que plus tard ou peut-être jamais, vous prendrez une importance vraiment théâtrale ; vous aurez l’air de résumer honnêtement les talents divers que vous aurez dérobés avec adresse et décision, et les vieux pensionnaires de l’hôtellerie vous fêteront comme un miracle. Tous sans doute ne seront pas dupes, mais il suffit que ceux-là le soient qui, les jours de migraine, ont besoin d’un sujet d’article facile et à la portée du peuple. Songez toujours à cela ; soyez, au moins deux ou trois fois dans votre vie, un sujet d’article : le moins qui puisse vous échoir, c’est une productive célébrité.
VII §
Mais il faut prévoir le cas où la crainte de manquer de jarret vous arrêterait au bas de la montée : alors vous choisiriez un maître qui, ayant compris vos signes, viendrait vous chercher, vous prendrait par la main, vous ferait gravir sans fatigue la pente abrupte. C’est la méthode la plus sûre et celle que je vous recommande, sachant que vous préférez toujours la finesse à la force, et à la violence la ruse.
Les vieux maîtres les plus hirsutes et les plus moroses se laissent prendre à la pipée avec une facilité dont on n’a pas d’exemple dans un âge plus tendre. Comme ils ont beaucoup d’ennemis (il suffit de vivre pour être haï), ils acceptent de tous côtés les secours d’une sympathie même hautaine, et ils sont souvent reconnaissants, car à leur âge ils ne craignent plus rien, et un bon sentiment peut, sans péril, leur faire honneur. Prenez donc un de ces vieillards roulés dans la poussière et dans les crachats, et protégez-le hardiment. Prononcez son panégyrique dans une de ces petites revues où votre copie encore humble est bénie entre toutes les pages, et n’hésitez pas à « remettre à sa place, qui est la première, ce grand écrivain, victime des rancunes de toute une génération ». Si vous l’avez élu parmi les plus méprisés et les plus dégradés, le résultat de votre petit travail sera très heureux et très profitable. Dès votre première jeunesse vous partagerez une gloire, sans doute équivoque, mais lucrative et en somme honorable, si on s’en rapporte à l’opinion publique. Cependant, comme de telles accointances, le profit bien réalisé, peuvent à la longue devenir dangereuses, comme ce vieil homme de lettres peut, du jour au lendemain, se trouver fort déprécié au jugement de la foule, votre maîtresse, soit par de tristes histoires de mœurs, soit par des lâchetés trop malpropres, soit même par la stupide complaisance qu’il aura montrée à votre égard, soyez toujours prêt à couper la corde, le jour où votre intérêt l’exigerait impérieusement. Alors vous parlerez, « la mort dans l’âme », mais avec véhémence, et vous verserez sur le vieil hypocrite ce qu’il faut d’injures pour vous laver vous-même d’une intimité trop connue. Tout ce qu’il faut, mais sans excès ; et vous saurez garder dans cette exécution la dignité d’un jeune ami à la fois respectueux et affligé. Ainsi vous aurez montré à la fois l’indépendance de votre jugement et la tendresse de votre cœur.
VIII §
Répandez sur tous vos camarades, tous vos confrères, tous les hommes de lettres en général, les calomnies les plus turpides et les anecdotes les plus honteuses. Tâchez de les atteindre dans leurs œuvres, dans leur famille, dans leur santé ; insinuez le plagiat, le bagne, la syphilis ; vous passerez pour un homme bien renseigné, spirituel, un peu mauvaise langue, et votre compagnie sera recherchée par les journalistes, — ce qui est toujours bon, car la célébrité, comme le tonnerre, est faite de petit échos multipliés qui ricochent et redondent les uns sur les autres.
Mais, et voici ce qui donne à ce conseil, assez banal, une véritable valeur : soit que vous parliez à ces mêmes confrères que vous avez si ingénieusement salis par d’adroites paroles, soit que vous leur écriviez, changez de ton, faites volter votre cheval tête en queue, virez lof pour lof, et donnez le change avec tant de candeur que votre mauvaise foi ne puisse être un instant soupçonnée. Cela est important. Le poète qui tiendra, signée de votre main, une lettre où, vaincu par l’évidence, vous confessez son doux génie, refusera toujours de croire aux vilains propos que ses amis vous attribuent ; s’ils insistent, il les tiendra pour des menteurs et des envieux, se brouillera avec eux peut-être, et vous aurez toute liberté pour achever un travail souterrain si utile à vos intérêts. Il n’y a pas très longtemps, un écrivain qu’un vieux maître venait de dépecer devant moi avec une dextérité vraiment répugnante me déclama avec exultation une lettre où cet habile écorcheur lui caressait l’épiderme avec les plumes de paon les plus subtiles et les plus riantes. Cette aventure me fit réfléchir.
Quand vous remerciez de l’envoi d’un livre, que votre réponse soit mesurée non à l’intérêt du livre, mais à l’importance de l’auteur. En principe, le livre que vous venez de recevoir doit toujours être le meilleur de tous ceux de la même main, et l’auteur toujours en progrès sur son œuvre : ceci admis, variez et dosez les compliments selon l’âge, la réputation, l’influence ; vous prendrez votre revanche en causant librement avec vos amis, et le plaisir que vous éprouverez à émietter une œuvre sera d’autant plus grand que cette œuvre aura plus de mérites : large et résistante, elle donne mieux prise aux coups de talon, et on peut danser dessus pendant des nuits entières.
Ne faites jamais de critique littéraire, hormis le cas très particulier exposé dans
mon septième paragraphe. Rien n’est plus dangereux que de faire imprimer ses
opinions ; on est le maître de celles que l’on garde sous clef, dans sa tête ; on est
l’esclave de celles auxquelles on a ouvert la porte. Si par hasard, ce que je ne crois
pas, vous teniez à vous mêler à quelque grand débat littéraire, usez de voie détournée
et prenez pour prétexte la peinture ; les peintres peuvent supporter les critiques les
plus absurdes, car ils ne répondent pas et il est facile, en visant un artiste, de
blesser grièvement un littérateur qui avoue les mêmes principes que lui. Ce jeu a
réussi, mais il est dangereux. Je ne vous conseillerai pas davantage d’obéir sans mûre
réflexion à l’insinuation de Jonathan Swift : « … Que votre premier essai soit
un coup d’éclat dans le genre du libelle, du pamphlet ou de la satire. Jetez-moi bas
une vingtaine de réputations et la vôtre grandira infailliblement… »
Sans
doute, si le coup est vraiment un « coup d’éclat », mais qui oserait en répondre ?
Démolir vingt réputations, surtout si elles ont été conquises bravement et loyalement,
c’est là pour un jeune écrivain un bonheur trop rare pour qu’une telle tentative ne
comporte pas des risques graves, et vous savez que je suis inflexible sur la question
des risques. On acquiert bien des amis par vingt déboulonnements exécutés avec soin,
mais que de haines ! Et si le bronze résiste, si sa chute n’est pas immédiate et
foudroyante, il peut s’animer et vous faire de ses mains froides un terrible collier
de métal. À mon avis, les plus beaux coups en ce genre seront toujours malheureux,
surtout à une époque où l’opinion est si divisée, où il est si facile de se faire
condottière, de recruter un parti et une armée. Comme je vous l’ai dit, attaquez
plutôt par des paroles, que vous pouvez toujours renier.
La seconde partie du conseil de Swift me semble au contraire très recommandable et franchement je l’approuve de prohiber la louange. Cela est mauvais : ceux que vous louez de votre mieux, en illuminant les parties belles, en ménageant les ombres, se trouvent toujours estimés au-dessous de leur valeur, et quand même vous eussiez monté le ton du panégyrique jusqu’à l’hyperbole et jusqu’au ridicule, ils ne vous pardonneront jamais, à moins d’avoir la candeur du génie où la fraîcheur des âmes généreuses, le signe d’amitié que vous faites à leurs voisins ; quant à ceux que vous auriez tus, ils vous rendraient silence pour silence, et votre entreprise ne serait nullement profitable.
IX §
Quelles que soient votre force, vos armes et votre insolence, vous aurez besoin de faire partie d’un cénacle ou d’une coterie, comme on a besoin d’un cercle ou d’un café. En cette occurrence, agissez comme les députés qui n’ont d’autre opinion que leur ambition, faites-vous inscrire à tous les groupes, mais fréquentez d’abord le plus redoutable, celui des Arrivistes. Ayant ainsi des relations contradictoires, vous connaîtrez de petits secrets qui ne vous seront pas inutiles pour vous pousser dans le sens de votre véritable intérêt, qui est de capter la confiance des belligérants afin de les mieux trahir, le moment venu. Sachez seulement que les Arrivistes sont fort soupçonneux et fort méchants : je les ai vus, pareils aux loups de Sibérie, manger résolument l’un de leurs amis tombé dans la neige : ils ont un bon appétit et de belles dents. À la moindre imprudence, ils se jetteront sur vous et vous dévoreront en commençant par les parties molles, mais tout y passera jusqu’aux os et jusqu’aux excréments, et on les admirera sur le boulevard, fiers de leurs lèvres encore sanglantes. C’est à vous de demeurer solide sur vos jambes, la main sur votre épée et le visage plat comme une mer hypocrite. Si quelqu’un des vôtres prenait une attitude arrogante, ou seulement si, quand vous passez, le public le regardait avec trop de complaisance, n’hésitez pas à le faire tomber adroitement le nez sur le pavé et à prendre aussitôt la tête du troupeau, pendant que les autres s’arrêteront à le frapper et à le mordre : dans la vie, il faut savoir sacrifier un plaisir immédiat à la réalisation future d’un plus grand bien.
