1760-07-09, de Charles Bordes à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous n'êtes pas encor quitte de mes importunités, il vous reste à essuyer celles de ma vive et sincère reconnoissance:
quelque respect que j'aye pour vos momens précieux, elle ne peut se taire; L'aimable séjour que j'ay eû le bonheur d'habiter, et son maitre adorable me laissent des regrets qui ne finiront de longtems:

Que Cet azile, Ce beau Lieu
Est placé sous des Cieux propices!
Qu'il est bien nommé Les Délices!
L'heureux Voltaire en est le Dieu;
A l'âme, aux sens, d'un air facile
Sa main prodigue mille appas,
Et les banquets de Mecénas
Sont mêlés des vers de Virgile.
C'est là, qu'à mes regards surpris,
Le génie, ardent Promethée
Animoit Ces étres chéris,
Amenaide, Dorothée,
Le russe censeur de Paris
Et Fanime à L'âme agitée
Si digne d'un plus heureux sort:
Le bisarre et digne Freport
Au regard tant soit peu profane,
Et la douce et fière Lindane
Si vertueuse sans effort;
Des traits vains de la basse envie
Tu vengeois La philosophie;
Parfois tu me fis rire aussy
De quelques visions sacrées
Trop gaillardement inspirées
Et du fier bourgeois de Quercy.
Fils d'Apollon et d'Uranie
Parmy tous nos Lauriers flétris
Je te voyais, sur nos débris
Faire l'honneur de la patrie,
Tu versois en moy ton génie,
Je ne vivois que de ses fruits.
Mon âme à ta voix suspendüe
En dévoroit Les moindres sons;
Doux accens, sublimes Leçons
Tour à tour La tenant émüe
La ravissoient sur tous Les tons,
Aimables et Chéres Délices!
Comment ay je pû Les quitter?
Je ne vais plus que je végéter.
Oh! quand, sous de plus doux auspices
Y pourray je ressusciter?

Vous devés me trouver, monsieur, bien audacieux, de vous envoyer une tirade si peu digne de vous, et j'ose le dire, de mes sentimens; il est Difficile de bien exprimer Ce que vous inspirés, et plus encor Lorsque La reconnoissance vient se confondre avec L'admiration.

J'ai l'honneur d'être avec autant de respect que de sensibilité

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Bordes

Je n'ose écrire à Madame Denys pour La remercier de ses bontés; permettrés vous monsieur, qu'elle trouve icy L'assûrance de mes respects, ainsy que mademoiselle de Basincourt, et Vos aimables voisins et voisines?

J'invite monsieur de Lécluse au nom de L'univers, pour Cette fois Le mot n'est point trop fort, à Continüer d'entretenir par ses agrémens La délicieuse gayté de votre âme, vraye source de la santé.

Votre russe fait icy un bruit merveilleux, on se L'arrache; en qualité de possesseur unique de Ce trésor, j'ay part à sa vogue, je joüe un rolle, je suis un personnage.