aux Délices 22 juillet [1761]
L'entousiasme ne permet point de délais, mon illustre et respectable confrère, et rien ne m'en inspire tant que la Lettre dont vous m'honorez.
La bonne santé, la philosophie, et les sentiments de mr D'Argenson y ont une assez bonne part; Corneille vient ensuitte; ce n'est pas que Corneille fût aussi aimable que vous; mais il a débrouillé le cahos; il est le premier en son genre. La gloire est pour les inventeurs; ceux qui montent sur leurs épaules pour les surpasser n'ont que le second rang; et ceux qui viennent après n'en ont aucun. Je ne me sçais gré que d'une seule chose, c'est d'avoir enfin ouvert les yeux à nos jolis Français sur l'Electre de Sophocle; Paris vient de convenir enfin à la représentation d'Oreste, que l'amour n'avait rien à démêler avec cette famille là; on a vû que les parricides quadrent mal avec une partie quarrée; on s'est aperçu que la terreur et la pitié suffisaient. Nôtre Théâtre purgé de blancs poudrés, commence à devenir un vrai spectacle; et si celà continüe, les pièces qui ne sont que de belles conversations n'auront pas beau jeu. Vive le cinquième acte de Rodogune. N'est-il pas vrai que c'est là le comble de l'art; les 4 premiers actes ont beau être très mauvais, celà n'y fait rien. Le cinquième est la vraie Tragédie.
J'ai donc commenté Pierre, nonseulement à cause de ce grand homme tout plein de déffauts; nonseulement à cause de l'héritière de son nom qui n'a jamais lû les œuvres de Pierre, mais pour avoir le plaisir de faire des nottes qui pouront être utiles aux étrangers qui aprennent nôtre langue par règles, et aux Français qui l'aprennent par routine. Il y aura un petit commentarium perpetuum, tant soit peu pédantesque, que sera vraiment assez curieux; le modeste La Motte, pétri d'un sot amour propre, faisait une poëtique à l'occasion de Romulus, des Macchabées, d'Œdipe en prose; et moi j'en fais une à L'occasion du Cid, des Horaces, de Cinna.
En vérité, il est bien honorable pour nôtre nation, qu'on entre avec tant de zèle dans mon petit projet. Le roy a daigné permettre que son nom fût à la tête des Souscripteurs pour deux cents Exemplaires. L'exemple est suivi. J'ai engagé nos Cramers à céder tout le profit de cette Edition à madlle Corneille; ils en feront une petite pour ceux qui ne veulent que s'instruire à peu de frais; et la grande ne sera que pour les souscripteurs; le goût est devenu tout à fait anglais: il y a des gens qui en prennent jusqu'à cinquante éxemplaires. Si cet entousiasme continüe, ce ne sera pas la peine de faire imprimer un programme. Les Cramers enverront le livre à ceux qui auront donné leurs noms; pour moi, je ne me mêlerai que d'encourager la nation, et de faire mon petit commentaire.
Maître Le Dain, et me Omer Joly de Fleury auront beau crier; nous ferons L'apothéose de Pierre qui vaut mieux qu'eux.
J'ai actuellement le plaisir de faire bâtir une belle Eglise et un beau théâtre. Si je me damne à gauche, je me sauve à droite; mon Eglise est de marbre, afin que vous le sachiez, et mon théâtre n'est que de cailloux. Vous voiez que je ne laisse pas d'avoir des convenances dans l'Esprit. Si on me connaissait, on me cannoniserait, mais le monde est si injuste!
Si vous êtes encor aux Ormes, Monsieur, je vous prie de ne pas m'oublier auprès de mr D'Argenson. J'avais fait ma Cour à mr son fils en établissant un assez joli haras. Que faut-il faire pour plaire au père? pour vous, Monsieur, je sçais bien ce qu'il faudrait faire pour avoir vôtre suffrage; mais permettez moi de vous dire comme Gille, si vous voulez voir un beau tour faites-le.
J'ai relu l'histoire de frère Daniel; en vérité, vous avez dit trop de bien de lui; ce n'est qu'un froid gazettier, un homme très mal instruit, et qui a écrit l'histoire à mesure qu'il l'apprenait, comme le dit très bien ce fou de Mr de Boulainviller. De plus, il a écrit en Jésuite; celà est à faire vômir. C'était à vous, à nous donner une histoire de France étendüe; mais vous êtes trop sage de vôtre vivant; tenons nous en longtemps à l'abrégé chronologique; c'est la loi et les prophêtes.
Mille tendres respects.
V.