X §
Vous aurez à prendre une attitude touchant les choses de l’amour. Si vos goûts vous portent vers les femmes, ne faites pas étalage d’une inclination trop commune pour qu’elle puisse jamais attirer sur vous l’attention du monde. Apprenez le langage secret et les gestes maçonniques des invertis, efforcez-vous d’acquérir (cela est difficile) cette incroyable voix molle et blanche par quoi un de ces êtres se reconnaît infailliblement dans les concerts humains : cela vous sera utile, car, outre que ces gens forment une secte très unie et assez puissante, la singularité d’un tel cynisme doublera votre réputation, si vous en avez déjà, et, si vous êtes encore inconnu, suffira à vous mettre en bon rang parmi les curiosités littéraires.
Dans le cas où vous auriez vraiment ce goût à la mode, je vous conseillerais au contraire une certaine réserve. Un homme soupçonné de mauvaises mœurs est incontestablement plus estimé qu’un homme convaincu de mauvaises mœurs ; la possibilité d’actes très malpropres excite l’imagination d’une quantité de personnes retenues seulement par la prudence ou par la lâcheté ; mais, s’il est avéré que les actes ont été perpétrés, les désirs reculent devant une certitude trop brutale. Je crois que tel est le mécanisme de ce singulier revirement, et je vous engage à la prudence. D’ailleurs, il est toujours bon de feindre : ainsi on ménage sa propre nature et on se réserve, en cas d’accident, la suprême ressource de la sincérité.
XI §
Soyez sans pitié, mais n’en laissez rien paraître. Un louis donné à propos vous fera passer pour un bon camarade, pour un homme dont il y a profit à être l’ami. Naturellement, en cas de bataille, tous vos obligés passeront à l’ennemi, mais vous en serez quitte pour une dépense modérée, si vous avez besoin de les ramener, car ces gens-là se contentent de peu. Soyez généreux avec les ivrognes : l’homme retrouve quelquefois au fond de son verre, comme une peau de raisin, un lambeau de conscience ; en cet état, sa reconnaissance se traduira peut-être par un de ces mots heureux qui ne nuisent pas aux réputations littéraires.
Souscrivez à toutes les œuvres de charité qui présentent une chance de réclame, aux livres de vos confrères pauvres, aux statues de poètes défunts, mais ayez soin, chaque fois que vous pourrez le faire avec décence, de refuser la quittance de recouvrement ; en beaucoup de circonstances, car il y a peu d’ordre en ces sortes d’entreprises, cela passera inaperçu ; dans les autres cas, mettez la faute sur le compte de la poste. J’ai connu un jeune écrivain riche et économe qui, par ce moyen, tout en gardant les apparences, s’épargnait tous les ans plus de cent cinquante francs, avec lesquels il achetait une bague à sa maîtresse.
XII §
N’adoptez pas un costume particulier, et si vous laissez reproduire votre portrait, que cela soit d’après un dessin très beau, mais très inexact : il y a dans la vie bien des circonstances où il est agréable de ne pas être reconnu par les imbéciles. Vous aurez encore le plaisir de tromper le public et de duper les physionomistes.
Pas plus que de costume distinct, vous n’avez besoin d’une religion définie. Sur ce point, comme généralement sur tous les autres, à moins que votre intérêt ne vous oblige à choisir, ayez l’opinion moyenne, l’opinion de tout le monde. Si vous étiez Juif, je vous conseillerais de fréquenter les chrétiens et de mépriser votre race, de feindre une conversion imminente afin de profiter des avances et des craintes des deux partis ; aryen, je vous engage au silence et même à l’ignorance : d’ailleurs, rien n’est plus malséant, dans le monde littéraire, que d’avouer une conviction religieuse ou métaphysique ; instruisez-vous plutôt de la question des tirages et des passes, devenez une autorité en cette matière, qui est comme la pierre de touche du véritable écrivain.
La politique vous sera un peu moins indifférente. Soyez socialiste, sans hésitation. C’est aujourd’hui le seul parti qui puisse, sans ironie, promettre à un jeune homme, pour ses vieux jours, un siège de sénateur.
XIII §
Ne commettez jamais d’indélicatesse sans être absolument sûr de l’impunité. Si un inconnu vous confie pour le lire un manuscrit où rôde quelque idée, prenez-la en note, mais ne vous en servez que le jour où vous serez assez fort pour braver toute réclamation. Ce système est utile quand il s’agit d’une pièce de théâtre qui souvent ne repose que sur un mot ou une situation qui feront tout aussi bon effet avec n’importe quel dialogue.
Quand vous démarquerez un confrère, citez son nom, en passant ; ainsi, il ne peut se plaindre et le public croit que tout l’article est de vous, moins une phrase, choisie exprès parmi les plus insignifiantes.
N’usez pas de la lettre anonyme ; mais gardez soigneusement celles qu’on vous adressera ; les écritures sont souvent mal déguisées, un hasard peut vous en faire découvrir l’auteur. Collectionnez de même tous les petits papiers par quoi on peut compromettre quelqu’un et le tenir à sa discrétion. Plusieurs journalistes ne doivent qu’à cette persévérance la situation, inexplicable autrement, qu’ils tiennent dans la presse.
Des gens hardis recommandent cette ruse : se faire introduire comme secrétaire chez un homme influent, et là, tout en acceptant les ordinaires obédiences : promener les enfants, sortir le chien à l’heure de son besoin, allumer le feu, aller reporter les parapluies empruntés, et plusieurs autres besognes qui préparent merveilleusement à la vie littéraire ; là, s’offrir, un jour que le maître est malade, à rédiger son article, peu à peu en prendre tout à fait l’habitude, et un jour aller dire la vérité au directeur du journal. J’ai vu tenter l’aventure, qui ne réussit pas, car c’est le nom et non l’œuvre qui a de la valeur pour un journal et pour le public.
Voilà, mon cher ami, les premiers conseils que je vous donne, ou plutôt les idées que je soumets aux méditations de votre esprit précoce. Jeune, ambitieux, intelligent, riche, sans préjugés ni scrupules, vous avez tout ce qu’il faut pour arriver, mais j’espère que cette petite collection de principes ne sera pas la moindre de vos armes.
II. Dernière conséquence de l’idéalisme75 §
Quid videat nescit ; sed quod videt, uritur illo.
Ovide, Métam., III, 430.
Introduction §
Ayant eu, ces derniers temps, quelques doutes sur la valeur, non point philosophique, mais morale et sociale, de l’idéalisme, je ne pus, malgré des méditations assidues, triompher de mes hésitations par la méthode de la logique directe. Et bien au contraire ; poussée à son extrême, la théorie idéaliste aboutissait, en mes déductions, pratiquement, au néronisme ou au fakirisme, selon qu’elle évolue en des intelligences actives ou en des intelligences passives ; socialement (comme je l’ai noté antérieurement76), au despotisme ou à l’anarchie77.
Or, sans être pourtant le disciple de la prudence philosophique qui, arrivée au croisement de deux routes, s’assied et se demande : vers quel point cardinal reprendrai-je ma promenade, quand je me serai bien reposée ? je me suis assis, comme elle, au croisement des deux routes, et, ayant réfléchi, je résolus de ne suivre aucune des routes frayées, et de m’en aller à travers champs.
En somme, tout en ne répugnant ni à l’une, ni à l’autre des deux conséquences que j’ai dites, — car elles pouvaient être nécessaires et inéluctables — j’ai songé que peut-être elles n’étaient ni nécessaires, ni inéluctables, soit en métaphysique, soit en politique, soit relativement à notre conduite privée dans la vie, lorsque, mus par l’absurde besoin de logique qui nous tyrannise, nous souhaitons de mettre notre vie d’accord avec nos principes.
(Il serait si simple de mettre nos principes d’accord avec notre vie.)
On trouvera peut-être, malgré mes affirmations, que je me contredis ; mais les
jugements, quoique j’aie besoin, autant que nul autre, de la sympathie humaine, me
troublent peu. D’ailleurs, aller tout droit, comme une balle (tout droit, ou selon la
trajectoire prévue), dans la droite voie de la logique, est plutôt le fait des esprits
simples, — je ne dirai pas médiocres, ce qui serait bien différent. Aucun des grands
philosophes allemands78 n’a été purement logique : ni Kant, bifurquant vers la raison
pratique, ni Fichte, prônant le patriotisme79, ni Schopenhauer dont le pessimisme s’abreuve
d’illusoires antidotes ; et Jésus, lui-même, parlant comme Dieu, s’est contredit
sciemment, puisque, après le « Mon royaume n’est pas de ce monde »
, il
profère le « Rendez à César… »
. Logiquement, il devrait dire :
« J’ignore tout, hormis mon royaume, qui n’est pas de ce monde, et César comme le
reste. » Mais en prononçant cette négation : « pas de ce monde », il affirmait « ce
monde », et il dut songer aux relations qu’avec « ce monde » devaient nécessairement
avoir ses disciples, les hommes de bonne volonté.
