Mercure galant, Quatrième partie du voyage des ambassadeurs de Siam, janvier 1687 (seconde partie) [tome 2].
Mercure galant, Quatrième partie du voyage des ambassadeurs de Siam, janvier 1687 (seconde partie) [tome 2]. §
A Monsieur le Comte de S. Aignan §
A MONSIEUR
LE COMTE
DE S. AIGNAN.Monsieur,
Je croy que personne ne s’étonnera de voir vostre Nom à la teste de cet Ouvrage. Le Nom de S. Aignan est trop fameux dans l’Empire des Lettres, pour ne ne se pas attirer l’hommage de tous ceux qui en font profession. Vous sortés d’un sang fameux par luy-mesme, comme il l’est par les plus grandes Alliances ; Vous comptés des Souverains dans vostre Maison, & le Portugal, & la Savoye sont de grands témoins de cette éclatante verité. Quoy que vous soyez encore fort jeune, j’ay beaucoup à vous dire, les personnes de vostre qualité ont presques toûjours l’esprit au-dessus de leur âge, parce que l’on trouve moyen de leur apprendre dés le berceau des choses qui demanderoient un âge plus avancé. Aussi Monsieur l’on ne peut douter que vos lumieres ne devancent bien-tost vos années, & je croy qu’il m’est permis de vous dire que si en entrant dans le monde, vous voulez vous proposer de grands exemples à suivre, vous devez d’abord jetter les yeux sur vostre Ayeul. L’Histoire vous apprendra qu’il estoit Mestre de Camp General de toute la Cavalerie Legere de France, & l’un des premiers assaillans du fameux Carrousel, qui fut fait à la Place Royale en réjoüissance du mariage de Loüis XIII. Aprés avoir examiné toutes ses actions qui vous le feront paroître aussi brave que galant, suivez la route glorieuse que vous trouveres tracée par vostre sang, & regardez celuy dont vous tenés la naissance, vous verrez qu’il a merité par luy-mesme, autant que parce qu’il doit à ses illustres Ayeux, le haut rang où il est élevé, & l’estime d’un Monarque qui ne la prodigue pas, & qu’il y est parvenu par tous les degrés qui conduisent dans le chemin de la gloire. Il s’est signalé aux Combats de Steimbrug, & de Vaudrevanges, & à la retraite de Mayence, oû il fit des choses dignes d’immortaliser son nom. Il s’est trouve aux Sieges de Château Porcien, de sainte Menehou, & de Montmedy ; il a triomphé devant Bourges, pris le Fort de Baugy, & conservé le Berry au Roy. Toutes ces actions le firent nommer Marêchal des Camps & Armées de Sa Majesté, & peu de temps aprés Lieutenant General ; & la mesme année au sortir de dix Campagnes, qu’il venoit d’achever glorieusement, il amena quatre cent Gentilshommes au Roy, tous resolus à repandre leur sang pour ce Prince, à l’exemple de leur Conducteur, qui dans les temps difficiles leur avoit inspiré ce sentiment. Il avoit alors la mesme activité en courant aux dangers pour le service de son Roy, qu’il en a fait paroître pour ses plaisirs dans ses Festes galantes, & dans ses Carrousels, & la même ardeur pour les belles Lettres qu’il a toûjours protegées. La place qu’il tient dans l’Academie Françoise, & dans celle de Padouë, en est une marque aussi-bien que le nom de Protecteur qu’il soutient avec tant de gloire dans l’Academie Royale d’Arles. Je ne dis rien icy de son inviolable fidelité pour le Roy. Elle a paru dans toute la pureté que l’on en pouvoit attendre, puisque rien n’a esté capable de l’ébranler un moment, dans un temps qu’on ne sçauroit croire aujourd’huy qu’il ait esté.
Lorsque vous aurez examiné la glorieuse vie de celuy dont vous devéz imiter toutes les actions, jettez les yeux sur les modestes vertus de celle dont vous tenés une partie du sang qui vous a formé. Vous la verrez briller par ces seuls endroits, fuir la pompe de la Cour sans la mépriser, ne s’attacher qu’aux Autels, & ne regarder que l’illustre Epoux que le Ciel luy a donné. Comme les exemples qui nous doivent toucher, ont beaucoup de force pour porter à la vertu, si vous voulez, Monsieur, devenir parfaitement honneste homme, & vous acquerir une estime generale, regardés, examinés, & imités Monsieur le Duc de Beauviliers. On vous dira que dans un âge fait pour les plaisirs, environné de toute la jeune Noblesse de la Cour, dont l’exemple pouvoit estre dangereux, il s’est toûjours distingué par sa moderation, par sa vertu, & par une sagesse qui luy a fait meriter des Emplois, qui avoient jusques icy paru au-dessus des personnes de son âge. Je ne doute point, Monsieur, qu’avec de pareils secours, vous ne fassiez compter vos vertus bien plûtost que vos années. Ce qu’on voit faire de glorieux au sang dont on a l’avantage de sortir, frape beaucoup, & persuade plus que les vertus étrangeres. Vous avez d’ailleurs le bonheur d’estre né dans un temps, où les vertus du Roy l’ont élevé dans un si haut degré de gloire, qu’à peine la peut-on concevoir, & comme vostre naissance vous doit acquerir le Privilege d’estre souvent témoin des actions qui luy feroient chaque jour meriter le surnom de Grand, si toute la terre ne le luy avoit pas déja donné, la justice qu’il rend à tous, vous apprendra que vostre qualité ne vous doit pas empécher de la rendre à tous ceux à qui vous la devrez, sa prudence vous fera connoître que rien n’est plus necessaire aux hommes que cette vertu dans quelque élevation qu’ils soient, la maniere dont il garde son secret, & celuy des autres, vous fera voir de quelle utilité le secret est dans la vie, lors qu’on le garde pour ses propres affaires, & que celuy d’autruy n’est point a nous, puisqu’un si grand Roy ne revelle jamais les secrets qu’il a souhaité de sçavoir. La clemence de ce Monarque vous apprendra à pardonner, sa douceur à estre humain, & à n’avoir jamais d’emportement, sa bonté à excuser les defauts d’autruy, sa vigilance à ne vous point laisser surprendre, sa liberalité à n’estre point avare, & à faire du bien, sa fermeté à ne vous étonner de rien quand la justice sera pour vous, & sa pieté à vivre en honneste homme, & en vray Chrétien. Pendant que vous verrez pratiquer ces vertus au Roy, vostre âge, & vostre naissance vous permettent en mesme temps de voir de prés de quelle maniere une grande Princesse, dont l’esprit est aussi élevé que sa naissance & son rang, & dont le goût est d’une justesse admirable, les fait insinuer à Monseigneur le Duc de Bourgogne. Il est vray que ce jeune Prince n’est pas encore non plus que vous en âge de les pratiquer, mais il en retient du moins quelques-unes, qui avec le temps feront encore plus d’impression sur son esprit. Cependant voyez le tout remply de la boüillante, & genereuse ardeur qu’il tient de son sang, ne respirer que le bruit de la Guerre, faire faire l’Exercice, & nommer les Officiers aux Gardes par leur nom, ce qui fait voir que là plus grande partie luy en est déja connuë. Profités, Monsieur, de tant de choses avantageuses. Vous avez déja donné des marques que vous ne manquerez pas du costé du cœur ; à peine sçaviez-vous prononcer quelques paroles, qu’ayant vû saigner Madame la Duchesse vostre mere, vous vous sentites aussi-tost émû de colere à la veuë de son sang, & cherchâtes vostre épée pour punir celuy qui l’avoit fait couler. Ainsi, Monsieur, je n’ay rien à dire du costé de la valeur ; & l’on connoît assez par ces genereux commencemens, que vous ne laisserés pas vostre épée inutile ; du reste attachés vous souvent à regarder les exemples que vous fournissent vos Maistres, & vostre sang ; faites en souvent une étude particuliere, & soyez persuadé qu’en les suivant, vous remplirés dignement, & avec éclat la carriere où vous entrerés bien-tost. Ce sera alors que vous me fournirés de grands sujets de parler de vous, & de vous marquer souvent que je suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble & tres-obeïssant Serviteur, DEVIZÉ.
