1739-07-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson.

Monsieur,

Un Suisse passant par Bruxelles pour aller à Paris, étoit désigné pour être dépositaire du plus instructif et du meilleur ouvrage que j'aye lu, depuis vingt ans, mais La crainte de tous les accidents qui peuvent arriver à un étranger inconnu, m'a déterminé à ne confier L'ouvrage qu'à l'abbé Moussinot, qui aura l'honneur de vous le rendre.

On m'assure que l'auteur de cet ouvrage unique, ne va point enterrer à Lisbonne Les talents qu'il a pour conduire les hommes, et pour les rendre heureux. Puisse t'il rester à Paris, et puissai-je le retrouver dans un de ces postes où l'on a fait jusqu'icy tant de mal et si peu de bien. Si je suivois mon goust, je vous jure bien que je remettrois le pieds dans Paris, que quand je verrois Monsieur D'Argenson à la place de son père et à la tête des belles lettres. La décadence du bon goust, le brigandage de la littérature me font sentir que je suis né citoyen. Je suis au désespoir de voir une nation si aimable, si prodigieusement gâtée. Figurez vous Monsieur, que Mr de Richelieu inspira au roy il y a quatre ans l'envie de voir la comédie de l'héritier ridicule, et cela sur une prétendue anecdote de la cour de Louis 14. On prétendoit que le Roy et monsieur avoient fait jouer cette pièce deux fois en un jour. Je suis bien éloigné de croire ce fait; mais ce que je sçais bien c'est que cette malheureuse comédie, est un des plus plats et des plus impertinents ouvrages qu'on ait jamais barbouillez. Les comédiens français eurent tant de honte que Louis 15 la leur demandast qu'ils refusèrent de la jouer. Enfin Louis 15 a obtenu cette belle représentation des bateleurs de Compiegne, luy et les siens s'y sont terriblement ennuyez. Qu'arrivera t'il de là? que le roy sur la foy de M. de Richelieu croira que cette pièce est le chef d'œuvre du téâtre, et que par conséquent le téâtre, est la chose la plus méprisable.

Encor passe si les gens qui se sont consacrez à l'étude n'étoient pas persécutez. Mais il est bien douloureux de se voir maitrisé, foulé aux pieds par des hommes sans esprit, qui ne sont pas nez assurément pour comander, et qui se trouvent dans de très belles places qu'ils déshonorent. Heureusement il y a encor quelques âmes comme la vôtre; mais c'est bien rarement dans ce petit nombre qu'on choisit les dispensateurs de l'autorité royale et les chefs de la nation. Un fripon de la lie du peuple, et de la lie des êtres pensants, qui n'a d'esprit que ce qu'il en faut pour nouer des intrigues subalternes et pour obtenir des lettres de cachet, ignorant et haissant les loix, patelin et fourbe, voylà celuy qui réussit parcequ'il entre par la chatière, et l'homme digne de gouverner vieillit dans des honneurs inutiles.

Ce n'étoit pas à Bruxelles, c'étoit à Compiegne qu'il falloit que votre livre fût lu.

Quand il n'y auroit que cette seule définition cy, elle suffiroit à un roy. Un parfait gouvernement est celuy où toutes les parties sont également protégées. Que j'aime cela! Les savantes recherches sur le droit public ne sont que l'histoire des anciens abus!Que cela est vray! Eh qu'importe à notre bonheur de savoir les capitulaires de Charlemagne? Pour moy ce qui m'a dégoûté de la profession d'avocat c'est la profusion de choses inutiles dont on voulut charger ma cervelle. Au fait est ma devise.

Que ce que vous dites sur la Pologne me plait encore! J'ay toujours regardé la Pologne comme un bau sujet de harangue, et comme un gouvernement misérable. Car avec tous ses baux privilèges qu'esce qu'un pays, où les nobles sont sans discipline, le roy un zéro, le peuple abruti par l'esclavage, et où l'on n'a d'argent que celuy qu'on gagne à vendre sa voix?

Je vous ay déjà parlé je crois de la vieille barbarie du gouvernement féodal.

Votre article sur la Toscane, ils viennent de tomber entre les mains des Allemans, est bien d'un homme amoureux du bonheur public, et je dirai avec vous, barbarus has segetes!

Je suis fâché de ne pouvoir relire tout le livre pour marquer toutes les beautez de détail qui m'ont frappé, indépendemment de la sage œconomie et de l'enchaînement de principes qui en fait le mérite.

Il y a une anecdote dont je ne puis encor convenir, c'est que les nouvelles rentes ne furent pas proposées par m. Colbert. J'ay toujours oui dire que ce fut luy même qui les proposa étant à bout de ses ressources, et je ne crois pas que Louis 14 consultast d'autres que luy.

Avant de finir ma lettre j'ay voulu avoir encor le plaisir de relire le chapitre 6 et la fin du précédent. Un monarque qui n'a plus à songer qu'à gouverner gouverne toujours bien. Cette admirable maxime se trouve à la suitte de choses très édifiantes. Mais pour Dieu que ce monarque songe donc à gouverner!

Je ne sçais si on songe assez à une chose dont j'ay cru m'apercevoir. J'ay manqué souvent d'ouvriers à la campagne. J'ay vu que les sujets manquoient pour la milice. Je me suis informé en plusieurs endroits s'il en étoit de même, j'ay trouvé qu'on s'en plaignoit presque partout, et j'ay conclu de là que les moines et les relligieuses ne font pas tant d'enfans qu'on le dit, et que la France n'est pas si peuplée (proportion gardée) que l'Allemagne, la Hollande, la Suisse, l'Angleterre. Du temps de mr de Vauban, nous étions 18 milions. Combien sommes nous àprésent? c'est ce que je voudrais bien savoir.

Voylà l'abbé Moussinot qui va monter en chaise, et moy je vais fermer votre livre; mais je feray avec luy comme avec vous, je L'aimerai toute ma vie.

On me mande que Praut vient d'imprimer une petite histoire de Moliere et de ses ouvrages de ma façon. Voicy le fait, mr Palu me pria d'y travailler lorsqu'on imprimoit le Moliere in 4.; j'y donnay mes petits soins; et quand j'eus fini, Mr Chauvelin donna la préférence à mr DELASERRE. Sic vos non vobis. Ce n'est pas d'aujourduy que Midas a des oreilles D'âne. Mon manuscript est enfin tombé à Praut qui l'a imprimé dit on, et défiguré. Mais l'auteur vous est toujours attaché avec la plus respectueuse estime et le plus tendre dévouem͞t.

V.

Madame du Chastelet, aussi enchantée que moy, vous louera bien mieux.