Revenons à la pathologie de l’idéalisme.
Négligeant provisoirement les conséquences sociales d’une doctrine qui, d’ailleurs, est impopulaire, je ne veux alléguer qu’un néronisme de dilettante et qu’un fakirisme de bonne compagnie ; et même, pour simplifier l’enquête, laissons encore de côté le pseudo-fakirisme. Il nous suffira d’avoir à faire la critique du néronisme mental, plus clairement appelé le narcissisme.
Narcisse,
Quid videat nescit ; sed quod videt, uritur illo,et, ne connaissant que soi, il s’ignore lui-même : Ovide, sans le savoir, a mis bien de la philosophie dans les quinze syllabes de son vers élégant80.
Mais il faut reprendre les choses de plus haut et redire, hélas ! afin d’être clair, des choses mille fois déjà redites. C’est une éternelle nécessité : les hommes sont si crédules à la négation que la vérité leur semble un conte de fées, et que tous vivent, les réprouvés dans l’obscure forêt de l’indifférence, les privilégiés dans l’obscure forêt du doute :
Nel mezzo del camino di nostra vita
Mi ritrovai in una selva oscura
Che la diritta via era smarrita81.
Chapitre premier. Homunculus-hypothèse §
Il est bien entendu que le monde n’est pour moi qu’une représentation mentale, une hypothèse que je pose82, nécessairement83, quand la sensation éveille ma conscience : l’objet n’est perçu par moi que comme partie de moi ; je ne puis concevoir son existence en soi : il n’a de valeur pour moi que s’il vient graviter autour de l’aimant qu’est ma pensée ; je ne lui accorde qu’une vie objective, précaire et limitée par mes besoins d’hypothèse84.
Ceci admis, et constatée d’abord (malgré la contradiction des termes) la subjectivité de l’objet, je songe à pousser plus loin l’analyse.
Laissant le moi qui m’est connu (au moins par définition), je veux, pour m’instruire et savoir comment et par quoi je suis limité, étudier l’objet c’est-à-dire l’hypothèse du monde extérieur ; l’objet se mêle à moi, mais à la manière de l’eau qui entre dans le vin, en le modifiant, et une telle modification ou même moins négative, ou même positive, ne peut me laisser indifférent.
Je suis donc limité, ou modifié, — et j’admets encore à priori cette limitation, sans toutefois préjuger si elle m’est imposée ou si je me l’impose moi-même par une loi de mon organisme psychique ; j’admets l’objet ou monde extérieur ; j’admets que, inexistant et projeté hors de moi par moi, il soit néanmoins la cause hypothétique de ma conscience, — bien que lui-même causé par ma conscience ; j’admets cela, car Homunculus, créé dans ma cornue, surgit et me tient tête ; — et il parle !
En effet, en décomposant l’objet, selon le plan de mon analyse, j’ai trouvé qu’il se différencie selon deux modes, deux illusions, mais que différentes ! l’objet qui ne me résiste pas et l’objet qui me résiste, l’objet esclave et l’objet contradictoire, l’objet signe et l’objet pensée : — l’homme, l’homme effrayant, l’homme qui m’épouvante, parce qu’il me ressemble.
Je me connais et je m’affirme ; je suis, car je me pense, et le monde extérieur où je rencontre ce frère n’est autre chose, je le sais, que ma pensée même hypothétiquement extériorisée. Mais si ce frère gravite autour de mon aimant, particule de mon désir, moi aussi, particule de son désir, je gravite autour de son aimant ; le monde dont il fait partie n’existe qu’en moi ; mais le monde dont je fais partie n’existe qu’en lui, — et, relativement à sa pensée, je dépends de sa pensée : il me crée et il m’annihile, il me conçoit et il me nie, il m’écrit et il m’efface, il m’illumine et il m’enténèbre.
Je suis lui : Homunculus-Hypothèse grandit et m’écrase, car s’il n’est rien que ma pensée, quand je le pense, — il est tout quand il se pense lui-même, et je n’existe plus qu’avec son consentement.
Me voilà donc limité par mon hypothèse, c’est-à-dire par moi-même, et je reconnais, cette fois indubitablement, que je ne puis pas ne pas me limiter, car, dès que je pense, je pose l’hypothèse de la pensée. Me voilà donc limité par ma propre pensée, et plus je pense plus je me limite, plus je crée d’obstacles au développement de mon primordial absolutisme ; devenue pareille à l’œil à facettes d’une mouche, ma pensée multiplie les ennemis de son unité et j’ai devant moi la formidable armée des Autres. Mais que l’ennemi soit un ou multiple, il gêne également ma liberté, et, m’ayant forcé à le concevoir, il me force à « entrer en pourparlers » avec lui.
À condition qu’il ne me nie pas, j’admettrai, autant que je puis le faire, autant que me le permet ma nature, son existence hypothétique, — et nécessairement s’il me rend la pareille. Ce n’est, après tout, qu’un échange de bons procédés et de réciproques concessions. Au lieu de la guerre, je propose la paix ; je laisse la vie à celui qui me la laisse, — et à celui qui m’a retiré de l’abîme et qui en m’en retirant y est tombé lui-même, je jette à mon tour la corde du salut. Nouveaux Dioscures, nous vivrons chacun notre jour, nos nuits ne seront que de périodiques instants et nous y jouirons des magnifiques alternatives de la lumière et de l’ombre :
… Fratrem Pollux alterna morte redemit85.
Et voici comment raisonne Pollux :
« L’arbre n’existe que parce que je le pense ; pour la pensée hypothétique que je pressens et que je veux bien admettre, douloureusement, au-delà de mon domaine, je suis une sorte d’arbre et je n’existe qu’autant que cette pensée me pense… »
Il se reprend :
« Pourtant, je suis, — et absolument86 ! »
Il réfléchit et continue :
« Oui, mais Homunculus ne dit pas autre chose de lui-même ; il dit, lui aussi : Je suis, — et absolument. Or, si j’admets mon affirmation, je dois admettre la sienne, mais deux absolus sont contradictoires ; ils se nient en s’affirmant ; ils s’affirment en se niant.
« Pour être pensé, il faut donc que je me nie moi-même, — mais je retrouverai dans l’autre pensée l’image de ma propre négation renversée et redevenue positive : je vis et je suis en celui qui me pense. »
Voilà pourquoi Pollux partagea son immortalité avec son frère mortel.
Chapitre deuxième. Vie de relation §
La métaphysique pose des axiomes, l’expérience les vérifie ; si elle n’en a pas le droit, elle le prend.
L’Intelligence absolue pense dans la solitude absolue de l’Infini, et sa pensée œuvre la tapisserie que nous sommes — à l’envers — : hommes, bêtes, plantes, pierres. Elle a son moteur en soi ; elle part d’un point du cercle pour revenir au même point du cercle, et ce simple mouvement, toujours le même, est infiniment fécond.
Pour l’intelligence limitée, les conditions de la pensée sont toutes différentes ; elle a besoin de l’excitation du choc extérieur. Réduite à soi, c’est le prisonnier au secret. Dans ce cas, la pensée se résorbe et, ne vivant plus qu’autosubstantiellement, se dévore elle-même et se résout en la non-pensée87. La pensée d’autrui est le miroir même de Narcisse, et sans lequel il serait ignoré éternellement. Il s’aime, parce qu’il s’est vu ; on se voit dans un miroir, dans des yeux, dans le lac de la pensée extérieure. Tel Narcisse intellectuel, contenté par un auditoire composé d’une femme qui fait semblant d’écouter, s’épandrait moins s’il n’avait pour confidents que les arbres de la forêt, ou Mnémosyme, plâtre pourtant indulgent. Mais, à défaut de l’objet-pensée, Narcisse s’amuse encore à interpeller la patience muette des rochers et la bruissante sympathie des arbres ; il écoute, il a créé Écho. Écho est la pensée en laquelle il peut vivre : il la nie et il meurt88.
Le Narcisse raisonnable et logique ne s’inquiéterait même pas des reflets qui dorment dans les sources. À l’écart de tout, en une solitude rigoureuse et farouche, il soignerait, jaloux et silencieux, la fleur précieuse de son jardinet, trop précieuse pour l’œil d’autrui. Tels peut-être les solitaires de jadis ? Non, car ils ne cultivaient leur moi que pour l’arracher, attendant que la plante fût devenue assez solide pour donner prise aux mains du renoncement89. Illogique, il convie autrui à visiter ses plates-bandes et ses serres, car, horticulteur à la mode, et non plus pauvre jardinier, il exhibe d’alléchantes collections d’azalées et de phénoménales orchidées, images provignées de son orgueil. Lui seul est le grand horticulteur, mais sa propre affirmation défaille si les autres ne la confirment.
Nietzsche, le négrier de l’idéalisme, le prototype du néronisme mental, réserve, après toutes les destructions, une caste d’esclaves sur laquelle le moi du génie peut se prouver sa propre existence en exerçant d’ingénieuses cruautés. Lui aussi veut qu’on le connaisse et que l’on approuve sa gloire d’être Frédéric Nietzsche, — et Nietzsche a raison90.