Au Lecteur §
Au Lecteur.
On croyoit mettre dans cette quatriéme Partie la Liste des Presens qu’on envoye au Roy de Siam, à la Princesse Reine & à Mr Constance, & de ceux que l’on fait aux trois Ambassadeurs ; mais comme on n’a pû l’avoir assez tost, & qu’on ne peut differer davantage à faire distribuer le Mercure de Janvier, auquel cette quatriéme Partie est jointe, on avertit le Public qu’on donnera cette Liste dans peu de jours. Ce sera un Ouvrage separé que ceux qui auront acheté ce Volume y pourront faire adjoûter.
[Entrée des Ambassadeurs dans la Ville de Doüay, les harangues qui leur ont esté faites, & ce qui s'est passé dans tous les lieux de la mesme Ville où ils ont esté, & particulierement aux Jesuites, & à la Fonderie] §
L'Université les harangua en Latin, & leur fit connoître ce que c'est que ce Corps celebre. L'Ambassadeur donna ce soir-là pour mot, tant qu'il triomphera je me réjoüiray. Il semble que Mr de Pommereuil ne parleroit pas autrement luy-mesme, puisqu'il aime fort la Musique & les Violons, avec lesquels il semble se rejoüir tous les jours de la grandeur de Sa Majesté. Comme la Ville est fort grande, ils eurent le soir tant de Dames à les voir souper, qu'il n'y eut point de place pour les Hommes. Mr de Pomereüil leur envoya des Violons, avec beaucoup d'autres Instrumens, & plusieurs Musiciens, parmy lesquels il y en avoit qui ont esté Pages de la Musique du Roy. L'entretien des Dames & cette Musique leur servit de divertissement pendant le Repas. Le lendemain à sept heures du matin, ils trouverent les trois Carrosses de Mr de Pommereuil qui les attendoient. Ils allerent avec luy à la fonderie, où Mr Keller avoit préparé une fonte, elle estoit de quatre pieces de 24. & de deux de 16. livres. En attendant que le metal fust tout à fait prest à couler, on leur fit voir la maniere dont se font les moules, que Mr Fleury Controlleur de l'Artillerie leur expliqua. L'Ambassadeur examina longtemps la partie du moule qui sert à faire une grosse Masselette, au bout de la culasse de la piece, comme on les fait à Doüay, & se fit expliquer tout ce qui la regarde. Ensuite, Mr Fleury les mena au Moulin à scier les pieces. C'est une machine fort curieuse, pour faire voir la maniere dont l'on forme les boutons des pieces dans ces Masselettes, ce qu'ils trouverent fort extraordinaire. Ils dirent qu'ils avoient du Canon chez eux, mais qu'il n'estoit ny si beau ny de mesme, & que la matiere dont on le faisoit, étoit neantmoins meilleure. Ils demanderent ensuite comment on faisoit des figures sur les culasses comme des Lions, & pour le leur faire entendre, on les mena aux pieces où les Repareurs travaillent, dont ils furent fort satisfaits. Ils firent prendre les mesures, & les proportions de toutes les pieces, & apres avoir veu les Allesoirs, ils demanderent à voir un noyau, se faisant aussi expliquer comment il se portoit dans le moule, & puis ils allerent voir couler les six pieces dont je viens de parler. De la Fonderie, on les mena voir l'Arsenal, où il y a quantité d'équipages d'Artillerie dans les Magazins couverts, qu'ils examinerent fort, mais sur tout un Pont de cuivre qu'ils admirerent, & dont ils se firent expliquer l'usage ; puis ils entrerent dans les Cours, lesquelles sont toujours pleines de Canons, de Mottiers, & de Pierriers de toutes les manieres, dont ils firent prendre aussi les proportions.
On peut dire qu'ils ont vû à Doüay, generalement tout ce que l'on peut voir dans les Arcenaux. Il y avoit trois cent Canons, Mortiers & Pierriers, & une si grande quantité de Bombes, qu'ils ne pouvoient (dirent-ils) assez admirer le Ministre qui a soin de la Guerre, voyant dans tant de Places non seulement de quoy les deffendre si elles estoient attaquées, & des munitions pour soûtenir les plus long Sieges, mais encor dequoy fournir des Armées entieres, qui voudroient aller assieger les plus fortes Villes, ou soumettre des Provinces. Ils ajoûterent, que ce qui les surprenoit, estoit qu'il falloit que ce Ministre donnast ses soins à toutes ces choses dans ses momens perdus, puisqu'il en avoit beaucoup d'autres à faire qui n'estoient pas moins importantes. Comme ils appliquoient tout au Roy, & avec jste raison, il firent tomber le bon état de tout ce qu'ils avoient remarqué sur le grand discernement de Sa Majesté dans le choix de ses Ministres.
