1688

Mercure galant, La feste de Chantilly. Contenant tout ce qui s'est passé pendant le sejour que Monseigneur le Dauphin y a fait, avec une description exacte du Chasteau & des Fontaines, septembre 1688 (seconde partie) [tome 13].

2017
Source : Mercure Galant, La feste de Chantilly. Contenant tout ce qui s'est passé pendant le sejour que Monseigneur le Dauphin y a fait, avec une description exacte du Chasteau & des Fontaines, septembre 1688 (seconde partie) [tome 13].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure Galant, La feste de Chantilly. Contenant tout ce qui s'est passé pendant le sejour que Monseigneur le Dauphin y a fait, avec une description exacte du Chasteau & des Fontaines, septembre 1688 (seconde partie) [tome 13]. §

La feste de Chantilly §

La Feste de Chantilly, septembre 1688 (seconde partie) [tome 13], p. 1-322

LA FESTE
DE
CHANTILLY.

Il n’y a point d’Empire sur la terre où les Souverains soient plus aimez qu’ils le sont en France. On ne leur rend point une adoration d’usage comme en Orient, ce qui ne les y fait pas aimer davantage, parce qu’ils se communiquent fort peu, & qu’il est impossible qu’on soit penetré d’amour pour ce qu’on ne peut connoistre, puis qu’on ne le voit que tres-rarement. Il y a d’autres Souverains dont le gouvernement tyrannique leur fait rendre d’aveugles obeissances, qui éloignent beaucoup plus l’inclination qu’on pourroit avoir pour eux qu’ils ne se l’attirent ; mais on voit peu de lieux où l’union soit plus parfaite qu’en France entre le Souverain & ses Sujets. Il se communique sans descendre de sa grandeur, ses Sujets le voyent & luy parlent sans avoir moins de respect pour luy qu’en ont pour leurs Rois ceux qui les adorent. Ils executent ses ordres avec une aussi entiere obeissance, que se la font rendre les Princes qui exercent sur leurs Peuples un empire tyrannique. De sorte qu’on peut conclure que de ces trois manieres de gouverner celle des Monarques qui se communiquent, les fait aimer avec un zele plus ardent & plus parfait, & leur fait rendre les mêmes respects & les mesmes obeissances qu’aux autres. Le Roy s’estant distingué entre tous les Princes qui suivant l’usage de leurs Etats vivent à peu prés de la mesme sorte, il seroit difficile d’exprimer avec quelle joye, quel empressement, & quel éclat il est receu dans tous les lieux qu’il honore de sa presence. Je vous ay décrit plusieurs des Festes qui se sont faites en de pareilles occasions. Le mesme zele paroist pour toute la Maison Royale, & l’on cherche à honorer le Souverain en rendant des honneurs éclatans au Prince qui le touche de plus prés, & particulierement lors que ce Prince ne les merite pas moins par le caractere de bonté qui le rend aimable, que par la grandeur de son rang. Monseigneur le Dauphin, que Monsieur le Prince receut le mois passé dans sa belle Maison de Chantilly, a tous ces avantages, & Son Altesse serenissime, à qui la magnificence est naturelle, fit en cette occasion tout ce qu’on pouvoit attendre d’un grand & genereux Prince, ou plûtost tout ce qu’on attendoit de luy. C’est dire encore davantage puis que ce Prince n’a jamais rien fait que de grand, & d’extraordinaire, lors qu’il a donné des Festes. Ses manieres galantes & magnifiques estant connuës, on n’eut pas si-tost appris que Monseigneur devoit aller à Chantilly, que l’on demeura persuadé que tous les divertissemens y seroient nouveaux, superbes, & remplis d’invention. L’attente qu’on en avoit, a esté remplie, & quand le bruit qui s’est répandu de ces divertissemens ne vous obligeroit pas à m’en demander un entier détail, je me trouverois engagé à le donner, non seulement parce que je vois que toute la France le souhaite, mais encore parce que plusieurs Etrangers m’ont fait l’honneur de publier qu’ils attendoient de mes soins une Relation exacte de cette superbe Feste, & qu’ils en ont donné mesme des témoignages publics. Ces considerations doivent échauffer mon zele, mais elles ne me fourniront pas dequoy répondre à la bonne opinion qu’on a de moy. Je puis cependant m’assurer de plaire, puis que la verité n’a besoin d’estre embellie d’aucuns ornemens, & que tout ce qui s’est fait à Chantilly estoit si ingenieux, si galant, si magnifique, & si bien entendu, qu’il me suffira de dire les choses comme elles se sont passées, pour faire concevoir toutes les beautez, & tous les agrémens d’une Feste où tous les jours de nouveaux plaisirs succedoient les uns aux autres : car ce n’est pas toûjours un grand spectacle seul qui divertit, mais l’enchaisnement des plaisirs, qui estant donnez à propos, ne fatiguent point. Je voudrois bien pouvoir joindre à tout cela une peinture un peu ressemblante de l’activité de Monsieur le Prince. L’ardent desir qu’il avoit de divertir Monseigneur luy donnoit des soins si empressez, que si la chose eust esté possible, il auroit marqué chaque heure du jour par quelque nouveau divertissement.

Monseigneur partit de Versailles le Dimanche 22. d’Aoust, & arriva dans la Forest de Chantilly par le chemin de Lusarche. Monsieur le Duc, & Monsieur le Prince de Conty le receurent au bout de la Forest vers le milieu de la vieille route. Comme c’estoit le lieu où Monseigneur devoit chasser, Monsieur le Prince y estoit pour luy faire commencer sa chasse. Il prit ce divertissement jusqu’à cinq heures du soir, & le plaisir qu’il y trouva fut d’autant plus grand, qu’il vit s’élever quantité de perdreaux & de faisandeaux. Ainsi, comme la chasse avoit fait former le dessein du voyage de Chantilly, parce que c’est le plus beau lieu du monde pour chasser, ce fut le premier plaisir que Monseigneur prit en approchant de cette delicieuse Maison. Il alla jusques au lieu nommé la Table, qu’on dit estre justement au milieu de la Forest, toûjours accompagné de Monsieur le Prince. La figure de ce lieu est ronde. Il a vingt-trois toises de diametre, & est partagé en douze routes, qui ont pour centre le point du milieu de cette Place. Elles sont toutes bordées de charmille, & ont chacune cinq toises de large, & environ une lieuë de long. Dans le milieu de ce rond on avoit eu soin d’élever une feüillée, dont la forme suivoit le mesme plan. Elle estoit de sept toises & demie de diametre, & élevée sur une Estrade de cinq pieds de haut. Cette feüillée estoit percée de douze portiques qui aboutissoient à chacune des douze routes dont je viens de vous parler, & pour y monter on avoit construit quatre escaliers de douze pieds de large, avec des appuis en balustrades, des deux costez de chaque escalier. La mesme balustrade regnoit tout autour de l’édifice, & chaque portique avoit vingt pieds de haut sur douze de large. La corniche estoit saillante en dehors ainsi qu’en dedans ; le Dôme avoit son plein ceintre, & sur le milieu & au dessus estoit une balustrade de dix pieds de diametre. Tout le Dôme, les ceintres, les pilastres, & les appuis estoient recouverts de feüilles de chesne. Des branches de Genievre formoient les balustrades, & le tout estoit construit de maniere qu’on voyoit toute l’architecture profilée. Tous les portiques estoient ornez de gros festons de feüilles de chesnes & de bouquets de fleurs. La Table où la Collation fut servie estoit au milieu de cet édifice. Elle estoit ronde & de dix pieds de diametre. Une grande Corbeille d’argent en occupoit le point du milieu. Elle estoit soûtenuë sur douze consoles à jour de vermeil doré qui répondoient à chacune des douze Arcades. Ces douze consoles étoient jointes les unes aux autres avec des guirlandes de fleurs, & portoient chacune deux petites corbeilles d’argent remplies de fruits. La grande du milieu l’estoit de fruits & de fleurs, & le tout formoit une élevation toute à jour, & qui ne faisoit aucun obstacle à la veuë. On mit sur cette table le couvert de Monseigneur vis à vis le milieu de la route qui va à Chantilly. Tout le pourtour de cette Place de vingt-six toises de large, estoit de treillage de feüillée, & orné de portiques aussi de feüillée, au travers desquels on découvroit toutes les routes. Monseigneur entendit en arrivant un concert de Timbales, & de Trompettes qu’on avoit postez dans le Bois à une distance mesurée, afin que l’harmonie étant un peu éloignée eust plus de douceur. Ce Prince trouva tout le dedans du Dôme vuide, & la table servie de vingt-quatre bassins de rost, & de quatre plats d’entremets autour de chaque bassin, ce qui faisoit six-vingt plats. Les mesures avoient esté prises si juste, qu’on peut dire que ceux qui servoient estoient avertis de chaque pas que Monseigneur faisoit dans la Forest pour avancer ; de sorte que ce Prince arriva dans l’instant qu’on venoit de poser le dernier plat chaud sur la table. Comme il n’y avoit que le couvert de Monseigneur, il ordonna qu’on en mist d’autres, & la table en fut aussitost garnie ; mais on n’en mit point vis à vis de ce Prince. Monsieur le Prince, Monsieur le Duc, & Monsieur le Prince de Conty furent placez à costé de Monseigneur, & les Seigneurs de sa suite occuperent le reste des places. On releva les entremets chauds pour en mettre de froids. Tout fut ensuite relevé d’un service entier de fruit, avec le mesme nombre de corbeilles, & de plats qui remplissoient la table lors que Monseigneur arriva. Il y avoit quantité de corbeilles ovales & en losange chacune de deux pieds de diametre. Je n’entre point dans le détail des fruits & des confitures, cela iroit à l’infiny. Je vous diray seulement que dans les flancs des corbeilles ovales estoient de riches cuvettes remplies de toutes sortes de liqueurs. Ces cuvettes estoient accompagnées de Sous-coupes garnies de glaces, & de quantité de verres à liqueurs de differentes manieres. Un moment aprés que l’on eut servy le fruit, le bruit de guerre formé par les Trompettes & par les Timbales cessa tout à coup, & dans le mesme instant on entendit dans la route qui estoit vis à vis de Monseigneur une harmonie de Hautbois, de Flûtes, de Musettes, & de divers autres Instrumens champestres. On l’écouta quelque temps sans voir rien paroistre, & tout estoit si bien concerté, & executé avec tant d’ordre & tant de justesse, qu’il n’y avoit pas une seule personne dans la route qui devoit estre remplie un moment aprés. L’harmonie ayant diverty les oreilles, & inspiré de la joye pendant quelque temps, on apperceut de loin le Dieu Pan qui étoit suivy par quatre-vingt-dix Faunes, Sylvains, Satyres, & autres Divinitez, qui ont accoûtumé d’accompagner ce Dieu dans les bois. Toute cette troupe parut d’abord à un demy quart de lieuë de la Table, & ne se mit en marche qu’aprés que Monseigneur eut eu le temps de la remarquer. Le Dieu Pan que l’on voyoit à la teste, estoit representé par M. de Lully, Surintendant de la Musique du Roy, qui battoit la mesure avec son Thirse. Il estoit suivy de vingt-quatre Satyres, & de toutes les Divinitez qui habitent les Forests. On entendoit des Hautbois, des Musettes, & plusieurs autres Instrumens champestres, au son desquels se faisoit la marche. Leur diversité formoit une harmonie tres-agreable, & le nombre de ces Joüeurs d’Instrumens estoit si grand qu’il remplissoit trois lignes. Les Musiciens avec le reste de la suite du Dieu Pan, marcherent sur ces trois lignes avec beaucoup d’ordre, & sans aucune confusion. Les Danseurs au nombre de vingt & un, qui avoient tous des massuës, estoient montez sur les épaules les uns des autres, & formoient des Groupes surprenans. En effet, il y avoit de quoy s’étonner qu’en formant ces sortes de Groupes ils se pussent tenir aussi fermes que si chacun d’eux eust esté à terre. Ils estoient suivis de cinquante-un Musiciens, qui portoient chacun sur leur teste une corbeille remplie de fruits feints, representant des fruits de bois, comme pignons, pommes de pin, Gourdes, & autres qui ne sont connus que parmy les Satyres. Ils tenoient chacun une branche de chesne. Cette nombreuse Troupe s’étant avancée vers le bout de l’allée le plus proche de Monseigneur, les Joüeurs de Hautbois se rangerent des deux côtez de l’escalier qui montoit à la Table de ce Prince, & quand ils furent placez, les Danseurs executerent parfaitement bien ce qu’ils avoient concerté, qui estoit de descendre pour danser, & de paroître neanmoins toûjours groupez. Pour cet effet ceux qui estoient les plus élevez sautoient en cadence de quatre mesures en quatre mesures, & comme il n’en sautoit que trois à la fois, on en voyoit toûjours trois qui formoient la mesme figure que les trois premiers. Ainsi l’Allée fut toûjours remplie jusqu’à ce que les trois derniers eussent fait la mesme figure que les trois premiers. Les cinquante-un Musiciens qui suivoient, avancerent jusqu’aux environs du lieu où les Satyres groupez venoient de finir leur danse, & ayant passé sous le portique de l’avenuë où ces Satyres estoient, ils se placerent sur un terrain, que l’on avoit gazonné depuis le portique de la route jusqu’à l’escalier. Quand chacun eut pris sa place, on joüa un Air d’un autre mouvement, sur lequel tous les Faunes, & les Satyres firent une danse fort extraordinaire. Elle plut beaucoup à Monseigneur, & receut de grands applaudissemens. Cette danse, qu’on pourroit nommer un petit Ballet, estant finie, les Musiciens avancerent vers l’escalier, qu’ils monterent sur deux lignes au son des Instrumens, & lors qu’ils furent arrivez sur l’estrade, ils se separerent les uns à droite, & les autres à gauche, de maniere qu’ils entourerent la table. Ceux qui portoient les corbeilles suivirent, & les placerent sur des gueridons de feüillée qui estoient sur les appuis des portiques. Les Haut-bois parurent aprés, & les Danseurs monterent ensuite. Ceux-cy s’estant pris par la main danserent autour de Monseigneur, sur un Air qui estoit tout different des deux derniers qu’on venoit d’entendre, & qui sembloit marquer l’excés de la joye qu’on ressentoit en ces lieux de la presence de ce Prince. Pendant qu’on dansoit autour de la table, les Musiciens descendirent par un escalier qui estoit derriere Monseigneur, & se rendirent dans une Allée que l’on voyoit à côté de celle par où tout ce divertissement estoit venu. Ils y trouverent les Piqueurs endormis avec leurs chiens. La Danse finit justement en ce temps-là, comme il avoit esté concerté, & les Musiciens chanterent un morceau de Musique de feu M. de Lully, qui paroissoit avoir esté fait exprés pour la situation où se trouvoient les choses dans ce moment. On entendit alors toute la Forest retentir du bruit de ces paroles.

Debout, Lysiscas, hola debout,
Pour la chasse ordonnée
Il faut préparer tout.