L’homme le plus humble a besoin de gloire : il a besoin de la gloire adéquate à sa médiocrité. L’homme de génie a besoin de gloire ; il a besoin de la gloire adéquate à son génie91. Quel poète et qui donc serait content de la seule couronne qu’il se poserait lui-même sur la tête, comme Charles-Quint ? L’empereur ne se couronna pas dans l’ombre de son oratoire ; il se couronna devant toute la terre et devant les princes de toute la terre, disant ainsi que, premier juge de sa propre gloire, il n’en était que le premier juge, et non pas le seul.
Pensé par les autres, le moi acquiert une conscience nouvelle et plus forte, et multipliée selon son identité essentielle.
Multiplier une rose, cela fait un jardin de roses ; multiplier une ortie, cela fait un champ d’orties.
Car la déviation de l’idéalisme, telle que je la conçois, ne va pas, et tout au contraire, à ratifier la baroque loi du nombre, qui se base sur de fabuleuses additions où sont ensemble comptés les roses et les orties, les rats et les zèbres. La pensée s’individualise différemment ; il n’y a pas deux individus identiques ; les miroirs sont bons ou mauvais, — et encore le miroir n’absorbe et ne réfléchit qu’une manière d’être et non l’être en soi. L’être en soi est inviolable, mais il faut qu’il subisse des tentatives de viol pour apprendre qu’il est inviolable.
Le Stylite vit tout seul sur sa colonne, mais il a besoin de la foule des pèlerins qui se presse au pied de sa colonne ; il a besoin de la salutation de Théodose ; il a besoin de la vaine flèche de Théodoric.
Sans la pensée qui le pense, le Stylite n’est qu’un palmier dans le désert.
III. Le Principe de la Charité92 §
Le principe d’un acte, ou sa cause génératrice et maîtresse, importe plus que l’acte lui-même, car c’est par son principe que l’acte acquiert son degré de valeur esthétique, c’est-à-dire morale. Réduit au mécanisme physique, l’acte est indifférent : c’est l’extériorisation d’une force et rien de plus. Que l’effort des muscles se résolve en un sauvetage ou en un meurtre, les deux actes sont les mêmes, et pour les différencier il faut avoir compris leur principe initial ; mais ce principe peut être commun, avidité, vanité, obéissance, courage : — et un meurtre apparaîtra vêtu de toute la sanglante beauté du désintéressement, et un sauvetage sali de toute la vase du fleuve et de toute la boue de la récompense. Que, les principes déterminés, le châtiment intervienne et efface le crime ; que la récompense, aussi sûrement, efface l’œuvre qui la motiva, et l’on retrouve l’état d’indifférence qui est l’état normal de l’acte et qui sera l’état même de l’Activité le jour où tous les actes possibles auront été accomplis. Il faut donc, si l’on veut absolument juger, ce qui est un jeu défendu, mais bien humain, juger non les actes qui ne sont que des mouvements et dont la direction peut être à chaque instant déviée par des causes secondaires ou postérieures, mais les pré-actes les actes en puissance, les actes au moment même où ils vont être déterminés par le principe initial ; il faut juger le principe même et non le fait, et, ici, chercher quel est le principe qui peut conférer à un acte la qualité d’acte de charité, en opposition avec la foule des actions ainsi qualifiées d’ordinaire, mais indûment.
I §
La vie, qui est un acte de foi, puisque l’homme est incapable de vérifier les notions sur lesquelles s’appuie son existence même quotidienne, est aussi un acte de charité puisqu’elle est un échange perpétuel de notions et de sentiments entre les hommes et entre l’homme et le reste de la nature. Parmi ce torrent d’effluves, les actions communément appelées charitables ne sont qu’un tout petit souffle, et souvent de vanité, — mais qui siffle comme un jet de vapeur, afin de capter l’attention et la sensibilité des âmes. Ces actions n’ont que le mérite d’être conscientes ; elles le sont jusqu’à l’ostentation et jusqu’au mensonge, car elles arrivent à faire croire qu’elles ont seules droit au nom d’actes de charité, alors que leur principe les range parmi les plus ordinaires gestes du commerce.
Les actes charitables ne sont le plus souvent que des actes commerciaux, vente, achat, échange : gagner le ciel, gagner l’estime générale, gagner sa propre estime, gagner le repos de sa conscience ; acheter une joie ; se défaire d’un remords ; échange d’une monnaie contre une bénédiction ; achat d’une chance favorable, d’un avantage, encore que problématique, d’un bonheur, encore qu’illusoire. Tous ces actes obéissent au principe du gain, atténué çà et là par le principe du plaisir. Ce dernier principe est seul en cause quand la charité, acte d’amour ou acte de pitié, prend un caractère noblement égoïste et conforme à la destinée de l’homme, qui est de s’affermir dans sa vie et de s’affirmer dans l’exercice des sentiments qui lui font éprouver fortement la joie de la supériorité personnelle. Par les actes d’amour et de pitié qui souvent se confondent (surtout chez les femmes, et c’est un socle où elles haussent délicieusement), l’homme conquiert la sensation de se grandir et même de devenir unique ; créateurs d’allégresses vraiment divines, ces actes ont les mêmes effets que la douleur : ils différencient puissamment celui qui les accomplit avec pureté ; ils le dressent sur la colonne du Stylite d’où les cailloux du désert ne sont que des grains de sable, d’où le sable se ride et rit avec des fraîcheurs d’eau. Mais là encore, et puisque l’expérience d’un tel résultat peut s’acquérir, le désintéressement n’est pas absolu ; la conscience du but n’est pas toujours ni tout à fait absente et, quoique rien de social ou de pratique ne souille de tels actes (ils peuvent être, cela est toujours sous-entendu, socialement criminels), c’est encore plus loin qu’il nous faut chercher le principe de la charité parfaite.
Le principe de la charité est le don gratuit, pur et simple, sans désir, sans espérance, sans but. La nature et l’humanité la plus voisine de la nature nous donneraient de cela des exemples si on les devait choisir inconscients : la charité de la fleur, la charité du châtaignier, la charité du bœuf, la charité du chien, — la charité du génie, la charité de la beauté, — la charité de la mer, la charité du soleil, — la charité de Dieu (dont l’être est indéterminé) qui maintient, selon les lois, la succession des phénomènes et l’activité de l’intelligence ; — mais la véritable charité est l’acte de l’homme conscient qui vit selon sa propre personnalité et d’après les règles de sa logique intérieure et individuelle. Cet homme donne ce qu’il a et donne ce qu’il est. Pour fleurir, il n’emprunte pas, chardon, la sève du lys, il n’est ni le lierre ni le miroir : il ne plante pas ses griffes dans la tige plus forte d’autres intelligences, ni ne vole la grâce d’autres âmes ; herbe ou métal ou créature vivante, il n’offre à la frairie des êtres et des choses que l’opulence naturelle d’un généreux égoïsme, conforme au rythme, adéquat aux gestes divins.
La plus grande charité est donc de vivre et de consentir à être dans la prairie une tache d’ocre ou de laque et de borner son rôle aux relations qu’une nuance doit avoir avec les autres nuances. Mais pour vivre il ne suffit pas d’exister ; il faut avoir la conscience de sa vie et de sa couleur et de son jeu et, cette triple conscience acquise, maintenir la succession de ses phénomènes et l’activité de son intelligence : en cela, l’homme est dieu et son propre Dieu, et, devenu son propre Dieu, il atteint le sommet suprême de la charité, qui est l’amour de soi-même en quoi est impliqué le don de soi-même.
Aimer, c’est donner ; s’aimer, c’est se donner : ainsi par le raisonnement le plus simple on identifie, à l’infini, l’amour et l’égoïsme, le moi et le non-moi, dans la conscience de se sentir indéterminé : l’égoïsme pense l’amour, et, pensé l’amour, se vivifie et s’épand en ondes sur le monde. Ces ondes, comme celles que dessine sur l’eau une pluie de pierres, s’entrelacent sans se confondre et sans briser leurs cercles qu’un mouvement sûr extend, à partir du point de chute, jusqu’à une limite inconnue. Parmi l’harmonie de tant d’ondulations invincibles, les actes de la charité commerciale viennent crever comme la bulle d’air revomie par une grenouille.
II §
Ce que l’on nomme la vie de relation participe donc en plusieurs de ses mouvements à la charité la plus haute, mais cette vérité ne sera pas plus amplement démontrée, car les choses ayant deux faces et les mots leurs exigences, on attend sans doute un examen bref des faits les plus conformes à la définition des lexiques et que l’on revienne, pour ne pas contrarier plus longtemps le commun des habitudes cérébrales, à l’analyse des actes pratiqués et monopolisés par des « cœurs utiles ».
