1774-09-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, je ne m'attendais pas que votre frère passât avant moi.
Je suis honteux d'être en vie quand je songe à toutes les victimes qui tombent de tous côtés autour de moi. Mon cœur vous dit, Vivez longtemps, mon cher ange, vous et mad. Dargental, comme si la chose dépendait de vous. Nous sommes tous dans ce monde comme des prisonniers dans la petite cour d'une prison, chacun attend son son tour d'être pendu sans en savoir l'heure; et quand cette heure vient, il se trouve qu'on a très inutilement vécu. Toutes les réflexions sont vaines, tous les raisonnements sur la nécessité et sur la misère humaine ne sont que des paroles perdues. Je regrette votre frère, et je vous aime de tout mon cœur; voilà tout ce que je puis vous dire.

Si vous avez le temps d'entendre parler des sottises des vivants, je vous dirai que votre protégé le Kain a écrit à un genevois ces belles paroles, Le calomniateur Maupeou est à la Bastille, et on lui fait son procès. Cette nouvelle a été crue fermement dans tout Genêve. Il n'y a point de ville en Europe qui s'intéresse plus qu'elle à vos affaires de France, attendu qu'elle s'est acquis six ou sept millions de rentes sur le roi par son habileté, tandis que les Welches vont à l'opéra comique.

Personne n'a douté un moment que la nouvelle de le Kain ne fût très vraie; il était réputé l'avoir apprise de tout le public. Cependant elle est fausse. Mais j'ai grand intérêt de savoir si l'homme accusé d'avoir calomnié une personne très respectable et très aimable serait en effet coupable d'avoir trempé dans une intrigue qu'on lui impute. Vous pouvez me dire oui, ou non, sans vous compromettre.

Je vous ai écrit par mad. de Sauvigny; vous pouvez me dire un mot par mr Bacon, substitut de m. le procureur général. Vous pouvez m'écrire des on dit. Tout le monde écrit des on dit, cent mille lettres à la poste sont pleines de cent mille on dit. Où en serions nous si on ne permettait pas les on dit? La société ne subsiste que des on dit.

Je voudrais bien venir vous voir sans qu'on dît, Il est à Paris. Plus j'avance en âge, plus je dis,

Moins connu des mortels je me cacherais mieux,
Je hais jusqu'aux soins dont m'honorent les dieux.

Mes anges puissiez vous conserver très longtemps votre santé sans laquelle il n'y a rien.

Je suis bien sensible à l'attention que vous avez de me payer les 9400. Cela vient très à propos car ma colonie me ruine. Je prendrai la liberté de tirer une lettre de change sur vous, puisque vous le permettez.

Adieu mon cher ange, Paris est bien fou, et ce monde-ci bien misérable. C'est dommage qu'il n'y en ait pas d'autre.

V.