Les Piqueurs se leverent aprés avoir fait toutes les actions qui pouvoient marquer qu’ils estoient profondement assoupis, & qu’ils n’avoient esté éveillez que par ceux qui les appelloient, en leur disant qu’ils allassent préparer tout pour la Chasse que l’on avoit ordonnée. On entendit ensuite un grand bruit de Cors, & dans cet instant un Cerf ayant traversé la route à la vûë de Monseigneur, ce Prince s’écria comme souhaitant d’avoir des chiens. Dans le mesme temps on vit paroistre une Meute que l’on découpla aprés le Cerf. Monseigneur voyant que les chiens chassoient si bien, témoigna estre fâché de n’avoir des chevaux que pour tirer en volant. En ce moment on en vit paroistre d’autres, sur quoy ce Prince monta pour suivre la Chasse, avec tous les Seigneurs qui l’accompagnoient. Il courut le Cerf, qui fut pris dans l’étang de Cormeille, aprés l’avoir couru environ une heure. La Meute estoit à M. le Grand Prieur. On ne peut en dire trop de bien, non plus que de l’équipage, & je vous en ay déja parlé plusieurs fois.

Cette Chasse estant finie, Monseigneur prit le chemin du Chasteau, & dit en parlant du Repas & du Divertissement du milieu de la Forest, que tout y estoit plein d’invention, & fort bien executé. ; que cela pouvoit passer pour un divertissement complet, & qu’il y avoit pris beaucoup de plaisir. Les Airs estoient de M. de Lully le Cadet, Surintendant de la Musique du Roy# & toute la Danse de M. Pecourt, Danseur ordinaire des Balets de Sa Majesté. Toutes les Divinitez des Forests, ainsi que les Faunes, les Sylvains, & les Satyres qui composoient leur suite, avoient des habits faits exprés qui les representoient naturellement, plûtost comme on a accoûtumé de les peindre, que comme on les voit habillez sur le Theatre. Ces habits estoient faits sur les desseins de M. Berrain, Dessinateur ordinaire du Cabinet du Roy, ainsi que toute la feüillée. Ce qu’il y eut de surprenant dans les plaisirs de cette premiere journée, c’est que Monseigneur avant que d’arriver à Chantilly, où il sembloit que les Divertissemens deussent seulement commencer, avoit eu le plaisir de deux Chasses differentes, un grand repas dans un lieu construit exprés, & une Feste complete accompagnée de Musique, de simphonie, & de danses, & le tout executé par tout ce qu’il y a de meilleures Voix, & de plus habiles Danseurs en France. C’est ce qui ne s’estoit encore jamais vû dans aucune occasion semblable, & ce que le zele de Monsieur le Prince luy fit inventer, Son Altesse Serenissime ne pouvant attendre que Monseigneur fust arrivé à Chantilly ; pour commencer à luy témoigner la joye qu’Elle avoit d’y voir venir ce Prince.

Aprés que Monseigneur eut poursuivy quelque temps le Cerf, la Chasse estant finie par sa prise, ce Prince arriva à Chantilly par l’une des grandes routes de la Forest, au bout de laquelle on trouve une grande demy-lune, par laquelle on entre dans une Avancourt qui n’est pas encore entierement achevée. Elle est toute entourée d’eau, & située entre un Etang nommé l’Etang de Silvie, & le grand Chasteau. On voit deux Pavillons à droite & à gauche du Pont-Levis. Cette demy-lune aboutit à un fer à cheval, par lequel on monte sur une grande terrasse, au milieu de laquelle est une Statuë Equestre de bronze du dernier Connestable de Montmorency. Cette Statuë se trouve vis à vis de l’entrée du grand Château. C’est un Edifice fort ancien, & tres-irregulier, assis sur une roche au milieu de grosses sources, qui forment un grand Fossé. Cependant plusieurs grosses Tours ne laissent pas de le rendre tres-agreable à la veuë. Monsieur le Prince fait travailler presentement à rendre le dedans de la Court regulier, & à donner au-dehors une face toute nouvelle, soit par l’ouverture de trois rangs de fenestres, & deux grands balcons qui regneront tout autour du Château, soit par les combles qui seront tous d’égale hauteur, & à la mansarde. A costé gauche du fer à cheval, est un grand logement détaché du Château, dont le rez de chaussée est à fleur d’eau du grand Fossé. C’est dans ce lieu où le logement de Monseigneur avoit esté marqué, de mesme que celuy de Madame la Duchesse, & de Madame la Princesse de Conty la Doüairiere. Ce second Château avoit esté autrefois bâty par Mrs de Montmorency, & on l’appelloit la Capitainerie. Feu Monsieur le Prince en avoit fait accommoder les dedans un an avant qu’il mourust, & il y avoit ajoûté beaucoup de commoditez. Les ornemens de dehors sont des Pilastres d’ordre Corinthien. Ils composent la porte d’entrée de la Court, & la façade du costé d’un petit parterre. Tout le retour est soûtenu d’un grand balcon en maniere de fausse-braye. Le logement d’enbas du petit Château est composé de deux Appartemens, dont la Salle est commune à l’un & à l’autre. Cette Salle est ornée de Tableaux, representant les plus belles Maisons de Campagne des environs de Paris. Toutes les pieces des deux Appartemens ausquels elle sert, sont ornez d’autres Tableaux representant diverses Fables de l’Antiquité ; en sorte que l’une des Chambres fait voir l’Histoire de Venus, une autre celle de Diane, une autre celle de Flore, une autre celle de Bacchus, & une autre celle de Mome. Toutes ces Chambres, qui sont percées en enfilade, regnent le long du balcon en fausse-braye dont on a parlé, & aboutissent à un grand Salon en retour. Tout cet espace est remply de diverses tables curieuses, dont les unes sont rares par leur travail, & les autres par leur matiere ; de Bustes avec leurs gaines & scabelons, & de meubles tres-singuliers. Outre cela, il y avoit plusieurs tables pour toutes sortes de jeux. C’est dans ce lieu que Monseigneur a souvent tenu appartement devant, & aprés le souper. De ce logement, lors qu’on a passé par un Vestibule qui est ouvert par deux grandes arcades du costé de la Court & du petit Parterre, on monte dans l’Appartement qui est au dessus, & qui se trouve situé de plein pied au rez de Chaussée, de la court du grand Chasteau, auquel il est joint par un Pont qui traverse le grand Fossé. Ce fossé est remply d’un tres-grand nombre des plus belles, & des plus grosses Carpes que l’on puisse voir. Cet Appartement qui a esté occupé par Monseigneur tant que la Feste a duré, est composé d’un grand Salon, qui n’est pas encore entierement fait, & qui est la seule piece qu’on n’a pas eu le temps d’achever. De ce Salon on entre dans une grande Antichambre, aprés laquelle il y a une grande Chambre, plusieurs Garderobes, & un grand Cabinet, dont la veuë donne d’un costé sur les Jardins, & de l’autre sur une grande Pelouse qui borde la Forest. Aprés ce Cabinet on en trouve deux autres de moindre grandeur, dans le retour. L’un donne entrée dans une Galerie qui est percée du costé de la Forest de six grandes croisées, vis à vis desquelles il y a de grands miroirs de glaces, dont les bordures sont d’un travail tout particulier. Ces Miroirs representent cette grande Pelouse dont je viens de vous parler, avec une partie de la Forest. Au dessous de ces glaces sont des tables de differentes sortes de marbres des plus beaux, & des plus precieux ; ces tables sont montées sur des pieds de sculpture dorée ; il y en a de plusieurs manieres. On voit au bout de cette Galerie un Portrait de feu Monsieur le Prince, fait par le vieux Juste, du temps de la Bataille de Rocroy. Ce Prince est en pied ; ses Armes qui sont à ses pieds occupent une partie du terrain, & du lointain. On y voit d’un costé l’ordre de la Bataille de Rocroy, & de l’autre le Combat. Ce Tableau est dans une bordure d’une grande beauté, & aussi magnifique que bien travaillée, & comme Monsieur le Prince a consacré ce lieu à la memoire de feu Monsieur son Pere, il a commencé à faire mettre des Tableaux dans chaque trumeau entre les croisées & les glaces. Chacun de ces Tableaux represente par l’ordre des temps une Campagne de feu Monsieur le Prince. La principale action de la Campagne, soit Siege ou Bataille, peinte en grand, occupe le milieu du Tableau. Les autres actions de la mesme Campagne sont peintes en petit tout autour dans des Cartouches.

Le premier Tableau represente la Campagne de 1643. c’est à dire, la Bataille de Rocroy. On voit l’ordre de cette Bataille dans le grand Cartouche qui est au bas du Tableau, ainsi que l’ordre de Bataille des deux Armées. Il y a trois autres Cartouches au côté droit du mesme Tableau. Le premier represente l’élevation de Thionville ; le second la Carte du Gouvernement de Thionville, & le troisiéme le Siege de Thionville. Il y a aussi trois Cartouches à la gauche du Tableau. Le premier fait voir le Siege de Cirque, le second la Carte du Gouvernement de Cirque, & le troisiéme l’élevation de Cirque.

Dans le second Tableau est representée la Campagne faite en Allemagne en 1644. Les Combats donnez devant Fribourg le cinquiéme & dixiéme Aoust sont peints dans le milieu, avec les retranchemens de l’Armée Bavaroise qui furent forcez par celle que commandoit feu Monsieur le Prince, alors Duc d’Anguien. Dans un grand Cartouche au bas est le Plan de Philipsbourg ; dans les six Cartouches qui sont au costé droit du Tableau, sont representez Oppenhien, Beingen, Liechtenau, Dourlach, Mayence & Landau. Dans les six du costé gauche on voit VVormes, Spire, Creustzenach, Bacharach, Neustat, & Baden.

Au troisiéme Tableau, qui represente la Campagne de 1645. est la Bataille de Norlinguen, donnée le 3. Aoust entre l’Armée du Roy commandée par Monsieur le Prince, & celle de l’Empereur. Les deux grands Cartouches qui sont au dessus du Tableau representent, l’un l’ordre de la Bataille de Norlinguen, l’autre Norlinguen. On voit dans les trois Cartouches du costé droit l’élevation de Rottembourg, la Carte du Gouvernement de Rottembourg, le Siege de Rottembourg ; & les trois du costé gauche representent le Siege de Dunctelsbuhel, la Carte du Gouvernement de Dunctelsbuhel, & l’élevation de Dunctelsbuhel.

Le quatriéme Tableau fait voir la Campagne de 1646. Au milieu est la Ville de Dunkerque, & dans les Cartouches à droite & à gauche, on voit d’autres actions qui regardent le Siege de la mesme Ville. Les autres Campagnes doivent estre peintes sur d’autres Tableaux pareils dont les places sont marquées dans la mesme Galerie, mais qui ne sont pas encore dessinez.

Tout cet Appartement estoit éclairé par un nombre infiny de Lustres & de Girandoles de cristal. Le couvert de Monseigneur fut mis dans une Salle du grand Château, & Monsieur le Prince qui fit servir tous les jours quatorze ou quinze tables, comme vous verrez dans la suite, deffraya toutes les personnes distinguées qui allerent à Chantilly pour voir la Feste, ainsi que tous ceux qui y furent employez, dont on peut dire que le nombre estoit infiny.

Lors qu’on eut soupé, Monseigneur tint Appartement. Aprés vous avoir fait une description des deux Chasteaux, je croy vous devoir parler, non pas de toutes les beautez des Jardins ; car je ne vous en entretiendray qu’à mesure que je vous parleray des promenades qu’y fit Monseigneur, mais de ce qu’ils offrent à la veuë de ceux qui sont dans les Appartemens. En arrivant sur la Terrasse, où je vous ay dit qu’estoit la figure du Connestable de Montmorency, on découvre un grand escalier, au bas duquel est un grand rondeau, & au milieu de ce rondeau une gerbe de plusieurs tuyaux. Au delà de ce rondeau on découvre un grand Parterre separé en deux parties par la croisée du grand Canal. Il y a cinq grandes pieces d’eau dans l’une & l’autre partie, & chacune de ces grandes pieces a un gros Jet d’eau. Ces deux parties sont soûtenuës d’une grande allée d’ormes en Terrasse, avec des Ifs & des Picea entre-deux. Au delà du grand Canal est un demy-rond qui ferme la croisée, & dont il s’éleve insensiblement jusques au haut de la coste une espece de fer à cheval, qu’on appelle le Vertugadin. Il est composé d’un grand glacis de gazon, d’une grande allée, fermée du costé du glacis par des Picea taillez en piramide ronde, & de l’autre par des ormes, & une palissade entre-deux. Cette allée est jointe par ces deux bouts, aux deux grandes allées qui regnent tout le long du grand Canal. Le point de veuë est terminé de ce costé-là par le commencement des allées du grand Parterre, & de l’autre par une route particuliere au travers de la Forest, qu’on appelle la route du Connestable. Elle est plus large que toutes les autres. Le Château est à la droite, comme je vous l’ay déja marqué, & à la gauche est un petit Parc, qui seroit estimé grand par tout ailleurs, mais on ne luy peut donner que le nom de petit, si on le compare à l’autre, qui a plus de cinq mille arpens.

Le Lundy (car pour donner quelque ordre à cette Relation, je la separeray par journées) Monseigneur alla courre le loup aux environs d’un Village appellé la Chapelle, & au retour de la Chasse, ce Prince entra dans son Appartement, d’où il sortit quelque temps aprés, pour aller prendre à pied le plaisir de la promenade. Il traversa le petit Parterre, & ayant passé le grand fossé sur un pont de bois, il trouva à sa gauche un grand Parterre, enfermé d’un costé du fossé, de l’Orangerie, & de l’autre, d’une galerie, & d’un canal. Ce Parterre est entouré d’orangers parfaitement beaux.