L’idée que la charité doit être utile est presque nouvelle ; elle date sans doute de saint Vincent de Paul, ou du moins l’on s’accorde à faire honneur de cette invention curieuse au célèbre philanthrope, au Parmentier des petits enfants. Avant lui, la charité n’était qu’un rachat de personnelles fautes ; elle gardait son caractère égoïste et digne de prodigalité ; elle était vraiment, le plus souvent, un don sans conditions, sans but que d’être un don ; elle était un sacrifice ; elle avait la grâce et la pureté de l’oubli : elle ne suivait pas son argent des yeux. Aujourd’hui l’on va jusqu’à produire, presque en justice, le reçu du Pauvre, avec timbre de quittance. On fait un placement de vanité ou de peur. Le carnet à souche de l’aumônière est devenu un bouclier contre les jets de boue, et quand il est périmé on en fait de la pâte à papier d’affiches. La charité est devenue une des formes de la réclame : savoir piper l’argent miséricordieux et le répartir entre les plus adroits hurleurs est un talent apprécié chez les journalistes, qui envient un métier si généreusement productif et chez les petits bourgeois qui ont le respect de la comptabilité, de l’ordre, de l’économie et qui donnent, non au pauvre qui passe, mais à l’indigent certifié par un numéro d’agenda.
Mais qu’elle serve, sycophante, les intérêts d’un audacieux philanthrope ou qu’elle soit l’assurance contre la grêle signée par un trembleur innocent, la charité perd également tous ses caractères essentiels : en d’autres circonstances, elle n’en garde que peu et c’est, par exemple, singulièrement la diminuer en beauté que de la faire descendre au rang de rouage social, moteur d’ordre humain, complice des tyrannies de la civilisation. On a dit que l’aumône était l’une des insultes du riche envers le pauvre. Presque toujours : parce qu’elle n’est presque jamais le don gratuit. On achète, pour quelques argents, le silence et la sagesse du pauvre ; mais l’aumône qui ne demanderait rien en échange, l’aumône d’un verre d’eau-de-vie à un ivrogne, serait-ce vraiment une insulte ? Il est affreux de conduire chez le boulanger la triste créature qui tend la main ; la voilà l’insulte, et impardonnable, l’insulte d’une charité méprisante qui limite le besoin pour limiter le don. Et que savez-vous si ce pauvre n’a pas besoin d’une fleur ou d’une femme ? Le pain que vous lui offrez, il ne devrait le manger que trempé dans le sang amer de vos veines rompues. La charité qui limite et qui choisit est cruelle et dérisoire ; si l’on y mêle la notion du devoir, elle s’ironise encore et s’aggrave, et se déshonorerait, si c’était possible.
Peut-on déshonorer la charité ?
Villiers de l’Isle-Adam, d’un obscène mendiant, disait qu’il déshonorait la pauvreté. C’est aller loin. Si des pauvres sont abjects ils ne déshonorent qu’eux-mêmes ; et la charité est-elle avilie par la danseuse qui, en un hideux bal de bienfaisance, fait choir un plaisir à l’humiliation d’un devoir ? Les mots collectifs ne sont pas responsables des unités qu’ils signifient : élevés au rang d’idées, ils ne peuvent être amoindris par la trahison d’un fait.
Qui peut déshonorer la joie ?
Mais la charité est une joie à laquelle, comme à toutes les joies, il faut un peu d’hypocrisie, le demi-jour, le pas de nom, l’acte d’homme pur et simple, comme la possession d’une femme dont on ne connaîtra que la surface et qui n’entendra que l’anonyme cri de l’Homme, dans l’ombre d’une œuvre secrète.
IV. La Destinée des Langues93 §
On a publié naguère dans une revue de vulgarisation94 un article orné de ce titre brillant : « La Guerre des langues ».
Malheureusement, quoique muni d’une érudition toute fraîche et assuré des plus récentes
statistiques, l’auteur, qui est un étranger, n’a pu proférer les conclusions qui se
seraient tout naturellement imposées à un écrivain français. Il voit la question par le
côté extérieur : il est plein de sympathie, mais il manque, et c’est bien son droit, de
cet amour qui adore jusqu’aux défauts de sa passion et qui veut que l’être unique
triomphe tout entier, même contre tout droit, toute justice et sagesse. Il y a aussi
bien du souci commercial dans ses calculs ; souci louable et que même un poète
partagerait, puisque la littérature se vend : — comme les oranges et comme les fleurs ;
mais on songe que ce directeur d’une revue française le pourrait être, si son exode
avait fourché, d’un recueil allemand ou d’un magasin anglais, et tel vœu touchant la
simplification de notre orthographe et, en vérité oui ! de notre syntaxe, ne laisse pas
que de nous troubler au souvenir, évoqué aussitôt, d’un célèbre jugement du roi Salomon.
Sit ut est, aut non sit
; ce mot d’un
jésuite prénietzschéen, la plus haute parole échappée à l’instinct de puissance, doit
être rappelé avant toute discussion. Sa clarté dispense de longs commentaires.
Il est toujours amusant de voir un Tchèque ou un Polonais offrir du fond de son cœur à un Français de Reims ou de Rouen des moyens délicats d’améliorer la langue qu’il apprit dans le ventre de sa mère ; on passe sur l’impudence et l’on rit : on aime à rire sur les bords de la Seine et sur les bords de la Marne. Mais nous avons affaire à un sérieux judaïque qu’aucune plaisanterie n’écorche, et il nous faudrait peut-être traiter sérieusement d’un sujet qui semblait réservé jusqu’ici à égayer la fin des vaines séances académiques.
En voici l’exposé, repris à son commencement :
Jadis, assure-t-on, le français était la langue parlée par le plus grand nombre d’hommes. Ce jadis est imprécis. Je vois bien, d’après les petits bonshommes gradués comme des fioles d’officine (dont le démonstrateur éclaire libéralement l’intellect de ses nombreux lecteurs), je vois bien, dis-je, que le français est aujourd’hui serré d’assez près par le japonais et que, bien au-dessus de la française, la fiole russe dresse sa capsule noire ; je vois bien les rapports arithmétiques qu’il y a entre les chiffres 85, 58 et 40, — mais c’est tout, car il s’agit des langues humaines, c’est-à-dire de pensée, d’art, de poésie, et non pas de sucre, de poivre ou de café. Songez qu’il y a presque deux fois plus de moulins à parole qui broient du russe qu’il n’y en a d’abonnés à moudre du français ! Et quoi ? Il y a encore bien plus de moulins chinois : il y en a trois ou quatre cent millions. La statistique est l’art de dépouiller les chiffres de toute la réalité qu’ils contiennent. Un égale un, parfois ; le plus souvent 1 = x. L’auteur, qui est israélite, devrait se souvenir qu’une petite tribu de Bédouins a imposé sa religion au monde entier. Le grec classique n’a jamais été parlé à la fois par un peuple plus nombreux que les Suisses ou les Danois.
Mais le grec serait mort et sa littérature aurait péri sans la puissance byzantine ; et c’est le javelot romain qui planta le latin dans l’Europe occidentale. La destinée d’une langue est déterminée par deux causes, l’une intime et l’autre d’action extérieure, l’une toute littéraire et l’autre toute politique. Cette seconde cause est la plus forte ; elle peut anéantir la première ; mais si elle s’y ajoute, au lieu de la contrarier, elle peut acquérir une puissance indestructible. L’avenir sera ce qu’il lui plaira ; ce qui est hors de notre influence et de notre raison ne doit pas nous intéresser fortement. Cependant il est évident que la langue de l’Europe future sera la langue du vainqueur de l’Europe ; et s’il est probable que la Russie soit la Rome de demain, il est probable que le russe soit le latin des prochains siècles. Le rôle de la France, avilie par des gouvernements indignes, étant désormais purement littéraire (à moins d’un improbable réveil), la question qui peut amuser est celle-ci : dans quelle proportion, à côté de la langue du vainqueur, les langues des vaincus futurs peuvent-elles espérer de vivre littérairement ?
C’est-à-dire à l’état de langues mortes, de langues de parade ou de cénacles. Car la vie et l’unité d’une langue sont intimement liées à la vie et à l’unité politiques d’un peuple. L’histoire de la langue française l’a montré clairement, quoique à rebours, et l’évolution de l’espagnol dans l’Amérique du Sud sera prochainement un argument pour cette thèse, qui n’est pas d’ailleurs contestable. Les états de l’Europe vaincue, en perdant leur autonomie, verront leurs langues se fractionner rapidement en une quantité de dialectes dont la différenciation sera croissante. Ou, pour mieux dire, les dialectes de France, par exemple, qui sont encore vivants et fort nombreux, n’étant plus dominés par un parler commun qui les régisse et les coordonne, deviendront de véritables petites langues particulières aussi différentes entre elles que le wallon et le provençal, le picard et le portugais. Les Français de Lyon ne comprendront plus ceux de Nantes, ni ceux de Paris ceux de Rennes. Il y aura des années et peut-être des siècles de grand trouble, une anarchie linguistique analogue à la grande anarchie qui suivit la destruction politique de l’empire romain. Mais les hommes, et c’est leur fin, sont ingénieux à tourner les obstacles que la nature leur impose. Ayant besoin d’une langue d’échange, ils accepteront sans aucun doute celle du vainqueur. Ces acceptations, dont il y a tant d’exemples dans l’histoire, semblent inexplicables parce qu’on les croit bénévoles. Mais si l’on réfléchit que les fonctions publiques, l’influence et la richesse ne sont plus abordables pour les vaincus qu’au moyen de la langue du vainqueur, qui est le bac ou le pont joignant les deux rives du fleuve, les apostasies linguistiques apparaissent au contraire absolument conformes à ce que l’on doit entendre de la nature humaine, toujours inclinée du côté du bonheur sensible.
