à Paris ce 10 décembre [1766]
Je puis donc me flatter, mon cher et illustre maitre, d'avoir bientôt sur ma cheminée l'image de celui à qui j'offre depuis longtemps mon hommage au fond de mon cœur.
Je lui brûlerai avec grande dévotion une chandelle tous les matins; je demanderai à dieu, fort inutilement, la grâce de sentir, de penser, et d'écrire comme lui; j'espère être plus heureux en demandant à l'original la continuation de son amitié, que je mérite bien par tous mes sentiments pour lui.
Non en vérité, mon cher maitre, je ne suis point la dupe des assemblées de l'académie, ni des jugemens de cette sotte et glorieuse bête qu'on appelle le Public. Il me paroit que l' apologie de l'étude méritoit qu'il en fit plus de cas, et je n'ai pas été fâché de lui rappeller l'arrêt qu'il avoit porté contre elle. Je gagerois bien que cet ouvrage même, qui paroit ne vous pas déplaire, n'aura aucun succès, je m'y attends et j'en suis d'avance tout consolé. Les gens du monde le trouveront sec et ennuyeux, et peutêtre auront ils raison, car je n'ai guère pensé à l'écrire pour eux.
Oui vraiment j'ai lu le commentaire sur Beccaria, dont j'ai été charmé. J'en aurois fait mention dans l'endroit où je parle de Beccaria, si cet endroit de mon livre n'avoit pas été imprimé lorsque le commentaire m'est parvenu. Mais je ne l'oublierai pas à une seconde édition, à moins que nosseigneurs du Parlement ne s'avisent de me lier les mains par quelque levée de bouclier contre ce commentaire; je ne le crois pourtant pas, car ils mettroient le comble à l'infamie dont ils sont couverts, mais de quoi nosseigneurs ne sont ils pas capables?
L'affaire de Creyge demandoit d'être traitée avec ménagement; il me semble que j'y ai réussi, les conséquences sont plus claires que le jour, ceux qui ne marchent pas à quatre pattes les tireront d'eux mêmes; il y a seulement deux ou trois mots de persiflage, qui étoient je crois nécessaires, et que je supprimerai à une seconde édition; festina lentè, et surtout ne vous rompez pas le cou en voulant courir, c'est ma devise dont je ne me départirai jamais.
C'est Locke qui rapporte l'histoire de l'aveugle en question; il ne cite pas Saunderson, ni même un aveugle né d'Angleterre; ainsi ma remarque pourroit encore être très juste; mais de quelque pays que soit cet aveugle, je suis convaincu que son erreur tenoit à une cause semblable à celle que j'indique, à quelque mot de la langue commun aux deux sensations, ne fût ce que le mot fort; vraisemblablement cet aveugle auroit dit aussi que la couleur rouge avoit quelque chose de l'odeur de l' ambre et du goût de l' ail ou de l' eau de vie.
Vous me faites remarquer que j'ai oublié de faire remarquer encore une autre inconséquence de notre langue, et peut être de toutes les langues, c'est que certains dérivés ne se prennent qu'au figuré, tandis que les racines, comme tendre, bas, se prennent au propre et au figuré tout à la fois.
Je vous ai déjà mandé que le jeune Géomètre, auteur de l'ouvrage sur les courbes, vous donnoit les pleins pouvoirs au sujet de l'ouvrage envoyé à mr Boursier; il désire seulement que l'ouvrage paroisse, parcequ'il le croit utile; le temps ne fait rien à l'affaire.
J'aurai soin de ce que vous me recommandez par rapport au discours, humanum paucis vivit genus; le griffonnage a déjà pensé lui être nuisible, il ne sera plus dans ce cas, au moyen des précautions que je prendrai; je suis toujours étonné qu'on mette de la négligence dans les choses où l'on met de l'intérêt.
Le pied plat de jansénistes qui a fait la dissertation sur les lotteries (il y a au moins 20 ans) est un homme fort inconnu pour vous, mais fort réputé dans le parti. Il se nomme Coudrette, il étoit mon directeur dans le temps que j'étois au collège, et je me souviens qu'il me reprochoit sans cesse mon goût pour l'étude, et surtout pour la géométrie, qui à ce qu'il disoit, me desséchoit le cœur. S'il avoit dit l'imagination, il auroit dit vrai, et je ne le sens que trop, mais j'aime encore mieux ma sécheresse, que la fausse chaleur de Rousseau, et la froide Poësie de Buffon; j'abhorre tout ce qui est creux et vuide, je n'aime que les vérités simples, et lumineuses, et le style facile et naturel; et voilà mon cher maitre, ce que je ne trouve que chez vous. Voilà ce qui fait que je vous lis et relis sans cesse, et toujours avec un nouveau plaisir; je voudrois vous savoir par cœur pour me rendre propre, s'il étoit possible, votre manière d'écrire, et je voudrois vous oublier pour renouveller sans cesse les délicieux momens que je passe avec vous.
Le Conseiller usurier se nomme Chavaudon de Montmagny; n'ayez pas peur que ses confrères fassent justice de ce maraud là.
Le duc de Mazarin est où il auroit dû être depuis longtemps, dans je ne sais quelle citadelle; à propos du cardinal de même nom, qui étoit, comme vous le dites un grand fripon, avez vous vu le bel éloge qu'on fait du Cardinal de Richelieu notre illustre fondateur, dans un mémoire sur les commissions? Ceux qui fondent des éloges à perpétuité à de pareils hommes, devroient être bien honteux; heureusement la providence en fait justice sur ceux qui portent leur nom; vous voyez le beau Rôle que mr d'Aiguillon joue dans le public. On dit qu'il pourroit bien essuyer de violens désagrémens dans son voyage de Brétagne; je ne sais pas si mr de la Chalotois aura ses juges pour lui; mais il a le public, et il faut avouer que s'il est coupable, ses ennemis ont été bien maladroits; car ils l'ont traité avec une violence qui le fera croire innocent. Adieu, mon cher maitre, mille choses à madame Denis.