1736-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois mon cher protecteur votre lettre du 18.
Vous m'acablez de vos bontez, vous faites tout pour nos Americains, et même des vers, et moy je n'ay que l'impertinence de les corriger, et de vous en envoyer probablement de moins bons.

Sans être instruite encor de cette loi nouvelle,

il me semble qu'elle en doit être instruite du moins à un certain point, et cette critique tombe encor bien davantage sur le vers que j'avois fait.

J'ignore encor les loix de ma secte nouvelle.

Mr Heraut a grand tort de proscrire le terme de secte. Qu'il nous fournisse donc un mot de deux sillabes qui signifie relligion. Mais le public auroit raison de proscrire ce vers, qui est une contradiction manifeste à ce qu'Alzire dit dans le cinquième acte.

Mais des loix des crétiens, mon esprit enchanté
Vit, chez eux, ou du moins, cru voir la vérité.

Je metrois donc sous votre bon plaisir,

Je connais mal encor une loy si nouvelle
Mais j'en crois ma vertu qui parle aussi haut qu'elle.

Je donne la préférence à votre vers,

De l'univers entier n'es tu donc pas le père?

sur le mien

Es tu l'efroy d'un monde et de l'autre le père?

Mais il me semble que le mot d'univers est immédiatement auparavant.

Quel est donc le tourment qu'en ce jour on m'aprète?

Permettez moy de rejetter absolument ce vers. En ce jour n'est pas soutenable, Alzire ne doit pas s'inquiéter ny de ce qu'on luy prépare un suplice, ny du genre du suplice, elle ne doit être occupée que du danger de son amant et quand elle dira,

Zamore! o ciel, conserve une si chère tête,
Qu'est devenu Zamore?

quand, di-je, elle récitera bien ces vers, entre pleins du désordre de sa passion, elle attendrira [le] spectateur.

Je vous ay d'ailleurs envoyé par les deux derniers ordinaires bien plus de corrections que vous n'en demandiez. Vous ne sauriez croire combien l'aproche du danger augmente mal poltronerie. Il est vray que j'en suis à cinquante lieues, mais le bruit du siflet fait plus de dix lieues par minute. Je commence à trouver mon ouvrage tout à fait indigne du public, et si vous ne me rassurez pas, je mourray de frayeur. Mais si la pièce tombe je feray ce que je pouray pour ne pas mourir de chagrin. Il est vray que cette chute fera bien du plaisir à mes ennemis, que Les Défontaines en prendront sujet de m'accabler, que je seray immolé à la raillerie, et au mépris, car telle est l'injustice des hommes. Ils punissent comme un crime L'envie de leur plaire, quand cette envie n'a pas réussy. Que faire à cela? ne plus servir un maître si ingrat, et ne songer à plaire qu'à des hommes comme vous. J'avoue [. . .] ce que je crains le plus, après moy, c'est melle[Dufresne]. J'ay manqué peutêtre mon sujet, et elle manquera son rôle. Je croy qu'il est impossible qu'elle ait cette dignité et cette force qui seules pouroient rendre son caractère imposant et intéressant.

A l'égard des comédiens, ils ne connoissent ny les bienséances ny leurs vrais intérêts, ils révolteront le public en prenant le double, bien plus qu'ils ne m'ont révolté en ne me faisant pas réponse. Je croi qu'on peut leur permettre un tiers en sus à cause de la dépense qu'ils font, mais qu'il faut s'il est nécessaire, se servir de L'autorité pour leur interdire le double.

J'ose vous suplier d'ajouter encor à touttes vos bontés celle de les empêcher de mettre mon nom sur l'affiche. Cette affectation ne sert qu'à irriter le public, et à avertir les sifleurs de se préparer pour le jour du combat.

Je vous renouvelle mes prières au sujet de la lettre de mr Algaroti et de la petite préface, ou plutôt simple avertissement de la Mare. Emilie vous fait mille compliments, et moy je manque d'expressions et de papier.

V.