1688

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8].

2017
Source : Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8].
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Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8]. §

[Prélude]* §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 7-14

 

Ne m’accusez point de negligence. Si en vous parlant du Voyage du Roy à Maintenon, dans ma Lettre du dernier mois, je ne vous ay point fait la description des Travaux que Sa Majesté a esté voir, & qu’Elle fait faire pour conduire la Riviere d’Eure à Versailles, c’est parce que je vous en ay déja donné une fort ample de tout le dessein dans l’un de mes quatre Volumes de l’Ambassade de Siam. D’ailleurs, j’attens qu’il soit entierement achevé pour vous en donner une autre, à cause des changemens qui se font dans toutes les choses que l’on entreprend, pour les conduire à toute la perfection qu’elles peuvent recevoir. Cependant je vous diray qu’il y a beaucoup de remarques à faire pour la gloire du Roy, dans l’Ouvrage de la Riviere d’Eure. Il fait voir que ce grand Prince, qui a surpassé tous les Empereurs Romains dans tout ce qui en a fait admirer plusieurs, a égalé par cette entreprise l’immense grandeur de ce qu’ils ont fait faire de plus merveilleux, quoy que ses Etats soient infiniment moins grands que la vaste étenduë de ceux qui composoient l’Empire Romain, qu’on a presque vû n’avoir pour bornes que les limites du monde. On n’aura aucune peine à tomber d’accord que l’Ouvrage dont je parle n’ait égalé, pour ne pas dire surpassé, ceux de ces Maistres de la Terre, quand on sçaura que vingt mille hommes des Troupes de Sa Majesté y auront esté employées pendant plusieurs années, pour le seul remuëment des terres, & cela, sans compter les Ouvriers necessaires pour ce qui regarde la Massonnerie, & les autres choses de cette nature. Voilà un des endroits par lesquels la magnificence du Roy égale celle des Empereurs Romains. On peut ajoûter à cela que le Roy a fait plus, & qu’il a tiré une utilité pour le bien de ses Etats, d’une chose dont il sembloit que le dessein n’eust esté conceu que pour la gloire & pour le plaisir. Cependant cet Ouvrage sert à tenir les Troupes dans l’exercice d’un travail qu’ils oubliroient dans un temps de Paix, & auquel elles ne se trouveroient point endurcies, si ce Monarque estoit obligé de faire la guerre, de maniere qu’il repare par ce travail où il les engage, le tort qu’une longue oisiveté pourroit leur faire, en les rendant moins capables d’executer une partie des choses ausquelles les Troupes sont obligées, & particulierement pendant les Sieges, qui avancent autant par les travaux que par la valeur des Soldats. Il y a plus encore ; lors que le Roy les employe de cette sorte, il fait gagner une infinité de gens, qui sans cela subsisteroient difficilement ; & c’est ce qui a déterminé Sa Majesté à entreprendre cet Ouvrage, comme Elle l’a dit souvent, en declarant qu’Elle l’auroit entrepris quand mesme Elle auroit esté certaine qu’il n’auroit pas eu un plein succés. Ainsi le plaisir d’avoir des Eaux à Versailles, est ce que ce Prince a le moins consideré, quoy qu’il ne cherchast à mettre par là ce lieu delicieux au dessus de toutes les merveilles du monde dont on ait jamais oüy parler, que pour la gloire de la France, tout ce qu’un Monarque fait de grand, donnant toûjours de la gloire à la Nation.

[La presence d’esprit] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 22-26

 

Les Vers qui suivent sont de Mr de Vin, dont vous avez déja vû plusieurs Ouvrages galans. Il y parle de deux Freres, dont l’un estant prest de perdre une partie de Paume, sortit du Jeu sous quelque pretexte. L’autre qui eust pu luy donner trente, rentra en sa place, continua la partie, & la gagna. Ils se ressembloient si fort, que personne ne s’apperceut de ce changement.

LA PRESENCE D’ESPRIT.

On diroit quelquefois que la sage Nature,
Lasse du serieux, se plaise à badiner,
Et qu’elle veuille enfin par ses jeux nous donner
 Matiere à galante Avanture.
***
 A l’éclat, à la pompe, à la Majesté prés,
 Un Quidam de basse naissance
Avoit du grand Auguste & la taille & les traits,
Le teint, l’action, l’âge ; & l’on ne vit jamais
 Une plus grande ressemblance.
La fortune en faisoit la seule difference,
Sous les mesmes habits on s’y seroit trompé,
 Et tels furent dans ce Royaume
 Ces deux Freres, Joüeurs de Paume
Par qui dans le Marais Alidor fut dupé.
 Aux affaires de son Empire
Auguste ne donnoit que la moitié du jour,
Et pour s’en délasser employoit l’autre à rire,
 A joüer, à faire l’Amour.
 Souvent il appelloit ce Quidam, sa Copie,
 Et se faisant un doux plaisir
 De l’innocente raillerie,
Il voulut certain jour qu’il estoit de loisir
Taster l’esprit du personnage.
 Il l’avoit mandé de Cartage,
 Et se trouvant de belle humeur
 Il demanda d’un ton mocqueur,
Si sa Mere jamais n’estoit venuë à Rome.
Non, luy dit le Quidam, mais on m’a souvent dit
Que mon Pere, autrefois & bienfait & bel homme,
 Plus d’un heureux Voyage y fit.
Auguste avoit voulu sur cette ressemblance,
 Du Quidam taxer la naissance,
Et de sa Mere enfin accuser la vertu ;
 Mais quoy que de sa repartie
 Le coup aussi fin qu’impreveu,
Fist retomber sur luy sa propre raillerie,
 Loin d’en concevoir du dépit,
 De luy-mesme il se prit à rire,
 Et loüant ce trait de satire
Paya de ses bien-faits sa presence d’esprit.
***
Railleur, ton chagrin est injuste.
Quoy, tu ne peux souffrir qu’on te raille à ton tour,
 Et cependant le Grand Auguste
Le souffre de luy-mesme au milieu de sa Cour.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 26-27.