On y voit cinq pieces d’eau avec leurs jets. Celle du milieu a pour pied une Hydre, dont chaque teste vomit une quantité prodigieuse d’eau. On y voit aussi la Fontaine des Grenoüilles. Elle est située dans un triangle au dessous de la Terrasse du grand fossé du Chasteau, entre cette Terrasse, le Canal du Dragon, & le petit bois de Chantilly, qui est à costé du Parterre de l’Oragerie. Le Dragon est une maniere d’animal marin qui paroist sortir de dessous la Terrasse du fossé. Il vomit l’eau de la décharge de ce fossé dans une coquille, qui retombe dans un canal qui est le long d’un des costez de la piece où est la Fontaine des Grenoüilles. On descend dans le Parterre par un escalier de quatre ou cinq marches fort grandes & fort belles. Aux deux costez de cet escalier sont des napes d’eau perpetuelles, grandes, belles, & bien fournies, qui tombent dans de grands bassins quarrez avec des boüillons & bruits d’eau. Dans ce mesme Parterre sont quatre grands Picea, dont le moindre a plus de soixante pieds de haut. Du costé du canal l’allée est garnie de Platanes, dont le plus vieux a plus de cent cinquante ans. Cet arbre est fort rare en France. Sa feüille est à peu prés comme celle de vigne, & il se depoüille tous les ans de son écorce. De ce Parterre Monseigneur entra dans une Isle par un grand portique de treillage. A costé de cette Isle on en voit une autre plus petite. Elles sont partagées par trois canaux. La grande est ornée de plusieurs allées, de grandes palissades, de deux grosses Fontaines enfermées dans des Portiques, & de plusieurs ornemens de treillage d’un dessein tres-agreable, & d’une propreté surprenante. L’extremité de l’Isle est revestuë de pierre de taille. On y voit douze jets d’eau qui sortent d’autant de bassins, au dessous desquels est une cascade de toute la largeur de la pointe de l’Isle, & des deux canaux. On trouve dans la petite Isle des allées de grands Aunes, des palissades, un treillage en demy-rond, & une fontaine dans le milieu. Deux Dragons de bronze semblent y combattre. Il y en a un renversé qui pousse un grand jet d’eau, & l’autre en dégorge en abondance sur ce premier. Vis à vis de cette fontaine, & à la pointe de la mesme Isle, est un Appartement de treillage, composé de quatre pieces. Il est parfaitement bien entendu, & d’un travail tres-delicat. Ces quatre pieces se trouvent sur un terrain qui a en face la vûë du canal ; à droite sur la prairie, & à gauche sur des jardins. A l’issuë de la promenade Monseigneur alla voir l’Opera, que Monsieur le Prince avoit fait faire exprés, Son Altesse Serenissime ne voulant point donner de divertissement qui eust esté déja vû. Le lieu mesme fut construit pour ce seul Spectacle, & Monsieur le Prince ayant choisi l’Orangerie de Chantilly qui regne tout le long du parterre avec une terrasse magnifique, dit à M. Berrain d’y construire, non seulement un theatre, mais aussi une Salle magnifique. L’Orangerie a 70. toises de long, & vingt-sept pieds de large. M. Berrain la divisa en trois parties separées par des Portiques d’architecture, sans y comprendre le Vestibule par où l’on y entre, & duquel on voyoit cette longue étenduë éclairée de deux rangs de Lustres, que les grands Portiques qui servoient d’entrées à ces differentes Salles, laissoient voir distinctement. Il seroit difficile de trouver rien de plus magnifique, & dont les ornemens fussent plus diversifiez. Plus on approchoit, plus on voyoit que la magnificence alloit toûjours en augmentant, la derniere Salle estant infiniment plus riche que la premiere, & le theatre encore davantage.

Le Vestibule estoit orné de grands arbres qui ceintroient, & cachoient toute la voûte. Les pieds de ces arbres estoient dans une seule caisse qui regnoit tout autour du Vestibule, & qui estoit peinte en porcelaine, & ornée des chiffres de Monseigneur, avec des attributs de ce Prince. Ces arbres estoient si verds, si chargez de feüillages, & si artistement placez, qu’il estoit impossible qu’on vist les murs de ce Vestibule, de sorte qu’on le pouvoit prendre pour une tres-belle allée. Ces arbres conserverent leur verdure pendant les huit jours que dura la Feste, & ils donnerent une si agreable fraîcheur à ce lieu, qu’on respiroit en y entrant un air delicieux, dont on ne pouvoit s’empescher de parler, en marquant le plaisir qu’on y prenoit. Ce Vestibule estoit éclairé de plusieurs Lustres, ce qui parmy la verdure des arbres produisoit un effet tres-réjoüissant, rien n’estant plus agreable à la veuë que le verd, sur tout lors qu’il est éclairé.

Aprés qu’on avoit admiré la simple & riante decoration de ce Vestibule, & qu’on y avoit demeuré quelque temps, pour en goûter la douce fraîcheur, on se sentoit excité à passer outre, chacun estant attiré par le brillant qui paroissoit au travers d’un superbe Portique, sous lequel il falloit passer pour entrer dans la piece suivante. Ce Portique estoit de huit pieds d’ouverture sur seize de hauteur. Il estoit tout de marbre, & d’une tres-belle architecture, avec des ornemens rehaussez d’or. Il servoit d’ouverture à une galerie de seize toises de long sur vingt-six pieds de haut. Tout le pourtour de cette galerie estoit orné d’un lambris, & d’une corniche, & entre le lambris & la corniche, on voyoit une tres-belle tapisserie toute d’une mesme suite, & qui est nommée Tapisserie de Venus, parce que tout ce qu’elle represente regarde cette Deesse. Outre les deux rangs de tres-beaux Lustres de cristal qui éclairoient cette superbe galerie, elle estoit encore ornée & éclairée par vingt-quatre Girandoles de mesme matiere, qui estoient posées sur des Gueridons. Au bout de cette galerie on voyoit un Portique pareil à celuy par lequel on estoit entré. On montoit trois marches sous ce dernier Portique pour entrer dans la troisiéme piece, qui estoit la Salle de l’Opera. Elle avoit cent quarante-deux pieds de long en y comprenant le Theatre & l’Orchestre. L’ordre de son architecture, ainsi que celuy de la façade du Theatre, estoit Ionique-Composé. Cette Salle estoit partagée en quatorze pilastres de marbre ornez de leurs chapiteaux, & de leurs bases, ainsi que de plusieurs mascarons, & de quantité de festons, le tout de relief & doré. Les pilastres estoient posez sur leurs piedestaux qui servoient de lambris à toute la Salle. Entre ces pilastres on voyoit des Tapisseries qui representoient des portiques d’architecture, tout relevez d’or sur un fond de velours rouge cramoisi. On avoit assujetty les espaces qui étoient entre chaque pilastre à la hauteur & à la largeur des pieces de cette Tapisserie. La Corniche estoit toute de marbre & de relief avec des ornemens d’or de mesme que le plafond, & la façade du Theatre qui estoient du mesme ordre, mais d’un plan fort extraordinaire. Entre les pilastres des deux costez du Theatre estoient deux grandes Figures de ronde bosse, chacune de six pieds de haut. L’une representoit la Poësie, & l’autre la Musique. L’Orchestre qu’on avoit fait pour la Symphonie estoit aussi d’Architecture de marbre. Cette Salle estoit si brillante & si riche, qu’on ne la pouvoit d’abord regarder sans étonnement, & ensuite sans admiration, quoy que l’embellissement des lieux par où l’on venoit de passer dust faire attendre quelque chose qui fust entierement magnifique. Ce fut sur ce Theatre que l’on representa l’Opera. Les Vers n’en pouvoient estre que beaux, puis qu’ils estoient de M. le Clerc de l’Academie Françoise. Ils avoient esté mis en Musique par M. Lorenzany, Maistre de Musique de la Chapelle de la feuë Reyne, dont les Ouvrages sont fort estimez, & M. Pecour avoit fait les Entrées qui composoient les divertissemens, hors deux qui estoient de M. de Lestang. Cet Opera intitulé Orontée, fut chanté par l’Academie de la Musique de Paris, & il y avoit outre cela trois des meilleurs Musiciens de la Musique du Roy. L’ouverture du Theatre se fit par la representation d’une grande & belle Forest que la diversité des arbres & des routes faisoit paroistre fort spacieuse. Lors qu’on eut levé la toile, on vit le Dieu Pan dans le fond de cette Forest. Toute sa suite, Sylvains, Satyres, & Faunes, estoient engroupez en divers endroits. Il commença le Prologue. Comme tous les Vers qu’on y chanta regardent le Roy & Monseigneur le Dauphin, je ne veux pas vous priver de la satisfaction que vous aurez à les lire. Voicy ceux qui furent chantez d’abord par le Dieu Pan. C’estoit M. Moreau qui faisoit ce personnage.

J’ay veu tous les regnes des Rois
 Celebres par leurs exploits,
Et dans mon souvenir j’en conservois la gloire,
Mais depuis que LOUIS s’est fait voir à mes yeux,
 Tous ces Mortels sortent de ma memoire,
Et je ne mets que luy dans le rang de nos Dieux.
***
 Digne Fils d’un tel Pere,
 Qu’avec le Sceptre hereditaire
Il t’offre de Vertus que tu vas imiter !
Celuy dont l’Univers adoroit la puissance,
  Et qui s’osoit flater
 D’estre le Fils de Jupiter,
 Seroit jaloux de ta naissance.
***
 Jeune Heros, quand je te vois
 Dompter les Monstres de nos Bois,
J’augure qu’animé de l’Astre qui te guide,
 Le moindre de tes exploits
 Vaudra tous les travaux d’Alcide.
Ton cœur vole déja sur des chemins ouverts
 A mille triomphes divers,
 Tu crois toute conqueste aisée,
 Et nous voyons clairement
 Que nostre Hippolite charmant,
A l’ombre de la Paix, cache un autre Thesée.
***
 Mais j’entens les concerts des Nymphes de nos bois.
Vous, Faunes, vous, Silvains, répondez à leurs voix.

Pan eut à peine achevé ces Vers, qu’une troupe de Driades & d’Hamadriades se fit voir. Voicy ce que chanta une des Driades.

O gloire incomparable De LOUIS !
Les Siecles seront ébloüis,
 A l’éclat admirable,
 De ses faits inoüis.

Le Chœur ayant repeté ces Vers, un Faune chanta ceux-cy.

Le souvenir charmant de ce nom si vanté,
 Doit estre aussi durable
 Que l’immortalité.

Une Hamadriade chanta ensuite ces quatre Vers.

Son Histoire incroyable
A la posterité,
Passera pour la Fable
D’une Divinité.

Deux Silvains finirent par ceux-cy.

Redoutable par ses armes,
Il nous charme dans la Paix.
Son Empire est sans alarmes,
Mille graces, mille charmes,
Accompagnent ses bien-faits.

Le Chœur repeta.

O gloire incomparable De LOUIS !
Les Siecles seront ébloüis,
 A l’éclat admirable,
 De ses faits inoüis.

Et tout cela fut entremeslé de Danses de Driades, d’Hamadriades, & de Faunes.

La Decoration du premier Acte representoit le Temple de Venus. L’Architecture estoit d’un ordre Ionique, & le plan d’une forme ronde, avec quatre Portiques ou Porches, dont l’un paroissoit de face ; il y en avoit un autre en perspective avec un peristille tournant autour du Temple, dont les Corniches estoient portées par des colomnes d’Agathe, avec des chapiteaux & bases d’or. Il y avoit des Statuës d’or entre les colomnes. L’Attique qui estoit sur la Corniche du Temple, portoit un Dôme orné de bandeaux, panneaux, & bas-reliefs sur des fonds de marbre ; & sur le haut de la rondeur du Dôme, c’estoit un couronnement de balustres & de Piedestaux. La porte de ce Temple qui estoit entouré d’arbres, ne s’ouvroit qu’en certain temps, & alors on voyoit le dedans tres-magnifique, & un autel au milieu, Orontée Reine d’Egypte, fort resoluë de n’aimer jamais, vint chanter le triomphe de la liberté. Melisse, sa confidente, & Creonte Chef de son Conseil, luy representerent inutilement qu’elle devoit choisir un Epoux digne d’elle parmy tant de Rois. Elle demeura ferme à protester qu’elle ne vouloit point entendre parler d’Hymenée, & elle estoit dans ces sentimens, lors que Gelon, homme de Cour, luy vint dire qu’il avoit arraché un jeune Etranger d’entre les mains d’un assassin qui l’avoit blessé. Cet Etranger parut aussi-tost sous le nom d’Alidor, soûtenu d’Aristée sa Mere. Sa beauté, dont Gelon avoit déja fait la peinture, toucha Orontée, qui apprit de luy que l’assassin luy avoit dit en le frapant, qu’il executoit les ordres de la Reine de Phenicie qui avoit juré sa perte. Orontée, aprés avoir commandé à Pharnace d’en prendre soin, sortit avec Melisse & Creonte, & Gelon demeura seul.

Son caractere qui a extremement pleu à Chantilly, estoit une espece d’honneste homme, se faisant un plaisir de joüir de la vie libre, & de mépriser toutes les belles chimeres dont les autres hommes se font des occupations, qui les empêchent d’avoir un moment de joye & de repos pendant toute leur vie. Voicy de quelle maniere il expliqua sa Philosophie agreable, aprés avoir vû sortir Alidor blessé.

S’il estoit mort, qu’il seroit regrété !
Moy, pour rendre à jamais sa memoire celebre,
  Au bruit des pots j’aurois chanté
  D’un ton plaintif son Oraison funebre.
***
  Pour vivre longtemps,
  Pour vivre contens,
 Il n’est rien tel que de bien boire ;
Bacchus sur tous les Dieux emporte la victoire,
 Son or potable enchante tous les sens,
Dissipe les chagrins & chasse l’humeur noire.
  Pour vivre longtemps,
  Pour vivre contens,
 Il n’est rien tel que de bien boire.
***
  Que le Ciel me delivre
De ces Philosophes du temps,
Qui jour & nuit pâlissent sur un Livre,
 De ces Amoureux languissans,
 De ces affamez Courtisans
Que repaist la fumée, & que l’espoir enyvre.
Pour moy, je ne veux point estre esclave en amour,
Ny devenir Sçavant, ny vieillir à la Cour,
Ny mourir sotement, pour vivre dans l’Histoire.
  Pour vivre longtemps,
  Pour vivre contens,
 Il n’est rien tel que de bien boire.

Tous ceux qui ont entendu l’Opera ont donné tant de loüanges à cet endroit, en ont trouvé le tour des pensées si nouveau & si brillant, les Vers si justes, & d’un caractere si aisé & si poly, que j’ay cru devoir vous les envoyer tels qu’ils ont esté chantez. Le Prince Lysandre estant survenu lors que Gelon exerçoit sa belle humeur, l’un parla du plaisir d’aimer, & l’autre de celuy de boire. La Princesse Amasie parut ensuite, qui témoigna à Lysandre qu’elle se rendoit à son amour. Le Temple de Venus s’ouvrit, & on vit une troupe d’Egyptiens, d’Ethiopiens, d’Indiens, & autres Nations, qui porterent des offrandes sur l’Autel de cette Déesse. Le Chœur fit des vœux pour obtenir de l’Hymen qu’il préparast ses chaisnes pour Orontée. Voicy les Vers qui furent chantez pendant cette offrande.

LE CHOEUR.

 Dans nos Concerts, dans nos chants d’alegresse,
Chantons Venus, nostre grande Déesse.

DEUX DU CHOEUR.

Tendres Amours, pour remplir nos desirs
 Bannissez les soûpirs,
  Chassez la tristesse.

Deux autres du Chœur.

Tendres Amours, pour remplir nos desirs
 Bannissez les soûpirs,
 Venez, doux plaisirs.

LE CHOEUR.

O Toy, doux Hymen en ce jour,
Pour le cœur de la Reyne,
 Prepare ta chaîne.

TRIO.

Unissons nos accords tour à tour.
 Que par tout on chante,
 Que par tout on vante
 Venus & l’Amour.

LE CHOEUR.

