1773-11-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Henri de Fuzée de Voisenon.

Vous étiez autrefois mon grand vicaire de Montrouge, mon très aimable & très cher confrère; vous êtes actuellement ministre; vous m’avez envoyé une fort jolie patente, qui me flattait de l’honneur de recevoir madame d’Arnay & madame de Chanaurier; elles ont eu la bonté de venir à Ferney, mais, malheureusement pour moi, dans le temps que j’avais une fièvre très violente.
Madame Denis leur a fait les honneurs de la chaumière, le mieux qu’elle a pu. Je suis inconsolable de n’avoir pu faire ma cour à ces deux dames, qui méritent tous mes hommages, puisque vous êtes leur ami.

Il y avait dans votre lettre de très jolis vers pour monsieur le contrôleur général; mais ils étaient en très petit nombre. Je vous envoie en revanche une longue rapsodie, qui ne regarde que le ministre de la guerre. Je fis cette sottise il y a environ quinze jours, après avoir eu chez moi m. de Guibert & le connétable de Bourbon. J’étais dans un de ces intervalles que me laissent quelquefois mes souffrances habituelles. Vous savez ce que c’est, mon cher confrère, que de faire des vers en sortant de l’agonie; mais vous étiez jeune, & votre muse aussi. Les Grâces vous accompagnaient avant & après l’extrême-onction; vous ferez de meilleurs vers que moi quand vous aurez quatre-vingts ans; en attendant, voici les miens. Vous y trouverez de la vérité, si vous n’y trouvez pas de poésie.