De l'Arcenal on les mena dans la Baterie de l'école des Cadets d'Artillerie & des Canonniers où l'on tira. Ils virent emporter plusieurs blancs par les uns & par les autres, ce qui leur donna beaucoup de plaisir. Ils admirerent l'adresse & la promptitude que tous ces Cadets firent voir dans cet Exercice, ainsi qu'à charger & à nettoyer le Canon. Ils virent jetter plusieurs Bombes qui creverent fort à propos, & visiterent ensuite les dehors de la Place. L'aprésdinée ils allerent voir le Fort de l'Escarpe, où Mr du Repaire qui en est Gouverneur, les reçût au bruit du Canon, avec les Officiers majors de la Place. La Garnison étoit sous les Armes. Lorsqu'ils eurent fait le tour de ce Fort, Mr du Repaire les pria d'entrer chez lui pour se chauffer, à cause que le temps estoit assez froid ce jour-là. Il y trouverent Madame & Mademoiselle du Repaire, madame la Baronne de Quincy, & plusieurs autres Femmes de qualité. Aprés un moment de conversation auprés du Feu, on servit une Collation magnifique, & les Dames se mirent à table avec ces Ambassadeurs. Mr du Repaire dit, qu'à cause du froid, il falloit commencer par les Vins de Liqueur. Son avis fut suivi, & l'on en bût de plusieurs sortes. L'Ambassadeur ayant trouvé Mademoiselle du Repaire fort belle, luy dit que si elle vouloit aller à Siam, il avoit un Fils qui pourroit estre un jour grand Seigneur, & que si elle l'épousoit, elle ne devoit point craindre la pluralité des Femmes, parce qu'elle estoit assez belle pour empêcher que son Fils ne voulust en avoir d'autres.
Comme les Jesuites de Doüay les attendoient, ils sortirent peu de temps aprés, & ne parlerent pendant tout le chemin que de l'agréable Collation qu'ils venoient de faire. Estant arrivez chez ces Peres, ils furent conduits dans une grande salle, où il y avoit quantité de Voix & d'Instrumens. Voicy le Spectacle qui leur fut donné.
PREMIERE ENTRÉE.
Le Genie de la France tâchoit d'attirer le Genie de Siam à faire une Alliance avec Loüis le Grand.
SECONDE ENTRÉE.
La Renommée & la Gloire venoient étaler les grands exploits de ce Heros, dont ils faisoient connoistre la pieté, & la valeur qui luy ont justement acquis le nom de Grand.
TROISIEME ENTRÉE.
Le Genie de Siam charmé de ce recit, témoignoit la passion qu'il avoit de se voir entre les Alliés d'un Monarque si puissant, dont l'amitié devoit estre si honorable, & si utile à sa Nation.
QUATRIEME ENTRÉE.
Les Genies de ces deux grands Royaumes applaudissoient à cette Alliance, & invitoient les Peuples à donner des marques de leur joye.
Aprés ce divertissement, on conduisit les Ambassadeurs dans le Refectoire, où il y avoit une grande collation preparée, mais celle de Mr du Repaire estoit si recente, qu'il leur fut impossible de manger autant qu'ils l'auroient voulu pour repondre à l'empressement que ces Peres avoient de les régaler. Les Ambassadeurs leur dirent en s'en retournant, qu'ils avoient connu par le divertissement qu'ils venoient de donner ce qu'ils n'ignoroient pas déjà, sçavoir qu'il y avoit peu de personnes qui fussent aussi capables qu'eux de bien élever la jeunesse.
[Leur Entrée à Cambray avec les honneurs qu'ils y ont reçus, les Harangues des Magistrats, & tout ce qu'ils ont vû, fait & dit] §
Pendant qu'ils estoient sur les ramparts de la Citadelle, on fit venir sur l'Esplanade qui est entre la Ville & la Citadelle, une Compagnie de Cadets. Ils firent l'exercice ; mais comme le jour commençoit de finir, & qu'ils avoient resolu d'aller voir M. l'Archevesque, l'Ambassadeur dit qu'il estoit accoutumé à voir de la Noblesse & des Troupes, mais qu'il ne verroit pas par tout des Archevesques comme celuy de Cambray. Ils allerent dans son Eglise, où ils le trouverent à la teste de son Chapitre. Aprés le compliment de ce Corps, les Ambassadeurs ne voulurent point avancer que Mr l'Archevesque ne passast devant eux, & luy dirent qu'ils avoient oüy parler de sa pieté & de sa grandeur, de toutes manieres. Ce Prélat leur fit voir tout ce qu'il y avoit de plus curieux dans son Eglise, & leur en fit entendre la Musique & les Orgues. Il voulut ensuite les reconduire jusques à la porte quoique les Ambassadeurs s'efforçassent de l'en empescher, ne croyant pas qu'il se dûst donner ces soins.
[Peronne] §
Les Ambassadeurs entrerent ensuitte au bruit du Canon & du Carillon des Cloches, & passerent au travers de seize Compagnies du Regiment de la Milice qui formaient deux hayes jusques à l'Hôtel qui leur avoit esté preparé. Les Officiers de ce Regiment les saluerent de la pique, & des Enseignes avec leurs Drapeaux. La Garde de leur logis estoit de cinquante Mousquetaires détachez, commandez par le plus ancien Capitaine, un Lieutenant, à l'Enseigne Colonelle avec le Drapeau de la Pucelle. On avoit mis au dessus de la porte de ce mesme Logis, les armes du Roy de Siam, environnées de Lauriers, & de fleurs. Peu de temps apres que les Ambassadeurs furent arrivez, Mr le Marquis d'Hoquincourt, toûjours accompagné de mesme qu'il l'avoit esté à la porte de la Ville, vint les saluer. Mrs de Ville s'étant aussi rendus au mesme lieu, Mr Aubé Majeur qui estoit à leur teste, leur fit compliment au nom de ce Corps, & s'expliqua en ces termes.
Messeigneurs
Les Magistrats de Peronne viennent paroistre devant vous, ils souhaiteroient de pouvoir assez bien répondre aux volontez du Roy leur Maistre, pour vous recevoir avec toute la magnificence que vous meritez. Dieu qui tient les coeus des Rois dans ses mains, a fait un miracle d'avoir uny deux grands Rois d'une êtroïte amitié, malgré le grand éloignement de leurs Etats, & les vastes mers qui les separent. Il semble qu'il vienne d'en faire encore un nouveau, en faveur de nostre chere Ville de Peronne, puisque nous voyons vos Excellences dans ses murs ; & cette Ville toute remplie qu'elle est de la gloire que nos Peres luy ont acquise dans les siecles passez, avoit encore besoin de cette heureuse journée pour celle de leurs successeurs, qui assurent vos Excellences par la bouche de leurs Magistrats, du profond respect qu'ils ont pour vous, & des vœux qu'ils feront afin que cette union dure éternellement.
