1750-02-21, de Pierre Claude Nivelle de La Chaussée à Jean Bernard Le Blanc.

Malgré la chute bien authentique d'Oreste elle n'a pas laissé de se traîner pendant 8 à 9 représentations, avec toutes les supercheries possibles en pareil cas.
La première a été de la faire remettre à huitaine et de la faire afficher régulièrement tous les jours avec ces mots, Oreste avec les corrections qui ont paru nécessaires, ce qui a fait rire. Arlequin à la suite d'Agnès de Chaillot où un acteur avait si mal joué, qu'il avait été hué, annonça la même pièce avec les corrections jugées nécessaires: il fut traduit chez le gentilhomme de la chambre qui le traita fort mal, pour s'être servi de ces mots; Polichinelle s'est mêlé de la partie, il a paru à une table composant: le compère lui a demandé ce qu'il faisait; une tragédie, a-t-il répondu. Comment, une tragédie en 5 actes? Non, les cinquièmes actes ne valent rien cette année, ainsi je n'en fais que quatre. Et as tu fait? Oui. A quoi t'amuses tu donc à présent? A mes corrections. Allons, où sont donc nos amis?…..Aussitôt a paru une foule de marionnettes, en abbés, robins et autres à qui on a annoncé le phénomène nouveau. Tous se sont écriés, Ah! que cela sera beau!, et ont demandé à entendre. Alors Polichinelle, ayant imposé silence, a fait le plus énorme pet qui se soit jamais entendu à la foire. Les spectateurs marionnettes ont applaudi à tout rompre en criant l'auteur, et alors Polichinelle a montré son cul. Une troupe de marionnettes qui contrefaisaient la cabale ont crié, Ah! l'auteur a montré le cul! Cette farce a réjoui tout Paris, et a mis au désespoir Voltaire et tous ses gens. Vous noterez que Voltaire s'était fait demander à la 9me représentation, mais n'avait pas osé paraître. Il avait prié les dames qui ne pouvaient y aller d'envoyer leurs femmes, de sorte que l'on y a vu des chambrières parées comme des quêteuses aux 1ères loges. Il y a fait aller madme du Maine; madme de Chartres y a été une seconde fois à la vive sollicitation de l'auteur, mais elle y a mis la condition qu'il ne lui adresserait point de vers de remerciements. Enfin on dit qu'il lui en a coûté bien plus qu'à Sémiramis; cela est naturel, puisque Oreste est bien plus mauvais. Je ne finirais point si je vous disais toutes les horreurs qu'il a faites et les railleries sanglantes auxquelles il est continuellement en butte.

Pendant que je m'en souviens, mlle de Moras a épousé un jeune homme de condition, cadet d'Avignon, chevalier de Malthe, d'une fort jolie figure, qu'elle a avantagé de dix mille livres de rente et de 200 mille en cas qu'il n'y eût pas d'enfants. Il se nomme de Merle de Beaucamp.

M. Destouches a donné le mercredi des cendres, une comédie en 5 actes intitulée La force du naturel; le succès n'en a pas été heureux quoiqu'il y eut une cabale nombreuse en faveur de l'auteur, sous prétexte que l'on craignait celle de Voltaire. Le style en est fort négligé, rien de noble ni de saillant excepté un vers qui dit que les bons sentiments valent bien les grands airs; tout le reste est du dernier commun: cependant elle va cahi caha. Elle est abandonnée des honnêtes gens mais comme elle est populaire et qu'il y a peu de comique le tiers état semble la protéger. Ce sera lundila 5me représentation, nous verrons ce qui en sera. Destouches accuse Voltaire d'avoir mis deux cent personnes à lui dans le parterre pour le faire tomber; mais Voltaire, qui avait assisté à la dernière représentation et savait à quoi s'en tenir, et je ne crois pas qu'il ait fort agi en cette occasion.

Le livre nouvellement traduit par m. de la Place, est Tom-Jones, ou l'enfant trouvé, en 4 volumes. On en est assez content. L'édition vient d'être arrêtée à cause d'un conflit de juridiction entre m. Berrier et m. Mabout, on ne sait ce qui en arrivera, mais il y a déjà 2500 exemplaires distribués.

Les comédiens français qui étaient en Angleterre sous la direction de Monnet sont obligés de s'en revenir après avoir essuyé bien des coups de pommes. On va jouer mardi prochain à l'opéra Tancréde, on doute fort du succès.

On prétend que Cahasac a enfin cédé au mépris ou à la dérision publique et qu'il a abjuré l'opéra. On joint à cela que m. d'Argenson en a dit quelques mots, mais je ne garantis rien, si ce n'est qu'à l'égard de l'opéra c'est à présent une pétaudière où tout le monde est le maître: mlle Lany s'en va passer l'été en Angleterre ou en Russie.

J'ai dit à Duclos des nouvelles de Favier; il vous est fort obligé de votre souvenir. Quant à moi, on ne peut pas être plus sensible que je ne le suis au plaisir de recevoir de vos nouvelles. Donnez moi quelques uns de vos moments perdus si vous en avez: présentez mes civilités à m. de Vaudières et mettez moi bien avec un homme que j'estime et qui prend tous les moyens possibles pour inspirer les mêmes sentiments à tout le monde. M. son oncle a donné un logement au Louvre à m. de Crebillon: ainsi vous voyez que les protecteurs des arts prennent soin de ceux qui cultivent les lettres et ont des grâces pour eux. Tout ce que vous me dites de vos opéra d'Italie ne me donne aucune curiosité, le peu que j'en ai vu me fait voir qu'il n'y a encore de théâtre rangé qu'en France et que la barbarie régnera encore longtemps chez des hommes qui ne s'en aperçoivent pas. Tous les étrangers en fait de goût et de plaisirs sont à deux cents ans de nous. Ils ne nous attraperont peut-être que quand nous ne serons plus. Je finis en vous recommandant à vous même: ayez soin de votre santé, dans un commencement de changement d'air et d'aliment: nous sommes des plantes qui nous ressentons toujours d'être transplantées.