Voicy un Printemps qu'on a fait si peu courir, qu'on peut asseurer qu'il est tout nouveau. Il est d'un homme qui sçait parfaitement la Musique, & qui se fait estimer des plus sçavans Maistres.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Le Printemps commence à paroistre, doit regarder la page 27.
Le Printemps commence à paroistre,
Vous estes belle comme luy,
Les fleurs qui brillent aujourd'huy
Ne perissent que pour renaistre.
Mais si vous passez vos beaux jours
Insensible aux douceurs qui suivent la tendresse,
Iris, avec le temps d'une aimable jeunesse,

Vous perdrez sans retour la saison des Amours.
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[Etats de Bourgogne tenus à Dijon] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 119-121, 123-124

 

Les Etats de Bourgogne se sont tenus à Dijon le mois passé. Monsieur le Prince, Gouverneur de la Province, y estant arrivé le 13. fut receu dans cette Ville au bruit de tout le Canon. Le mesme jour il fut harangué par les Eleus des Etats Generaux. Mr l'Abbé de Langeron, qui est celuy de l'Eglise, luy fit un Discours fort court, mais aussi poly qu'il estoit serré. Vous sçavez que cet Abbé est Aumosnier de Madame la Dauphine. Le lendemain les Deputez des Compagnies Superieures vinrent faire compliment à son Altesse Serenissime. La parole fut portée par Mr le President Bouhier pour le Parlement, & par Mr le President Bernardon pour la Chambre des Comptes. Ces deux Illustres Magistrats donnerent des marques de leur éloquence par des discours qui ne plurent pas moins à ce Prince, qu'à tous les autres qui les entendirent. Le 15. l'ouverture des Etats se fit. Monsieur le Prince partit du Logis du Roy à dix heures précises pour se rendre chez les Peres Cordeliers où ils se tiennent, en attendant que la Chambre de Mrs les Eleus que l'on bastit actuellement, soit achevée. [...]

 

Monsieur le Prince estant arrivé aux Cordeliers, fut complimenté par le Gardien, & il ne se fut pas plûtost placé dans l'Eglise, que l'on commença la Messe du Saint Esprit. Elle fut chantée solemnellement, & lors qu'elle fut finie la Compagnie se rendit à la Salle destinée pour cette ceremonie qui se fait tous les trois ans. [...]

[Ouverture du Prix du Jeu de l'Arquebuse dans la mesme Ville] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 127-128

 

Le 16.I Monsieur le Prince fit l'ouverture du Prix du Jeu de l'Arquebuse, au son des Violons & des Hautbois, & au bruit des Timbales & des Trompetes, par deux coups qu'il tira, & qui donnerent assez prés du noir, pour faire voir qu'il auroit pû ensuite remporter le Prix, s'il ne s'estoit contenté de donner cette marque de son adresse en faisant honneur aux Chevaliers. [...]

[Traduction] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 132-135

 

Il vous est déja connu par d’autres ouvrages, mais vous ignorez peut-estre que l’heureux talent de faire des Vers s’est communiqué à sa Famille, & qu’il a un Fils fort amy des Muses. Vous le connoistrez par la galante traduction qu’il a faite des beaux Vers Italiens de Mr le Duc de Nevers, qui commencent par ces mots, A pena da l’Oriente esce l’Aurora. Voicy de quelle maniere il les a rendus en nostre Langue.

A peine voyoit-on naistre la belle Aurore,
Que des tendres Zephirs les soupirs parfumez
 Carressoient déja Flore.
Un ruisseau, dont les bords de fleurs estoient semez,
 Et dont l’Onde estoit claire & pure,
De ses flots argentez mesloit le doux murmure
 Au ramage de mille Oyseaux.
Là sur un verd gazon, à l’abry des ormeaux,
 L’heureux Berger Philene,
 Foulant des fleurs le tendre émail,
 Estoit dans les bras de Climene ;
  Et sur sa bouche de Corail,
Cet Amant affamé, pour soulager sa peine,
Savouroit des baisers le miel delicieux.
Alors d’un vif transport qui brilloit dans ses yeux
 Suivant les atteintes aimables,
 Le cœur tout penetré d’amour,
Dans ces heureux momens, pour luy si favorables,
 Il fit redire aux Echos d’alentour.
Non, non, je ne crois pas, que jamais sur la Terre
 Le Maistre du Tonnerre
Ait de tant de plaisirs goûté les doux appas,
Quand il prit, pour joüir d’une Beauté mortelle,
D’un Cygne ou d’un Taureau la figure nouvelle,
Ou lors qu’en gouttes d’or il tomba dans ses bras.
 Non, je ne le crois pas.

[Discours de M. l’Abbé du Jarry sur la vraye Eglise] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 185-188

 

Dans le mesme temps, c’est à dire, un des Samedis du dernier Carême, Mr l’Abbé du Jarry, qui s’est acquis tant de reputation par tout ce qu’on voit de luy, ayant été prié de prescher dans l’Eglise des Nouveaux Convertis, prit pour son texte ces paroles de S. Luc, Vostre Frere estoit mort, & il est resuscité ; il estoit perdu, & il est retrouvé. Il découvrit d’abord l’illusion de ceux qui faisoient des reserves sur les points de la Foy, en leur faisant voir que les veritez Orthodoxes ne souffroient point de partage, & qu’au lieu de les examiner en particulier, ils les devoient embrasser en general dans la créance de la vraye Eglise qui les propose. Il fit ensuite connoître à ceux qui estoient encore dans leur premiere obstination, qu’il n’y avoit qu’un aveuglement déplorable qui pust les empescher de voir les marques évidentes de l’Heresie imprimées sur le Calvinisme, & representa enfin à ceux qui estoient partagez sur le choix d’une créance, que la voye la plus facile pour rendre le calme à leurs esprits agitez, estoit de se captiver humblement sous le joug de la Foy Catholique qu’ils estoient prests à secoüer en embrassant le dogme odieux de l’indifference de Religions, dont il marqua l’impieté & les consequences. Ainsi il combattit l’erreur des ames qui n’embrassent qu’une partie des veritez qui font en general l’objet de la Religion ; l’endurcissement des ames obstinées à ne point reconnoistre la vraye Religion, & l’impieté des ames indifferentes sur la Religion. Je ne vous en diray rien de plus. Mr l’Abbé du Jarry s’acquita de ce Sermon avec un si grand succés, qu’il n’a pu se défendre de le donner au Public. Il est imprimé sous le titre de Discours sur la vraye Eglise, & sur l’estat present du Calvinisme.

