1760-01-27, de Gabriel de Seigneux, seigneur de Correvon à Jacob Vernes.

Monsieur,

Il y à déjà quelques mois qu'on me demandoit le poême sur la paix, comme une de ces pièces de circonstances qui n'ont d'intérêt qu'autant qu'elles viennent à propos, et qu'elles se lient avec de certaines situations.
N'en ayant aucun moimême à faire mistère de celle ci, si ce n'est par l'impossibilité de frapper des vers aussi beaux que ceux de Monsieur de Voltaire; & me flattant d'ailleurs qu'on auroit quelque indulgence pour nos muses suisses, dans un sujet surtout où le Langage du coeur sied mieux peut être que celui du bel esprit, j'ai laissé aller ce petit ouvrage comme une pièce de sentiment qui porte avec elle son apologie. Vous y aviez Monsieur des droits par plus d'une raison, & cependt divers contretems sont cause que je n'ai point eu encor l'honneur de vous l'envoyer. Aujourd'hui même que je me le propose peut-être manquerai je le coche, parcequ'il me survient des occupations. Les jours sont si courts & si fort remplis; j'ai des distractions ou des fonctions si fréquentes que vous voudrès bien (je m'en flatte) excuser cette Lacune, et comme une brochure pareille est bien peut digne de vous être offerte, et que peut être vous est elle déjà tombée en main. Si cela est en vous priant d'agréer mon intention, je me bornerai à vous indiquer à la fin de cette Lettre quelques fautes essentielles que l'éditeur à laissé échapper, pour que vous ayiez la bonté de les corriger dans votre exemplaire. Pour grossir tant soit peu le volume j'y ai joint les bords du lac Leman, petite pièce que j'avois faite et intitulée de cette manière, étant dans une campagne au bord de notre lac, l'été qui précéda l'arrivée de Mr de Voltaire. Je raporte cette criconstance parceque dès que je vis paroitre sa pièce sur le Lac, elle m'imposa silence: mais réfléchisst ensuite que nos points de vue étoient différens, que les Helvetiens n'avoient pas perdu leurs droits, & que le grand Voltaire en peignant les beautés de notre séjour nous faisoit une espèce de honte, je ne me suis plus fait de scrupule de terminer mon tableau, et de le soumettre humblement à la Libre critique des connoisseurs.

Vous verrés, Monsieur, que pour les vers j'ai observé l'ortographe Voltairienne; mais non pour la prose; je crois qu'il y a des raisons pour l'un & pour l'autre. J'adopte la première comme un nouveau secours pour la richesse des rimes, comme une consonance heureuse pour l'oeuil, si j'ose le dire aussi bien que pour l'oreille & comme une sage réforme d'un petit reste de barbarie gothique dans notre langue. Le reste viendra peutêtre. J'ai délibéré si j'enverrois ce petit tribut à notre Apollon, mais tout considéré j'ai cru, non pas plus prudent mais plus délicat de m'en abstenir. N'ayant pas l'ambition d'Icare j'aurois moins crains le soleil pour la cire de mes ailes! J'aurois pu même lui dire en m'appliquant ces vers d'Ovide,

Viribus inferior quis enim per esset attentis
viribus at quoniam parvi tibi gloria nostra est
accipe munus. . . .

Mais qu'offrir à un homme si riche en belles choses & toujours occupé à en produire? Je connois sa politesse pour l'avoir souvent éprouvée, mais j'aime à en ménager les témoignages; & il me coûteroit sur tout de mettre à la gène sa sincérité. Je n'ai regret à ma retenue que pour l'ouvrage d'Adisson. Celui là en valoit la peine; monsieur Bertrand croyoit que je devois l'offrir avec confiance; & peut être aije manqué par trop de circonspection, car j'aurois fort souhaité qu'il voulût bien lire de certains endroits; dont peutêtre il eût été frappé par ce goût que je supose à tous les grands génies pour la vérité, mais un auteur ne sauroit par lui même inspirer de la curiosité pour son ouvrage. Je suis &c

Seigneux de Correvon