[p. 2] Je t’envoie quelques mots, cher ami, du sein de ma profonde retraite1 qui n’a rien de pénible, je t’assure, au milieu de cette nature qui ressuscite et qui me ressuscite avec elle. Les arbres verdoient : cette pluie qui est survenue les pousse et avance toute cette renaissance. Quoique le soleil nous visite rarement et que les ondées soient fréquentes, je me plais beaucoup ici comme de coutume. Seulement, je n’ai pu encore me mettre à faire quoi que ce soit et je suis un peu mécontent de moi. C’est un sentiment qui me gâte toujours un peu tout le reste. Il semble qu’il faut avoir fait sa tâche pour jouir en conscience des biens que la nature nous présente. Grand argument en faveur du travail. Je me demande comment il est [p. 3] possible qu’un homme désœuvré ait de véritables plaisirs. Il faut les acheter tous par un peu de gêne ou même de souffrance. Je lis, mais ce n’est pas un travail : malgré l’attrait que j’y trouve, je ne suis pas pleinement satisfait quand j’ai passé mon temps de la sorte. Il n’y a que le cigare, quand il est bon, qui me fasse un peu oublier le tort que j’ai de me laisser aller à la paresse : car c’est tout uniment paresse. Je ne puis commencer. J’ai la certitude que la première demi-heure passée, je trouverais au travail le plus grand plaisir, et je ne puis malgré cela surmonter ce moment de dégoût. Le cigare est décidément un instrument de relâchement et de corruption : tant que je le tiens, et je le fais durer le plus que je peux, je tourne et retourne dans les allées, sans avoir même besoin de penser pour m’occuper. Il me suffit d’ouvrir les yeux, le nez et les oreilles. Quand il est fini, l’illusion cesse et je me fais [p. 4] des reproches. L’âge vient : chaque heure devrait porter ses fruits. Je me le dis sur tous les tons et surtout je serais admirablement placé pour le dire aux autres.
Donne-moi de tes nouvelles et de tout ce qui t’entoure. La petite fille de Riesener est grosse comme un rat. Tu connais combien je m’apitoie ordinairement sur la créature humaine, alors qu’elle entre dans cette carrière de douleur dont nous avons déjà fourni notre bonne part. J’ai senti pour celle-ci encore plus de commisération, vu sa petitesse et le peu de résistance qu’elle a l’air de devoir offrir aux coups du sort. Ce qui n’empêchera pas qu’on ne recommence à en faire jusqu’à la fin des siècles comme nous avons été faits nous-mêmes.
À propos de ceci, j’espère que tu verras bientôt ta fille à même de faire ses preuves à son tour. Le plus tôt sera le mieux.
Mille choses aimables à Madame Pierret et à ces demoiselles et à toi mille et mille tendresses.
Eugène
Penses-tu à notre partie de Pâques ? Je serai à Paris la semaine prochaine.