[S’il est plus glorieux de fixer une Coquette ou de toucher une indifferente. Galanterie] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 189-199

 

Je vous envoye une Médaille qui a esté gravée à l’occasion des dix Villes d’Alsace, soumises au Roy. Les Curieux les pourront connoistre par ce qui est marqué autour du revers. Ces dix Villes sont, Haguenau, Colmar, Schlestat. Weissemburg, Landau, Oberenheim, Russham ; Munster en la Vallée de Saint Gregoire, Kaiserberg ; & Turinchen. Elles furent cedées à Sa Majesté par la Paix de Munster en 1648. & cette cession fut confirmée par le Traité des Pyrenées en 1659. Il y a quelque temps que l’or demanda lequel estoit le plus glorieux à un galant homme de fixer une Coquette, ou de toucher une Indifferente. Quelques Dames fort spirituelles qui se trouverent presentes quand la question fut agitée, ayant décidé pour l’Insensible, l’une d’entre elles voulut obliger un Cavalier qui survint, à dire son sentiment. Il s’expliqua par ces Vers qu’il luy envoya le lendemain.

A MADAME DE LA M.

Vous demandez, Iris, dans un fait d’amourette,
 Lequel est le plus glorieux,
Ou de pouvoir fixer les vœux d’une Coquette,
Qui veut soumettre tout au pouvoir de ses yeux,
 Ou de remplir d’une flâme secrete
Un cœur qui s’est fait voir insensible en tous lieux.
***
 De l’une ou l’autre obtenir la tendresse,
Est sans doute en amour un triomphe bien doux ;
Mais en voulant aimer avec delicatesse,
Du cœur indifferent je serois plus jaloux.
***
L’Insensible en m’aimant asseure mieux ma gloire,
 Le merite m’en rend vainqueur,
Il la force à m’aimer. Quelle douce victoire,
D’ouvrir en Conquerant la porte de son cœur !
***
Quand je puis l’attaquer avec un peu d’audace,
 Je crois imiter les Guerriers
Qui la premiere fois reduisent une Place.
L’Amour ainsi que Mars n’a-t-il pas ses Lauriers ?
***
Le Coquette, il est vray, si-tost que je l’engage,
 M’apprend qu’elle m’aime à son tour ;
Mais mon cœur délicat dans un fond si volage
Craindroit de son panchant quelque facheux retour.
***
 Ce peril avec elle est assez ordinaire,
Je craindrois le dedans quoy que seur du dehors,
Une Coquette à tous veut également plaire,
Et malgré ses sermens gardant son caractere
Elle est, quand elle trompe, au dessus du remords.
***
 L’Indifferente enfin à tout autre invincible,
 Flateroit mieux ma vanité,
Et j’en espererois, en la rendant sensible,
Beaucoup plus de tendresse & de fidelité.
***
 Belle Iris, voilà ma pensée.
Coquette, indifferente, ou ce qu’il vous plaira,
Suivez ce qu’en tout temps le panchant vous dira,
Mon ame là-dessus n’est point embarrassée,
Je n’examine rien, & tout me seroit doux,
Si vous me permettiez de me donner à vous.

Ce sentiment estoit le plus raisonnable, mais que ne peut point une aimable & jolie personne ! Le Cavalier qui avoit tenu pour le bon party, s’estant rencontré chez une autre Dame, on loüa ses Vers ; mais en mesme temps on le pria d’en faire en faveur de la Coquette, pour faire connoistre qu’il avoit esté surpris lors qu’il avoit prononcé contre elle. Une jeune Demoiselle pleine d’agrément dans sa personne, & aussi estimable par son esprit, que par beaucoup d’autres belles qualitez, se mit de la partie, & elle n’eut pas de peine à obtenir de luy ce qu’elle voulut. Voicy ce qu’il fit pour luy obeïr.

A MADEMOISELLE DE V.

 Si j’ay tenu pour l’Insensible
 Climene, je pensois à vous.
Ouy, Climene, disois-je, est encore invincible.
De l’engager un jour, ah s’il estoit possible,
 Que le triomphe seroit doux !
***
 Vous décidez pour la Coquette,
 Vostre sentiment me suffit.
Pouvant tout sur un cœur qui cherit sa défaite,
Ne pourriez-vous rien sur l’esprit ?
***
 Le mien se rend au vostre, & suit vostre pensée ;
Je le dis comme vous, la Coquette en aimant,
Malgré son humeur vive à se fixer forcée,
 Feroit plus d’honneur à l’Amant.
***
 Pour vaincre son panchant dont l’Amant se défie,
Elle l’écoute seul en tout temps, en tous lieux,
Et pour preuve d’amour elle luy sacrifie
Tout ce qui peut se rendre à l’éclat de ses yeux.
***
 Un cœur unique estoit peu leur affaire,
 Sur cent Captifs étendre leur pouvoir
 C’estoit là leur pente ordinaire,
Et pour mieux s’acquitter d’un fidelle devoir,
 Dés qu’un Amant a sceu luy plaire
Ils ne servent plus qu’à le voir.
***
 Pour mieux grossir sa renommée,
Ses charmes attirans briguoient par tout des vœux.
Maintenant le plaisir d’aimer & d’estre aimée
 Suffit à son cœur amoureux.
***
 Son miroir consulté luy disant qu’elle est belle
 Ne flate plus sa vanité ;
Pour rendre seulement son Amant plus fidelle,
 Elle souhaite la beauté.
***
 La vostre vous répond, Climene,
De tous les cœurs qu’il vous plaist de charmer.
 Vous les conserverez sans peine,
 Trop heureux qui peut vous aimer.
***
 Soyez seure de leur constance,
Vos Amans chez Philis ne peuvent pas aller.
J’en sçais un qui se tait ; écoutez son silence,
C’est vous dire beaucoup que de n’oser parler.

