1763-04-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes anges déployez vos ailes et couvrez moy.
Les frères Crammer se sont avisez de mettre mon nom en gros caractères à la tête de cet essai sur l'histoire générale où je peins le genre humain assez en laid pour le rendre ressemblant. Ils m'avaient toujours promis de supprimer mon nom. Messieurs peuvent très bien brûler mon livre comme un mandement d'évêque; mais j'ay toujours dit aux Cramer que je voulais ètre brûlé anonime. Ils me l'avaient promis. Ils me manquent de parole, et leur édition est déjà en chemin. Ils manquent à la foy des traittez: et ils me doivent assez pour être fidèles. Je suis outré. J'ay recours à vous. Je ne veux point être brûlé en mon propre et privé nom. Vous avez un Cramer à Paris, vous me direz qu'il n'est point libraire, qu'il est prince de Geneve. Mais un prince doit avoir de la clémence. Le fait est que s'ils n'ôtent pas mon nom, et s'ils n'insèrent pas dans l'ouvrage les cartons nécessaires, je demanderai net la saisie des exemplaires fataux ou fatals.

Les dernières pièces du Père Pierre et les dernières sottises de ma chère nation ne laissent pas de me gêner; car en qualité de critique et d'historien vous savez que la vérité est mon premier devoir, et la dire sans déplaire aux gens de mauvaise humeur c'est la pierre philosophale.

Ce qui m'est encor fort amer, c'est que les dits Crammer ont receuilli tous les traits nouvaux que j'ay ajoutez à La nouvelle édition de l'histoire générale, et de tous ces petits morceaux ils ont fait un receuil qui se trouve être la satire du genre humain. Ils prétendent donner ce receuil comme un supplément pour ceux qui ont la première édition. Qu'arrivera t'il? Les traits qui ne frapaient pas, quand ils étaient épars dans huit volumes, paraitront un peu trop piquants, quand ils seront rassemblez dans un seul tome. Ce sera là le corps du délit. J'ay souvent représenté que la chose était dangereuse; mais ces messieurs en pesant mon danger et leur intérest, ont vu que leur intérest avait baucoup plus de poids. Ils ont dit que s'ils n'avaient pas fait ce receuil, d'autres l'auraient fait; et leur maudit receuil est en chemin avec l'édition entière de l'histoire. Voylà donc dangers sur dangers, et s'ils mettent mon nom au petit receuil et s'ils n'y mettent pas les cartons je me tiens pour brûlé, et dieu mercy c'est la seule récompense de cinquante ans de travaux. Messieurs devraient cependant me ménager un peu, car en vérité pouront ils empêcher, que leur refus de rendre justice au peuple ne soit consigné dans touttes les gazettes? pouront ils empêcher que ce refus ne soit aussi ridicule qu'injuste? plairont ils baucoup au governement en proscrivant des ouvrages où la conduite du Roy se trouve, par le seul exposé, et sans aucune louange, le modèle de la modération et de la sagesse, et où leurs irrégularitez paraissent sans aucun trait de satire, le comble de la mauvaise humeur pour ne rien dire de plus?

Le parlement est puissant, mais la vérité est plus forte que luy. Rien ne résiste à une histoire simple et vraye, et ce qu'il a certainement de mieux à faire c'est de ne rien dire. Vous sentez bien que je parle toujours au ministre d'un petit fils de Louis 14, à l'ami de Mrs les ducs de Pralin et de Choiseuil, et non pas au conseiller d'honneur.

Le but et le résumé de cette longue lettre est qu'il m'importe très peu qu'Omer dénonce mon livre, mais que je ne veux pas qu'il dénonce mon nom et que je vous supplie mes divins anges d'engager le prince Crammer à ordoner à quelqu'un des officiers de sa garde d'ôter ce nom qui n'est pas en odeur de sainteté. Cette précaution et quelques cartons sont tout ce que je veux.

Si j'étais seulement commis de la chambre sindicale, j'arrêterais le débit d'Olimpie jusqu'à ce qu'elle ait été tolérée ou siflée au téâtre, mais je ne suis pas fait pour avoir des dignitez en France, je ne veux qu'un titre et le voicy.

Je ne sçai quel Anglais fit mettre sur son tombeau, cy gist l'ami de Philippe Sidney. Je veux qu'on grave sur le mien, cy gît l'ami de mr et de me Dargental.