Castelneau de Magnoac par Toulouse, 15 may 1769
Monsieur,
On ne sçauroit être trop circonspect et quand on vous Ecrit, et quand on veut vous parler de quelques uns de vos ouvrages; ce n'est point par un Esprit de critique et Encore moins pour m'aviser de Rectifier le titre d'une de vos Brochures, que j'ose avoir l'honneur de vous Ecrire aujourd'huy; et comme je dois avant que de vous proposer mes doutes me justifier tant que je pourray sur ma hardiesse, je dois aussi Monsieur vous assurer que je n'ay aucune bonne raison de m'ériger En critique, parce que je ne suis point littérateur, ou si je le suis c'est si peu de chose que ce n'est rien; car c'est comme si je voulois déffier Marcel ou le premier danseur de l'opéra moy qui n'ay jamais appris à danser Et qui ay actuellement la goutte; je crois Monsieur qu'en voilà assés pour ma justification.
Du reste vous me trouverés assés justifiable par ma lettre; d'ailleurs monsieur vous qui depuis longtems consacrés vos talens et vos veilles pour le bonheur de l'humanité, vous qui combattés si victorieusement le fanatisme, l'anthousiasme, et la superstition, vous enfin qui n'avés jamais rien Ecrit n'y pensé qu'en faveur du bon sens, serois je en vérité Reçu à me mettre sur les rangs avec la foule méprisable de cagots qui vous obsèdent et qui vous feroient du mal, n'en doutés pas, s'il pouvoient? Irois je de sang froid m'exposer aux huées et aux mépris de tous les honnêtes gens qui m'environnent et aux Vôtres moy qui vous suis inconnu? et qui par cette raison n'ay aucun intérest à me faire mépriser, et qui en aurois un très grand à Etre ignoré de v[o]us si j'avois le malheur de me lier avec ces pytoyables et impuissans caffards. Souffrés donc Monsieur que j'employe mieux ce que vous m'avez appris, Et si je ne suis pas digne du maitre, que je n'en devienne pas au moins Tout à fait indigne. Voilà Monsieur ma façon de penser, je vous la dois; c'est vous qui m'avez appris En dépit du cathéchisme de mon curé à connoitre L'Etre suprême, ce qu'il Exige de moy Et ce que je luy dois, c'est vous qui m'avés appris à vivre dans la société des hommes qui sont Tous mes frères; c'est vous qui m'avés ouverts les yeux sur ce fratras dégoûtant et puérile d'histoires Tant anciennes que modernes si remplies d'anachronismes et de bêtises, c'est vous enfin qui m'avés appris la vraye philosophie et à discerner dans les ouvrages d'esprit les odes et les vers que l'on couronne Tous les ans aux jeux floraux Et qui Enveloppent le poivre dans les Boutiques des anciens capitouls.
Je viens dans ce moment de lire une de vos admirables Brochures qui a pour titre le droit des hommes et les usurpations des autres. Il me semble Monsieur (sauf votre avis qui sera toujours le meilleur) que le droit des uns et les usurpations des autres seroit plus juste, plus analogue, et répondroit mieux au morceau d'histoire vraye que vous avés si Elégament Ecrit; à moins que par le mot autres vous ne prétendiés pas mettre ces saints et indignes usurpateurs au rang des hommes, à cela Monsieur, je vous avoüeray franchement que je n'ay rien à vous dire et que je suis de votre avis. Cependt quoyque cette Brochure ne pouvoit venir dans un tems plus favorable, vous sentés bien que tous ces Révérends pères et de Rome et de France et d'Espagne et de Portugal ne manqueront pas sans doute de vous damner, ils ne peuvent pas faire de moins en conscience, mais aussi Dieu les damnera eux, il y a bien de la différence entre ces deux damnations là; ce seroit Monsieur, une Espèce de consolation pour vous si vous aviés quelque chose à craindre, ainsi que pour ceux qui vous honnorent et vous Estiment autant que celuy qui a l'honneur d'Etre
Monsieur
Votre très humble Et très obéissant serviteur
Santis de Lagrange