Cependant les Barbares n’imposèrent pas leurs langues au monde romain ; le latin, que les Vandales avaient respecté en Afrique, ne céda que beaucoup plus tard à l’invasion arabe. Il faut sans doute tenir compte, dans l’examen de ces faits contradictoires, soit de l’intelligence, soit du caractère du vainqueur. Pourquoi le latin qui avait résisté aux Vandales ne put-il résister aux Arabes ? Sans doute parce que, malgré que leur nom ait acquis une mauvaise odeur, les Vandales, d’une race douce et intelligente, plus sensuelle que vaniteuse, furent vite amollis et amusés par une civilisation dont tous les éléments n’étaient pas étrangers à leur mentalité. Mais aucun contact ni de sentiment ni d’intelligence ne fut possible entre l’Arabe et le Romano-Vandale ; les vainqueurs exercèrent tous leurs droits et même celui du massacre.
Le caractère orgueilleux des Romains avait eu le même résultat que la stupidité des Arabes. Pas plus que l’Anglais ou le Français d’aujourd’hui, ils ne voulurent considérer comme un outil respectable la langue des vaincus ; les soldats de César ne songèrent pas plus à parler gaulois que mexicain les compagnons de Cortez. Chose singulière, Cortez avait trouvé un interprète au seuil de l’empire mystérieux qu’il allait dompter en quelques semaines ; César en trouva autant qu’il y avait de dialectes en Gaule : il y a des hommes pour qui les défenses de la nature deviennent des complices. Mais le futur vainqueur de l’Europe rencontrera, non des dialectes sans intensité, mais les langues robustes et résistantes, appuyées sur des littératures anciennes, respectées, vivaces, sur des traditions administratives, sur la foi populaire qui, en certains pays d’Europe, identifie avec beaucoup de raison la langue, la race et la patrie politique. Dans ces luttes suprêmes, les littératures seront encore une force ; quand les armées auront été anéanties, au-dessus des mâles égorgés les femmes se dresseront pleines d’imprécations et de gémissements où la langue des vaincus affirmera sa volonté de vivre, même pour la souffrance et pour le désespoir, et les enfants oublieront difficilement le son des syllabes qui auront, autant que les larmes, autant que les sanglots, pleuré leurs pères. Mais la vie, plus forte que les sentiments particuliers, est aussi plus forte que les sentiments nationaux. Les langues de l’Europe périront toutes, malgré ce qu’elles contiennent de beauté et d’humanité ; elles périront toutes selon la tradition orale : si l’une ou deux ou trois d’entre elles doivent échapper à la mort intégrale et vivre, un peu, comme vivent encore un peu, aujourd’hui, le latin et, beaucoup moins, le grec ou l’ancien français, — lesquelles ?
Si l’on suppose que le vainqueur de l’Europe et du monde sera le peuple russe, il faut d’abord éliminer toutes les autres langues slaves, qui seront les premières détruites. Aucune d’elles, d’ailleurs, ne possède une littérature qui puisse ou retarder ou même faire regretter beaucoup leur disparition ; on peut dès maintenant les considérer comme des phénomènes passagers, et avec un peu d’application déterminer, à un siècle près, tout cataclysme écarté, la date de l’extinction totale. Ceci admis, on appliquera le même raisonnement aux parlers scandinaves dont la vie, rénovée par tel écrivain de génie, n’en est pas moins factice et précaire. Même si l’Europe devait, au lieu de la conquête, subir, châtiment bien plus épouvantable, la paix mélancolique que lui prédisent les humanitaires, on ne voit pas la place que pourrait tenir dans le monde, Ibsen disparu, une langue telle que le dano-norwégien. Ces dialectes réservés à un petit nombre d’hommes sont pour ces hommes mêmes un embarras et un piège, et, plus encore, un tombeau.
Le hollandais ne doit pas attendre une meilleure destinée, ni le portugais ; mais ces deux langues pourraient, longtemps encore, évoluer, l’une en Afrique, l’autre au Brésil, où, malgré de singulières modifications, elles garderaient assez de leur figure primitive pour faire douter de leur disparition réelle. Quoique plus vigoureux, mais aussi dénué de force expansive, l’espagnol subirait le même sort et son histoire se continuerait outre-mer, à travers les immensités de plus de la moitié d’un continent immense.
L’envahisseur, qui s’est d’abord attaqué à l’Allemagne, déjà enserrée par une conquête presque circulaire, y trouve une sérieuse résistance linguistique, mais sans profondeur, sans racines. La littérature presque toute de science ou de philosophie s’y renouvelait tous les dix ans, et les derniers siècles, depuis Nietzsche, dont le ferment a ravagé mais non renouvelé un monde, trop décadent et déjà ruiné, y ont été presque inféconds. La folie des analyses et des expériences socialistes ont abruti définitivement le peuple allemand en développant sa double tendance à la rêverie sentimentale et à la jouissance matérielle. Ses dernières activités mentales ignorent, plus encore qu’au vingtième siècle, les joies aristocratiques de la création ; il est devenu tout entier contrefacteur et assimilateur ; il imite, il traduit, il compile. C’est sans répugnance qu’il apprendra la langue du vainqueur ; il emploiera à cette besogne, dont il sentira vivement l’utilité hédémonique, les derniers restes de son énergie et son attention depuis longtemps disciplinée. Sa littérature obscure, lourde et sans éclat n’opposera qu’une faible digue aux puissantes vagues du nouvel océan barbare. Les sentimentalités récalcitrantes trouveront dans la musique un refuge suprême.
Cependant les tentacules de la pieuvre atteignent l’Angleterre et l’Italie. Une île est une proie difficile à atteindre, mais dès qu’elle est touchée, c’est une proie paralysée. Un État insulaire n’a jamais d’armée, quelle que soit sa volonté de se créer cet organe de défense ; au centre de la partie mobile de la population, il y a une masse d’hommes plus ignorants, plus orgueilleux et plus timorés que chez n’importe quelle nation continentale. Tout étranger y tomberait comme un Martien et n’y ferait pas régner un moindre désarroi ni une moindre terreur95. La conquête linguistique des grandes îles est plus facile encore que leur conquête militaire ; il n’y faut que de la persévérance. L’entêtement s’amollit bientôt, pénétré par le doux esprit de lucre, par les saines idées d’utilité ; l’instinct commercial étouffe l’instinct national. Pour les peuples uniquement trafiquants, comme les insulaires, la langue des dieux est celle qui est pour l’or la meilleure glu.
L’Angleterre, qui a une littérature, n’a pas ou n’a plus de langue littéraire. Tels Anglais qu’on nous apprend à vénérer comme de grands écrivains ignorent jusqu’à l’art élémentaire de la phrase et du rythme ; ils écrivent comme ils parlent, en oubliant une partie des mots, et comme ils pensent, en oubliant une partie des idées. Quand ils croient composer, ils juxtaposent. Ils envoient leurs pensées à la bataille, comme lord Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés. On ne sait pas encore ce que veut dire Hamlet ; on sait qu’enlevée la broderie admirable des images il ne reste de Roméo et Juliette qu’un conte enfantin. Mais Shakespeare est un tel brodeur ! Ici, il y a une langue littéraire, et plus forte que la pensée même dont elle est l’expression. Moment unique : les poètes anglais ne sont presque jamais des artistes, et c’est l’inverse en Italie, où l’art verbal recouvre si peu de vraie poésie. Il n’est pas probable que l’ironie d’un Swift ou d’un Carlyle soit goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à la vie. Ce n’est pas là de la littérature de vainqueur. Le passage de la langue anglaise de l’état vivant à l’état classique ne pourra donc être déterminé que par le respect dont même des barbares auront appris à entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de son œuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres anglais peuvent entrer dans le temple, escorte du génie sauveur ; mais ce triomphe n’est pas certain. Trop libre et trop passionné, Shakespeare, dans les derniers siècles de l’Europe, aura été fort négligé par une Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de Ruskin a clos une ère d’activité esthétique ou du moins de tentatives intéressantes pour l’impossible fusion des idées de beauté et de vie humaine. Après la disparition du prophète de la lumière, l’Angleterre est revenue avec délices à ses joies sombres et closes. La peinture claire et les étoffes transparentes sont incompatibles avec la nécessité de la houille ; là où il faut se chauffer beaucoup et beaucoup activer des machines, le plaisir est d’avoir une maison solide, de manger des choses fortes, de boire en écoutant la pluie battre les vitres. Quelques distractions violentes suffisent, aux jours de beau temps. Mais les revers militaires et des difficultés sociales ont encore durci le caractère de l’Anglais, et les hommes comme la nation se sont enfermés dans un isolement cruel. L’Angleterre se fait souffrir elle-même pour oublier les blessures qu’elle a reçues de l’étranger et c’est la religion qui a bénéficié de cette longue crise d’orgueil. Oublié dans le reste de l’ancienne Europe ou retourné parmi les peuples latins à l’état de superstition païenne, le christianisme est encore vivant en Angleterre au jour même de l’invasion96. L’orgueil a fini par se liquéfier en une résignation noire : le peuple de Dieu souffre parce que Dieu l’a voulu, et pour être jusqu’au bout le nouvel Israël, il faut que l’Angleterre souffre en silence, ainsi que les Juifs de jadis. Ces idées ont inspiré toute une vaste et basse littérature. Depuis deux ou trois siècles, les femmes seules écrivent, la baisse des salaires dans les travaux intellectuels ayant à la fin écarté les hommes d’une profession dépréciée. Elles cultivent le seul genre littéraire auquel de tout temps elles aient été propres, le roman. Mais ce roman, depuis qu’elles sont sans concurrents ou plutôt sans maîtres, est toujours le même et toujours optimiste : il s’agit invariablement d’un amour contrarié par l’état de péché d’un des amoureux (l’homme, la femme étant le lys parmi les chardons) et dont une conversion soudaine (ou lente, si la magazine a besoin de copie) permet la délicieuse réalisation. Aucune jeune fille de dix-huit ans, aucun homme dépassant la trentaine, aucun personnage marié, ni mâle ni femelle, hormis de vénérables parents, ne figurent jamais dans ces histoires dévotes, sinon tout au fond du tableau. De même que les insectes, les Anglais n’ont plus d’histoire, franchie leur crise nubile ; ils ne meurent pas immédiatement sans doute, comme les coléoptères, mais ils vivent dans le silence, le travail et la vertu. Entre le vingt-deuxième siècle et l’envahissement de l’Angleterre, une seule romancière osa une timide allusion au mécanisme de l’amour ; elle dut s’exiler en Allemagne. C’est le seul écrivain anglais dont le nom, pendant cette longue période, fut connu sur le continent.