Chantons en ce jour
L’Hymen & l’Amour

Il n’y eut point de nouvelle decoration au second acte, & l’on y vit encore le mesme Temple. Orontée surprise du changement qui se faisoit dans son cœur, loüa les charmes du jeune Etranger, & se resolvoit à mourir plûtost que de se rendre à l’amour, lors que Jacinte parut devant elle en habit d’homme, & luy dit qu’ayant esté abandonnée par un Amant, elle l’avoit esté chercher à Sidon, où Irene avoit adoucy ses malheurs par ses bien-faits. Elle ajoûta que les Devins ayant declaré qu’Alidor luy devoit un jour oster la Couronne, ce qui l’avoit obligé à prendre la fuite, cette Reine avoit mis sa teste à prix, & que voulant luy marquer son zele, aprés avoir esté si bien receuë dans sa Cour, elle avoit surpris Alidor, & l’auroit tué d’un poignard qu’elle luy montra, si on ne l’en eust empeschée. Orontée charmée d’Alidor luy arracha le poignard, & elle en alloit percer Jacinte, quand Creonte l’arresta, & luy fit connoistre qu’il estoit indigne d’elle qu’elle voulust vanger Alidor. Elle chassa Jacinte de sa presence, & honteuse d’avoir découvert sa passion, elle fit devant Creonte de nouvelles protestations de n’aimer jamais. Aprés qu’elle fut sortie, Alidor parut avec Aristée, & se plaignit du malheur qui l’avoit contraint de quitter la Cour d’Irene, où il avoit vécu avec tant de gloire depuis que la mort luy avoit ravy son Pere. Aristée luy dit que quoy qu’Hipparque eust esté autrefois Corsaire, il faisoit trembler les Rois par sa valeur, & que depuis dix ans que ses Vaisseaux avoient fait naufrage, elle ne sçavoit s’il étoit vivant ou mort ; mais qu’elle ne pouvoit se défendre d’attendre beaucoup des promesses de son Astre. Amasie les interrompit pour dire à Alidor, que la Reine s’interessoit pour luy, & qu’elle vouloit l’entretenir. Lors qu’elle fut seule, elle s’étonna de ce qu’elle sentoit son cœur disposé à trahir Lysandre pour se donner à Alidor, qu’elle trouvoit tout aimable, & en même temps des Peuples d’Egypte mêlez d’autres Nations vinrent celebrer la Feste de Bacchus & de l’Amour. Toutes leurs chansons marquerent l’envie qu’ils avoient qu’Orontée voulust leur donner un Roy. Le Chœur fit d’abord entendre ces Vers.

 Quand tout le Ciel à nos vœux est propice,
Charmant espoir, viens flater nos desirs.
Que nostre joye en tous lieux retentisse,
Redoublons tous nos Jeux & nos plaisirs.

RECIT.

Venus, enchaîne
Nostre aimable Reyne,
Tu peux finir nostre peine,
Seconde nos vœux.

LE CHOEUR.

Venus, enchaîne
Nostre aimable Reyne,
Seconde nos vœux.

RECIT.

 Tes aimables nœuds
Sans cesse nous rendront heureux.

LE CHOEUR.

 Quand tout le Ciel se fait voir si propice,
Charmant espoir, viens seconder nos vœux.

DEUX DU CHOEUR.

 Dans ce beau jour
Fais que tout s’accomplisse,
Venus, mene avec toy l’Amour.

Deux autres du Chœur.

  L’attente
 D’un bien si charmant,
  Enchante
Nostre tourment.

RECIT.

Par une douce chaîne,
 En ce jour
Captive une Reyne,
Puissant Dieu d’Amour.

AUTRE RECIT.

Remplis nostre attente,
Perçant de tes traits
Un cœur qui se vante
De n’aimer jamais.

DEUX DU CHOEUR.

A suivre ta loy,
Engage sa foy,
Memphis veut un Roy.

LE CHOEUR.

Quand tout le Ciel, &c.

Alidor seul commence le troisiéme Acte, en s’applaudissant de son bonheur, de ce qu’une Reine luy donnoit asile dans sa Cour, tandis qu’une autre poursuivoit sa mort. Amasie estant survenuë luy demanda s’il venoit admirer la beauté des lieux où il estoit, & il répondit que quelques charmes qu’ils eussent, il ne pouvoit avoir des yeux que pour elle. Il ajoûta qu’il vouloit l’aimer toute sa vie. Amasie receut son hommage avec plaisir, & il estoit à ses genoux lors que la Reine parut. Elle reprocha à Alidor le peu de respect qu’il avoit pour elle, de venir seduire une jeune Princesse dans son Palais. Amasie sortit, & Alidor ayant dit qu’il estoit bien éloigné d’aimer Amasie, aprés tous les maux que l’amour luy avoit causez dans la Cour d’Irene, Orontée l’assura qu’il trouveroit en elle ce qu’il avoit perdu dans cette cruelle Reyne. Alidor s’estant éloigné, elle fit connoistre qu’elle ne pouvoit plus combattre sa flamme. Dans ce moment Gelon luy vint annoncer qu’il avoit veu la Magicienne Ismenie descendre des Cieux dans un char de feu. Ismenie parut, & declara à la Reyne qu’il falloit malgré son indifference qu’elle se resolust à prendre un Epoux, & qu’elle alloit interroger les Manes des Rois d’Egypte, & l’Ombre de Ptolomée, pour sçavoir sur qui tomberoit son choix. Alors elle frappa de sa verge un des coins du Theatre, & la terre s’estant aussi-tost ouverte, les tombeaux en sortirent, & s’éleverent à vingt-quatre pieds de haut. Celuy du grand Ptolomée qui s’éleva au milieu du Theatre, estoit d’un ordre Dorique & d’une composition extraordinaire. Le plan étoit quarré long avec des piedestaux saillans sur chaque face & dans les angles. Entre les piedestaux estoient des Statuës de marbre blanc, assises au pied d’une grande console, & appuyées sur les piedestaux. Dans le milieu s’élevoit un morceau d’architecture quarré long, suivant le plan avec des pilastres & des consoles sur les angles. Les Statuës montoient jusque sous la Corniche de mesme que les pilastres, entre lesquels il y avoit une grande arcade percée & surbaissée, sous laquelle estoit la figure de Ptolomée de marbre blanc, assise au pied d’un Tombeau de Porphire, dont les ornemens étoient de bronze doré. La Corniche portoit un socle sur lequel estoient posez quatre Sphinx de bronze, qui portoient un grand Obelisque orné de caracteres, & de figures hierogliphes. Le sommet estoit un chapiteau composé sur lequel estoit une Urne. Il y avoit encore quatre autres Tombeaux dans les costez du Theatre, & dans les éloignemens de formes differentes, & une Statuë de marbre à chaque Tombeau. Tous ces Tombeaux estoient entourez de Cyprés, d’Ifs, & autres arbres, & le tout ensemble formoit un spectacle lugubre, mais tres-magnifique. Aprés qu’Ismenie eut évoqué l’ombre de Ptolomée, il parut plusieurs Esprits qui tournerent autour des Tombeaux comme voulant animer les Statuës, & on entendit un Chœur de Musique fort extraordinaire, dont les voix paroissoient sortir des Tombeaux. Ce qui surprit fort, c’est que les Statuës qui estoient drapées aussi proprement que si elles eussent esté travaillées de marbre, estoient des Figures vivantes, chacune dans une attitude differente. Tout le monde les crut de carton, jusques au temps qu’Ismenie parla à Ptolomée. Alors toutes les Statuës remuërent avec des mouvemens lents.

J’ay oublié de vous dire qu’avant que l’évocation se fist, l’aimable Gelon soûtenant toûjours son caractere, estoit sorty d’une maniere fort spirituelle. Voicy ce qu’il dit. Tout le monde y a remarqué un tour d’esprit singulier.

Je crains trop la Troupe infernale,
 Je ne veux point chez Pluton,
Mourir de soif comme Tantale,
Ny boire l’eau du Phlegeton.

Tous les Vers de l’évocation avoient quelque chose de majestueux, qui ne contribua pas peu à faire naistre dans l’esprit des Spectateurs cette espece d’étonnement, qui fait, lors qu’il est bien excité, un des principaux plaisirs des Spectacles. La Magicienne parla ainsi aux Demons.

Venez, Demons, plus viste qu’un éclair,
 Quittez vos demeures terribles,
  Et des atomes de l’air
  Faites-vous des corps visibles.
  Venez, venez, obeissez,
   Paroissez, paroissez.

Aprés que les Demons l’eurent asseurée qu’ils estoient prests d’obeir, elle poursuivit de cette sorte.

Des jours éteints de nos Monarques,
 Dans leur froid tombeau,
 Malgré l’ordre des Parques
 Rallumez le flambeau.

Les Demons ayant animé les Statuës des Rois, elle s’adressa à ces Statuës, & fit entendre ces Vers.

 Marbres sourds, Figures muettes
  De nos superbes Rois,
  Prêtez l’oreille à ma voix,
Parlez, & du Destin soyez le interpretes.

Elle consulta ensuite la Statuë de Ptolomée, & l’Ombre répondit ces quatre Vers.

Ma Fille, de l’Hymen tu dois subir la loy,
Et tu l’accepteras sans peine ;
Mais tu n’épouseras qu’un Roy,
Que te doit offrir une Reyne.

L’Ombre ayant parlé de cette sorte, toutes les Statuës reprirent leurs attitudes, & aprés qu’Orontée eut marqué la peine que luy faisoit cet Oracle, tous les Tombeaux disparurent, & l’Acte finit.

Un Jardin delicieux faisoit le Theatre du quatriéme Acte. Le devant estoit une maniere de Vestibule d’une architecture Ionique. Des Termes de bronze doré tenoient lieu de colomnes. Les chapiteaux estoient des corbeilles de fleurs & de fruits, qui portoient une corniche de marbre & un plafond magnifique. Entre les Termes il y avoit des arcades aussi de marbre, avec les ornemens de bronze pour entrer dans une galerie qui paroissoit tapissée d’étofes d’or à fond violet. Le Vestibule occupoit un tiers du Theatre sur le devant, & le jardin paroissoit ensuite. Il estoit orné de Statuës representant des Amours sur des piedestaux, accompagnez de balustres de marbre & de bronze, avec des arbres qui s’élevoient derriere ces Figures, qu’on voyoit ornées de fleurs & de fruits. Les deux costez du Theatre étoient de cette maniere. Au milieu le jardin se separoit en trois allées, une dans le milieu, & deux diagonales. Elles estoient si bien tracées, qu’on les découvroit de tous les endroits de la Salle. A la face de chacun des angles qui separoient les allées estoit une Statuë de marbre blanc, sur un piedestal aussi de marbre orné de bas reliefs d’or. D’autres Statuës qui representoient encore des Amours, regnoient generalement dans toutes ces trois allées. Au bout de celle du milieu il y avoit des berceaux d’or percez à jour, revestus de toutes sortes de fleurs, & soûtenus par des Termes en consoles de marbre blanc. Au travers de ces berceaux on voyoit une cascade naturelle avec plus de cinquante jets d’eau, sans y comprendre les Napes. Cette cascade étoit faite avec tant d’art, qu’elle suivoit la perspective du Theatre. Elle paroissoit d’une grandeur extraordinaire, & ne diminuoit rien des objets qui estoient autour. Ces ornemens estoient de marbre & de bronze, avec des vases d’où sortoient des plantes. Au dessus de cette cascade paroissoit une allée d’arbres qui traversoit, & au delà on voyoit un Palais superbe dans l’éloignement. Les deux allées des costez paroissoient aussi fort longues, ornées d’une maniere differente de celle du milieu. On appercevoit au travers de plusieurs Portiques d’architecture rustique mêlée d’arbres, une cascade dans l’enfoncement. Ce qui estoit de remarquable, c’est que les fontaines & les cascades avoient esté préparées avec tant d’art, que non seulement elles n’empêcherent point qu’on n’entendist la Musique & les Recits, mais mesme elles sembloient s’accorder avec la Simphonie, dont les mouvemens tantost plus lens, tantost plus pressez, exprimoient aussi le murmure des eaux. Quelquefois la Simphonie s’arrêtoit pour laisser entendre ce murmure ; quelquefois aussi le bruit des eaux cessoit pour ne laisser entendre que la Simphonie qui l’imitoit.

Amasie vint resver dans ce beau lieu au merite d’Alidor, & voyant venir Lysandre, elle luy avoüa qu’elle avoit changé. Lysandre l’ayant traitée de perfide, elle luy conseilla par cette chanson de changer comme elle.

Que l’inconstance est agreable !
On s’engage avec un Amant,
 Et l’on le quitte au moment
 Qu’on en trouve un plus aimable.
Que l’inconstance est agreable !

Lysandre estant sorty, resolu de se satisfaire par la mort de son Rival sitost qu’il l’aura connu, Gelon vint avertir Amasie qu’il avoit laissé Alidor avec la Reyne. Cela luy fit croire qu’il estoit aimé d’Orontée, & lors qu’il parut, elle luy reprocha son ingratitude, en l’accusant de faire contre elle ce qu’elle avoit fait contre Lysandre. Elle sortit en voyant venir la Reyne, qui dit à Alidor qu’il sçavoit que l’amour qu’il avoit eu pour Irene avoit causé sa colere, & Alidor ayant répondu qu’un malheureux comme luy se connoissoit trop pour aspirer à estre aimé d’une Reyne, elle ajoûta pour l’enhardir à se declarer, que sa vertu meritoit un Diadême, & qu’il n’y avoit rien dont l’esperance luy pust estre deffenduë. Alidor l’ayant quittée, Creonte luy vint apprendre que le Frere d’Irene, Fils comme elle d’Agenor Roy de Phenicie, & de Ladice, estoit vivant, & qu’un Envoyé de sa Sœur venoit d’en apporter la nouvelle. Orontée en fut troublée, parce que ce Prince que l’on croyoit mort, luy avoit esté destiné par son Pere & par le Roy de Phenicie, & qu’elle ne pouvoit satisfaire à ce qui avoit esté predit par son Ombre, sans renoncer à l’amour qu’elle avoit pour Alidor. Creonte luy conseilla de l’éloigner, pour faire cesser des bruits desavantageux à sa gloire, & elle répondit qu’on auroit sujet d’estre content d’elle. Cet Acte finit par le divertissement qui est expliqué dans ces Vers.

GELON.

Chers Compagnons, delices de la table,
 Rejoüissons-nous.
Chantons, dansons, faisons les fous.
Que la folie est raisonnable !

LE CHOEUR.

 Rejoüissons-nous,
Chantons, dansons, faisons les fous.
Que la folie est raisonnable !

GELON.

D’où vient que le sommeil m’accable ?
Que ses pavots sont doux !
Camarades, couchons-nous
Sur le sein parfumé de Flore,
  Et dormons tous
 Jusqu’au retour de l’Aurore.

Gelon s’estant endormy sur un lit de gazon, un de ses Compagnons dit,

 Dors, Gelon, dors.
Du jus divin ton ame est échauffée,
 Tu dois pour délasser ton corps,
Te livrer tout entier dans les bras de Morphée,
 Dors, Gelon, dors.

Aprés cela deux autres Compagnons de Gelon dirent.

 Vole, vole jusques aux Cieux
Sur l’aisle d’un songe agreable.
Va boire à la table des Dieux
 Le nectar delectable.
Sur l’aisle d’un songe agreable
Vole, vole jusques aux Cieux.

LE CHOEUR ayant repeté

Va boire à la table des Dieux
 Le nectar delectable,

Gelon s’éveilla au bruit que firent ses Compagnons, & l’Acte finit par une Danse.

Le Theatre ne changea point de Decoration au cinquiéme Acte, qui commença par cette Chanson d’Orontée.

Je vay, cruel devoir, éloigner de ces lieux
L’innocent objet de ma flâme.
Mais qui me répondra, grands Dieux,
Qu’estant loin de mes yeux
Il ne regne plus dans mon ame ?