[Histoire] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 207-252

 

J’ay à vous apprendre une guerison qui tient du miracle. Non seulement le mal estoit tres-inveteré, mais on le peut compter parmy ceux qu’on a toujours trouvez incurables. Il est vray que le remede dont on s’est servy, a esté fort violent, & que s’il avoit esté au choix du Malade, il se seroit resolu plûtost à mourir que de souffrir qu’on l’eust employé. Ce qui donne lieu de le présumer, c’est qu’un tres-grand nombre de personnes sont attaquées de ce mesme mal, & qu’on n’en voit point qui cherchent à s’en défaire. Je puis donc encore une fois crier miracle, & pour ne vous pas tenir plus long-temps en peine, je vous diray qu’un Avare a esté guery de son avarice. Voicy comment. Un Cavalier qui joignoit aux avantages de la naissance toutes les qualitez qu’on peut souhaiter dans un honneste homme, vivoit d’une maniere aisée & ouverte qui le faisoit souhaiter par tout. Il avoit l’esprit accommodant, & les divers caracteres des personnes qu’il voyoit, luy faisoient prendre autant de diverses formes. L’air serieux ne luy coutoit rien quand il se trouvoit avec des gens sages. Il estoit badin avec les badins ; railloit agreablement, & entendoit railerie, chose fort rare, peu de railleurs aimant à estre raillez ; & il avoit sur tout une complaisance aimable qui luy attiroit l’estime de toutes les Femmes. Non seulement elles pouvoient s’asseurer de luy pour toutes les parties de plaisir qu’elles vouloient faire, mais on peut dire qu’il en estoit l’ame, tant il sçavoit bien les assaisonner par son enjoüement & par sa galanterie. Comme il estoit liberal & porté à la dépense, il auroit fait une assez grande figure, si un Pere extremement riche dont il dépendoit, l’eust mis en estat de la soutenir ; mais on avoit beau luy parler en sa faveur, il luy donnoit tous les ans une somme fort legere, & disoit encore qu’il en estoit ruiné. Jamais avarice ne fut plus outrée. Depuis vingt ans qu’il avoit perdu sa Femme, il vivoit fort maigrement, sans aucun train, & sans équipage. Le grand nombre de Valets n’auroit pu servir qu’à luy causer du desordre, & à le mettre en colere, ce qui devoit estre prejudiciable à sa santé, & un Carrosse luy auroit esté fort inutile, puis que pour se bien porter, il pretendoit qu’il avoit besoin d’aller à pied, & de dissiper les grosses humeurs par l’exercice. Cependant il possedoit de fort belles Terres qui luy apportoient de grands revenus, & ce qui estoit encore tres-considerable. Il avoit un coffre fort assez bien garny pour luy avoir fait un fond qu’il n’auroit pas épuisé quand il auroit eu à vivre plusieurs siecles sans aucun autre secours. Son unique soin dés sa plus grande jeunesse avoit esté d’amasser ; tout luy faisoit peur dés qu’il s’agissoit d’ouvrir sa bourse, & malgré tout son grand bien, il avoit toujours apprehendé de n’en pas avoir assez pour fournir à ses besoins, qui estoient tres-mediocres. Ainsi lors que son Fils vint au monde, cette charge luy parut d’un poids dont il fut épouvanté. Il en craignit l’augmentation, & pour y mettre ordre, il prescha si bien sa Femme sur la continence, qu’il luy en fit une vertu de necessité. La fecondité où elle avoit d’assez bonnes dispositions, trouva des obstacles qu’elle ne put vaincre. Elle estoit devote, & il la prit par son foible. Il luy fit entendre qu’il n’y avoit rien de plus meritoire que de renoncer à ce qui estoit permis, & par l’efficace de ses Sermons, il la força de se contenter d’avoir fait paroistre qu’elle n’estoit pas sterile. Cela ne fut pas desavantageux au Cavalier, qui par ce moyen n’eut ny Sœurs ny Freres. Son Pere luy fit valoir quelquefois ce qu’il avoit fait pour luy ; mais s’il luy sceut quelque gré d’avoir eu un temperament capable de s’accommoder à son avarice, ce qui luy asseuroit sa succession sans aucun partage, il souffroit avec une grande impatience qu’il refusast de luy avancer une partie de ce qu’il devoit posseder un jour. Il n’avoit guere plus de soixante ans, & il vivoit d’un regime exact qui luy promettoit une longue vie. C’estoit dequoy occuper les reflexions du Fils, qui en souhaitant que son Pere se fust servy de son bien en homme de sa naissance, auroit voulu qu’il luy eust abandonné ce qu’il en avoit de trop. Tout ce qu’il tenta ne put l’obliger à s’y resoudre. C’estoit pour luy un vray sujet de chagrin mais il ne le sentit fort vivement que lors que l’amour se mesla de ses affaires. Comme il estoit plein d’esprit, & tourné d’une maniere à estre écouté favorablement, il n’eut pas de peine à s’appercevoir que les assuiditez qu’il rendoit à une jeune personne toute belle & toute aimable, plaisoient assez pour luy donner lieu de croire qu’il ne s’attachoit pas inutilement. Elle estoit d’une Maison tres-considerable, & ayant d’ailleurs beaucoup de bien, le party ne pouvoit qu’estre fort avantageux pour le Cavalier. Il se déclara, & sa déclaration fut receuë avec plaisir. Le cœur de la Belle ne se fit aucune violence pour suivre les ordres qu’on luy donna de répondre aux sentimens qu’il avoit pour elle. On l’asseura qu’il estoit aimé, & sa passion estant violente, il n’estoit plus question pour le rendre heureux, que de convenir des articles du Contrat. La grande succession qui luy estoit seure, répondant des avantages que la Demoiselle pouvoit esperer par cette alliance, on demanda une seule chose qui paroissoit juste, c’estoit que le Cavalier