L'interprete demanda à Mr Aubé s'il avoit une copie de son discours. Il luy répondit que oüy, parcequ'il sçavoit que les Ambassadeurs en avoient demandé dans plusieurs Villes où ils avoient passé ; & l'Interprete l'ayant receuë des mains de ce premier Magistrat, la lût, & l'expliqua ensuite aux Ambassadeurs. Le premier Ambassadeur répondit, Qu'ils estoient bien obligez à Mrs les Magistrats de Peronne, de l'honneur qu'ils leur rendoient ; Qu'ils s'en souviendroient quand ils seroient de retour dans les Etats du Roy leur Maistre : Que l'Alliance qui venoit d'estre contractée entre les deux Rois, dureroit autant que le Soleil & la Lune ; Qu'ils se recommandoient à leurs prieres, & qu'ils croyoient qu'il y auroit un jour beaucoup de Chrestiens dans le Royaume de Siam, & que les François deviendroient Siamois, & les Siamois François. Le Chapitre & le Bailliage vinrent ensuite les complimenter. Le Bailliage avoit à sa teste Mr Vaillant, Lieutenant general, & le Chapitre Mr l'Abbé le Vestier, Docteur de la Maison & Societé de Navarre, & Doyen du Chapitre de Peronne. Il estoit accompagné de plus de trente Chanoines, & du Clergé de ses quatre Paroisses. Voicy de quelle maniere il parla.
Monseigneur,
Si tous les peuples sont dans l'admiration des rares qualitez de l'auguste Monarque dont voste Excellence represente si dignement la personne ; s'ils ne peuvent assez élever la sagesse qui regle toutes les actions, & particulierement le zele qui luy a fair rechercher l'amitié de nostre invincible Monarque, avec quelles marques d'estime & de veneration ne devons-nous pas recevoir les Ambassadeurs d'un Prince si accomply ? Quelle joye ne devons-nous pas faire paroistre du bonheur que nous avons de posseder les Ministres d'un Prince si recommandable & si cher à toute l'Eglise, dont il veut bien estre le protecteur dans les Royaumes les plus éloignez ? Illustres Ambassadeurs, que le Ciel benisse les démarches que vous faites pour la gloire d'un si grand & d'un si aimable Prince : Que la Bienveillance dont vous voulez bien honorer les Ministres du Trés-haut vous soit à jamais une semence d'immortalité : Enfin, que vostre prudence, vostre sagesse & toutes les héroïques qualitez qui vous font estimer & cherir de LOUIS LE GRAND & de tous ses peuples, soient un jour couronnées des splendeurs de la Sagesse Eternelle, de ses trésors infinis, & de ses richesses inépuisables. Ce sont, Monseigneur, les vœux & les plus ardans desirs de toute cette Compagnie, & en particulier de celuy qui a l'honneur de parler icy pour elle.
Pendant que les Ambassadeurs estoient occupés à écouter ces harangues, & à faire des réponses aussi spirituelles qu'obligeantes, le Major, & l'aide Major du Regiment de Milice, firent faire un mouvement aux Troupes qui vinrent en bon ordre dans la Place, où ils les mirent en Bataille, devant l'Hôtel des Ambassadeurs. Le Lieutenant Colonel estoit à la teste à cause de l'indisposition du Colonel, une partie des Capitaines faisoit un front ; les Lieutenans estoient dans les divisions, & la queuë estoit fermée par le reste des Capitaines, ils avoient tous des plumes blanches. L'ordre ayant esté donné ensuite pour les vins de present, ils furent portés dans des Cannes par douze Huissiers de Ville qui avoient à leur teste les Avocats & Procureurs du Roy de l'Hôtel de Ville precedez du Major, & de l'aide Major de la Milice avec les trente Drapeaux des Arts, & Métiers qui estoient portez par leurs Enseignes, au son d'un fort grand nombre de Tambours, le Mareschal des Logis étoit à la queuë. Ils entrerent en cet ordre chés les Ambassadeurs, ausquels l'Avocat de la Ville fit compliment, & presenta les Vins. L'Ambassadeur répondit qu'ils estoient obligés à Mrs de Peronne de leur honnesteté, qu'ils voudroient trouver occasion de les servir, & qu'ils n'avoient pas attendu moins d'honneur qu'ils en recevoient sur le recit qu'on leur avoit fait de Peronne, qu'ils n'oubliroient jamais. Ces Messieurs s'étant ensuite retirés dans le même ordre à l'Hôtel de Ville, les Arquebuses à croc du Befroy tirerent, ce qui fit sortir les Ambassadeurs qui furent surpris de voir le Bataillon, dont il furent saluez de nouveau de la pique ; aprés quoy les Arquebuses à croc recommencerent à tirer pour satisfaire leur curiosité. Ils rentrerent ensuite chez eux, où Mr le Marquis d'Hoquincour alla leur demander l'ordre. L'Ambassadeur donna pour mot la Pucelle, & dit que ce soit estoit assez beau & assez glorieux à la Ville, pour n'en pas donner un autre. On sçait que la Ville de Peronne n'a jamais esté prise, quoyqu'elle ait esté attaquée en 1536. par une puissante Armée que commandoit le Comte Henry de Nassau, sous Charles Quint ; les Habitans de Peronne la repousserent vigoureusement, aprés avoir essuyé plusieurs assauts. Les cloches carillonerent pendant tout le soir, & toutes les fenestres de la Ville se trouverent illuminées, & les ruës remplies de feux par les ordres & par les soins de Mr Aubé. L'Apartement des Ambassadeurs de l'Hostel où ils estoient logez, Mr Torf les avertit de l'état brillant où estoit la Ville. Ils voulurent la voir, & sortirent jusque dans la Place ; ce qui leur fit dire qu'ils voyoient par là qu'on n'oubliot rien pour faire honneur au Roy leur Maistre. Comme ils ne sejournerent point à Peronne, la foule se trouva si grande pour les voir souper, que la curiosité d'une grande partie des Dames ne pût estre satisfaite. L'Ambassadeur ayant demandé le Plan de la Ville à Mr le Marquis d'Hoquincour, il le luy fit donner par Mr Tison, Ingenieur de Sa Majesté, de la résidence de Peronne, avec lequel il l'examina.Le lendemain le Bataillon s'estant remis en deux hayes, comme le jour precedent, dés six heures du matin, les Ambassadeurs partirent à sept au travers de cette double haye. Mr le Gouverneur, Mr le Lieutenant de Roy, & Mrs de Ville les attendoient à la Porte de la Ville, où ils leur firent de nouveaux complimens ; & les Ambassadeurs aprés les avoir remerciez, sortirent au carillon des cloches & au bruit du canon, & allerent dîner à Fesnes, d'où ils prirent la route de Saint-Quentin.
