1736-11-19, de Jean Bernard Le Blanc à Jean Bouhier.

Monsieur, j'allois vous écrire & vous envoïer La Crepinade toute mauvaise qu'elle est lorsque j'ai reçu votre Lettre; je vous suis éxtrêmement obligé de la bonté que vous avés eû d'écrire à Mr l'Abé D'Olivet à mon sujet: je le vis avant hier & il me fit bien de l'amitié.
Il m'a même fait présent de son Traitté de la Prosodie Françoise qui vient d'être imprimé & que j'ai lu avec plaisir.

Je sais les dispositions de l'Académie pour la place vacante, elle est destinée à Mr De Fonce-maille. Il y a long-tems que je savois qu'il y songeoit & c'est un très galant homme. Il vient de tout perdre par la mort de Mr le Duc D'Antin son Unique Protecteur: L'Académie veut le dédomager, la circomstance ne pouvoit être plus heureuse pour lui. A mon égard loin de lui envier cette place j'aplaudirai avec joîe au choix de l'Académie.

J'ai vu aussi Mr l'Abé Sallier & Mr Danchet; tous ces Messieurs ont été très sensible aux compliments que je leur ai faits de votre part.

Mde De Vérüe mourut hier à six heures du matin. On prétend qu'elle laisse pour près de cinq millions d'éffects mobiliers en y comprenant ses actions que pourtant personne ne connoit. Elle prie Mr le Garde des Sceaux à qui elle lègue un beau lustre de cristal de vouloir bien être son éxécuteur Testamentaire. Ses Héritiers sont Mr le Comte d'Albert & Mr le Duc de Chevreuse. Elle légue au Prince de Carignan ses Tableaux; elle fait aussi plusieurs autres petits legs, Par éxemple à Mr De Meyran, à Mr l'Abé Terrasson & à un de mes amis nommé Mr Melon, un Diamant de mille écus chacun, en reconnoissance de l'amitié qu'ils ont eû pour elle.

Cette Bulle du Pape de l'Opera (l'Abé Pellegrin) paroit enfin, mais je n'ai encor pu la trouver pour vous la faire copier, quoi qu'elle ne vaille pas grand chose, non plus que Le Mondain, Epitre de Voltaire, en Vers de Dix qu'il m'a lüe & où je me souviens qu'il maltraitte fort Dieu, Adam & M r de Cambray. Je l'aurai incessament & vous l'enverrai.

En attendant il faut que je vous fasse part d'un conte ou d'un fait (car je n'en sais pas la vérité) qui court Paris.

On dit que Mr le Chevallier de Villefort, qui est attaché à Mr le comte de Clermont & dont je vous ai parlé à Dijon, passant près de Sirey voulut voir mde Du Châtelet. Après avoir traversé les cours du château, un Domestique de Livrée le conduisit au premier Anti-chambre. Il fallut sonner long-tems avant que la porte s'ouvrit; enfin la porte mistérieuse s'ouvre, une femme de chambre paroit la Lanterne à la main, quoi qu'il ne fut que quatre heures du soir, toutes les fenêtres étoient fermées, il demanda a voir mde la Marquise, on le laissa là pour l'aller annoncer, on revint & on le fit passer par plusieurs Pièces ou il ne put rien connoitre attendu la foible lueur de la lanterne. Il parvint enfin au séjour enchanté dont la porte s'ouvrit à l'instant; c'étoit un sallon éelairé de plus de vingt bougies. La divinité de ce lieu étoit tellement ornée & si chargéc de Diamants qu'elle eut ressemblé aux Vénus de l'Opera si malgré la mollesse de son attitude & la riche parure de ses habits, elle n'eut pas eû le coude apuïé sur des papiers barbouïllés d'xx & sa Table couverte d'instruments & de Livres de Mathématiques. On fit à l'Etranger une demie inclination & après quelques questions réciproques on lui proposa d'aller voir Mr De Voltaire. Un Escalier dérobé répondoit a l'Apartement de cet Enchanteur: on le monte, on frappe à sa porte, mais inutilement, il étoit occupé à quelques opérations magiques & l'heure de sortir de son cabinet, ou de l'ouvrir n'étoit pas venüe; cependant la Règle fut enfreinte en faveur de Mr De Villefort. Après une demi heure de conversation une cloche sonna. C'étoit pour le souper. On descend dans la salle à manger, salle aussi singulière que le reste de ce château; il y avoit à chaque bout un Tour, comme ceux des couvents de Relligieuses, l'un pour servir, l'autre pour desservir. Aucun domestique ne parut, on se servoit soi-même: La chére fut merveilleuse, le souper long; à une certaine heure la cloche de nouveau se fit entendre. C'étoit pour avertir qu'il étoit tems de commencer les Lectures morales & Philosophiques, ce qui se fit avec la permission de l'Etranger. La cloche au bout d'une heure avertit qu'il faut s'aller coucher. On y va. A quatre heures du matin on va éveiller l'étranger pour savoir s'il veut assister à l'éxercise de Poësie & de Littérature qui vient de sonner, [par] complaisance ou curiosité il s'y rend. Je n'aurois jamais fait si je vous racontois tout ce qui se dit des merveilles & des occupations de Sirey. J'ajouterai seulement que le lendemain Vénus & Adonis dans un char & l'Etranger à chéval furent manger des cottelettes au coin d'un Bois & toûjours les Livres en laisse suivant. On demande ce que fait le Mary pendant tout ce tems là & personne n'en sait rien. Au reste, vous prendrés, vous laisserés ce que vous voudrés de ce comte, je vous le donne tel que je l'ai reçu, tel qu'il court Paris. N'aïant rien de bon à vous envoïer, je me suis amusé à vous écrire ces ravaudages.

Quant à l'Enfant Prodigue, il n'est pas encor imprimé, mais je l'ai vu joüer. J'y ai même pleuré, mais il n'y a pas moîen d'y rire. C'est un Monstre que cette comédie là. Le bas y tient lieu de plaisant. Cependant quoique le nom de l'Autheur soit une Enigme à Paris, je crois ce Monstre là né à Sirey & je parierois tout ce que j'ai vaillant que le Magicien de ce château en est le Père. Je suis, Monsieur, avec le plus profond respect, Votre très humble & très obbéïssant serviteur

Le Blanc