(Ici on pourrait supposer que la décadence de l’Europe du Nord avait été singulièrement accrue par la rigueur croissante des hivers : la limite du seigle était descendue à Christiana ; celle du froment à Newcastle et à Copenhague ; celle de la vigne passait par Bordeaux, Venise et la Crimée. Les lignes isothermes ayant fléchi sur l’ouest et le centre de l’Europe, par suite d’une déviation du grand courant équatorial, la température de Londres se rapprochait de celle de Moscou. La civilisation avait donc reculé vers le sud, Rome était redevenue la vraie capitale du monde, et la Méditerranée avait retrouvé sa primitive splendeur. Un nouvel empire s’étendait, limité au nord par le Danube, de Vienne à Palerme et de Gênes à Constantinople. La courbe du grand fleuve, jadis océan entre deux mondes, arrête longtemps les Slaves, malgré les complicités qui travaillaient pour eux à l’intérieur du cercle… Et on imaginerait toute une histoire future. — Mais c’est trop facile.)
L’Italie offre aux Barbares (en toute hypothèse) une résistance imprévue. Sa défense, c’est l’éblouissement. Devant ce spectacle d’une vie extérieure régie par la recherche de la volupté, l’envahisseur s’adoucit, enfin heureux de vivre ; les armées fondent ; Capoue renaît dans les roses latines et dans les lys florentins. Comment imposer au sourire milanais la rudesse d’une langue mal élevée ? Si une des langues de l’Europe doit survivre à la conquête de l’Europe, ce sera l’italien, la moins souillée, la plus souple, la plus fraîche et, en même temps, la plus égoïste et la plus fière des sœurs romanes. La paresse du peuple italien, sa délicieuse ignorance lui ont forgé à son insu une force linguistique de premier ordre ; l’Italien n’a jamais accepté aucun mot étranger sans le dépouiller d’abord de son harnais d’origine : cette délicatesse a donné au peuple l’illusion que toutes les nouveautés verbales sont des filles légitimes du génie italien, et la conviction de parler une langue pure lui a inspiré un grand dédain pour tous les autres parlers de l’Europe : elle rit devant tous les sons qui ne sortent pas de sa flûte. Enfin l’italien est le vestibule direct du latin qui, en ces siècles éloignés, a gardé son prestige sacré. La connaissance d’une des deux langues mène à l’autre avec facilité, et comme elles évoluèrent sur le même sol, on les trouve historiquement enlacées dès qu’on éventre une colline, dès qu’on remue les ruines d’une église ou d’un palais. Le latin nous apporta la civilisation antique ; l’italien porterait aux hommes futurs la connaissance où le souvenir des civilisations modernes. Devoir peut-être un peu lourd pour une langue qui s’est perfectionnée dans la bouche du peuple plutôt que dans le cerveau des écrivains. La littérature italienne des derniers siècles est lumineuse et légère, claire et voluptueuse ; elle n’est que cela, et c’est peut-être ce qui la sauvera. Les sensibilités du Nord viendront se réchauffer en ce ruisselet tiède et parfumé ; les hommes, las des philosophies et des sociologies, aimeront la chanson des oiseaux latins.
En linguistique il faut admettre que c’est le peuple qui crée et recrée sans cesse l’instrument ; mais les hommes aptes à manier cet instrument délicat et terrible sont en très petit nombre. Dès que les écrivains sont légion, dès que la culture littéraire s’épand sur la nation entière, substituant à la noblesse de l’inconscient la mesquinerie de l’action volontaire et préméditée, il se produit une déviation esthétique et un abaissement intellectuel. On dirait que la civilisation est un gâteau et que les parts sont d’autant plus petites que les convives sont plus nombreux. Ceci ne peut pas encore se démontrer : mais la notion deviendra évidente. Comme tout se tient, si la houille venait à manquer, la production littéraire baisserait de moitié. Les aphorismes de Malthus sont applicables au génie. Parce que des millions d’imbéciles veulent lire des romans-feuilletons, on manquera peut-être un jour de la rame de papier nécessaire pour faire connaître un nouveau Zarathoustra aux mille cerveaux d’élite qui seuls le pourraient comprendre. On écrira là-dessus des choses très belles et très inutiles quand les Barbares auront incendié Paris.
À ce moment-là il n’y aura plus guère de littérature française que celle des siècle anciens, et la langue, déformée par les étrangers auxquels on l’aura livrée, ne sera qu’un amas grossier de termes exotiques enchâssés chacun dans une orthographe superstitieuse. Déjà pour bien parler français à la mode des bureaux de rédaction et des cercles sportifs, il faut connaître la valeur des lettres selon l’alphabet de cinq ou six langues étrangères ; à la veille de l’invasion, la langue française sera un crachoir international. Nul ne la regrettera, ni même les Français, qu’elle rebutera par son odeur cosmopolite. S’il y a encore quelques poètes, ils useront du latin ou de telle vieille forme séculaire : on écrira en Victor Hugo, en Racine, en Ronsard. La littérature, enfin socialisée, se composera de romans historiques où la civilisation d’aujourd’hui sera représentée sous les couleurs que nous attribuons maintenant à l’homme lacustre ; avec cela, quelques traités de science élémentaire. Un grand silence intellectuel planera sur notre patrie. La contradiction étant impossible, toute puissance appartenant à l’État, seuls pourront parler ceux qui penseront comme l’État ; mais personne n’aura l’inutile courage d’écrire, sinon les scribes officiels appointés pour cette besogne. Les vainqueurs ne toucheront pas à l’admirable organisation française de l’esclavage socialiste ; ce bagne sera l’atelier qui travaillera pour entretenir la civilisation renaissante dans le reste de l’Europe. Mais j’espère qu’il se révoltera, afin que tout recommence et qu’il y ait enfin une science historique97.
La France périra ainsi ou de toute autre façon, mais elle périra, et tout périra. Cependant, cette part faite au prophète pessimiste qui vaticine en tous les hommes désabusés d’aujourd’hui, il n’est pas inutile de se livrer à quelques réflexions d’un autre ordre, moins amères et plus vérifiables.
Si l’influence linguistique de la France a diminué, surtout depuis trente ans, on n’y peut voir qu’une cause, et cette cause est toute politique. Les peuples ont besoin de savoir la langue du plus fort ; dans cette force, la littérature est un appoint, elle n’est que cela. Le patronage littéraire de la France s’étend encore aujourd’hui sur la plus grande partie du monde civilisé ; il est plus vaste qu’au dernier siècle ; s’il est moins profond, c’est qu’il n’a plus pour appui la suprématie militaire. De tous les commerces allemands c’est celui de Leipzig qui a le plus gagné, peut-être, au traité de Francfort. Il n’a tenu qu’au génie littéraire allemand de profiter de la situation. C’est parce qu’il s’est obstiné à se taire ou parce qu’il n’a parlé qu’avec timidité que les lettres françaises ont maintenu et peut-être étendu leur vieille domination. Sans ce pacifique empire d’outre-frontières, la vraie littérature de France, et toutes les industries qu’elle fait vivre, n’existerait peut-être plus. Qu’il le veuille ou non, un écrivain français a trois clientèles dont voici l’importance décroissante : Paris, l’Étranger, la Province. Il faut donc distinguer de l’influence littéraire l’influence purement linguistique qui s’exerce par la politique et par le commerce. Les livres français sont lus par des hommes qui ne sauraient parler notre langue ; ils l’ont apprise ainsi qu’une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques. D’autre part les Français de France ne lisent qu’en eux-mêmes ; ce livre unique et quelques fausses nouvelles, voilà tout l’aliment que se permet leur génie égoïste et national.