[S. Quentin] §
Mrs de Ville firent illuminer le soir les fenestres de leur Hostel, qui donnoient vis-à-vis de celuy où les Ambassadeurs estoient logez ; ce qui éclairoit la grande Place, qui est une des plus spacieuses, des plus regulieres & des plus belles de France. Toute la Ville fut aussi illuminée, les ordres ayant esté donnez de mettre des lanternes à toutes les fenestres. On soupa à l'ordinaire. L'Assemblée fut remarquable, & les Ambassadeurs trouverent que le nombre des Dames estoit grand à S. Quentin, & qu'il y en avoit beaucoup de belles. On leur donna les Violons aprés soupé, & quand ils eurent joüé longtemps, ils se mêlerent aux Trompettes des Chevaliers de la Couronne, avec lesquels ils s'estoient concertez ; & les plaisirs de cette soirée finirent par le bruit de la décharge d'un grand nombre d'Arquebuses à croc, qui estoient à l'Hostel de Ville. Le lendemain 17, quelques Mandarins & quelques Secretaires allerent par ordre des Ambassadeurs, à la grande Eglise, afin de leur faire rapport de ce qu'ils verroient pour l'écrire ensuite, comme ils ont fait dans tous les lieux où ils ont esté. Ils trouverent cette Eglise trés-belle, tant pour sa grandeur que pour sa construction. Sur les neuf heures du matin les Ambassadeurs ayant achevé de déjeuner, les Mayeur & Eschevins leur vinrent encore faire compliment par la bouche de Mr Rochart. L'Ambassadeur leur marqua avec les termes les plus obligeans & les plus forts, qu'on ne pouvoit estre plus content qu'ils l'estoient de la Ville & de luy.
Comme ils avoient desiré d'entendre les Cloches de la grande Eglise avant leur départ, ils se mirent à la fenestre, & on les fit sonner à volée, & ensuite carillonner. Ils furent aprés salüez des Arquebuses de l'Hostel de Ville, qu'ils avoient déja veuës & entenduës avec plaisir, & partirent precedez des Chevaliers de la Couronne avec leur Etendarts, leurs Trompettes & tout ce qui peut marquer des Troupes reglées, dont ils avoient l'air.
[Soissons] §
Ils virent l'Eglise de Saint Gervais & de Saint Protais qui est la Cathedrale, & admirerent celle de l'Abbaye de Saint Jean des Vignes pour sa grandeur, sa blancheur, sa propreté, & sur tout pour sa clarté. Aussi eut-on dire que c'est une des plus belles Eglises du Royaume. Cette Abbaye est de fondation Royale, & ses Religieux sont de vivantes Images de pieté & de veritables sujets d'édification. Ils monterent aux Orgues, qui sont neuves & trés-belles, & ils les toucherent fort longtemps ; aprés quoy estant remontez en carrosse, on les conduisit au jardin de l'Arquebuse, dans lequel ils prirent plaisir à se promener. Ils le trouverent fort agreable, & allerent de là au Mail, qui n'est pas encore dans sa perfection, mais qui sera trés-beau lorsque les Arbes seront evenus plus grands. Le soir Mr l'Intendant leur donna à souper dans son Hostel, où toutes les personnes de qualité furent conviées. Ils admirerent sa magnificence & sa bonne chere. Il y eut Bal aprés soupé. On leur donna aussi le divertissement d'une mascarade composée des plus belles & des plus considerables Filles de la Ville. Ils les trouverent toutes trés-belles, & firent connoistre par leurs honnestetez & par les choses obligeantes qu'ils leur dirent, que les manieres galantes ne leur sont pas inconnuës. Tous ces divertissemens furent accompagnez de beaucoup de choses que Mr Bossuet sçavoit leur devoir estre agreables. Cette feste finit fort tard. Comme ils devoient passer dans la grande Place en s'en retournant, Mrs de Ville firent encore tirer un grand nombre de Fusées volantes, dont ils admirerent l'effet, & qui ne cesserent point qu'ils ne fussent arrivez dans l'Evesché, où ils receurent encore des complimens de Mr l'Intendant. Ils ont esté si charmez de sa galanterie, de ses honnestetez, de sa bonne chere, & de sa magnificence, qu'ils en ont souvent parlé depuis ce temps-là.
[Visite de la bibliothèque à S. Victor]* §
On leur fit voir aussi le Jardin Royal des Plantes, qui est dans le Fauxbourg S. Victor ; & on leur montra tout ce qu’il y a de plus curieux, & tout ce que ce lieu doit depuis quelques années à Mr de Louvois. Ils reconnurent beaucoup de Plantes de Siam, & examinerent plusieurs Squelettes, & entre autres celuy de l’Elephant de Versailles. Ils allerent aussi à S. Victor, dont ils virent la fameuse Bibliotheque, & les Ornemens de l’Eglise.
[Les Ambassadeurs sont invités après leur Voyage de Flandres à une Feste donnée par Monsieur à Saint-Cloud. Description de cette grande Feste] §
Deux jours aprés que les Ambassadeurs furent de retour de leur Voyage de Flandre, ils furent invitez à une Feste que Monsieur donnoit dans sa Maison de S. Cloud. Comme cette Feste se faisoit au dedans du Château, le Premier Gentilhomme de la Chambre y commandoit, de mesme que le Capitaine des Gardes à tout ce qui se fait hors des Appartemens, & même aux Comédies & aux Balets qui se font dans les Sales destinées pour ces sortes de Spectacles ; car lors qu'on en donne dans les Appartemens, c'est toûjours du Premier Gentilhomme de la Chambre qu'on reçoit les ordres. Ainsi Mr le Comte de Tonnerre, l'un des Premiers Gentilshommes de la Chambre de Monsieur, & servant alors auprés de ce Prince, les donnoit dans cette Feste, pour empescher la confusion qui est inseparable des divertissemens de cette nature. Ils commencerent à trois heures aprés midy, & Monseigneur le Dauphin, Madame la Dauphine, Monsieur & Madame qui en faisoient les honneurs, & les personnes de la premiere qualité qui en avoient esté conviées, ayant traversé toutes les Sales des Gardes, Anti-Chambres & Cabinets qui estoient magnifiquement meublez de trés-belles Tapisseries & autres meubles nouvellement arrivez d'Alemagne, & dont Madame a hérité de feuë Madame l'Electrice Palatine sa Mere, ils passerent par le Salon, & par la Galerie, l'un & l'autre peints par Mr Mignard, & allerent dans le petit Salon de Diane, qui est à l'autre bout de la Galerie, où il y avoit un fort beau Concert composé de Clavessins, Violes, Tuorbes, & Dessus de Violon. On y demeura plus d'une heure, & pendant ce temps on servit une Collation magnifique des plus beaux fruits de la Saison, parmy lesquels il y en avoit de fort rares, parceque leur saison estoit passée. Le jour commençant à finir, on éclaira les Appartemens par lesquels on venoit de passer. Ils estoient tous garnis de Lustres, Girandoles, Chandeliers & Flambeaux d'argent, dont le nombre estoit fort grand. Au sortir du Concert, toute l'Assemblée se rendit dans le Salon où tout avoit esté disposé pour le Bal. Monseigneur le Dauphin & Madame la Dauphine, Monsieur & Madame le commencerent. Toutes les Princesses & Duchesses formoient un cercle, dans lequel on dança. Il y avoit aussi beaucoup de personnes de la premiere qualité. Mrs les Ambassadeurs de Siam estoient auprés des Duchesses, à main droite de Monseigneur le Dauphin. Ce Prince leur parla ; & comme pour luy marquer une plus profonde veneration, ils avoient les mains jointes, Monseigneur eut la bonté de leur dire qu'ils pouvoient ne se point géner en les tenant en cet état, & que dans un temps de divertissement, ils pouvoient prendre un air plus libre. Ils répondirent par de profondes inclinations, puis ils dirent que quoyqu'ils n'eussent pas apporté leurs Bonnets de ceremonie, qu'ils n'ostent jamais & qui sont mesme attachez, ceux qu'ils avoient apportez pouvoient leur en tenir lieu, & mesme qu'ils leur estoient tout-à-fait précieux, puisque c'estoit un Present du Roy.
