Monsieur,
J'ay l'honneur de commencer ma lettre par un article qui vous fera plaisir; je vous apprends avec la joye la plus pure, que le meilleur des Rois a accordé cent mille livres, aux pauvres habitans de nos fauxbourgs.
Nous ne cessons de louer et de bénir ce bon Roy, et le digne Intendant qui lui a dépeint nos malheurs avec tant d'humanité.
Depuis que les eaux de notre déluge se sont écoulées, j'ay fait à la hâte quelques recherches curieuses sur l'histoire de notre ville, et sur les anciens débordements du Tarn. Je prends la liberté de vous les communiquer pensent que vous n'en serez pas fâché.
La ville de Montauban fut bâtie en 1144 par Raimond, premier comte de Toulouse. Ce comte ne se réserva que de petits droits sur cette nouvelle ville, comme une obole pour le prix d'un cochon estimé dans ce tems là douze deniers, et de faire ferrer son cheval aux forgerons sans rien payer. Il céda de droits plus considérables à une abbaye de l'ordre de St Benoit située dans un petit bourg appellé Montauriol, qui étoit à côté de Montauban. L'abbé de cette abbaye était fort riche, et fort puissant, comme vous allez voir. Perrin, et Beze assurent que cet abbé avoit un droit très agréable sur les nouvelles mariées. Cependant Monsieur il est apparent qu'il ne l'exigeoit jamais, parce qu'on venait à composition, et le nouveau marié prenait la nouvelle mariée sans qu'il se fût passé rien à son préjudice avec Monsieur L'abbé. A ce droit plaisant et ridicule, était joint celui d'un Roy. Tous les seigneurs des environs lorsqu'on les recevait, étaient obligez de lui tenir l'étrié quand il montait à cheval, et de lui faire présent d'une paire d'éperons dorés, à genoux, sans épée, et la tête nue. Les cordeliers, les Jacobins, et les autres Religieux lui payaient la dîme de l'huille, du pain, du vin, et généralement de tout ce qu'on leur donnaient. Cet abbé méfiant exigeoit d'eux le serment de crainte qu'on ne le trompât. Tous les ordres lui comptaient quatre sols toutes les années pour obtenir la permission de porter la croix haute aux funérailles et aux processions. Les consuls étoient obligez à leur réception d'aller faire serment devant l'abbé, et ce qu'il y a de bien seingulier, c'est qu'en allant et en revenant (selon l'histre de Montauban) les enfans couraient après eux en disant les injures les plus atroces, pour disaient les bonnes gens reprocher aux anciens leur mauvaise administration, et faire aprehender aux nouveaux les mêmes reproches. Si nos enfans en agissaient de même, nous aurions de la peine à trouver de consuls.
Je laisse ces usages Gotiques pour vous parler des guerres des Montalbanais en 1447. Ils aidèrent Charles 7 à chasser les Anglais du Querci, et taillèrent même en pièces la garnison anglaise qui étaient dans leur ville. Ils cousirent trois Jacobins dans des sacs et quoique ces Malheureux protestassent qu'ils n'avaient pas introduit les ennemis dans la ville, crime dont on les accusaient, on ne laissa pas de les jetter dans la rivière du Tarn.
Voici, Monsieur, de choses bien ridicules. En 1556 Jean de Lettes, Evêque de Montauban, quitta le revenue de son évêché, et de l'abbaye de Moissac pour s'aller réfugier près de Geneve. Les auteurs Protestans soutiennent qu'il fit cette action désintéressée par Zèle, et pour être libre dans la nouvelle religion qu'il venait d'embrasser. Les catholiques disent au contraire que Monseigneur Jean de Lettes était un libertin qui s'expatria pour vivre en liberté avec une Jeune veuve qui l'accompagna dans son pélerinage: si cela est vrai avec tout le respect que j'ay pour les veuves, si j'avais été Jean de Lettes, elles auraient eu de la peine de me faire quitter un Evêché, et une abbaye pour avoir le plaisir de courir le monde avec elles.