Pour propager la littérature française à l’étranger, il suffit que nous écrivions de bons livres dans une langue à la fois traditionnelle et renouvelée par les conseils d’une sensibilité originale ; propager la langue française, en tant que langue de commerce et d’usage, il suffirait peut-être, à l’heure actuelle d’une politique ferme, et au besoin un peu impertinente. Mais l’impertinence diplomatique n’est pas un joujou que puissent manier sans danger ou sans ridicule les humbles hommes d’État, les contremaîtres d’usine, qui ont usurpé en France le rôle de pasteurs de peuples.
Et ce ne sont pas les efforts généreux de l’Alliance française qui pourront suppléer à notre atonie politique, et encore moins tels petits remèdes de bonne femme sérieusement préconisés par des journalistes : nommer des correspondants étrangers de l’Académie française, instituer un Prix de Paris pour les étudiants étrangers ! L’inutilité de ces mesures me les ferait accepter volontiers. La France n’est pas une maison de commerce qui donnerait des primes à ses clients ; ni elle n’est une dame qui doive condescendre à rendre moins âpre l’accès de ses faveurs.
S’il faut simplifier çà et là notre orthographe, ou désencombrer de trop puériles règles nos grammaires, que ce soit par des raisons esthétiques, c’est-à-dire d’une utilité hautaine. Nous ôterons des baleines au corsage pour que le profil soit plus pur de la poitrine plus libre, mais non afin de favoriser les mains grossières.
La langue de Victor Hugo n’est pas un volapuk qu’il soit permis de vouloir accommoder au goût des sauvages comme une fabrication de cotonnade. Il ne paraît pas d’ailleurs qu’il y ait, malgré la logique, le moindre rapport vrai entre la difficulté du français et sa présente inertie d’expansion98. Le français est-il plus difficile aujourd’hui qu’il y a un siècle ? Loin de là ; il l’est beaucoup moins par l’abondance des excellentes méthodes répandues dans le public, par l’abondance aussi des livres à bon marché. L’orthographe est la même, mais plus régulière ; la syntaxe est la même, mais plus souple. D’ailleurs, à côté de l’orthographe anglaise, ce résumé de toutes les incohérences, toutes les orthographes, même la française, apparaissent cristallines.
Mais je ne professe pas tout à fait les idées communes sur les obstacles qu’apporté en une langue la complication de son orthographe. Les mots dont l’épellation est la plus anormale sont précisément ceux qui se gravent avec le plus de netteté dans la mémoire. Personnellement j’aurais moins d’hésitation sur l’orthographe anglaise que sur l’italienne, et pourtant autant l’une est démente, autant l’autre est raisonnable. Comment oublier que Brougham se prononce Brôme ou que viz se lit nameley : N’exagérons pas cependant l’attrait de ces chinoiseries. Il en est un peu de la facilité de l’anglais comme de la supériorité des Anglais. C’est un bruit qui courra tant, qu’il aura de bonnes jambes. Une langue très utile est beaucoup plus facile à apprendre qu’une langue de luxe. La difficulté, la vérité, la beauté, autant de valeurs relatives. Il ne faut donc pas trop se fier aux petits graphiques amusants que l’auteur a fait graver à la fin de son article pour conquérir l’aveu immédiat de sa clientèle. Six échelles de hauteur arbitrairement graduée affirment aux plus obtus (et au besoin à ceux qui ne sauraient pas lire) que, trois échelons gravis, on peut se délecter à lire les poèmes de M. Swinburne, tandis qu’il faut délaisser le dixième pour comprendre les vers de M. Sully-Prudhomme (qui ornent les pages suivantes). Mais je crois qu’il y a là une raison de perspective et que, vue de Turin ou de Barcelone, la proposition ne serait pas tout à fait la même que si on contemple ces symboliques échelles d’Amsterdam ou de Hambourg.
C’est par ces moyens qu’un commerçant établi en France travaille à l’extension de la langue française. Ils doivent lui sembler bons, puisqu’il est intéressé dans cette question qu’un écrivain aurait traitée avec plus de désintéressement ou un savant avec plus de compétence. Mais si l’on voulait recueillir sur la situation réelle de notre langue à l’étranger les renseignements précis et valables que ne m’a pas donnés une imagerie, ni ses textes explicatifs, je crois qu’il faudrait s’adresser à ces voyageurs ou à ces touristes qui parcourent sans cesse le monde pour leurs affaires ou leur plaisir. Eux seuls savent la vérité sur le pouvoir d’échange de la langue française, sur la valeur monétaire d’un mot français à Batavia, à Buenos-Ayres, au Caire ou à San-Francisco et en Europe. Pour l’exportation du livre, de la revue, du journal, l’éditeur et le commissionnaire seraient consultés, et il faudrait les croire, car la littérature, par dernier privilège, échappe en grande partie aux douanes. On recommencerait dans dix ans, et on saurait quelque chose.
Il vaut peut-être mieux ne rien savoir, et pour ce qui est de nous, écrivains orgueilleux, dire notre vaine pensée sans nous demander si elle retentira très loin ou si elle mourra à nos pieds.
Appendice.
Pièce justificative :
La langue française en Hollande §
« Déjà, à plusieurs reprises, nous avons indiqué la place considérable que la langue française a conquise et conservée aux Pays-Bas. Les considérations historiques qui expliquaient dans une large mesure cette situation privilégiée — création de nombreuses églises wallonnes et d’écoles françaises — ont forcément perdu, par suite des circonstances, beaucoup de leur valeur. Cependant, le français garde son prestige et, si la connaissance de notre idiome n’est plus considérée comme la plus utile, l’étude du français reste toujours la plus attrayante et la plus nécessaire pour les classes aristocratiques et pour tous les hommes cultivés.
« Dans aucun pays étranger, l’Alliance française n’a trouvé un terrain plus favorable qu’en Hollande. Dans les grands centres, elle a créé des associations puissantes et dans beaucoup de petites villes de province des sections vivantes. Tout récemment encore, une section s’est fondée à Assen, la capitale de la province la moins importante du royaume.
« Cette année le choix des conférenciers a été particulièrement heureux. Mme Thénard, M. Chailley — Bert, etc., ont obtenu partout, et notamment à la Haye et à Amsterdam, un succès très vif et très mérité. En général, les soirées dramatiques, qui offrent plus de variété et une note plus gaie que la conférence ordinaire, sont surtout goûtées du public. Par tempérament ce dernier est plutôt froid, mais chaque fois que des artistes parisiens entrent en contact avec lui la glace ne tarde à se rompre et la soirée finit par une ovation.
« On continue à lire de préférence les ouvrages français. Nos écrivains, les romanciers spécialement, se sont créé dans ce pays une excellente clientèle. Le dernier roman qui a fait sensation à Paris ne tarde pas à faire son apparition à la vitrine de tous les libraires. De plus, dans chaque ville, des sociétés de lecture fournissent à leurs membres, à prix fort modérés, une foule de revues françaises très demandées.
« En réalité, le français ne semble pas avoir perdu de terrain, comme on avait pu le craindre un instant. On se souvient que le conseil municipal de Rotterdam résolut, il y a quelques années, de supprimer l’étude du français dans les nouvelles écoles de la ville. Cette décision fit grand bruit. Or, d’après nos renseignements puisés à la meilleure source, toute l’affaire se réduit à ceci : le conseil municipal a voulu tenter un essai et il a supprimé le français dans une seule école publique. Cette dernière n’est fréquentée que par des enfants de la petite bourgeoisie. Les parents jugent la connaissance de l’anglais et de l’allemand plus utile à leurs enfants au point de vue commercial. Mais dans toutes les autres écoles le français reste inscrit au programme comme branche obligatoire.
« Même dans certains établissements libres, on consacre beaucoup de temps et de soins à l’étude de la langue française. Ainsi, à l’institut de M. Esmeijer, à Rotterdam, on réserve dans certaines classes jusqu’à sept heures par semaine à l’enseignement du français. Et les résultats sont positivement remarquables.
« C’est à M. Esmeijer que revient l’honneur d’avoir introduit aux Pays-Bas, pour l’étude des langues vivantes, la méthode directe ou intuitive, qui consiste à parler à l’enfant et à le faire parler dès le début. Le maître chargé d’enseigner le français proscrit dans ses leçons l’usage de hollandais. Cette innovation hardie a provoqué une vive opposition de la part des défenseurs de la vieille méthode des traductions. Mais les progrès des élèves sont si rapides, la supériorité de la nouvelle méthode ressort si clairement que M. Esmeijer a eu beaucoup d’imitateurs et que la cause paraît gagnée.
« Dans cet établissement modèle, les enfants commencent l’étude du français dès l’âge de six ans, tandis que dans les autres écoles on ne débute qu’à neuf ans. Au bout de trois mois d’exercices — une demi-heure par jour — ces petits garçons comprennent déjà fort bien et s’expriment avec une réelle facilité. Dans les classes supérieures, les travaux des élèves sont absolument remarquables. En narration française, beaucoup d’entre eux dépassent la moyenne des jeunes Français aspirant au brevet élémentaire.
« Naturellement, le français est aussi enseigné avec soin dans les gymnases, dans les écoles secondaires et dans les classes supérieures des écoles publiques. Mais ce seul exemple, pris dans l’enseignement libre, suffit pour montrer tout le prix qu’on attache à la connaissance de notre langue. »