Malgré son amour elle ne laissa pas de déclarer à Alidor qu’ayant sceu combien Irene estoit irritée contre luy, elle ne pouvoit se dispenser de l’éloigner de sa Cour, & qu’elle luy donnoit Thebes pour retraite. Il se retira comme ne cherchant plus qu’à mourir, & presque aussi-tost on vit paroistre Jacinte qui dit à la Reyne que l’Envoyé de Sidon parloit d’arrester Alidor ; qu’elle craignoit qu’on ne voulust attenter sur sa vie, & qu’elle esperoit que l’avis qu’elle luy en donnoit appaiseroit la colere qu’elle avoit fait éclater contre elle. La Reyne n’eut pas si-tost envoyé Jacinte pour empescher le départ d’Alidor, que Creonte luy fit part d’une autre nouvelle. Il luy apprit que l’Ambassadeur d’Irene estoit le Corsaire Hipparque Pere d’Alidor, dont la mort avoit passé pour certaine ; qu’il avoit obtenu le pardon de son Fils, & qu’Irene estoit partie elle-mesme de Sidon pour venir mettre sa Couronne sur la teste d’Alidor. Cela donna de la jalousie à Orontée, qui crut qu’Irene venoit couronner Alidor comme Amant, mais elle fut détrompée par Ismenie, qui l’assura que cet Alidor estoit Fils d’Agenor Roy de Phenicie, & Frere d’Irene. Le Vaisseau qui portoit ce petit Prince dans le temps de sa naissance, ayant fait naufrage, Hipparque l’avoit trouvé flottant dans un Berceau, & enveloppé de langes tissus de la main d’Ismenie. Il avoit apporté ces langes, & Ismenie les avoit reconnus. Orontée que cette reconnoissance rendoit heureuse, puisque l’Ombre de Ptolomée luy avoit predit qu’elle épouseroit un Roy que luy offriroit une Reyne, ordonna à Amasie de recompenser l’amour de Lysandre. L’Opera finit par une Feste galante que fit une troupe d’Egyptiens & d’Egyptiennes, pour se réjoüir d’une avanture qui leur donnoit un Roy si digne de l’estre.

CHOEUR.

 Le destin remplit nos vœux.
Le Ciel nous donne un Roy ; que nous sommes heureux !

DEUX DU CHOEUR.

 Le Soleil qui nous éclaire
Pour briller de plus beaux feux,
Va se joindre avec Cythere.

CHOEUR.

Joüissez, heureux Amans,
Des plaisirs les plus charmans,
Des plus doux ravissemens.

RECIT.

 Quelle gloire
 En ce beau jour !
Alidor, (qui l’eust pu croire ?)
Va remporter la victoire
Par les mains du Dieu d’Amour.

AUTRE RECIT.

Ismenie a sceu predire
Cet Hymen fait dans les Cieux

Deux Dessus du Chœur.

Quel bonheur s’offre à nos yeux
Si charmant, si glorieux ?
Pour le bien de cet Empire,
Couronné des mains des Dieux,
Alidor vint en ces lieux.

DEUX AUTRES DESSUS.

 Doux moment !
 Jour charmant !

CHOEUR.

L’Univers de nostre Roy
Recevra bien-tost la Loy.

DEUX DU CHOEUR.

O doux moment !
O jour charmant !

CHOEUR.

 Le destin remplit nos vœux.
Le Ciel nous donne un Roy ; que nous sommes heureux !

Monseigneur marqua avec l’honnesteté qui luy est ordinaire, qu’il s’estoit beaucoup diverty à cet Opera. Ce Prince tint Appartement le mesme jour, & l’on y joüa à differentes sortes de Jeux.

Le Mardy, qui estoit la troisiéme journée, Monseigneur voulut se donner le plaisir d’aller tirer dans le Parc. Ce Parc est d’une beauté merveilleuse ; & quoy que l’art l’ait beaucoup embelly, il semble pourtant qu’il ne luy doive aucun de ses agrémens. On y voit des costeaux, des plaines, & des bois disposez par la Nature mesme d’espace en espace, comme pour servir de retraite à toutes sortes de gibier dont il est remply, & pour offrir d’agreables lieux de rafraîchissement à ceux qui s’y promenent. Ces bois sont coupez par des routes differentes qui se croisent, & qui feroient en d’autres lieux que Chantilly, des promenades qu’on admireroit, & qui mesme en ce lieu-là où tant de beautez se trouvent assemblées, ne laissent pas de se faire regarder avec plaisir. D’un côté où le terrain s’éleve en côteau, on voit comme dans une espece de valon les canaux, les prairies qui les bordent, les Parterres, les Cascades, les petits bois dont elles sont ornées, les Isles dont je vous ay déja parlé, qui font la plus delicieuse, & la plus superbe veuë qu’on puisse s’imaginer. De l’autre côté l’on voit comme dans des enfoncemens des maisons rustiques qui paroissent au travers des branches des arbres, des villages qu’il semble qu’on n’ait laissez là dans une espece de lointain, que pour faire des paysages plus beaux que ceux que le Pinceau nous a donnez. On y trouve une Menagerie dont la principale porte donne sur une des grandes allées qui bordent le grand canal, & qui d’un autre côté sort dans les plaines du parc. Cette Menagerie, quoy qu’elle ne soit pas encore achevée, ne laisse pas de paroistre tres-magnifique. Outre un parfaitement bel appartement, dont la simplicité dans les meubles a quelque chose de plus agreable que la richesse en d’autres lieux, la distribution d’une infinité d’endroits propres à serrer tout ce qu’une Menagerie abondante peut fournir de mets delicieux, fait un agrément qu’il est difficile d’exprimer. On y voit un grand Salon orné de peintures, representant l’histoire d’Isis, & ce Salon est tourné de maniere qu’il semble que ce soit plûtost le Temple d’Isis qu’un bastiment ordinaire. Beaucoup de Terrasses & de jardins champêtres font l’ornement de cette maison, dont une des courts est bordée de huit ou dix petits Pavillons, tous separez les uns des autres, & destinez à loger les animaux rares que Monsieur le Prince fait venir des Pays étrangers. Une autre court a dans le milieu une fontaine toute de sources vives, qu’on voit sourdre & boüillonner parmy des rocailles qui paroissent naturelles. On appelle cette fontaine, la fontaine de Narcisse, parce que ce Berger amoureux de luy-mesme y paroist au milieu se regardant avec transport, & tendant les bras à sa Figure, qu’on a le plaisir de voir dans l’eau, tant cette eau est claire, nette & argentée, pour me servir des termes d’Ovide, dont cette fontaine surpasse de beaucoup la description.

Si je voulois continuer à vous faire celle de cette Menagerie & du Parc, je perdrois trop longtemps Monseigneur de veuë. Ce Prince, aprés avoir tiré toute la matinée dans ce Parc, alla l’aprésdînée à la chasse du Cerf, avec la Meute de M. du Maine, qui n’a pas moins d’adresse que d’ardeur & d’activité pour la Chasse, & dont l’équipage est si beau, qu’il ne cede qu’à celuy du Roy. Il y eut le soir Opera & Appartement.

Le Mercredy, Monseigneur alla à la chasse aux Perdreaux. Tous les Seigneurs de sa suite se separerent par Quadrilles. Ce Prince estant de retour de la Chasse, fit faire un état de ce que chacun avoit tué, & envoya cette Chasse au Roy, avec le détail, & les noms de tous ceux qui avoient chassé. Il s’y trouva plus de cinq cens Faisans, Perdrix, ou Liévres, Monseigneur en ayant tué luy seul plus de cent quatre-vingt ; de sorte que s’il y eust eu un Prix pour celuy qui en auroit le plus tuë, il eust esté donné à ce Prince. Il se promena l’aprésdînée ; il traversa d’abord le Parterre des Orangers, & alla ensuite dans la partie du jardin qui est du côté du Village de Chantilly. Il y entra par une grande porte qui est au milieu de la galerie des Cerfs. Cette galerie s’appelle ainsi, parce qu’elle est ornée de beaucoup de figures de Cerfs au naturel, portant tous au col l’Ecusson des Armes de Mrs de Montmorency, & des Maisons avec lesquelles ils avoient fait alliance. Elle est ouverte en arcade sur le Parterre des Orangers, ayant au pied de son mur un petit ruisseau d’eau vive & claire qui coule sur un beau sable, avec un murmure le plus agreable du monde. De l’autre costé, entre les figures des cerfs qui y sont, elle est ornée d’une peinture à fresque, representant l’histoire de Psyché. Cette peinture, quoy qu’un peu endommagée par le temps, ne laisse pas d’estre encore d’une beauté à attacher les Connoisseurs. Cette galerie aboutit d’un côté à un grand Pavillon apellé des Etuves, à cause qu’il y en avoit autrefois. Ce Pavillon est composé de deux grands Salons, dont l’un est accompagné de Cabinets. On trouve un Billard dans le premier, & il y a des Lits de repos dans l’autre. Un de ces Salons est ouvert par une grande porte sur une des petites Isles dont je vous ay parlé, & il n’en est separé que par un canal que l’on passe sur un pont. En face de cette porte dans l’Isle, est un grand rond de treillage, qui forme une espece de Salon découvert, au milieu duquel est une fontaine avec un tres-gros jet d’eau. Par l’autre bout cette galerie conduit à l’un des Pavillons de l’Orangerie, composé aussi de deux Salons. Monseigneur passa par une grande allée de Picea en piramide, & des Sapins entre-deux, & eut le plaisir de voir à la gauche, sur une hauteur, ornée d’un bois vert, une cascade & une grande piece d’eau avec trois gros jets, dix levées, & autant de bassins à chandeliers. Il y a dans la face de la cascade cinq grands Masques de bronze, qui vomissent une fort grande quantité d’eau, laquelle tombant sur autant de coquilles à trois rangs, forme autant de napes d’eau. On voit au bas de la cascade un grand bassin qui reçoit toutes ces eaux, & d’où sortent plusieurs lances. L’architecture de cette cascade est fort correcte, & consiste en plusieurs piedestaux. On y monte par deux allées en rampes qui forment des glacis de gazon tout-à-fait agreables. Ces rampes sont soûtenuës d’un côté par des palissades d’Ifs, & de l’autre par des Sabines, & des boules d’autres arbres verts. A la droite sont des Boulingrains avec plusieurs fontaines, & un petit canal qui regne tout au long de ces Boulingrains, lesquels se terminent de mesme que la grande allée, à une grosse fontaine dont le bassin est enfoncé d’environ cinq pieds. Du milieu de ce bassin s’éleve sur un piedestal à consoles, un autre bassin, dont il sort un jet d’eau prodigieux par sa grosseur. Il y a une allée autour du grand bassin, & une banquette d’environ deux pieds de haut au dessus de l’allée, d’où sortent vingt jets d’eau, qui forment un berceau si juste, qu’on a le plaisir de se promener dessous sans estre moüillé. Le reste est un glacis de gazon. Le bas de cette fontaine s’ouvre en tenaille, & le haut qui est opposé à la prairie, est soulevé d’une grande demy-lune, au dessous de laquelle est un bois vert, qui se termine dans une grande allée sur la hauteur, qui passe tout au long des fruitiers, & mene à la Faisanderie, dans laquelle on trouve une quantité prodigieuse de Faisans & de Perdrix, qu’on y éleve avec de grands soins. Elle est composée de trois jardins en terrasse, d’un corps de logis de deux Pavillons, & de quatre grands jets d’eau dans autant de bassins, l’un dans la court, & les trois autres dans chacun des jardins, qui sont tous trois en terrasse. Ce fut sur le canal qui répond à ces deux parties que Monseigneur s’embarqua avec tous les Seigneurs de sa suite, pour aller prendre le divertissement de la joûte sur l’eau, & pour voir tirer l’Oye, ce qui se devoit faire sur le grand canal, par les Mariniers que Monsieur le Prince avoit fait venir exprés. Les deux bâtimens sur lesquels Monseigneur s’embarqua avec ceux de sa suite, estoient ornez de leurs Pavillons & Tendelets, & conduits par dix-huit Rameurs habillez en Matelots. A mesure que Monseigneur avança, il découvrit de nouvelles beautez. Aprés la Faisanderie on trouve un grand jardin en terrasse, lequel finit de mesme que les jardins fruitiers qui sont au dessus, à un grand rond, d’où descend sur le canal une grande allée, & ce qui la traverse va passer entre la teste & le corps de la grande cascade, & se termine au Pavillon de Manse. Toute cette partie s’appelle le Bois du Lude. Il y a plus de vingt allées differentes, dont la pluspart ont des bassins & de grands jets d’eau, dans le centre où ces allées se coupent. Les arbres en sont parfaitement beaux, & les palissades tres-unies. Les principales de ces allées menent par differens endroits à la grande cascade. La teste en est soulevée de mesme que les côtez par des palissades & par des Ifs, avec du gazon dans les differens paliers. Cette teste est composée d’un demy octogone d’architecture avec des Termes, des piedestaux, des bassins, des animaux de bronze, des coquilles & des rocailles. Il y a sur trois gradins de gazon neuf bassins qui reçoivent l’eau de neuf grands vases. Au dessous des gradins sont encore d’autres bassins les uns sur les autres, au premier desquels est une grosse gerbe d’eau faite avec tant d’art, qu’on n’en a point encore veu de pareille. L’eau en paroist aussi blanche que la nége, & sa teste s’écarte si agreablement, que rien ne sçauroit mieux representer des épies qui se détachent d’une veritable gerbe. Dans toute la circonference des bassins qui sont au dessous de celuy-là sont des jets-d’eau, lesquels avec les napes qui s’échapent des mesmes bassins, & l’eau de la gerbe font en tombant un effet admirable. Au dessus de tout le pour-tour de ce demy octogone sont des bassins taillez tres-proprement, du milieu desquels comme de la coulette qui est au dessous, sortent plusieurs lances de mesme que du fond de son grand bassin, & comme de tous les côtez on voit des Jets & des chûtes d’eau, ce contraste fait beaucoup de plaisir à la veuë. Il y a dans le milieu de la grande allée de la cascade un fort beau bassin octogone, du milieu duquel & des quatre costez sortent cinq jets d’eau. Le corps de la cascade commence au bord de cette allée. Elle est toute remplie de gradins, de lances, de napes, de boüillons d’eau, & de marches sur lesquelles, & des deux costez, l’eau se brise avec un murmure agreable. Aprés avoir formé une grande nape de plus de cinquante pieds de tour, elle se va précipiter dans un goufre d’où elle disparoist, pour rentrer par dessous terre dans le canal qui luy est opposé. Au delà de ce goufre sont quatre bassins avec un gros jet d’eau, qui avec un glacis de gazon en tenaille forment le pied de cette belle cascade, aprés lequel on trouve au bout d’une allée un grand quarré long orné tout autour de doubles palissades entre les grands arbres, au pied desquelles commence un double gradin de gazon qui se termine en glacis de tous costez. A l’entrée on trouve un rond d’eau, du milieu duquel s’éleve une des plus grosses fontaines qu’on ait encore veuës. Le reste de l’espace est occupé par un quarré plus long que large, dans le milieu duquel s’éleve un grand rocher de mesme figure. Quatre grands jets d’eau en arcades partent des quatre coins, & vingt-quatre jets d’eau de deux pouces de diametre forment le pied d’un autre grand jet d’eau qui a du moins soixante pieds de hauteur, & qui tient le milieu de cette partie. Voilà tous les objets qui parurent à Monseigneur pendant le temps qu’il demeura sur le canal de la Riviere. Au sortir de ce lieu-là son Bateau entra dans un canal de traverse qui porte ses eaux au Pavillon de Manse. De ce canal on découvrit toute la Prairie qui va jusqu’à la chaussée de Gouvieux, ainsi que deux grandes allées en terrasse, chacune enfermée de deux grands canaux, & la mesme Prairie coupée dans le milieu par un cinquiéme canal. Tous ces canaux & toutes ces terrasses ont au moins onze à douze cens toises de long. De là on vint dans une écluse à trois portes.