prist une Charge à la Cour. On en marqua une qui estoit fort de son goust, mais pour l’avoir il falloit tirer cinquante mille Ecus de son Pere, & quoy qu’il pust les payer fort aisément & sans faire aucun emprunt, c’estoit demander beaucoup à un Avare. On luy fit connoistre le dessein qu’avoit son Fils d’épouser la Demoiselle. Il fut obligé d’approuver son choix. Le bien, la naissance, la personne, tout estoit dans l’ordre, & il n’y pouvoit trouver rien à condamner, mais quand on luy eut parlé de cinquante mille Ecus, il s’écria qu’on l’assassinoit, & qu’on le vouloit reduire à l’aumosne. On luy representa avec le plus de douceur qu’on put, qu’il luy seroit glorieux de voir son Fils dans un poste distingué, & qu’il pouvoit sans s’incommoder luy faire une avance de cette nature. Il protesta qu’il n’avoit d’argent que ce qu’il estoit necessaire d’en avoir pour n’estre jamais contraint d’importuner ses Amis, & quelque tour que l’on prist pour l’amener où l’on souhaitoit, rien ne le put obliger de toucher à son trésor, qu’il regardoit comme une chose sacrée. On luy dit encore qu’il devoit bien prendre garde de n’avoir pas à se reprocher de faire manquer un mariage avantageux pour son Fils, & à force d’écouter des remontrances, il se resolut d’offrir une Terre, qui estant dans un lieu trop éloigné, luy coûtoit des soins & des poursuites. On crut qu’il falloit luy laisser faire des reflexions, & luy donner le temps de se reconnoistre ; mais aprés que deux ou trois mois furent passez, les nouvelles attaques qu’on luy fit n’eurent pas plus de succés qu’en avoit eu la premiere. Il demeura toûjours invincible, & témoigna mesme qu’il se repentoit d’avoir voulu se dépoüiller d’une Terre dont il souffriroit quand il en perdroit le revenu. L’obstination de son refus toucha d’autant plus le Cavalier que les Parens de la Belle insisterent sur la Charge. Ils trouvoient que le mariage l’assujettissoit à cet établissement, & qu’un homme sans employ ne se devoit point charger d’une Femme. Il les conjura de luy laisser la conduite de la chose, les asseurant que ce ne seroit qu’un retardement de peu de mois, & qu’il trouveroit moyen de les satisfaire. On luy promit qu’on n’écouteroit personne, & la Belle luy répondant de sa fermeté, il continua ses soins, toûjours plein d’amour pour elle, & toûjours fort appliqué à ce qui pouvoit faire réüssir son entreprise. Il roula dans son esprit mille pensées differentes, & tandis qu’il ménageoit l’esprit de son Pere, persuadé qu’il le gagneroit par ses complaisances, il l’entendit plusieurs fois se plaindre de quelque étourdissement, dont le remede eust esté d’aller prendre l’air à la Campagne. Il y auroit esté volontiers, mais plusieurs raisons l’en empeschoient. Il avoit peine à s’éloigner de son cher Trésor, à qui son plaisir estoit de rendre souvent visite, & n’estant d’ailleurs meublé dans aucune de ses Terres, outre les frais du voyage, il eust fallu se pourvoir de beaucoup de choses qui engageoient à quelque dépense. Le Cavalier qui connut son foible fit cesser ses embarras. Il luy dit qu’il ne se mist en peine de rien, qu’il prenoit le soin de tout, & qu’il le meneroit chez un de ses plus particuliers Amis, qui avoit une tres-belle Maison à six lieuës de Paris, où il n’auroit qu’à se divertir aussi longtemps qu’il voudroit, & à faire bonne chere, sans qu’il luy coûtast aucune chose. La derniere clause fit accepter le party. Le Pere ferma bien son Cabinet & son Coffre fort, dont il emporta les clefs avec celles de la porte de la ruë, les gardant soigneusement dans ses poches pendant tout le jour, & la nuit sous son chevet. Elles estoient lourdes, mais le poids luy paroissoit supportable, parce qu’il faisoit sa seureté. Un Carrosse à six chevaux le mena chez cet Amy qui le combla de civilitez. Le Jardin estoit tres-beau, & à deux cens pas de là on trouvoit un petit Bois, où il alloit tous les jours se promener, mais l’exercice ne put dissiper quelques humeurs amassées qui luy causerent la fiévre. Les accés furent assez violens, & un transport au cerveau l’empescha pendant trois jours de se bien connoître. Dés qu’il en eut passé un en cet estat le Cavalier vint à Paris chercher du secours. Un Medecin qu’il mena ne le quitta plus, & les remedes qu’il luy ordonna eurent tant d’effet, qu’en fort peu de temps ils le mirent hors d’affaires. On congedia le Medecin que le Fils paya, de quoy le Pere ne s’informa point, étant bien-aise de se voir guery gratis. Il se leva, il se promena, & le grand air luy redonna si bien sa santé, qu’il n’avoit jamais esté en meilleur estat. Pendant ce temps le Cavalier faisoit toûjours quelque course, tantost pour voir sa Maistresse, tantost pour se montrer à la Cour. Aprés qu’il eut ainsi disparu deux ou trois fois, on vit un jour arriver un Gentilhomme qui vint dire au Pere que son Fils s’estant embarqué au Jeu, avoit esté si heureux qu’il avoit gagné cent mille écus. La chose ne luy parut pas croyable. Il voulut attendre à s’en réjoüir que son Fils luy en eust luy-mesme donné la nouvelle, Ce Fils arriva le lendemain, & quand il eut sceu de luy que les cent mille écus estoient effectifs, il le pria de luy donner son argent à enfermer, de peur que la tentation de joüer ne le reprist, & qu’il ne perdist ce qu’il avoit gagné si heureusement. Le Cavalier répondit qu’il l’affranchiroit de cette crainte, puis qu’il alloit traiter de la Charge qu’on vouloit qu’il eust en