Les auteurs catholiques assurent qu'en 1561 les protestans se rendirent entièrement les maitres de Montauban, et qu'ils contregnirent même les cordeliers à grands coups de nerfs de bœufs, à entrer dans leur temple, et qu'on donna même le fouet aux Jeunes vierges de ste Claire, et qu'ensuite on les obligea inhumainement de se marier. Si le fait n'est pas inventé, je blâme Messieurs les protestans d'avoir été si peu polis pour les cordeliers, et si peu galans pour le beau sexe.
Les Montalbanais se distinguèrent beaucoup dans les malheureuses guerres de Religion. Leur ville ne fut jamais prise, ni par Monluc, ni par d'autres chefs du parti catholique; ils combatirent même avec distinction à côté du brave Henri, à Coutras, & à Ivri.
En 1621 Louis 13 fit le siège à jamais célèbre de Montauban. Les principaux habitans jurèrent sur la Bible de tuer le premier qui parlerait de se rendre. Hommes, femmes et enfans, tout se batit avec un courage extraordinaire. Enfin après trois mois de siège Louis 13 se vit obligé de se retirer, ayant perdu une partie de son armée, et le duc du Maine son général. Tout ce que je viens de dire des Montalbanais prouve leur courage, mais il prouve aussi que le fanatisme a souvent enivré leur raison.
Voilà, Monsieur, un précis de notre histoire qu'un nommé Le Bret a mise en un gros V. in 4. aussi pezant par le stile que par la forme. L'immortel Bayle l'a justement critiquée dans une lettre qu'il écrivit à son frère du Carlat.
Venons actuellement, Monsieur, aux anciens débordements de notre rivière, et aux moyens dont on pourrait se servir pour les éviter.
En 1270 il y eut un si grand débordement du Tarn que le couvent des Jacobins, qui était au fauxbourg de Sapiac, fut entièrement emporté.
En 7bre 1522 le débordement fut si furieux qu'il emporta tous les moulins, et passa cinq pans par dessus les avant becs du pont.
Le lundi 13 8bre 1566 le Tarn emporta les moulins de Sapiac, Sapiacou, Gilac, Gilacou, et Albaredes, plusieurs maisons de Sapiac & de Villebourbon furent renversées, et une partie du pont de Moissac fut emporté.
Le 25 Juillet 1652 il y eut aussi un grand débordement, l'Eglise de St Ozens de Villebou[rbon] qui était à main gauche en sortant du pont fut emportée.
Le dommage qu'occasionne de tems en tems le débordement de notre rivière à plusieur[s de] nos fauxbourgs, particulièrement à Villebourbon, mérite à cause de son grand commerce qu'on tâche d'y porter quelque remède. On a trouvé de moyens pour empêcher le débordement du Po, & de la Loire, ne serait il pas possible d'en trouver pour le Tarn? Il me semble, Monsieur, (je puis me tromper) qu'en faisant passer un Ruisseau nommé Miroulet à demi lieue au dessous de Villebourbon, au lieu qu'il va se jetter dans Tarn à un quart de lieue au dessous du dit Villebourbon, ce qui fait que lorsque la rivière déborde elle fait refluer les eaux de ce Ruisseau, qui s'étendent dans la pleine, et vont tomber dans Villebourbon, il faudroit aussi qu'on fit de grandes levées de terre aux endroits les plus bas de la rivière, par ces moyens il est vraisemblable qu'on pourrait garantir Villebourbon de toute inondation.
Pour plus grande précaution, comme tout s'oublie avec le tems, il serait bon de faire graver sur une grande pierre de marbre (qu'on mettrait à l'entrée du pont) toutes les inondations du Tarn, et les malheurs qu'elles ont occasionné afin que dans les siècles à venir on bâtit les maisons plus solidement qu'on n'a fait par le passé.
Je crains, Monsieur, que mon abbé avec ses éperons dorés, mon Evêque avec sa veuve, mes guerres et mes débordements, ne vous ayent ennuyé. Si cela est j'en suis bien fâché, et je vous en fais mes très humbles excuses.
J'ai l'honneur d'être avec tout le respect Inimaginable
Monsieur
à Mban ce 15 xbre 1766
J'ay Envoyé une copie de cette lettre de Mr Dalembert.