Il y eut beaucoup de personnes de distinction qui vinrent de Paris pour voir ce divertissement. Mr l'Envoyé de Baviere, qui estoit venu en cette Court pour faire des Complimens sur l'heureux Accouchement de Madame la Dauphine, estoit aussi placé derrière les Duchesses. On dança au son des Violons & des Hauts-bois. Il y avoit environ deux heures que le Bal estoit commencé, lorsqu'on servit une Collation séche dans cinquante Corbeilles remplies de toutes sortes de Fruits, de Limes douces, d'Oranges de la Chine, de Confitures séches, de Massepains, & de toute sorte de petite Patisserie. Quand toute cette Collation eut passé devant Monseigneur le Dauphin, & Madame la Dauphine, elle fut presentée aux Duchesses, & fit le tour du Cercle ; aprés quoy chacun de ceux qui composoient l'Assemblée eut liberté d'en prendre. On apporta ensuite plus de trente petites Tables de la Chine, que l'on appelle Cabarets, chargées de huit ou dix porcelaines chacune, les unes remplies de Chocolat, & les autres de Thé & de Caffé, dont chacun choisit selon son goût. Toute cette Collation fut portée par les Officiers de la Chambre, & par ceux de la Garderobe de Monsieur. Aprés que chacun eut pris ce qu'il souhaitoit, on recommença à danser. Tant que le Bal dura les Officiers du Gobelet & d'Echançonnerie de Monsieur, se tinrent dans un vestibule qui est proche du Salon, & donnerent à boire à tous ceux qui en voulurent. Dans la Sale qui est au dessus de ce Vestibule, du côté de l'Orangerie, il y avoit des Tables pour toutes sortes de Jeux, & les personnes de la premiere qualité, qui ne vouloient pas dancer, s'y divertirent à joüer. Monseigneur y prit ce divertissement quelque temps avant la fin du Bal, & y joüa au Reversi. A costé du lieu où l'on joüoit, estoit une Chambre où l'on alloit boire toutes sortes de liqueurs, ainsi que du Chocolat, du Thé & du Caffé, que l'on offroit mesme à tout le monde ; de sorte que ceux qui n'estoient venus que pour voir la Feste, aussi bien que ceux qui en estoient, purent autant qu'ils le voulurent satisfaire leur soif, & leur goût.
Le Bal finit à sept heures & demie, & l'on passa du Salon où l'on avoit dancé, & de la Chambre où l'on avoit joüé, dans l'Orangerie, qui estoit éclairée par une infinité de Lustres & de Girandoles garnies de bougies ; & ces Lustres & ces Girandoles estant suspendus entre les Orangers, formoient une grande Allée toute brillante de Cristaux & de lumières, qui donnant un vif éclat à la verdure, produisaient un trés-agreable effet. Cependant ce lieu, quoyque si bien orné et si magnifique, ne servoit que de passage pour aller à la Sale de la Comedie, qui estoit encore toute éclatante de lumieres. On y representa Bajazet, de Mr Racine, Tresorier de France. Les Ambassadeurs eurent le mesme rang qu'ils avoient eu au Bal, & toûjours à la droite de Monseigneur le Dauphin. Ils comprirent si bien le noeud de la Piece, par les choses qu'on leur expliqua, qu'ils entrerent dans la beauté du sujet, dont ils parlerent juste aussi bien que du jeu des Acteurs ; ce qui fut plusieurs fois rapporté à Monseigneur le Dauphin, à Madame la Dauphine, à Monsieur & à Madame, pendant la Comedie. Cela leur fit donner beaucoup de loüanges & admirer la justesse de leur goût, & la penetration de leur esprit. La Comedie estant finie à dix heures & demie, on traversa l'Orangerie, le grand Salon & les Appartemens par où l'on estoit venu, & ensuite l'on entra dans le petit Appartement de Madame, & dans l'ancien Salon peint par feu Mr Noiret. Le Buffet qui estoit dressé en face, frapa d'abord les yeux. Il avoit 25 pieds de haut sur 30 de large, & estoit tout remply de trés-beaux Ouvrages d'Argenterie & de vermeil doré & il y en avoit mesme quelques-uns d'or. Parmy cette Argenterie on remarquoit beaucoup de grandes Cuvettes, de Vases, d'Urnes, de Girandoles & de Flambeaux d'argent, le tout d'un trés-beau travail & trés-bien cizelé. Il y avoit quatre Tables de pareille grandeur, dans les quatre coins du Salon. Elles estoient de 25 Couverts chacune, & furent toutes quatre servies à quatre Services, également beaux, & en mesme temps. Monseigneur le Dauphin mangea à la premiere, Madame la Dauphine à la seconde, Monsieur à la troisiéme, & Madame à la quatriéme ; de maniere que tous ceux qui furent placez à ces quatre Tables, eurent l'honneur de manger avec l'un de ces Princes, ou l'une de ces Princesses. Les Dames estoient magnifiquement parées, & elles avoient toutes ensemble pour plusieurs millions de Pierreries. Les Violons joüerent pendant le Repas. Les Ambassadeurs de Siam, aprés avoir vû la disposition du lieu, & le soupé, furent conduits par le Premier Maistre d'Hostel de Madame, dans un lieu où ils trouverent une Table servie aussi avec beaucoup de magnificence. On en servit en mesme temps dix ou douze autres, pour tous les Seigneurs de la Cour, pour les personnes les plus qualifiées, & pour les Officiers de la Maison Royale. Ainsi tous ceux qui estoient de la Feste, & ceux qui n'en estoient que spectateurs furent tous splendidement regalez, quoyque l'Assemblée fust trés-nombreuse. Monseigneur le Dauphin, Madame la Dauphine, Monsieur & Madame, avec toute leur Cour, retournerent à Versailles un peu avant minuit, & trouverent en sortant tous les dehors du Château éclairez par un nombre infiny de lumières, qui avoient esté posées en divers endroits, & particulièrement sur les Balustrades, sur les grilles, & sur tous les lieux élevez. Les Ambassadeurs, aprés avoir consideré cette illumination, prirent le chemin de Paris, pleins de la magnificence, des bontez & de la grandeur de Monsieur, qui soûtient avec tout l'éclat possible le rang glorieux où la naissance l'a mis.