se mariant, & qu’il employeroit le reste à acheter à Paris une Maison qui luy pleust, aprés quoy il songeroit à se mettre en équipage. Son pere luy pardonna la Maison, mais il ne pouvoit souffrir qu’il parlast de Charge, les Cinquante mille Ecus qu’il y vouloit mettre estant perdus s’il arrivoit qu’il mourust, & en les prestant pour les affaires du Roy, il en asseuroit le fond, & en pouvoit retirer un gros interest. Vous jugez bien que le Cavalier qui ne songeoit qu’à remplir son ambition & son amour, ne l’écouta pas. Il acheta la maison, traita de la Charge, & prit un train magnifique. On conclut le mariage ; le Pere vouloit se dedire de l’avance de la Terre, parce que son Fils avoit du bien qu’il n’avoit pas lors qu’il s’estoit engagé à luy faire cette avance, mais on le tourna si bien qu’il fut obligé de tenir parole. Il ne le fit qu’à condition qu’on ne demanderoit point qu’il se trouvast à la nopce. Il dit qu’il avoit besoin de prendre l’air plus long-temps, & qu’on le chagrineroit d’en differer la ceremonie jusques à son retour. On connut bien qu’il ne tenoit ce langage, que parce qu’estant present, il n’eust pû se dispenser d’en faire les frais. On le traita selon son humeur, on ferma les yeux surtout, & il demeura encore plus d’un mois à la Campagne, où le Concierge avoit ordre de le regaler quand le Maistre estoit absent. Ce genre de vie luy paroissoit doux. Rien ne luy manquoit, & il épargnoit ce que luy auroit cousté son chetif ménage. On luy amena sa Bellefille qui le pria de si bonne grace de venir prendre un appartement dans la maison qu’avoit achetée son Fils, qu’il ne put la refuser On luy offroit cet appartement meublé, & on l’asseuroit de le nourrir, luy & ce qu’il voudroit avoir de Valets, sans rien exiger de luy. C’estoit le charmer de toutes manieres. On le laissoit disposer de sa Maison qu’il pouvoit loüer fort aisément, & on ne cherchoit qu’à luy procurer une vie exempte de toutes inquietudes. Des manieres si honnestes luy faisoient donner mille loüanges à sa Bellefille. Il ne pouvoit se lasser d’en dire du bien, & huit jours aprés en ayant receu une seconde visite, il se laissa conduire chez elle. L’appartement qu’on luy avoit preparé luy parut fort propre. Il ne s’estoit pas accoustumé à estre si bien, & peu s’en fallut qu’il ne craignist de mourir plustost, parce qu’il estoit trop à son aise. Le lendemain il ne manqua pas d’aller visiter son Coffre fort. Il trouva tout en fort bon état, & ayant ouvert trois ou quatre sacs remplis de Louis, il les referma ainsi que le Coffre, ayant entendu son Fils qui amenoit ses Valets pour luy aider à démenager. Il donna le meilleur ordre qu’il put, pour empescher qu’on ne rompist rien, & son Coffre fort fut transporté dans un Carrosse où il se plaça. Un mois aprés qu’il l’eut mis en lieu où il n’avoit point à craindre qu’il fust insulté, il voulut se regaler du spectacle de voir briller ses Louis ; il ferma tous les verroux, & tira cinq ou six sacs qu’il mit sur sa table. La couleur le rejoüit, elle estoit fort vive, & marquoit un or de bon aloy ; mais cette joye ne luy dura pas long-temps. Il tira un autre sac qui estoit rangé sous les premiers, & l’ayant ouvert, il y trouva des Jettons, au lieu de Louis. Il en prit deux ou trois autres, & ils se trouverent encore remplis de Jettons. Les hauts cris qu’il fit attirerent tout le monde. Son Fils accourut, & voyant qu’il n’ouvroit point quoy qu’on eust frapé long-temps, il fit enfoncer la porte. On le trouva sans parole étendu sur une chaise ; le saisissement l’avoit fait tomber en pâmoison. Tandis que le Cavalier renfermoit les sacs, on employa les remedes les plus propres à tirer son Pere de l’estat où il estoit. Il commença à ouvrir les yeux comme un homme qui estoit hors de luy-mesme, & la premiere parole qu’il dit, fut qu’il estoit mort. Son Fils le pria de se remettre, mais il ne reprit ses sens que pour s’agiter avec plus de violence. Il cria qu’on appellast la Justice, qu’on s’estoit ligué pour le voler, & qu’il vouloit qu’on fist pendre tous les Domestiques. Son Fils répondit qu’il ne falloit rien precipiter ; qu’un peu d’argent ne meritoit pas qu’il en ressentist la perte d’une maniere si vive, & qu’il estoit impossible, s’il avoit esté volé, qu’en éclaircissant le vol on n’en eust bien-tost une entiere connoissance. Cette consolation ne fut point receuë. Il persista à demander avec plus d’instance que sans perdre temps, on dressast Procés verbal, & qu’on poursuivist tous ceux qui pouvoient estre coupables, & le Chevalier voyant que loin de changer de sentiment par tout ce qu’il luy disoit, il s’obstinoit toujours à vouloir qu’on poussast l’affaire dans la derniere rigueur, crut qu’il estoit temps de parler d’une autre sorte. Il fit sortir tous les Domestiques, & demeurant seul avec sa Femme, il pria son Pere de ne se point emporter, & de l’écouter sans l’interrompre, parce que les choses qu’il avoit à luy apprendre luy feroient connoistre que son malheur n’estoit pas si grand qu’il le croyoit. Il luy dit ensuite que dans le temps qu’il avoit esté si malade à la Campagne, il avoit pris ses clefs dans ses poches pour pouvoir entrer chez luy lors qu’il estoit venu à Paris pour le Medecin qu’il en avoit amené ; qu’ayant remarqué ses clefs favorites parmy celles qu’il emportoit, il avoit eu la tentation d’ouvrir son coffre, pour voir s’il manquoit assez d’argent, comme il l’avoit souvent protesté, pour