à Ferney 13e May 1771
Madame,
Je vous prie de lire et de faire lire la copie de la lettre à M: le duc De La Vrilliere. Vous y verrez une très petite partie de mes sentiments, et mon principal objet a été de les lui manifester; car assurément je n’insiste point sur ce qu’il m’en a coûté pour retirer le vaisseau amiral d’esclavage.
La Colonie que j’avais établie sous la protection de Monsieur Le Duc De Choiseul et sous la vôtre, sera bientôt détruite. Je serai entièrement ruiné, et je m’en console avec beaucoup d’honnêtes gens. Près de finir ma carrière je regrette fort peu les vanités de ce monde.
Permettez moi seulement de vous dire, Madame, que mes derniers sentiments seront ceux de la reconnaissance que je vous dois, de mon admiration pour vôtre caractère comme pour celui de Barmécide, de mon respect et de mon attachement inviolable pour tout deux. C’est ma profession de foi et rien ne m’en fera changer. Je mourrai aussi fidèle à la foi que je vous ai jurée qu’à ma juste haine contre des hommes qui m’ont persécuté tant qu’ils ont pu, et qui me persécuteraient encor s’ils étaient les maîtres. Je ne dois pas assurément aimer ceux qui devaient me jouer un mauvais tour au mois de Janvier; ceux qui versaient le sang de l’innocence; ceux qui portaient la barbarie dans le centre de la politesse; ceux qui uniquement occupés de leur sotte vanité laissaient agir leur cruauté sans scrupule, tantôt en immolant Calas sur la roue, tantôt en faisant expirer dans les suplices après la torture, un jeune gentilhomme qui méritait six mois de st Lazare et qui aurait mieux valu qu’eux tous. Ils ont bravé l’Europe entière indignée de cette inhumanité. Ils ont trainé dans un tombereau avec un bâillon dans la bouche un Lieutenant général, justement hai à la vérité, mais dont l’innocence m’est démontrée par les pièces mêmes du procès.
Je pourais produire vingt barbaries pareilles et les rendre éxécrables à la postérité. J’aurais mieux aimé mourir dans le canton de Zug ou chez les Samoïedes que de dépendre de tels compatriotes. Il n’a tenu qu’à moi autrefois d’être leur confrère, mais je n’aurais jamais pensé comme eux.
Je vous ouvre, Madame, un cœur qui ne sait rien dissimuler, et qui est cent fois plus touché de vos bontés qu’ulcéré de leurs injustices atroces, et de leur despotisme insuportable.
Je ne me flatte pas, Madame, que les circonstances où nous sommes vous et moi, vous permettent de m’écrire. Il est vrai que si vous me faittes dire un mot par vôtre petite fille, je mourrai plus content; mais si vous gardez le silence, je n’en serai pas moins à vos pieds; je ne vous serai pas moins dévoué avec une reconnaissance aussi vive que respectueuse.
Le vieillard aveugle des montagnes