[Ils vont à la Comedie de l’Avare, & à l'Opera d’Armide, & ce qu'ils en ont dit] §
Comme chacun s’empressoit à leur donner des divertissements aprés leur retour de Flandre, & qu’on leur offroit l’Opera & la Comedie, ils allerent à l’Avare, & ce qu’il y eut de surprenant, c’est que l’Ambassadeur dit pendant la Piece, qu’il gageroit que la cassette où estoit l’argent de l’Avare seroit prise, & que l’Avare seroit trompé ; ce qui estant arrivé selon sa pensée, dût luy faire beaucoup de plaisir, & fit connoistre dans le mesme temps combien la penetration de son esprit est grande pour les choses qui sont de son usage.
Ils allerent le lendemain voir l’Opera d’Armide, que Mr de Veneroni leur expliqua ainsi qu’il avoit fait la Comedie le jour precedent. L’Ambassadeur voulut estre éclaircy de tout le Sujet ; & sur les enchantemens que faisoit Armide pour engager Renaud à l’aimer, il demanda si Armide estoit Françoise ; & quand on luy eut repondu que non, & qu’elle estoit Niéce d’Hidraot Roy de Damas, il repartit, Si elle eust esté Françoise, elle n’auroit pas en besoin de magie pour se faire aimer, car les Françoises charment par elles mesmes. Cet Opera luy plut extraordinairement ; & quand il vit le Palais d’Armide ruiné & brûlé, il dit, Sortons, le Palais est tombé, nous ne pouvons plus coucher icy.
[Ce qui se passa le jour même en Sorbonne à l'égard des Ambassadeurs, tout ce qu'ils y ont vû, & ce qu'ils ont dit] §
Le jour que cette These fut soûtenuë en Sorbonne, les Ambassadeurs y allerent, tant par cette raison que pour voir un lieu si renommé par toute la terre. Ils y arriverent sur les deux heures aprés midy & furent receus en descendant de Carrosse par des anciens Docteurs de la maison qui les conduisirent dans une chambre contiguë à la Sale où le Siamois devoit soûtenir. Le plus ancien des Docteurs leur fit compliment, & leur marqua que la Sorbonne se croyoit obligée de remercier le Roy de Siam en leurs personnes, de la protection qu’il a la bonté de donner en son Royaume à quelques Docteurs du College de Sorbonne, & à quelques Missionnaires qui estoient partis d’Europe pour aller aux Indes, à dessein d’y annoncer la Religion Chrétienne. Il ajoûta qu’il prioit leurs Excellences, d’avoir la bonté de témoigner au Roy de Siam la reconnoissance qu’auroit toûjours la Sorbonne de la bien-veillance, qu’il témoignoit à ces Docteurs Missionnaires. L’Ambassadeur répondit, que le Roy leur Maître continuëroit de permettre à chacun le libre Exercice de la Religion qu’il professoit, & principalement de la Religion Chrétienne ; qu’il permettroit qu’elle fût annoncée à ses Sujets, & qu’ils en fissent même profession ; qu’il estimoit particulierement les Missionnaires, & les appuyoit de son authorité Royale dans leurs fonctions Apostoliques, & qu’ils ne manqueroient pas à leur retour de luy témoigner la reconnoissance, que la Sorbonne en avoit, & les remerciemens qu’elle luy en faisoit. On les conduisit ensuite à l’Eglise. Ils en examinerent l’Architecture qu’ils trouverent belle, & les Autels magnifiques. Ils admirerent en sortant le vestibule qui regarde sur la court, & la belle simetrie de tout le bâtiment. Aprés cela on les fit monter à la Bibliotheque ; ils furent d’abord surpris à la veuë d’un si grand vaisseau, & si élevé, & remply jusques au haut d’une si grande quantité de Livres, imprimez ou manuscrits. Mr le Bibliothequaire fit voir à l’Ambassadeur un Tite-live manuscrit, remply de tres-belles mignatures, qui representent les Sieges & les Combats des Romains. L’Ambassadeur le feuïlleta, & le considera avec plaisir, & pendant ce temps, le Bibliothequaire presenta aux deux autres, & particulierement au second Ambassadeur qui a beaucoup voyagé, ainsi que je vous l’ay déja dit, un Alcoran bien écrit en Arabe sur du papier de la Chine. Ils s’arrêterent beaucoup à quelques Livres Modernes qui representoient les Triomphes de Sa Majesté. L’Ambassadeur considera aussi quelques Globes ; il marqua du doigt sur celuy de la terre le chemin de Siam, & nomma les Isles qui en sont les plus proches. Il parcourut ensuite le Globe Celeste, nomma plusieurs Etoiles en sa langue, & fit paroître qu’il les connoissoit, & leur situation. Apres avoir parcouru la Bibliotheque, ils descendirent dans la Sale où se devoit faire l’Acte, & avant que de s’asseoir, ils saluerent le Portrait du Roy qui estoit posé sous un dais ; ils saluerent ensuite le President, & la Compagnie, & ne sortirent qu’à la fin de l’Acte du Siamois qui fut loüé par le President de l’Acte, & fort exhorté à continuer ses études. Ce President insera dans son discours les Loüanges des Ambassadeurs qui estant surpris du bruit que firent les applaudissemens que le Siamois receut, demanderent si l’on n’étoit pas content. On leur expliqua ce que c’estoit que les bâtemens de mains qu’ils entendoient, & ils furent ravis de voir qu’un Homme de leur Nation eust paru dans une si belle Assemblée, & dans un Corps aussi sçavant que celuy de Sorbonne. Ils furent reconduits par quelques Docteurs jusqu’à leur Carrosse, & ils les remercierent de leur bonne reception, & de l’honneur qu’on leur avoit fait.
[Ils vont à l'Hôtel de Guise, où ils sont regalez d'un fort beau concert] §
Ces Ambassadeurs allerent ce même jour à l'Hôtel de Guise, on voulut d'abord leur faire entendre un fort beau Concert. Ils demanderent si Mademoiselle de Guise estoit dans l'Hôtel, & comme on leur eût répondu que oüy, ils répondirent qu'ils n'entendroient & ne verroient rien, qu'ils n'eussent eu l'honneur de la saluer, ils furent conduits dans l'Appartement de cette Princesse, à laquelle ils marquerent dans le compliment qu'ils luy firent qu'ils auroient crû commettre une grande faute, s'ils estoient entrez dans cet Hôtel, sans luy rendre ce qu'ils devoient à une personne de sa naissance. Ils visiterent tous les Appartements sans estre incommodés par la foule qui se trouva ce jour-là à l'Hôtel de Guise, tant les ordres qu'on avoit donnez pour cela, furent bien executez. Ils admirerent la magnificence des meubles, & la beauté de l'Hôtel, & dirent qu'il estoit digne de la grande Princesse qui l'habitoit. Quoy que cet Hôtel fut déja vaste & beau, Mademoiselle de Guise qui est toute magnifique, y a fait beaucoup travailler, & l'on sçait que de tout temps on a parlé de la sumptuosité des meubles de la Maison de Guise, & de ses riches Tapisseries. Les Ambassadeurs, apres avoir vû toutes ces choses, furent conduits dans le lieu où se devoit faire le Concert. Il n'estoit composé que de la Musique de cette Princesse, qui soûtient en tout la grandeur de sa naissance, & qui la marque par des choses que beaucoup de Souverains ne font pas. Les Ambassadeurs témoignerent plusieurs fois à Mademoiselle de Guise pendant le Concert, le plaisir qu'ils y prenoient, & sortirent charmez des honnestetés de cette Princesse, & de tout ce qu'ils avoient vû & entendu.
