à Ferney ce 20 août 1775
Papillon philosophe, et beaucoup plus philosophe que papillon, honore depuis quelques semaines ma solitude de sa présence, et console ma vieillesse.
Elle est votre parente et je la crois votre disciple. Mais ni vous, ni elle, ni les autres illustres appuis de la raison sans cesse persécuté, ni vos amis, ni vos espérances, rien enfin, ne me rassure contre les menées sourdes des scélérats dont vous me parlez.
Je remercie dieu de nous avoir envoyé monsieur le marquis de Condorcet, mais je crains le diable, qui circuit quœrcus quem devoret.
Des gens très instruits me font craindre qu'un maître qui est très attaché aux anciens usages, et qui vient d'en donner des marques publiques, ne regarde comme un de ses devoirs, de protéger ceux qui sont par état ses ennemis depuis plus de mille ans, contre ceux qui seraient par amour et par raison ses serviteurs les plus fidèles. Je sais même qu'on a donné depuis peu des ordres très sévères contre l'introduction des remèdes apportés des pays étrangers, qui pourraient guérir les anciennes maladies. Je sais à n'en pouvoir douter que les ordres sont donnés à Lyon pour saisir un convoi immense d'encyclopédie, et de beaucoup d'autres ouvrages.
Cette extrême sévérité ne s'accorde pas avec l'esprit de tolérance dont quelques personnes se flattent. On s'imagine en vain que les sages qui sont dans le ministère seront assez hardis et assez puissants pour s'exposer au fanatisme. Ils ne pourront, ni n'oseront combattre; ils se borneront à plaindre les philosophes qui leur sont attachés, mais ils ne voudront jamais se perdre avec eux. La raison sera toujours le partage du petit nombre et ce petit nombre sera toujours écrasé par le grand qui est payé pour tenir dans leurs fers, pour s'engraisser de notre substance, et pour boire notre sang. Le cri de ce sang innocent qui fume encore n'a pu se faire entendre à Paris.
Le jeune homme n'a d'autre ressource que d'aller jouir dans une terre étrangère de la fortune et de la faveur que lui offre un maître éclairé, et devenu enfin véritablement philosophe, puisqu'il songe à faire du bien, et à venger la raison si indignement outragée. Je devrais fuir avec lui et l'accompagner, amis je suis enchaîné par des entreprises immenses.
Ma colonie exige mes soins continuels. Je bâtis une ville assez jolie, et ce qui vous étonnera, c'est que papillon philosophe daigne y avoir une maison. Mon âge, et des entreprises que j'ose dire très utiles, ma retraite, l'amitié des personnes les plus respectables du royaume, sembleraient devoir me mettre à l'abri. Cependant, il est très vrai que je suis exposé plus que personne à la plus infâme persécution. Les Jesuites poursuivirent Arnaud jusqu'à son dernier moment, et il fallait leur cacher son tombeau. Il y a aujourd'hui des monstres plus dangereux que n'étaient autrefois les Jesuites.
Je ne vous écris que la centième partie des choses que je voudrais vous dire. J'aurais bien voulu que papillon philosophe eût pu vous amener avec elle.
Je vous embrasse, je vous aime, je vous respecte, et je gémis avec vous.
V.