J’étais lundi passé chez mon libraire Caille,
Qui dans son magasin n’a souvent rien qui vaille.
J’ai, dit il, par bonheur, un ouvrage nouveau,
Nécessaire aux humains, & sage autant que beau;
C’est à l’étudier qu’il faut que l’on s’applique;
Il fait seul nos destins; prenez, c’est la Tactique.
La Tactique, lui dis je? Hélas! jusqu’à présent
J’ignorais la valeur de ce mot si savant.
Ce nom, répondit il, venu de Grece en France,
Veut dire le grand art, ou l’art par excellence;
Des plus nobles esprits il remplit tous les vœux.
J’achetai sa Tactique, & je me crus heureux.
J’espérais trouver l’art de prolonger ma vie,
D’adoucir les chagrins dont elle est poursuivie,
De cultiver mes goûts, d’être sans passion,
D’asservir mes désirs au joug de la raison,
D’être juste envers tous, sans jamais être dupe.
Je m’enferme chez moi, je lis, & ne m’occupe
Que d’apprendre par cœur un livre si divin.
Mes amis, c’était l’art d’égorger son prochain.
J’apprends qu’en Germanie, autrefois un bon prêtre
Pétrit, pour s’amuser, du soufre & du salpêtre;
Qu’un énorme boulet, qu’on lance avec fracas,
Doit mirer un peu haut pour arriver plus bas;
Que d’un tube de bronze aussitôt la mort vole
Dans la direction qui fait la parabole,
Et renverse en deux coups, prudemment ménagés,
Cent automates bleux à la file rangés.
Mousquets, poignards, épée, ou tranchante ou pointue,
Tout est bien, tout va bien, tout sert, pourvu qu’on tue.
L’auteur, bientôt après, peint des voleurs de nuit,
Qui, dans un chemin creux, sans tambour & sans bruit,
Discrètement chargés de fusils & d’échelles,
Assassinent d’abord cinq ou six sentinelles,
Puis montant lestement aux murs de la cité,
Où les pauvres bourgeois dormaient en sûreté,
Portent dans leurs logis le fer avec les flammes,
Poignardent les maris, couchent avec les dames,
Ecrasent les enfants, &, las de tant d’efforts,
Boivent le vin d’autrui sur des monceaux de morts.
Le lendemain matin on les mène à l’église
Rendre grâce au bon dieu de leur noble entreprise,
Lui chanter en latin, qu’il est leur digne appui,
Que dans la ville en feu l’on n’eût rien fait sans lui,
Qu’on ne peut ni voler, ni violer son monde,
Ni massacrer les gens, si dieu ne nous seconde.
Etrangement surpris de cet art si vanté,
Je cours chez monsieur Caille, encore épouvanté;
Je lui rends son volume, & lui dis en colère:
Allez, de Belzébut détestable libraire,
Portez votre Tactique au chevalier de Tot;
Il fait marcher les Turcs au nom de Sabaoth.
C’est lui qui, de canons couvrant les Dardanelles,
Dans leur propre science instruit les infidèles.
Allez, adressez vous à monsieur Romanzof,
Aux vainqueurs tout sanglants de Bender & d’Azof;
A Frédéric surtout portez ce bel ouvrage,
Et soyez convaincu qu’il en fait davantage:
Lucifer l’inspira bien mieux que votre auteur;
Il est maître passé dans cet art plein d’horreur,
Plus adroit meurtrier que Gustave & qu’Eugene.
Allez, je ne crois pas que la nature humaine
Sortit, je ne sais quand, des mains du créateur,
Pour insulter ainsi l’éternel bienfaiteur,
Pour montrer tant de rage & tant d’extravagance.
L’homme avec ses dix doigts, sans armes, sans défense,
N’a point été formé pour abréger des jours
Que la nécessité rendait déjà si courts.
La goutte avec sa craie, & la glaire endurcie
Qui se forme en cailloux au fond d’une vessie,
La fièvre, le catarrhe, & cent maux plus affreux,
Cent charlatans fourrés, encor plus dangereux,
Auraient suffi sans doute au malheur de la terre,
Sans que l’homme inventât ce grand art de la guerre.
Je hais tous les héros, & Nembrod & Cyrus,
Et ce roi si brillant qui forma Lentulus;
Le monde admire en vain leur valeur redoutable,
Je m’enfuis loin d’eux tous, & je les donne au diable.
En m’expliquant ainsi, je vis que dans un coin
Un jeune curieux m’observait avec soin.
Son habit d’ordonnance avait deux épaulettes,
De son grade à la guerre éclatants interprètes;
Ses regards assurés, mais tranquilles & doux,
Annonçaient ses talents sans marquer de courroux:
De la Tactique enfin c’était l’auteur lui même.
Je conçois, me dit il, la répugnance extrême
Qu’un vieillard philosophe, ami du monde entier,
Dans son cœur attendri se sent pour mon métier;
Il n’est pas fort humain, mais il est nécessaire.
L’homme est né bien méchant: Caïn tua son frère;
Et nos frères les Huns, les Francs, les Visigoths,
Des bords du Tanaïs accourant à grands flots,
N’auraient point désolé les rives de la Seine,
Si nous avions mieux su la tactique romaine.
Guerrier né d’un guerrier, je professe aujourd’hui
L’art de garder son bien, non de voler autrui.
Hé quoi! vous vous plaignez qu’on cherche à vous défendre?
Seriez vous bien content qu’un Goth vînt mettre en cendre
Vos arbres, vos moissons, vos granges, vos châteaux?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
Il est, n’en doutez point, des guerres légitimes,
Et tous les grands exploits ne sont pas de grands crimes.
Vous même, à ce qu’on dit, vous chantiez autrefois
Les généreux travaux de ce cher Béarnois:
Il soutenait le droit de sa naissance auguste;
La Ligue était coupable, Henri quatre était juste.
Mais, sans plus retracer les faits de ce bon roi,
Ne vous souvient il plus du jour de Fontenoi?
Quand la colonne anglaise, avec ordre animée,
Marchait à pas comptés à travers notre armée?
Trop fortuné badaud, dans les murs de Paris,
Vous faisiez, en riant, la guerre aux beaux esprits;
De la douce Gaussin le centième idolâtre,
Vous alliez la lorgner sur les bancs du théâtre,
Et vous jugiez en paix les talents des acteurs.
Hélas qu’auriez vous fait, vous & tous les auteurs,
Qu’aurait fait tout Paris, si Louis en personne
N’eût passé ce matin sur le pont de Calonne?
Et si tant de Césars, à quatre sous par jour,
N’eussent bravé l’Anglais, qui partit sans retour?
Vous savez quel mortel, amoureux de la gloire,
Avec quatre canons ramena la victoire.
Ce fut au prix du sang du généreux Grammont,
Et du sage Luttaux, & du jeune Craon,
Que de vos beaux esprits les bruyantes cohues
Composaient les chansons qui couraient dans les rues,
Ou qu’ils venaient gaiement, avec un ris malin,
Siffler Sémiramis, Mérope, & l’Orphelin.
Souffrez donc, s’il vous plaît, qu’on prenne la défense
D’un art qui fit longtemps le bonheur de la France,
Et qui des citoyens assure le repos.
Monsieur Guibert se tut après ce long propos;
Moi, je me tus aussi, n’ayant rien à redire.
De la droite raison je sentis tout l’empire;
Je conçus que la guerre est le premier des arts;
Et que le peintre heureux des Bourbon, des Bayard,
En dictant leurs leçons, était digne peut-être
De commander déjà dans l’art dont il est maître.
Mais, je l’avouerai, je formai des souhaits
Pour que cet art si beau ne s’exerçât jamais,
Et qu’enfin l’équité fît régner sur la terre
L’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre.

Madame votre sœur m’avait flatté que j’aurais l’honneur de voir chez moi monsieur votre neveu; mes espérances ont été trompées; j’en suis encore plus fâché que de ma triste aventure avec madame d’Arney & son amie.

Adieu, mon illustre confrère, portez vous mieux que moi, & vivez encore plus longtemps.

le vieux malade, Voltaire