Si-tost qu’on les eut ouvertes, on vit comme une Mer qui auroit rompu ses digues, se précipiter à grands flots roulant les uns sur les autres avec un bruit effroyable. Les bateaux ayant esté élevez à la hauteur du grand canal, on y entra au son des Trompettes, & des concerts de plusieurs sortes d’Instrumens, qui estoient aux bords du canal, & sur le canal mesme dans des bateaux. Comme je viens de vous parler du Pavillon de Manse, il me reste à vous dire que les eaux d’une source admirable y sont élevées à soixante & quinze pieds de hauteur, par la Machine que la Riviere y fait mouvoir ; que ces mesmes eaux sont portées de là dans un grand Reservoir, qui est situé entre les jardins & la forest, entouré d’une large terrasse, & de quatre grandes allées, & que ce Reservoir contient plus de cent trente mille muids d’eau. Le divertissement de la Joûte & de l’Oye estoit préparé dans le grand canal, où je viens de vous marquer que Monseigneur estoit entré. Ces sortes de Jeux se firent vis à vis de la grande cascade. Les environs du canal où cette Feste se fit, sont admirables par la diversité des plans & des vûës. D’un costé sont tous les jardins remplis de canaux, fontaines & cascades ; & de l’autre est un paysage élevé en amphitheatre par plusieurs grandes allées, dont je vous ay parlé en vous faisant la description du Parc. Ce paysage estoit tout remply de peuple, de mesme que les bords du grand canal. Quand ce divertissement fut finy, Monseigneur entra dans un bâtiment tout doré, construit à la maniere de ceux dont se sert le Roy de Siam, & que l’on nomme Balons, dont Sa Majesté a fait present à Monsieur le Prince. Il y avoit des Luths, des Theorbes, des Basses de Violes, & des Voix choisies, dans la Poupe de ce Balon. Il estoit accompagné d’un autre bâtiment remply d’un fort grand nombre de Joueurs d’Instrumens, & d’un Chœur de plus de soixante personnes. Monseigneur arriva au son de tous ces Instrumens, & au chant de toutes ces Voix, à la teste du canal où est la grande cascade de toute la Riviere. Elle est d’une singuliere beauté, & merite d’autant plus d’estre admirée, qu’il n’y a aucun jardin connu, où il se trouve rien de semblable, si ce n’est dans la Vigne de Frescati en Italie. Imaginez-vous, Madame, une abondance d’eau prodigieuse qui tombe par divers sauts sur des gradins en demy-rond, dans un grand bassin quatre fois plus large que le canal. Cette eau se brise en tombant, & forme autant de petits rochers d’eau, qui tout blanchissans d’écume ; font un effet admirable. Toute cette eau sort d’un grand bassin en rond qui reçoit toute la Riviere de Chantilly, sans qu’on s’apperçoive par où elle entre, parce que tout autour de ce bassin, il y a des allées de grands arbres à double rang ; & des palissades. Ces arbres & ces palissades cachent la veuë du canal, qui par un aqueduc souterrain, conduit dans ce bassin les eaux de cette Riviere. Monseigneur eut le plaisir d’y voir pêcher. On prit plus de cinq cens poissons d’un seul coup de Filet. Ce Prince retourna en carrosse au Chasteau, & y tint Appartement avant & aprés son Soupé. Madame la Princesse & Madame la Princesse de Conty arriverent ce jour-là à Chantilly entre minuit & une heure.

Le Jeudy qui estoit la cinquiéme journée, Monsieur le Prince ayant esté averty que Madame la Duchesse & Madame la Princesse de Conty la Doüairiere devoient partir de Versailles aprés le couché du Roy pour venir à Chantilly, se prépara à les recevoir. Monseigneur voulut aller aussi au devant de ces Princesses. Il partit à trois heures du matin, & les rencontra au bout de la route du Mail sur le chemin de Lusarche, où elles furent receuës au bruit des Trompettes & des Timbales. Cependant Monsieur le Prince qui avoit disposé un Divertissement pour les surprendre, alla au devant d’elles jusqu’au milieu de la route, d’où il les accompagna à cheval de mesme que Monseigneur. Elles entendirent peu de temps aprés une harmonie champestre, & virent paroistre environ quatre-vingt Faunes & Satyres sur des chevaux caparaçonnez de feüillages qui se rangerent en deux files & les accompagnerent jusqu’au Château au bruit d’un grand nombre d’Instrumens. Cette Cavalcade fut trouvée aussi extraordinaire que divertissante. Les Princesses allerent se reposer si-tost qu’elles furent arrivées dans les Appartemens qui leur avoient esté préparez. Monseigneur qui s’estoit levé avant trois heures du matin, alla coure le Loup à Merlou au lieu de se mettre au lit. Je ne vous diray point que Monsieur le Prince faisoit servir tous les jours dans differentes Salles, & differens Appartemens de sa Maison, plusieurs tables toutes tres-magnifiques & tres-delicates, tant pour les Seigneurs qui accompagnoient Monseigneur, que pour un nombre presque infiny de Gentilshommes, & d’autres personnes que leur devoir où la curiosité avoit attirées à Chantilly. Tous les Villages des environs estoient pleins d’Officiers qui avoient soin de faire servir avec abondance tous ceux qui y estoient logez. Les Princesses eurent aprés leur disné le divertissement de la Jouste sur l’eau des grands fossez du Château au dessous de leurs Appartemens, d’où elles pouvoient prendre ce plaisir.

Le sixiéme jour, qui estoit le Vendredy, Monseigneur alla courre le Cerf avec les chiens de Monsieur le Duc du Mayne, & Monsieur le Prince ayant fait préparer tout ce qui estoit necessaire pour une grande chasse, & d’une maniere toute nouvelle, on se rendit l’aprés dînée dans les belles routes de la Forest. Je ne sçaurois m’empescher de vous faire remarquer que ces routes, dont on auroit peine à dire le nombre, tant il est grand, & qui coupent de tous costez une des plus belles & des plus vastes Forests du monde, sont toutes à perte de veuë, d’une tres-grande largeur avec des palissades d’une hauteur extraordinaire. On n’en sçauroit voir de plus toufuës ; elles ont un terrain fort uny, & qui est couvert d’une herbe si fraîche & si verte, qu’il n’y a point de tapis de gazon plus vert. Ce fut par ces routes que l’on alla jusqu’à un Etang qui est au milieu de cette Forest, & qui est appellé l’Etang de Comelle. Cet Etang peut avoir environ un quart de lieuë de long, sur un demy quart de lieuë de large. Il est dans un fond dont le terrain s’éleve tout autour en amphitheatre, à la reserve de la chaussée, & tout est garny de Bois, ce qui fait une veuë fort agreable. Les toiles de chasse enfermoient l’Etang, & leur enceinte s’étendoit par un costé dans la forest. On avoit dressé une feüillée sur la chaussée, avec des Tentes au milieu, pour y mettre les Dames. Une collation magnifique y fut servie. Tous les Spectateurs estoient autour ou derriere les toiles. On trouva sur l’Etang des bateaux couverts de leurs Tendelets, & plusieurs autres plus petits couverts de feüillages. Monseigneur, Madame la Duchesse, Madame la Princesse de Conty, Monsieur le Prince, & les Dames d’honneur des Princesses, avec quelques - uns des Seigneurs de leur suite, entrerent dans le plus grand de ces bateaux. Monsieur le Duc, Monsieur le Prince de Conty, & Monsieur de Vandosme se mirent dans le second. Tout le reste de leur suite se partagea dans les autres, & Madame la Princesse se plaça sous la Feüillée avec plusieurs autres Dames. A peine avoit-on achevé de s’embarquer, qu’on entendit retentir de tous costez le son de plusieurs troupes de Hautbois & de Trompettes qui estoient placez en divers endroits, & peu de temps aprés un bruit de cors & de chiens qui firent lancer dans l’Etang à plusieurs reprises un grand nombre de sangliers, de cerfs & de biches. Tous ceux qui étoient dans les bateaux, prirent leur party pour les attaquer, les uns avec des pieux, les autres avec des dards, & les autres avec des épées. Plusieurs se servirent de grosses gaules avec des nœuds coulans au bout afin de les pouvoir prendre vivans. Ils firent tout le tour de l’Etang en cet équipage, & formerent un croissant pour chasser toutes les bestes du costé où estoit Madame la Princesse, ce qui causa un plaisir singulier qui fut encore augmenté lors qu’on donna les chiens qui attaquerent ces bestes de toutes parts, & avec tant de vigueur, qu’un seul chien coëffa un sanglier à plusieurs fois & le noya. Cette Chasse dura environ deux heures, & donna beaucoup de plaisir. Les Dames eurent la satisfaction de prendre des cerfs elles-mesmes avec les nœuds coulans qu’elles leur jettoient. On attachoit ensuite la corde au bateau que les cerfs tiroient en voulant gagner le bord, en sorte qu’on faisoit lever les rames, & lors qu’ils l’avoient conduit à bord, on leur coupoit la corde, & on leur donnoit la liberté. Elles eurent encore le plaisir de prendre dans leur bateau quantité de petits Faons vivans, & de leur donner aussi la liberté. Cependant quoy qu’on eust soin d’en sauver le plus qu’on put, on ne laissa pas d’en apporter de morts dans la court du Château, au nombre de cinquante ou soixante, tant cerfs & biches que sangliers. On revint en suite au Château où il y eut Appartement & Opera.

Le lendemain Samedy Monseigneur alla à la Chasse du Loup dans la forest. Les Dames demeurerent ce jour-là au Chasteau, parce que le beau temps cessa. A son retour il eut avec elles le divertissement d’un concert dans l’apartement de Madame la Princesse de Conty. Les Vers estoient de M. du Boulay, Secretaire de M. le Grand Prieur, & la Musique de la composition de M. de Lully, Sur-intendant de la Musique du Roy. Je dois vous dire pour l’intelligence de ces vers que le divertissement qu’on donna à Monseigneur au milieu de la forest le jour que ce Prince arriva à Chantilly, ayant esté trouvé fort beau, on avoit resolu de recevoir lés Princesses en cet endroit, le jour qu’elles arriveroient, de la même maniere que Monseigneur le Dauphin ; & comme le divertissement de la chasse ne leur convenoit pas, les Vers que vous allez lire devoient estre chantez, au lieu de ceux qui avoient servy de prelude au divertissement de la chasse, & qui commençoient par

Debout, Lysiscas, &c.

ce qui ne fut pas executé, parce que les Princesses devant venir la nuit, pour éviter la grande chaleur du jour, l’heure n’estoit pas propre pour un repas, & pour un divertissement pareil à celuy qui le suivit ; de sorte que les Vers qui avoient esté faits pour cette reception, n’ayant point esté chantez, ils le furent dans l’appartement de Madame la Princesse de Conty, le jour que je viens de vous marquer. Les voicy.

Princesses, vous voyez ces hostes de nos bois,
  Pour la premiere fois,
 Quitter leurs demeures paisibles :
Mais d’un jeune Heros tout suit icy les Loix ;
Et ce n’est que pour vous que soumis à sa voix
 Ces demy-Dieux se sont rendus visibles.
***
 Faunes, vous estes trop heureux,
 Que l’innocence de vos jeux
A cette belle Troupe ait marqué vos hommages ;
Dans ces lieux où tout cherche à flater leurs desirs
 Vous faites leurs premiers plaisirs.
 Aprés de si doux avantages
Retirez-vous contents sous vos sombres feüillages.
***
 Ces champestres Divinitez,
 Princesses, voyant vos beautez,
 Vous prennent pour des Immortelles.
 Faunes, vous ne vous trompez pas,
Il en est dans les cieux & même des plus belles,
 Qui font éclater moins d’appas.
***
Quel nouveau jour nous éclaire,
Et se répand dans ces lieux !
Nous reconnoissons les yeux
Sources de tant de lumiere :
De mille Amours empressez
La Troupe vous environne.
Ah, que vous embellissez
Les festes que l’on vous donne !
***
Les jeux, les ris, la jeunesse,
Accompagnent tous vos pas ;
Aux lieux où vous n’estes pas
On voit regner la tristesse.
De mille Amours empressez
La Troupe vous environne.
Ah, que vous embellissez
Les festes que l’on vous donne !

Ces Vers furent applaudis, & l’on trouva qu’ils convenoient parfaitement au sujet. Il y eut encore ce jour-là Appartement & Opera, & ensuite Media-noche.

Jamais on n’a vû tant de divertissemens dans un seul jour, & de tant de differentes manieres qu’il y en eut le Dimanche, qui estoit la huitiéme journée. Il semble qu’ils renaissoient dans le temps qu’on eust eu sujet de croire que leur nombre auroit deu diminuer, à cause des differens & continuels plaisirs qui pendant sept jours avoient répandu la joye dans tout Chantilly. Mais si les divertissemens sembloient devoir estre épuisez, le zele de Mr le Prince ne l’estoit pas. Ce jour-là aprés la Messe, Monseigneur alla à la Chasse du cerf avec les chiens de M. le Grand Prieur. Au retour de la Chasse il se rendit avec les Dames dans la Maison de Silvie pour le repas que Monsieur le Prince luy donnoit. Il faut vous expliquer ce que c’est que cette maison de Silvie. C’est une espece de petit Château qui n’est composé que d’un Appartement bas de quatre pieces, seulement percé en enfilade, & aboutissant d’un costé aux allées champestres d’un grand bois qui est à costé de la grande terrasse, vis à vis le vieux Château. On appelle aussi ce Bois le Bois de Silvie. De l’autre costé cette maison aboutit à un demy rond qui est dans la grande Forest, & dont je vous parleray bien-tost. Un petit parterre bordé de berceaux de chevrefeüil regne tout le long de cette maison. On dit que ce nom de Silvie luy a esté donné par le fameux Theophile qui estoit attaché au service de Mrs de Montmorency, & qui lors qu’ils estoient à Chantilly passoit une partie de son temps a resver agreablement, & à faire des Vers au bord d’une Fontaine, toute simple & toute naturelle, pour une Maistresse qu’il avoit, appellée Sylvie. On voit encore cette Fontaine auprés de cette maison, & les petites murailles d’appuy qui l’environnent & qui en servent à des bancs de marbre qui sont tout autour, sont encore ornez d’une infinité de Vers galans qui y ont esté-écrits par ce Poëte amoureux. Ce fut dans cette maison que Monsieur le Prince fit servir un retour de Chasse à Monseigneur. Aprés qu’on eut mangé les entremets, comme on croyoit qu’on alloit servir le fruit, Monsieur le Prince dit à Monseigneur, que s’il en vouloit il falloit qu’il se donnast la peine d’en aller chercher au milieu du Labirinthe où le Dessert estoit servy. Monseigneur accepta la proposition avec joye, & l’on se leva de table pour aller dans le Labirinthe. Il est au milieu d’une partie de la Forest que Son Altesse Serenissime a fait enclore depuis peu de temps. Dans cet espace de la Forest, enfermé du costé de la grande chute d’eau, on voit un fort beau Jeu de Mail, & un de longue Paume. Au deça est un grand Manege, & à costé sont les Jeux de l’Arquebuse & de l’Arbaleste, avec de grands Portiques d’Architecture au milieu de grandes allées. Monsieur le Prince voulant que de quelque costé que Monseigneur pust tourner, il trouvast un plaisir impreveu, avoit fait venir des gens qui se tenoient tout prests dans chacun des Jeux dons je viens de vous parler, en sorte qu’il y avoit dans le Jeu de Paume des Joüeurs de longue Paume ; des Joüeurs de Mail dans le Mail ; des Tireurs d’Arbaleste & d’Arquebuse dans les deux lieux destinez à ces exercices, & des chevaux de bague dans le manege. Le reste de la Forest qui n’est point occupé par ces Jeux, est coupé de grandes routes, qui prennent leur commencement dans un demy rond qui fait comme l’avant-cour du Pavillon de Sylvie, & qui se separent encore en plusieurs autres, ce qui fait une promenade aussi divertissante que belle.

