Au château de Dirac, le 18 octobre 1775
Je vous écris, mon respectable ami, d'un de vos temples, du château de Dirac en Angoûmois, dont les heureux habitans veulent bien avoir quelqu'amitié pour moi, et où nous passons des moments délicieux à vous lire, à parler de vous, à vous aimer.
Il y a, entre autres, une jeune et aimable demoiselle que vous appelez avec raison un petit prodige, et qui vous chérit tendrement. Je ne la crois pas encore bien avancée sur son catéchisme, vraisemblablement, par les grandes occupations d'ailleurs du curé du lieu, mais, en revanche, elle sçait à peu près par cœur toutes vos poésies; elle possède bien vos ouvrages de prose, elle représente vos pièces avec sa famille, et va, sans être grondée de ses parents, jusqu'à coucher avec vous. Que ne pouvez-vous être ici au milieu de nous, et pourquoi avez-vous plus de 70 ans?
Je suis sensiblement touché, mon illustre ami, de tout ce que vous me marquez de gracieux et d'honnête au sujet des services que j'aurais souhaité de rendre à M. de Lalonde; je vous assure que, s'il eût été possible de tenter pour lui l'entreprise avec la plus légère espérance de succès, je l'aurais fait de grand cœur, mais les amis éclairés que je vous ai nommé, et moi, après le plus mûr examen, nous avons unanimement pensé qu'en rapportant cette affaire en justice réglée, la fin en serait, si non atroce pour ce jeune officier, au moins très affligeante, et, pour parler le langage de la loi, flétrissante, puisque le magistrat a le pouvoir de le flétrir, que le souverain lui-même n'a pas, et vous voyez, par là, qu'il a beaucoup mieux valu, comme vous venez de le faire avec tant de zèle, décerner au jeune homme son absolution par la voix du public. Un certain arest du 7 septembre dernier nous apprend si nous connaissons bien le local, et à quel point le parlement se serait fait un devoir, en cette occasion, de prouver au clergé son zèle pour la religion. Il me semble vous entendre dire, à ce moment: et facti sunt amici ex illâ hora. Voyez, je vous prie, comme ils auraient traité ce malheureux de Lalonde lorsqu'ils enjoignent à M. de la Harpe d'être plus circonspect.
Vous me demandez quelle charge j'ai chez monsieur le comte d'Artois. Après avoir été avocat général de Monsieur, le feu Roi m'a attaché à son troisième petit-fils, en qualité d'Intendant de finance, car nous ne manquons pas, en France, de termes pompeux. Comme vous voyez, je suis un Intendant des finances qui n'en manie point, mais ma mission est de venir, tous les ans, faire un tour en Angoûmois, d'assister, le reste de l'année, au Conseil du prince, d'y faire le rapport de toutes les affaires de l'Angoûmois, l'une de ses provinces d'appanage, et de pouvoir faire quelque bien, dans le cercle borné de l'administration qui m'est confiée, en mettant sous ses yeux les besoins et les demandes des familles pour leur avancement, pour leur soutien, pour l'établissement de leurs enfans, demandes que ce jeune prince accueille toujours avec beaucoup de sensibilité, et, s'il ne moissonne pas beaucoup d'écus, il y gagne des cœurs. Voilà ce qui vous explique, mon respectable ami, comment je vous écris de Dirac, et je regarde comme un des produits les plus précieux de ma charge, ma liaison avec cette maison. Le reste de mon tems, je le consacre encore aux travaux du barreau (aujourd'hui que je le puis), et l'un de ces travaux a été de deffendre, cette année, M. le comte de Guines contre une cabale abominable, et contre l'intrigue la plus oppressive et la plus détestable; mais, bientôt, je me retirerai du barreau fatigué, écrasé, à la longue, des noirceurs et des méchancetés des hommes, et portant dans mon âme ce dégoût qu'on éprouve en voyant souvent triompher l'injustice.
J'ai établi, cette année, avec le concours de cette femme que vous honnorez, une fête dans notre terre de Canon, que nous appellons la fête des Bonnes gens. Ce n'est point à l'immortel auteur de tant d'excellents ouvrages, au père et au Nestor des lettres que j'en adresse la relation, ce ne sont point là vos titres en ce moment, c'est au bienfaisant Voltaire, au créateur de Ferney, au co-fondateur de Versoye, à l'azyle généreux des Génevois, au père des Calas, des Sirven, des d'Etalonde et de tant d'autres, en un mot à celui qui a dit à l'indigent laborieux: 'Voilà un champ, une maison, des bestiaux; laboure et vis heureux'. Voilà l'homme à qui j'adresse aujourd'hui cette relation que je dresse ici dans un heureux séjour, dont la bienfaisance pratique marque et embellit chaque journée. Vous vous rappellez peut-être, mon digne ami, un travail sur la bienfaisance que je vous montrai à Ferney, en Octobre 1769, et que vous approuvâtes. Quand je l'ai pu, j'en ai exécuté quelques parcelles. Mes moyens s'étant augmentés par mes travaux, et une respectable coopératrice ayant bien voulu m'en permettre quelques distractions pour des vues qu'elle partageait avec moi, nous avons eu, comme le dit un de nos écrivains modernes, l'audace de faire une bonne action, et j'ignore si nous avons encore obtenu le ridicule qui en doit être la récompense naturelle. Je vois pourtant que nous n'avons pas déplu aux gens de bien, et qu'on ne nous accuse pas tout à fait d'un crime. Agréés, mon respectable ami, l'hommage de cet établissement, je le crois digne de vous être offert, et veuillés recevoir, avec vos sentimens ordinaires pour moi, ceux de mon tendre, inviolable et respectueux attachement.
Permettez que madame Denys et M. de Flortau, ainsi que M. et madame d'Hornoy, si vous les avez encore avec vous, trouvent ici bien des respects et complimens.