1774-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange; je suis toujours inquiet de la santé de Madame D'Argental, et de Monsieur De Pondevêle.
Je vois par vôtre Lettre du 23 auguste que ni vous, ni le grand Référendaire n'êtes pas devins, quelque esprit que vous aiez tout deux. Vous ne vous doutiez ni l'un, ni l'autre du compliment qu'on devait lui faire le lendemain 24, jour de la st Barthelémi.

Je ne sais par quelle fatalité singulière j'ai la fièvre tous les ans ce jour là.

Je crois bien qu'on n'a pas beaucoup parlé de la lettre du théologien dans tout le fracas des nouveaux changements qu'on a faits de tous côtés. Le bourdonnement des guêpes ne fait pas grand bruit au milieu des coups de tonnêre. Il est ridicule d'attribuer cette Lettre à un Allemand nommé Paw qui a écrit dans un style obscur et entortillé des conjectures hazardées sur les Amériquains et sur les Chinois. Vous savez que c'est L'abbé Du Vernet qui a tenu la plume, et qui sont ceux qui l'ont dirigée. Ils m'ont pris pour leur bouc émissaire, et ils m'ont couronné de fleurs pour me sacrifier. Pour comble de douleur vous sentez que je ne puis les nommer et qu'il a fallu encor les ménager quand je leur ai fait les reproches qu'ils méritaient. Rien n'est plus triste, à mon sens, que d'être assassiné par ses amis, et d'être obligé de se taire.

Madame Du Deffant me mande qu'elle vous voit quelquefois. Je vous prie de lui faire connaître la vérité; elle sait la répandre et la rendre piquante.

Je me garderai bien de traîner mon cadavre à Paris parmi les factions qui le divisent. Je laisse à mes deux neveux de l'ancien et du nouveau parlement le soin de débrouiller le chaos. Je crois savoir qu'on veut créer une nouvelle compagnie, composée des deux autres, et que ce projet n'est guères éxécutable. J'entrevois qu'il ne serait ni honnête, ni utile de sacrifier ceux qui ont servi le Roi à ceux qui l'ont bravé. J'aperçois de tous côtés des embaras et des dangers, mais les choses s'arrangent prèsque toujours d'une manière que personne n'avait prévu; et rien de ce qui était vraisemblable n'arrive. Qui aurait imaginé la paix des Turcs et de ma Catau si prochaine!

M: Turgot passa quinze jours aux Délices il y a plusieurs années; mais M: Bertin y vint aussi, et ne m'a servi de rien. Si j'avais quelques jours de vie encor à espérer j'attendrais beaucoup de Mr Turgot, non que je lui redemande l'argent que L'abbé Terray m'a pris dans ma poche, mais j'espère sa protection pour les gens qui pensent, parce qu'il est lui même excellent penseur. Il a été élevé pour être prêtre, et il connait trop bien les prêtres pour être leur dupe ou leur ami. Toutefois Antoine se ligua avec Lepide qui était grand pontife, sot et fripon.

On me mande que le pontife Beaumont est éxilé à Conflans. Je crois bien qu'il est à Conflans pour radouber sa vessie, mais j'en doute. Je doute aussi que M: Le Duc De La Vrilliere se soit enfin défait de sa charge de facteur des Lettres de cachet.

Il y a quelque temps que M: Le Maréchal de Richelieu m'envoia un mémoire qui me parait une Lettre circulaire sur l'étrange procédé de sa folle cousine, très indigne petite fille de Made de Sévigné. Je le crois plus affligé des avantures de la cour que de celle de Made de st Vincent.

Je vous trouve bien heureux d'être plein de sécurité au milieu de tant d'orages, et d'être un tranquile ambassadeur de famille. Je voudrais seulement que Parme fût un état plus considérable.

Ecrivez moi, je vous en prie, non pas comme Ambassadeur, mais comme ami, soit par Made Lobreau, soit par Made De Sauvigny, soit par Bacon, substitut du procurer général, qui demeure à un ancien hôtel de Richelieu, place Roiale.

Je crois que l'hippopotame Quez-à co, ne se chargera plus des lettres de personne. On dit qu'un abbé Aubert est chargé de l'histoire appellée gazette, attendu qu'il a fait des fables.

Je vous embrasse, mon cher ange, de mes mains maigres, et je soupire après des nouvelles de vos malades.

V.