Voilà la situation du Labyrinthe qui est si remply de detours, qu’il est presque impossible de ne s’y pas égarer, & d’en trouver le milieu. Il est aussi ingenieusement imaginé que tout le reste de Chantilly, que Monsieur le Prince a ordonné, & quoy qu’il ne soit pas encore dans la perfection où ce Prince veut qu’il soit, je ne laisseray pas de vous en donner une idée la plus juste que je pourray. On y doit trouver à l’entrée deux Figures de marbre, que Monsieur le Prince fait faire à Rome ; l’une representant Thesée qui entre dans le labirinthe, & l’autre Ariane qui luy presente le fil dont il doit se servir pour assurer son retour. Une figure du Minotaure, qui se fait aussi à Rome, doit estre au milieu, & comme, selon la Fable, on devoit sacrifier tous les ans à ce Monstre neuf jeunes enfans d’Athenes, on trouve en plusieurs endroits dans des enfoncemens qui sont le long des routes du Labirinthe, des figures de jeunes enfans affligez & épouvantez du danger où ils sont. En d’autres enfoncemens pareils, on trouve des bancs de Marbre avec des cartouches portez sur des piedestaux. Sur chacun de ces cartouches est une Enigme, de sorte qu’en mesme temps qu’on offre à ceux qui sont dans le Labirinthe dequoy reposer leur corps, on leur presente dequoy fatiguer leur esprit par la curiosité qui les porte à lire ce qui se presente à leurs yeux, & par l’envie naturelle qu’on à de penetrer ce qu’on n’entend pas d’abord. Voicy les Enigmes que l’on trouve en ce beau lieu.

I.

 On ne m’entend pas dire un mot,
Aux yeux je ne sçaurois paroistre.
Je fais connoistre & méconnoistre
L’habile homme d’avec le sot.
Muet, souvent je persuade ;
Je suis propre pour un malade,
Je suis le jour, j’aime les nuits,
Je ne sçaurois pleurer ny rire,
Qui suis-je ? cecy doit suffire.
Je ne suis pas ce que je suis
Si j’ay pouvoir de te le dire.

II.

 Tantost beau, tantost laid, je plais, & je fais peur,
Je ne suis rien du tout, & je suis toutes choses,
Rarement veritable, & bien souvent trompeur,
Je suis toujours sujet à des Metamorphoses.
Sans couleur je sçay peindre, & je parle sans voix,
Je vais chez les Bergers, je visite les Roys,
Et je donne aux Amans d’heureuses avantures,
Sçavant Magicien j’instruis les curieux.
Je prens en un moment cent sortes de Figures,
Mais on ne peut me voir qu’on ne ferme les yeux.
***

III.

 Si tu sçavois de quel endroit du monde,
On ne peut voir que trois aunes des cieux,
Ce point de doctrine profonde
T’éleveroit au rang des Dieux.
***

IV.

 D’un pere lumineux je suis la Fille obscure,
Je méprise la terre, & je m’éleve aux cieux ;
Où j’apaise souvent la colere des Dieux,
 Quand ils ont resolu de perdre la nature.
Ma presence est cruelle aux yeux,
Et toujours Hostesse fascheuse,
Je fais souvent pleurer une personne heureuse.
***

V.

Je fais autant de maux que je cause de biens,
Quand on me veut forcer j’eschape à mes liens,
Je voy fuir devant moy, par tout on me fait place,
Les Princes & les Rois de moy trop amoureux,
Avec des longs travaux me conduisent chez eux.
Mais pour eux quelques fois je suis toute de glace.
***

VI.

 Tout le monde me craint, tout le monde me suit,
Je mene dans le port, j’augmente les orages,
Je produis la clarté, je forme des nuages,
Le jour m’est ennemy, je le suis de la nuit
Toujours en action, jamais je ne m’arreste,
Terrible aux criminels, charmant dans une Feste.
***

VII.

Je broüille les amis, & je les entretiens,
J’accrois les revenus, je dissipe les biens,
J’avance le trépas, je prolonge la vie,
 J’augmente la témerité,
Je seme la discorde, à la paix je convie,
Et les plus dissolus aiment ma pureté.
***

VIII.

Quel est cet art ingenieux,
De peindre la parole, & de parler aux yeux,
Et qui sçait, par des traits de figures tracées,
Donner de la couleur & du corps aux pensées ?
***

IX.

Des petits & des grands mon sein est le refuge,
J’ay par toute la terre un celebre renom,
Et tout seul je porte le nom
D’un Berger, d’un Prince & d’un juge
***

X.

Amant infortuné d’une belle Maistresse
Dont la grace est égale à la legereté,
Je la cours en tous lieux, je la poursuis sans cesse
Pour contenter l’amour dont je suis tourmenté.
Elle, trop enflâmée, accorde à mon envie
 Un baiser fatal à ma vie.
***

XI.

Effet inanimé d’une cause vivante
Je retire les Morts du tenebreux séjour.
Par moy le sort d’un siecle est le plaisir d’un jour,
Et celuy qui m’a fait ou se cache, ou se vante.
J’entretiens tout le monde, & ne dis jamais mot,
Pour estre bien vêtu je n’en suis pas moins sot.
***

XII.

Un bon vieux pere a douze enfans,
Ces douze en ont plus de trois cens,
Ces trois cens en ont plus de mille.
Ceux-cy sont blancs, ceux-là sont noirs,
Et par de mutuels devoirs
Tous conservent l’accord à l’Univers utile.
***

Outre les figures d’enfans, on en rencontre beaucoup d’autres representant differens personnages, comme des Amours, de petits Jeux qui semblent se moquer, & insulter ceux qui s’égarent. Les piedestaux, & les scabellons qui portent, soit les Enfans, soit les Cartouches, sont de different marbre tres-beau. Parmy tant d’Enigmes, on n’a pas oublié celle du Sphinx, qui est si fameuse. Le Sphinx y est luy-mesme, qui la presente en Latin & en François. Monseigneur estant entré dans le Labyrinthe avec les Princes & Princesses, & tous les Seigneurs de sa suite, chacun prit des chemins differens pour arriver plûtost au lieu où estoit la Colation, & ceux qui se promirent d’en trouver bien-tost le centre, se lasserent en faisant plus de chemin que les autres, sans avoir plus d’avantage sur eux. On peut dire seulement qu’ils furent les premiers trompez, tant ce Labirinthe est difficile. Cependant Monsieur le Prince, pour faciliter le moyen d’en trouver le milieu, y avoit fait placer un Concert de Hautbois. On marchoit droit au lieu où ce Concert estoit entendu, & lors qu’on en estoit tout proche, & qu’on croyoit ne devoir plus avancer que pour y entrer, on s’en éloignoit insensiblement ; de sorte que dans le temps où l’on estoit le plus persuadé qu’on n’avoit plus de chemin à faire, on s’en trouvoit encore aussi loin que lors qu’on avoit commencé à faire le premier pas. Les agreables impatiences que cela causoit servoient de divertissement à ceux mesmes qui estoient les plus trompez. Enfin Monseigneur qui s’estoit rendu, desesperant de trouver ce qu’il cherchoit, & voulant épargner aux Dames la fatigue de marcher plus longtemps, dit à Monsieur le Prince qu’il falloit les mettre dans le bon chemin ; ce que Son Altesse fit. Quand ils furent dans la veritable route, ils arriverent bien-tost au centre de ce Labirinthe, extremément surpris de ce qu’ils y trouverent, parce qu’il ne s’est encore jamais rien vû de pareil. Il faut vous dire pour vous le bien faire comprendre, que le milieu du Labirinthe represente une maniere de grande Salle découverte. Son plan est quarré avec un enfoncement en rond sur chaque face. La table qui estoit dressée dans le milieu de cette espece de Salle suivoit le mesme plan. Le dessus representoit un parterre, dont les compartimens estoient formez par des corbeilles d’argent, & tous les sentiers qui separoient les corbeilles estoient de gazon, de sorte qu’il n’y avoit point de nape. Les devants & le tour de la table estoient de feüillages ornez de festons de fleurs, avec un cordon pareillement de fleurs qui bordoit la table. Le milieu en estoit occupé par un vase de filigrane d’argent, d’où sortoit un Oranger tout couvert de fleurs & de fruits naturels. Comme ce vase étoit plus étroit vers le pied, on avoit placé tout autour huit autres vases garnis de fleurs. Ils estoient accompagnez de huit corbeilles qui en estoient aussi remplies, & ces corbeilles estoient portées sur autant de masques d’or qui servoient d’ornement au grand vase. De sorte que les fleurs de de toutes ces corbeilles & de tous ces vases faisoient ensemble un effet tres-agreable, & qui avoit quelque chose de delicieux. Les corbeilles qui formoient le parterre & qui estoient en Dôme joignant l’agrément de leurs figures au different coloris d’une si grande quantité de fleurs, le tout formoit un composé dont la veuë estoit réjoüye, & dont on ne pouvoit se lasser d’admirer l’agreable & riante diversité, & ce qui la faisoit encore paroistre davantage, c’est que toutes les corbeilles qui se trouvoient d’une mesme forme estoient garnies de fruits de mesme couleur, & qu’elles estoient disposées de sorte qu’on croyoit voir un parterre veritable. Outre toutes ces corbeilles, il y en avoit encore beaucoup d’autres.

Il y avoit un Bufet dans chacun des quatre angles du lieu où estoit la table, & chaque bufet avoit trois gradins. Ils estoient tous ornez de gazon, de feüillée, & de festons de fleurs sans napes, afin qu’ils eussent du rapport à la table qui n’en avoit point. Tous ces bufets estoient garnis de vases d’argent & de porcelaines. Sur les coins de chaque étage, & dans le milieu du troisiéme gradin estoit un autre vase plus haut que les autres. Aux deux costez de chaque bufet, on voyoit deux socles de gazon sur chacun desquels estoit posée une caisse. Ces caisses étoient au nombre de douze, & l’on voyoit sortir de chacune un arbre fruitier chargé de tres-beau fruit, & qui n’avoit pas moins dequoy contenter le goust que la veuë. Outre ces quatre bufets, il y en avoit deux grands qui estoient en face de la table, & qui suivoient le plan du lieu où ils étoient dressez. Ils avoient deux gradins dont le premier estoit occupé par une couche de Melons naturels. Le second étoit garny de vingt-quatre couverts de porcelaines fines. Le reste estoit remply de gasteaux, & d’assiettes de grosses truffes derriere lesquelles étoient de tres-belles porcelaines garnies de fleurs. Une maniere de dossier formé par des consoles où estoient attachées des guirlandes de fleurs faisoient le fond de ces deux bufets.

Lorsque Monseigneur entra dans le Labirinthe il n’y trouva personne ceux mesmes qui avoient pris le soin du service s’en estant éloignez, & s’étant cachez par l’ordre de Monsieur le Prince, qui vouloit donner à cette Feste un air de liberté. C’est un plaisir que les Rois & les grands Princes goustent rarement, & qu’il est plus difficile de leur donner que les Festes les plus superbes & les repas les plus magnifiques, où ils vont moins pour les recevoir, puisqu’il n’y a rien d’extraordinaire pour eux, que pour marquer l’estime particuliere qu’ils font de ceux qu’ils veulent bien honorer de leur presence. Monseigneur & ceux qui l’acompagnoient prirent beaucoup de plaisir dans le Labirinthe. Ils examinerent la table dont l’invention leur parut toute nouvelle, & tres-singuliere. Ils considerent les bufets & le tout ensemble leur parut un Enchantement d’autant plus grand qu’ils n’estoient point incommodez de la foule, & qu’ils pouvoient respirer en liberté l’air delicieux que tant de fleurs avoient parfumé.

L’aprésdînée, Monseigneur alla tirer, & trouva un nouveau divertissement à son retour. Ce divertissement commença à huit heures du soir. Il estoit donné par le Dieu Pan, que le vilain temps avoit empesché le jour précedent de divertir Monseigneur dans le Bois, où il y avoit une grande Feste préparée, & qui pour ne manquer aucune occasion de le divertir, s’estoit emparé du Theatre, & avoit convié toutes les Divinitez des Bois, toutes les Nymphes de Chantilly, & les Bergers & Bergeres du mesme lieu, à donner un divertissement au Fils du plus grand Roy de la Terre. Pan estoit dans le fond du Theatre, dont la decoration representoit une Forest. Ce Dieu estoit élevé sur une espece de petit Trône de gazon, & entouré de toutes les Divinitez des Bois, & de cinquante-quatre Faunes, Satires, & Silvains, qui estoient les mesmes qui l’avoient accompagné dans tous les divertissemens qu’il avoit donnez à Monseigneur par tout où il avoit pû rencontrer ce Prince, & ils s’estoient attachez depuis son arrivée à Chantilly, à le chercher dans tous les lieux où il leur estoit permis d’aller, afin de continuer à le divertir.