luy refuser les cinquante mille écus, dont il avoit eu besoin pour payer sa Charge ; qu’il avoit compté soixante sacs chacun de mille pistoles, & que cet amas qui luy avoit paru excessif, luy faisant comprendre qu’il ne cherchoit que le seul plaisir de voir dans son coffre un fort grand nombre de sacs, il avoit cru que pourveu qu’il y laissast dequoy satisfaire son imagination échauffée par ces objets, il ne feroit rien qui luy donnast sujet de se plaindre ; qu’ainsi il en avoit tiré cinquante sacs, & avoit mis à la place ceux qu’il y trouvoit ; qu’il s’estoit contenté d’en laisser dix remplis de Louis comme auparavant, s’imaginant que s’il en vouloit ouvrir quelques uns, ce seroit ceux-là qu’il ouvriroit sans toucher aux autres qu’il paroissoit avoir condamnez à une prison perpetuelle, & qu’il n’avoit point douté que demeurant par là dans l’erreur, il ne fust toûjours également satisfait, puis qu’il se seroit tenu toûjours également riche, des Louis & des Jettons estant une mesme chose quand on n’en vouloit jamais faire une autre usage que celuy de les garder. Il est impossible d’exprimer les differens mouvemens de douleur, d’indignation & de desespoir qui l’agiterent pendant ce discours. Il grinçoit les dents, jettoit des regards pleins de fureur, & ne pouvant plus se contenir, il dit que prés de deux cens mille écus volez à son Pere n’estoient pas pour luy un moindre crime que s’il les avoit volez à un autre ; qu’on regardoit seulement l’importance de la somme, & qu’il alloit faire un exemple de justice, qui empescheroit les Fils de s’approprier des successions avant le temps. Le Cavalier voulant toujours luy faire entendre raison, luy demanda s’il ne devoit pas estre plus content de le voir étably aussi agreablement qu’il l’estoit de toutes manieres, que de laisser dans un coffre ce qui ne luy pouvoit estre bon à rien, puis qu’il estoit resolu de ne s’en servir jamais. La réponse qu’il en eut, fut que ce n’étoit pas à luy à examiner s’il s’en serviroit ou non, & qu’il vouloit qu’il vendist sa Charge, sa Maison, ses meubles, & qu’il se vendist luy-mesme s’il le falloit, pour luy rendre son argent, qu’autrement il le poursuivroit comme un Voleur sans luy faire aucun quartier. Son Fils luy laissa dire tout ce qu’il voulut, & le voyant un peu soulagé par l’épanchement de sa colere, il prit un détour respectueux pour luy faire entendre qu’il se plaignoit fort injustement, puis que les dix sacs de mille pistoles qu’il luy avoit laissez devoient suffire à ses divertissemens, & aux dons qu’il voudroit faire. Ce fut presque le remettre dans sa premiere fureur. Il demanda avec un emportement terrible, où il avoit appris qu’il fallust donner ce qu’on avoit amassé avec tant de peine, & son Fils en prit occasion de luy dire, que s’il n’avoit besoin d’argent ny pour ses plaisirs, ny pour donner, il ne voyoit pas en quoy ses Louis luy pouvoient estre necessaires, puis qu’il le logeroit & le nourriroit toute sa vie, sans qu’il eût à faire aucune dépense, ny à se charger du moindre soin. Cette proposition le toucha. Il voulut sçavoir si on luy tiendroit parole, & aprés que son Fils & sa Femme l’eurent asseuré de tout ce qu’il put souhaiter sur cet article, il parut plus moderé, quoy qu’il demeurast encore tres-chagrin. Il fit de grandes reflexions pendant quelques jours sur sa nouvelle maniere de vivre. Elle luy sembloit fort douce, son appartement estoit proprement meublé, il faisoit beaucoup meilleure chere que pendant le temps de son ménage, & il trouvoit un Carrosse prest toutes les fois qu’il vouloit sortir. On le caressoit, on luy tenoit compagnie, & on avoit pour luy mille complaisances. Il commença à sentir qu’il estoit moins malheureux qu’il ne l’avoit cru. Ces soins eternels d’enrichir un coffre qui n’avoit besoin de rien, luy parurent une peine. Il s’en voyoit délivré, & entrant delà dans un examen fort serieux de ce qui estoit capable de faire la felicité de l’homme ; il comprit qu’elle consistoit dans la tranquillité de l’esprit, & qu’avec tous les trésors qu’on se pourroit figurer, on ne possedoit veritablement que les choses dont on faisoit quelque usage. Ces sages reflexions le guerirent tout à fait. Il se tint heureux du vol que luy avoit fait son Fils, sentant bien que de luy-mesme il n’auroit pas renoncé à ce qui faisoit depuis si long-temps son unique attachement C’estoient des chaisnes trop fortes pour les pouvoir rompre, si une autre main n’y eust travaillé. Il s’applaudit de sa guerison, & pour faire voir qu’elle étoit entiere, il donna vingt mille écus à sa Belle-fille, de l’argent qui luy restoit. Quand ses Receveurs luy en apportoient, il le partageoit avec son Fils, & cette parfaite intelligence dure encore presentement. Il dit tous les jours qu’il n’est heureux que depuis qu’il ne compte plus son bien comme estant à luy, & que sa richesse vient d’avoir perdu ce qu’il avoit amassé avec tant de soins. Belle leçon aux Avares s’ils en vouloient profiter. Ils manquent de tout puis qu’ils ne se donnent rien. Ils sont logez fort vilainement, n’ont pour tous meubles que les paternels dont l’antiquité leur est venerable, pratiquent un Jeûne perpetuel s’ils ne mangent chez les autres, & aprés avoir passé une longue vie, toûjours avides d’argent, & toûjours dans la misere, ils laissent de grosses sommes à des Heritiers qui ne se souviennent d’eux que pour se mocquer de tout ce qu’ils ont souffert par leur avarice.

