Madrid 4 février 1765
Mon cher et illustre philosophe, j'ay eu des lettres du prince Royal de Suede dans lesquelles il me parle beaucoup de vous.
Il me dit qu'il m'envie le bonheur de vous avoir connu; il me rapelle les instans où nous nous avons lu vos ouvrages ensemble et où je l'ai vu verser des larmes de sensibilité à la vue d'une vérité neuve et hardie qui intéressoit l'humanité. Ce prince a dans l'esprit de quoi illustrer une nation et dans le cœur de quoi en faire la félicité. A l'âge de seize ans il préféroit déjà les ouvrages fortement pensés et remplis de lumière à ceux de frivolité et de pur agrément. Aussi a-t-il secoué les préjugés et vous verés que sa cour sera un jour l'azile de la vérité et de la philosophie.
La raison a fait des progrès infinis en Europe depuis une vingtaine d'années. Cependant cette belle partie du monde pourroit bien retomber encore sous l'empire de l'ignorence et de la superstition. Il fut un tems où la philosophie étoit condamnée aux flammes, il en est un où elle est assise sur le thrône. On luy a érigé des autels à Londres, on l'honore, on la caresse dans le nord. Mais sous un ciel plus doux, dans des régions plus favorisées de la nature, où Le frottement des esprits a produit de tout tems des génies féconds et hardis, fugitive, ou oprimée elle languit dans l'exil ou dans le silence. Ainsi nous avons beaucoup à espérer et beaucoup à craindre. Mais le prince dont je vous parle sauvera toujours le nord.
Comme je ne vous ai pas écrit depuis que j'ay vu Monsieur de Voltaire il faut que je vous dise comment je l'ai trouvé. Ce phœnomène de notre ciècle est encore plus étonnant dans sa conversation que dans ses écrits. L'ardeur de son âme paroit dans ses yeux. Je ne crois jamais qu'un homme plus aimable ait encore existé. Son imagination bouillant saisit avec un transport égal le beau et le ridicule, les rend avec force, anime tout, vivifie tout. Dans la chaleur de la conversation il ne paroit avoir que trente ans. La fraicheur de son génie fait disparoitre les rides de son visage. Une mémoire prodigieuse luy fournit les traits les plus heureux de tout ce que l'histoire et les annales du monde offrent de plus intéressant. Les grâces de son esprit les embellissent. Les comparaisons les plus heureuses, les visages les plus agréables, les réflexions les plus lumineuses en naissent naturellement et sans effort. Acoutumé à généraliser les choses il les présente toujours sous un point de vuë philosophique. Quelques fois il se promène dans les vastes champs de l'imagination, les livres du destin sont ouverts pour luy. Il voit dans 50 ans d'ici la raison universelle étendre son empire sur l'univers. L'Asie n'aura plus d'esclaves; l'Europe plus de préjugés. Toutes les nations seront libres et tous les hommes philosophes. On voit bien que ces belles chimères ne se réaliseront jamais, mais ces visions sont si agréables qu'on si livre aisément et monsieur de Voltaire sait les rendre plausibles.
Cet illustre vieillard est adoré à Geneve et il mérite de l'être. Sa maison des délices est digne de ce nom. Monsieur de Voltaire devroit être heureux si l'homme pouvoit l'être. Il est au dessus la célébrité et de la réputation. Les hommes les plus illustres de tous les païs viennent luy rendre leurs hommages. Il peut se livrer à l'amitié, l'agriculture et les lettres, les seules passion qui donnent la félicité. Cependant son âme inquiète le tourmente toujours. Sans cesse hors du cercle qu'il habite il désire et ne jouit de rien. Il voit la mort avancer à grand pas et l'idée de la destruction le désole. Il est triste lorsqu'il songe qu'il n'est pas aussi immortels que ses ouvrages.
Monsieur de Voltaire est plein de Vous, mon cher philosophe. Il vous apelle son st David. Je luy ai dit que vous savés tirer meilleur parti de la vie que luy et que vous saviés vivre aves les ignorens aimables comme si vous n'aviés jamais été destiné à éclairer les hommes.
Je ne vous parle pas de l'Espagne, le peu que j'en sais je l'ai écrit aujourd’-huy dans une lettre à Monsieur Marmontel. Il faut cependant que je vous avertisse que Votre nom est en horreur dans ce paÿs-ci, que le peu de personnes qui possèdent vos ouvrages seroient sûrement brûlées par l'inquisition si elle avoit encore quelque pouvoir. Le Duc de Medina Sidonia et le marquis d'Olavide, les seuls réprouvés de ces climats, sont pourtant assés pervers pour vous aimer. Il faudroit les chasser en Engleterre pour qu'ils ne gâtent point le reste de la Nation.
Je vous suplie, mon cher insulaire, de m'honorer d'une petite réponse et de me marquer si vous avés écrit la lettre en question sur le luxe au Sénateur Scheffer. Le prince Royal s'y intéresse beaucoup et il entend l'anglois.
Adieu mon cher et illustre philosophe. Présentés mes respects à Votre Ambassadeur et embrassés milord Beauchamp, et croyés moi toujours avec les sentimens de la plus parfaite estime et de l'amitié la plus tendre
Votre très humble et très obéissant serviteur
Le Comte De Creutz