1766-02-25, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

J'aurais été fâché de vous savoir sitôt en la compagnie de Bayle.
Hâtez vous lentement à faire ce voyage, et souvenez vous que vous faites l'ornement de la littérature française, dans ce siècle où les lettres humaines commencent à dépérir. Mais vous vivrez longtemps; votre vieillesse est comme l'enfance d'Hercule. Ce dieu écrasait des serpents dans son berceau; et vous, chargé d'années, vous écrasez l' infâme.

Vos vers sur la mort du dauphin sont beaux. Je crois qu'ils ont attaqué sainte Geneviève mal à propos, parce que la reine et la moitié de la cour ont fait des vœux ridicules, au cas que le dauphin en réchappât. La reine a voulu aller à pied de Versailles à l'église Saint-Médard. Vous n'ignorez pas sans doute la sainte conversation de l'évèque de Beauvais avec dieu, qui lui répondit: 'Nous verrons ce que nous avons à faire'.

Dans un temps où les évêques parlent à dieu, et où les reines font des pélerinages, les ossements des bergères l'emportent sur les statues des héros, et on plante là les philosophes et les poètes. Les progrès de la raison humaine sont plus lents qu'on ne les croit. En voici la véritable cause: presque tout le monde se contente d'idées vagues des choses; peu ont le temps de les examiner et de les approfondir. Les uns, garottés par les chaînes de la superstition dès leur enfance, ne veulent ou ne peuvent les briser; d'autres, livrés aux frivolités, n'ont pas un mot de géométrie dans leur tête, et jouissent de la vie, sans qu'un moment de réflexion interrompe leurs plaisirs. Ajoutez à cela des âmes timides, des femmes peureuses; et ce total compose la société des hommes. S'il se trouve donc un homme sur mille qui pense, c'est beaucoup. Vous et vos semblables écrivez pour lui; le reste se scandalise, et vous damne charitablement. Pour moi qui ne me scandalise point, je ferai mon profit honnête du mémoire des avocats et de toutes les bonnes pièces que vous voudrez m'envoyer.

Je crois qu'il faut que toute la correspondance de la Suisse passe par Francfort-au-Main pour nous parvenir. Je n'en suis cependant pas informé au juste. Vous pourrez l'apprendre là bas facilement. Ah! si du moins vous aviez fait quelque séjour à Neufchâtel, vous auriez donné de l'esprit au modérateur et à sainte séquelle. A présent ce canton est comme la Béotie, en comparaison de Ferney et des lieux où vous habitez, et nous comme les Lapons. N'oubliez pas ces Lapons; ils aiment vos ouvrages, et s'intéressent à votre conversation.

Federic