[Prix distribuez à l’Academie d’Angers] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 299-301

 

Depuis que je vous ay parlé de l’établissement de l’Academie Royale d’Angers, dont je vous envoyay il y a quelques mois les Lettres Patentes du Roy avec les noms de tous les Academiciens, j’ay toûjours continué à vous entretenir de ce qui s’est passé dans cette celebre Compagnie, parce qu’elle n’a point cessé de travailler pour la gloire de Sa Majesté, & de la France, & pour l’avantage des belles Lettres. Le quatorziéme du mois passé, elle fit la distribution des prix d’éloquence & de Poësie qu’elle avoit proposez quatre mois auparavant. M. de la Granche, Avocat au Parlement, fils de M. de la Granche Conseiller & Secretaire du Roy, President au Presidial de Crépy en Valois, remporta le prix de Prose, dont le sujet étoit, les Sages Ordonnances du Roy pour la reformation de la justice, & l’établissement des Leçons publiques du Droit François dans les Universitez de son Royaume. M. de Maumenet, Chanoine de Beaune, eut celuy de Poësie. On avoit prescrit pour sujet, les sentimens de respect & d’admiration dont les peuples les plus éloignez ont donné des témoignages à Sa Majesté par de celebres Ambassades. Ces prix estoient deux Medailles d’or du Roy, données par M. le Marquis de Nointel, Intendant de la Generalité de Tours. Je vous feray part de ces Ouvrages dans une autre Lettre, suivant ma coutume de vous envoyer toutes les pieces qui remportent les prix dans les Academies demies qu’il plaist au Roy d’établir.

[Panegyrique Historique du Roy par M. de Caillieres] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 301-302

 

Comme je connois l’interest que vous prenez en tout ce qui regarde la gloire de ce grand Prince, je me crois obligé de vous apprendre que M. de Callieres qui a esté employé en plusieurs Negociations importantes en Pologne, en Allemagne, & en Italie, vient de donner au public, un abregé de sa vie, de ses grandes actions, & de ses qualitez personnelles, sous le titre de Panegyrique Historique du Roy. Il l’a adressé à Mrs de l’Academie Françoise, & il y fut leu dans l’Assemblée du 12. de ce mois par M. l’Abbé Regnier. Tous ceux qui la composent luy donnerent de grands éloges, & aprés cette Lecture, l’Academie nomma Mrs les Abbez Regnier & de Lavau pour aller chez M. de Callieres, à qui ils dirent que la Compagnie les avoit chargez de venir le remercier de luy avoir dedié un si bel Ouvrage, de l’informer du grand applaudissement avec lequel il avoit esté receu de toute l’Assemblée, & de l’asseurer qu’il ne pouvoit luy faire un present plus agreable tant pour la forme que pour la matiere. Cet Ouvrage a esté receu avec les mesmes applaudissemens à la Cour, & l’on y vit avec beaucoup de plaisir la maniere nouvelle avec laquelle M. de Callieres y a sceu faire le Tableau des actions Heroïques, & des grandes qualitez de Sa Majesté.

[Sur le livre Triomphe du Roy sur la Religion Protestante] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 302-303

Elles sont si éclatantes & en si grand nombre que la beauté & l’abondance engagent une infinité de gens à les décrire, qui sans de si beaux sujets ne mettroient peut-estre pas la main à la plume. Le beau sexe ne peut là-dessus retenit son zele, & l’Ouvrage que vous avez leu dans ma Lettre de Mars dernier, du Triomphe du Roy sur la Religion Protestante, estoit de Madame de Pringy. Je l’ay découvert depuis ce temps-là, & je vous l’apprens, non seulement parce que vous avez souhaité sçavoir de qui il estoit, mais aussi parce qu’il luy doit estre glorieux, que son esprit & son zele pour le Roy soient connus de tout le monde, & qu’on doit toûjours plus admirer ce que font les Dames, principalement en Ouvrages d’éloquence.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 331-332.

Quoy que le Printemps soit passé dans le temps que j'acheve cette Lettre, vous ne serez pas fachée d'en voir encore un Air de la composition de M. de Bacilly. Les paroles luy ont esté données par un homme Illustre, non seulement par sa qualité, mais encore par son merite, qui luy a procuré les grands emplois qu'il excerce depuis si long-temps.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Trop heureux Rossignols, doit regarder la page 332.
Trop heureux Rossignols, dont les tendres accens
Solemnisent si bien le retour du Printemps,
Comme vous de langueurs je sens mon ame atteinte,
Je ne respirois qu'amour,
J'en parlerois comme vous sans contrainte,
Et je chanterois nuit & jour
Si comme vous sans cesse
Je pouvois voir l'objet de ma tendresse.
images/1688-06a_331.JPG

[Eloges des Personnes illustres de l’Ancien Testament] §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 334-335

 

Je vous envoye un Livre nouveau, intitulé, Eloge des Personnes Illustres de l’ancien Testament, que débite le S. Guerout. Il est fait pour donner une premiere teinture de l’Histoire Sacrée à Monseigneur le Duc de Bourgogne, & il ne peut estre que bon, puis qu’il est de M. Doujat, Doyen de l’Academie Françoise. Il touche succinctement les principales actions des personnes choisies dont il parle, & comme son dessein est de disposer les jeunes Enfans à recevoir doucement les premieres semences de la Foy Chrestienne, il a écrit en Vers, parce que la cadence mesurée insinuë plus facilement les choses dans l’esprit, & les attache plus fortement à la memoire. Il fait l’abregé de cinquante Vies, & joint à chacune le Portrait de celuy dont il nous donne l’éloge. Ce sont cinquante Portraits gravez ; il les a presque tous tirez du Promptuaire des Medailles, & il a voulu par là fournir à la jeunesse quelques idées qui en frappant l’imagination par les yeux, entrassent avec quelque agrément dans l’esprit, & adoucissent la peine de l’attention par le plaisir innocent que cet âge cherche par tout. Voila une partie de ce qu’il dit dans sa Preface. On y trouve encore beaucoup de choses qui font connoistre l’utilité qu’on peut tirer de ce Livre.

A Paris ce 30. Juin 1688.

Le Libraire au Lecteur §

Mercure galant, juin 1688 (première partie) [tome 8], p. 335-336

 

LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

L’Histoire des Troubles de Constantinople n’ayant pû estre renfermée en moins de trois Volumes, le dernier qui contient le regne de Soliman III. sert de seconde Partie au Mercure de Juin. J’avertis le Public qu’il n’aura de plusieurs mois aucune seconde Partie, & que l’Autheur qui a resolu de continuer l’Histoire Turque, n’en donnera des Volumes que de loin à loin, afin qu’ils soient plus remplis de choses curieuses & de grands évenemens.