1767-04-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Laurent Buirette de Belloy.

Je suis bien touché, m., de vos sentiments nobles, de votre lettre et de vos pièces. Il n'y a point de pièce de théâtre qui ait excité en moi tant de sensibilité. Vous faites plus d'honneur à la littérature que tous les Frérons ne peuvent lui faire de honte. On reconnaît bien en vous le véritable talent. Il ressemble parfaitement au portrait que st Paul fait de la charité; il la peint indulgente, pleine de bonté et exempte d'envie. C'est le meilleur morceau de st Paul sans contredit; et vous me pardonnerez de vous citer un apôtre le saint jour de pâques.

Il est vrai que nos beaux arts penchent un peu vers leur chute. Mais ce qui me console c'est que vous êtes jeune, et que vous aurez tout le temps de former des auteurs et des acteurs. Les vers que vous m'envoyez sont charmants. J'ai avec moi mr et madame de la Harpe qui en sentent tout le prix, aussi bien que ma nièce. Il y a longtemps que nous aurions joué le Siège de Calais sur notre petit théâtre de Ferney si notre compagnie eût été plus nombreuse. Nous ne pouvons malheureusement jouer que des pièces où il y a peu d'acteurs. M. de Chabanon va venir chez nous avec une tragédie; nous la jouerons et dès que vous aurez donné la comtesse de Vergy notre petit théâtre s'en saisira. On ne s'est pas mal tiré de la Partie de chasse d'Henri IV de mr Collé. Où est le temps que je n'avais que soixante et dix ans! Je vous assure que je jouais les vieillards parfaitement. Ma nièce faisait verser des larmes et c'est là le grand point. Pour mr et made de la Harpe, je ne connais point de plus grands acteurs sans exception.

Vous voyez que vos beaux fruits de Babilone croissent entre nos montagnes de Scythe; mais ce sont des ananas cultivés à l'ombre dans une serre, loin de votre brillant soleil.

Adieu, monsieur, vous me faites aimer plus que jamais les arts que j'ai cultivés toute ma vie. Je vous remercie, je vous aime, je vous estime trop pour employer ici les vaines formules ordinaires qui n'ont pas certainement été inventées par l'amitié.