Vingt-quatre Nymphes magnifiquement vêtuës estoient assises sur le devant du Theatre. On voyoit ensuite quantité de Bergers avec des habits tres-propres & convenables à leur caractere, & derriere ces Bergers paroissoient les Satires, les Faunes, les Silvains, les Divinitez des Bois, & le Dieu Pan dans le fond élevé de la maniere que je viens de vous marquer. Ce grand nombre de personnes differemment habillées formoit une nuance tres-agreable. On avoit placé sur le devant celles qui estoient le plus magnifiquement vêtues, parce qu’on les voyoit plus facilement, & cette gradation avoit je ne sçay quoy qui frapoit d’abord, & qui plaisoit d’autant plus, qu’elle faisoit distinguer sans peine le rang des divers Personnages dont tout le Theatre estoit remply, ce qui ne se fait pas aisément lors qu’ils paroissent d’abord mêlez. Ils le furent dans la suite, mais d’une maniere aussi agreable que nouvelle ; car aprés qu’on eut joüé l’ouverture, tout ce grand divertissement ayant commencé par un Passepied, une Nymphe se leva seule en dansant, une autre se leva derriere elle sans être apperceuë, & la suivit, une troisiéme fit la mesme chose, & les autres ayant imité ces trois premieres, en formant toutes une danse en rond, le milieu du Theatre qui estoit vuide avant que le divertissement commençast, se trouva agreablement remply, & mesme sans qu’on se fust presque apperceu de quelle maniere ces Nymphes étoient sorties de leur place. Il y en eut quelques-unes qui chanterent en dansant, aprés quoy Pan & tous ceux de sa suite se mêlerent avec les Nymphes, les Bergers & les Bergeres, & ce mélange d’habits differens produisit une varieté qui fut un grand charme pour la veuë. Ce divertissement estoit meslé d’Airs Italiens & François, & de Symphonie. Tous ces Airs avoient esté faits par M. Lorenzani, pour un Opera que M. le Duc de Nevers donna au Roy à Fontainebleau il y a quelques années, & qui fut trouvé tres-agreable, & tres-beau par Sa Majesté & par toute la Cour. Le genie plein d’invention de ce Duc est connu de tout le monde, & quand il s’échappe à faire des Vers, ce qui ne luy arrive pas ordinairement, on y remarque un certain tour d’esprit naturel, & une vivacité qui en feroient souvent reconnoître l’Auteur, s’ils estoient meslez avec d’autres. Parmy ces Airs, il y en avoit quelques-uns que M. Lorenzani avoit faits exprés pour ce divertissement, parce que lors qu’on ramasse ainsi quelques pieces ensemble pour en faire une espece de corps, il faut une maniere de liaison qui ne se trouve pas toûjours, à moins qu’on ne fasse quelque chose de nouveau qui serve à les joindre, de sorte qu’il fallut & des Vers, & des Airs nouveaux, ce qui fut fait avec une diligence presque incroyable. Tout ce qui regardoit le Balet qui fut meslé dans ce spectacle estoit de M. Pecour, & parut aussi bien imaginé qu’il fut promptement & bien executé. On ne chercha pas à faire cet impromptu, parce qu’on manquoit de divertissemens à Chantilly, puis qu’au contraire il y en a eu quelques-uns qui n’ont pû estre donnez, le temps ne s’estant pas trouvé propre pour les faire paroître dans les lieux pour lesquels on les avoit destinez ; mais Monsieur le Prince qui ne vouloit pas laisser passer un seul jour sans que Monseigneur eust le plaisir de plusieurs sortes de divertissemens, avoit si bien disposé toutes choses, & si bien choisi & préparé toutes les personnes qu’il employoit, qu’il estoit seur que lorsque le mauvais temps feroit manquer un divertissement, il pourroit facilement, & en fort peu d’heures luy en faire substituer un autre, & mesme qui seroit du goust de Monseigneur, suivant les choses qu’il remarqueroit qui plairoient à ce Prince. Celuy que le Dieu-Pan & les Divinitez des Bois donnerent sur le theatre fut de ce nombre. Il dura au moins deux heures, & il fut si bien executé, & avec tant de justesse qu’on auroit pû aisément le faire passer pour un de ceux qui avoient été préparez avant l’arrivée de Monseigneur.

Il semble qu’aprés tous les divertissemens qu’on avoit déja eus, le Dimanche dont je vous parle, qui estoit la huitiéme journée, on n’en devoit plus attendre d’autres, & que cette journée en avoit esté assez remplie. Cependant il y en eut encore deux des plus grands & des plus considerables dont on ait oüy parler depuis long-temps. Ce fut un Feu d’artifice & une Illumination qui succederent à ce qui venoit d’être veu sur le Theatre. Je ne puis vous donner une juste idée de l’un & de l’autre qu’en vous en faisant la description. Quelque exacte qu’elle puisse estre, elle sera toûjours beaucoup au dessous de l’éclat de ces deux brillans divertissemens.

Monseigneur sortit de la Salle de l’Opera à neuf heures du soir par la Galerie des Cerfs qui est au bout de l’Orangerie. Il monta dans une grande Caleche avec toutes les Dames, & entra dans le Jardin où il se promena quelque temps à la clarté d’un grand nombre de flambeaux dans une belle allée qui fait face à cette Galerie. Il estoit conduit par Monsieur le Prince. Monseigneur ayant quitté cette promenade alla au bord du canal, & en remontant le long du bord comme pour venir à sa teste, on fut extremement surpris de le voir tout en feu, & tout bordé de grosses lumieres qui estoient si proches les unes des autres qu’elles paroissoient se toucher. La croisée du canal qui va droit au grand escalier du Château estoit bordée de mesme. Lors que Monseigneur arriva dans cet endroit, d’où l’on peut découvrir le Château, il parut étonné ainsi que toute sa Cour. Il avoit sujet de l’estre ; car on n’a jamais rien veu de si surprenant que l’Illumination qui parut en face. C’estoit le grand Escalier, qui estant illuminé paroissoit comme s’il eust esté basty de pierres precieuses, éclairées par le Soleil. Pour vous faire mieux comprendre la beauté de cette Illumination, je croy vous devoir parler de l’architecture de cet Escalier & de tout ce qui l’embellit ; il est estimé de tous les gens de bon goût, tant pour sa beauté que pour sa grandeur. Ce sont deux façades que les paliers & les marches separent en deux parties égales, ornées de six colomnes qui sont accouplées deux à deux. Du costé des marches sont deux grands Arcs rampans, qui dans leur enfoncement forment chacun une grote. Ces colomnes soûtiennent une Corniche d’ordre Dorique, & dans chacune des Niches, il y a une Figure Pedestre. L’une represente Acis & Galatée. Acis est dans l’attitude d’un Amant qui regarde sa Maistresse, & qui jouë de la Flûte. On sçait que ce fut par là que la Nymphe en fut charmée. Galatée est representée d’une maniere qui fait paroistre combien elle a de plaisir à entendre les sons que rend la Flûte d’Acis. L’autre Figure represente Alphée & Arethuse. Alphée est un jeune Fleuve qui devint amoureux de cette Nymphe, en la voyant se baigner dans ses eaux, & il est dans l’attitude d’un homme passionné, que l’amour oblige à la poursuivre. Arethuse est representée comme une personne saisie d’effroy, qui ayant esté surprise par le Fleuve, prend ses habits, & s’enfuit en demandant secours à Diane. Dans chaque Grote, ornée de rocailles, de joncs marins & de roseaux, est une grande Figure representant un Fleuve accoudé sur un grand vase renversé. Au pied de cette Figure est un Dauphin qui porte un petit enfant. De dessous les pieds de ces quatre Figures sortent trois napes d’eau. Ces deux vases & ces Dauphins en versent une grande quantité, laquelle estant receuë dans une auge, forme autant de grandes napes qui tombent toutes dans deux grands bassins, d’où sortent trois lances d’eau, & toutes ces eaux jointes ensemble se déchargent en cascade dans le grand fossé. Elles sont toutes des eaux de source, qui n’estant élevées par aucune machine, mais coulant naturellement, & receuës seulement dans les tuyaux, font aller ces fontaines jour & nuit. Toutes les parties de cette Architecture jusqu’au moindre filet des moulures estoient bordées de lumieres qui se touchoient les unes les autres. Les bossages mesme des colomnes en estoient marquez. Tous les dedans des niches où sont les Fleuves & autres Statuës, estoient illuminez sans que l’on pust remarquer comment, & toutes les eaux qui en sortent & forment des napes, estoient aussi éclairées. Toutes les marches depuis le bas de l’escalier jusqu’au haut estoient aussi bordées de lumieres. Il y avoit sur le haut un grand piedestal de toute la largeur de l’escalier, portant une piramide, dont le sommet estoit élevé à quarante pieds de hauteur, & sur le haut de laquelle on voyoit une Fleur de Lys. Tous les ornemens du piedestal & de la piramide estoient formez par les lumieres. On remarquoit les Chifres de Monseigneur, enfermez dans une Medaille. Tout ce grand escalier, avec cette Piramide, paroissoit au dessus, faisoit un des plus agreables spectacles que l’on puisse voir, cet Escalier n’ayant aucune partie qui ne fust illuminée. Les appuis qui bordoient les fossez du Château des deux costez de l’Escalier, le grand bassin qui est en face où est la gerbe, les allées des parterres qui sont aux costez du canal, les bassins qui sont dans les parterres au nombre de dix, tous les piedestaux & les marches par où l’on descend pour aller au canal, enfin tout ce qui se voyoit du canal de cet endroit estoit aussi bordé de grosses lumieres. Le mesme spectacle continuoit dans ce qu’on peut voir au delà du canal où est une Montagne qui s’éleve en glacis, & que l’on nomme le Vertugadin, parce qu’il en a la forme ; tout y étoit pareillement bordé de plusieurs lumieres en differens endroits, jusqu’au sommet qui a prés de quatre-vingt pieds de haut. Monseigneur estoit placé proche la gerbe, tellement qu’il pouvoit voir l’Escalier, & tout le reste de l’Illumination d’une seule veuë. Il paroissoit au dessus de cette Montagne un Soleil si haut qu’il surprit tous ceux qui le virent. L’on fit partir un grand nombre de fusées des plus belles qui se soient encore veuës. Il y en avoit beaucoup de nouvelle invention. On en remarquoit dont les petites fusées qu’elles jettent d’ordinaire aprés s’estre élevées, en produisoient encore plusieurs autres. On en tira quantité en forme de Girandoles, dont l’effet fut admirable ; ainsi l’air estoit continuellement éclairé, tant par ces fusées que par les pots à feu, trompes & autres machines qui ne discontinuoient point. Le dernier partement fut d’une girande qui remplit tout l’air de feu. L’artifice qu’on tira fut en si grand nombre, que tous les Spectateurs en furent surpris ; aussi peut-on dire qu’on en a peu veu de semblable. Cette girande ne fut pas plûtost finie, que l’on mit le feu à une machine qui tournoit sur deux sens differens, & qui jettoit des feux en l’air & sur terre. On trouva cette machine fort extraordinaire. Ce qu’on vit paroistre ensuite tout proche le bassin de la gerbe fut un spectacle qui meritoit bien les regards qu’il attira. C’estoit une gerbe de feu qui remplit l’air d’artifice durant un fort long-temps. Sitost qu’elle finit le feu d’eau commença à tirer. Je n’ay point de termes pour vous exprimer la beauté de cet artifice. Je vous diray seulement que l’air & l’eau furent toûjours en feu, & qu’il s’y formoit des combats par les fusées qui se poursuivoient, & qui quelquefois s’enfonçoient dans l’eau en la faisant boüillonner, & qui aprés y avoir fait plusieurs tourbillons en sortoient pour en faire autant en l’air en se poursuivant ; ils rentroient ensuite dans l’eau, & en ressortoient plusieurs fois. Il y avoit d’autres artifices sur l’eau. Ils estoient plus tranquilles ; éclairoient beaucoup, & jettoient des feux fort élevez qui en tombant se cachoient quelque temps dans l’eau d’où ils ressortoient ensuite, & en produisoient d’autres qui serpentoient sur la surface du bassin. L’on peut dire qu’il est rare de voir tant de sortes d’artifices & en si grande quantité pour une seule Feste, & dans un aussi beau lieu ; car c’estoit dans le milieu de toute l’Illumination dont je viens de vous parler : Le tout ensemble formoit le Spectacle le plus agreable & le plus brillant qu’on puisse s’imaginer.

Cette journée estant ainsi finie, chacun ayant l’idée remplie de tout ce qu’il avoit vû pendant le jour, retourna dans son appartement, sans pouvoir s’entretenir d’autre chose. Les plaisirs sur lesquels rouloit l’entretien estoient en si grand nombre, qu’on en compta six dans la mesme journée, qui sont la Chasse, le Disné à Silvie, la Collation dans le Labirinthe, le Divertissement de Pan sur le Theatre, l’Illumination, & le Feu d’artifice. Tous ces Divertissemens estoient si grands & si étendus, qu’une journée auroit esté bien remplie d’un seul de ces plaisirs. Chacun s’entretenoit de celuy qui convenoit le plus à son caractere, mais on loüoit generalement la galanterie, la magnificence, & la grandeur de tous ces Divertissemens. On disoit que Chantilly estoit un lieu enchanté, où les plaisirs naissoient à chaque instant, & où l’on en trouvoit de nouveaux à chaque pas qu’on faisoit. Enfin l’on s’alla coucher, l’esprit tout remply de tant d’agreables idées, & je suis persuadé qu’elles firent le sujet des songes de la pluspart de ceux qui rêverent cette nuit-là. On pouvoit rêver à son aise, car Monsieur le Prince avoit si bien donné ses ordres, que chacun estoit logé fort commodement. Le lendemain matin Monseigneur qui préfere les nobles exercices, quoy qu’un peu fatiguans, au repos du lit, alla courre le Cerf dés le matin avec les chiens de Monsieur du Maine, revint dîner à Chantilly, & alla l’aprésdînée aux toiles, où il y avoit une tres-grande quantité de sangliers, biches, renards, lievres & lapins. Cette chasse parut luy donner beaucoup de plaisir. Enfin aprés avoir fait à Monsieur le Prince mille honnestetez qu’on voyoit bien qui partoient du cœur, ce Prince prit le chemin de Versailles. Il avoit sujet d’estre satisfait, non seulement des divertissemens qu’on luy avoit donnez à Chantilly, qui quelques grands qu’ils fussent, n’étoient point au dessus d’un Prince du Sang de France, mais aussi du zele sincere avec lequel Monsieur le Prince l’avoit receu. M. Berrain, dont le genie universel est tres-propre pour toutes ces sortes de divertissemens, avoit esté chargé du soin de toute la Feste, & Mrs le Camus & Breaar l’avoient esté de ce qui regardoit les tables. Les Princesses écrivoient tous les jours au Roy, & luy rendoient compte des divertissemens de chaque journée avec tant d’esprit qu’on ne parloit à la Cour que de leurs lettres. Monseigneur envoyoit tous les jours sçavoir des nouvelles de la santé du Roy & de Madame la Dauphine, & on depeschoit tous les jours à ce Prince des Gentilshommes de leur part. Je ne sçaurois trop vous entretenir de Chantilly, & pour vous en dire encore un mot en gros, il est situé dans un valon au milieu de deux forests, dont l’une est celle de Chantilly & l’autre celle Dalatre. Les jardins ont au moins deux mille cinq cens toises de longueur jusques à l’Etang de Gouvieux, & il y a autant de navigation. Il ne faut pas considerer seulement Chantilly par toutes ces choses ; la posterité le doit toûjours regarder comme un lieu fort considerable, quand il ne le seroit que parce qu’un grand Prince accablé du poids de ses Lauriers a donné ses soins à une partie des embellissemens qu’on y voit, & y a passé les dernieres années d’une vie seconde en Miracles, & dont tout ce qu’il y aura d’Historiens parleront avec éloge.


ERRATA.

Page 53. ligne 12. ornez, lisez, ornées.

Page 93. ligne 14. & 15. engroupez, lisez groupez.

Page 134. ligne 10. hierogliphes, lisez, hierogliphiques.

Page 238. ligne 6. ornez, lisez ornées.