1777-02-10, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Il vaut mieux que vous ayez terminé vous même votre affaire avec le duc de Würtemberg que s'il avait fallu recourir à mon assistance.
Je jouis de peu de crédit à cette cour, et son altesse sérénissime, surchargée de dettes, a une fluxion d'oreilles qui l'assourdit toutes les fois qu'elle entend le mot payez; et, prononcé par ma bouche, ce mot lui répugnerait encore plus que par celle d'un autre. Il était réservé à votre éloquence victorieuse d'amollir le cœur de bronze dudit duc, et de le persuader à délier en votre faveur les cordons de sa bourse. Je vous félicite d'avoir cet embarras de moins, et je me réjouirai si j'apprends que tous vos sujets de chagrins sont dissipés.

L'âge où vous êtes devrait rendre votre personne sacrée et inviolable. Je m'indigne, je me mets en colère contre les malheureux qui empoisonnent la fin de vos jours. Je me suis dit souvent: Comment se peut il que ce Voltaire, qui fait l'honneur de la France et de son siècle, soit né dans une patrie assez ingrate pour souffrir qu'on le persécute? Quel découragement pour la race future! Où sera le Français qui voudra désormais vouer ses talents à la gloire d'une nation qui méconnaît les grands hommes qu'elle a produits, et qui les punit au lieu de les récompenser?

Le mérite persécuté me touche, et je vole à son secours, fût ce jusqu'au bout du monde. S'il faut renoncer à revoir l'immortel Voltaire, du moins pourrai je m'entretenir cet été avec le sage Anaxagore. Nous philosopherons ensemble; votre nom sera mêlé dans tous nos entretiens, et nous gémirons du triste destin des hommes qui, par faiblesse ou par stupidité, retombent dans le fanatisme.

Deux dominicains qui ont le roi d'Espagne à leurs pieds disposent de tout le royaume: leur faux zèle sanguinaire a rétabli cette inquisition dans tout sa splendeur que m. d'Aranda avait si sagement abolie. Selon que le monde va, les superstitieux l'emportent toujours sur les philosophes, parce que le gros des hommes n'a l'esprit ni cultivé, ni juste, ni géométrique. Le peuple sait qu'avec des présents on apaise ceux qu'on a offensés; il croit qu'il en est de même à l'égard de la divinité, et qu'en lui donnant à flairer la fumée qui s'élève d'un bûcher où l'on brûle un hérétique, c'est un moyen infaillible de lui plaire. Ajoutez à cela des cérémonies, les déclamations des moines, les applaudissements des amis, et la dévotion de la multitude, et vous trouverez qu'il n'est pas surprenant que les Espagnols aveuglés aient encore de l'attachement pour ce culte digne des anthropophages.

Les philosophes pouvaient prospérer chez les Grecs et chez les Romains, parce que la religion des gentils n'avait point de dogmes; mais les dogmes de l' infâme gâtent tout. Les auteurs sont obligés d'écrire avec une circonspection gênante pour la vérité. La prêtraille venge la moindre égratignure que souffre l'orthodoxie; l'on n'ose montrer la vérité à découvert; et les tyrans des âmes veulent que les idées des citoyens soient toutes moulées dans le même moule.

Vous aurez toutefois eu l'avantage de surpasser tous vos prédécesseurs dans le noble héroïsme avec lequel vous avez combattu l'erreur. Et de même qu'on ne reproche pas au fameux Bœrhaave de n'avoir pas détruit la fièvre chaude, ni l'étisie, ni le haut mal, mais qu'il s'est borné, de son temps, à guérir quelques uns de ses contemporains, aussi peu pourra-t-on reprocher au savant médecin des âmes de Ferney de n'avoir pu détruire la superstition ni le fanatisme, et de n'avoir appliqué son remède qu'à ceux qui étaient guérissables.

Mon individu, qui s'est mis à son régime, le bénit mille fois, en lui souhaitant longue vie et prospérité; c'est dans ces sentiments que le solitaire de Sans-Souci salue le patriarche des incrédules. Vale.

Federic