[Ce qu'ils ont fait & dit aux Feuillants le jour qu'ils y ont esté au Te Deum, de la composition de Mr de Lully] §
Vous avez oüy parler du Te Deum de la composition de Mr de Lully, qui s'est chanté aux Feüillans, pour rendre graces à Dieu du retour de la santé de Sa Majesté. Six de ces Peres ayant esté députez pour prier les Ambassadeurs d'assister à cette Ceremonie, se rendirent à l'Hôtel où ils estoient logez ; & aprés qu'ils eurent fait leur compliment, & marqué le sujet qui les amenoit l'Ambassadeur leur répondit Qu'ils avoient de si grands & de si justes sujets de s'informer de la santé du Roy, qu'ils avoient sçu que Sa Majesté se portoit bien ; mais qu'ils estoient ravis de l'apprendre par des personnes qui ne disoient jamais que la verité ; Qu'ils iroient avec plaisir chez eux, afin que cette santé leur fust confirmée par la voix des Peuples, pour avoir le plaisir de voir ces Peres, & pour entendre la Musique de Mr de Lully, dont ils avoient déjà esté charmez en d'autres occasions. Le jour de la Ceremonie, les Ambassadeurs furent receus à la premiere Porte des Feüillans par plusieurs de ces Religieux qui les conduisirent dans une Sale fort propre, auprés d'un grand feu, où les Peres les plus distinguez du Couvent par leur merite & par leur employ, les attendoient. Aprés les premiers complimens de part & d'autre, les Ambassadeurs se leverent pour voir les Tableaux qui estoient autour de la Sale, parmy lesquels on voyoit ceux de Henry III. de Henry IV. de Loüis XIII. & de Loüis le Grand, peints de leur hauteur ; & ce fut à ces Tableaux qu'ils s'arresterent, aussi bien qu'à celuy de Monsieur, qu'ils reconnurent d'abord, quoyqu'il fust peint il y a plus de vingt ans. Comme ils s'attacherent à regarder le Portrait de Henry III. on leur dit qu'il avoit esté Roy de Pologne ; ce qui surprit fort l'Ambassadeur, qui répondit Qu'il ne pouvoit concevoir ce qu'on luy disoit, puisqu'il n'estoit pas vray-semblable qu'on quittast un Royaume comme la France, pour quelque Royaume que ce fust ; desorte qu'il faut luy expliquer que Henry III. n'estoit pas encore Roy de France lorsqu'il fut nommé à la COuronne de Pologne, qui se donne par élection ; mais qu'il revint prendre celle de France, si-tost qu'il y fut appellé par droit de succession. Une personne de la compagnie luy ayant dit lorsqu'il estoit attaché à considérer le Portrait de Heny IV. Que s'il n'avoit pas cessé d'estre Huguenot, il n'auroit pas esté Roy de France, il répondit que c'estoit le Sang, & non la Religion, qui donnoit la Couronne de France. Il demanda par quelle raison les quatre Rois dont il voyoit les Portraits, avoient des habits si différens les uns des autres, & quelqu'un ayant reparty, que les François aimoient un peu le changement en habits, il répondit, que c'estoit moins une marque d'inconstance que parce qu'ils cherchoient la perfection en toutes choses, & que ces changemens estoient des essais pour la trouver ; mais que pendant qu'on le voyoit avec tant de sortes habillemens, on ne devoit point trouver à redire à ceux dont les autres Nations se servoient. Ils tournerent ensuite auprés du feu, où Mr le Prince & Me la Princesse de Mekelbourg estant arrivez, ils eurent une assez longue conversation, cette Princesse leur ayant fait diverses questions pleines d'esprit.
Plusieurs Personnes de la premiere qualité qui vinrent dans cette Sale pour se chaufer, entrerent aussi en conversation avec eux, & il la soutinrent avec beaucoup d'esprit. Mr l'Envoyé de Mantouë leur parla long-temps. Monsieur le Prince de Condé qui vouloit voir la Ceremonie sans se faire connoître parût dans le mesme lieu ainsi que Mr le grand Prieur, & se fit distinguer par son grand air. L'Ambassadeur marqua qu'il auroit souhaitté de luy parler, mais qu'il n'osoit par respect commencer la conversation avec un grand Prince, à moins qu'il ne luy parlast le premier. Elle se lia neantmoins, mais elle ne fut pas particuliere. Peu de temps aprés, chacun fut conduit aux places qui avoient esté reservées pour tant d'Illustres Personnes, les Princes en bas, & les Ambassadeurs aux fenestres de la Galerie qui donnent dans l'Eglise. Ils regarderent, & écouterent avec une extréme attention, ils remarquerent les differentes expressions de la Musique, & pendant le Domine salvum fac Regem, qu'on leur expliqua, il sembloit qu'ils priassent aussi pour le Roy. La Ceremonie estant achevée, ils furent reconduits dans la même Sale où on les avoit d'abord amenés pour se chauffer, & l'Ambassadeur pour montrer aux Peres l'effet que ce qu'il venoit de voir avoit fait sur luy, porta sa main à ses yeux, à ses oreilles, & sur son cœur, & dit que ses yeux avoient esté enchantés, ses oreilles charmées, & son cœur touché. Il répondit avec une presence, & une vivacité d'esprit inconcevable à beaucoup de personnes qui luy parlerent. Les Peres les firent ensuite passer dans une Salle où il trouverent une Collation servie. On les pria de si bonne grace de se mettre à table, qu'ils se crurent obligez d'avoir cette complaisance pour ceux qui les en presserent. Ils sortirent quelque temps aprés, & furent reconduits par les Peres jusques à la porte de la ruë.
[Visite de l’Imprimerie royale]* §
On les a aussi menés à l’Imprimerie du Roy, dont Mr Mabre-Cramoisy est Directeur. Il y avoit fait mettre plusieurs brasiers, afin qu’il s’y répandist par tout un air chaud. Il les conduisit d’abord au lieu où sont les casses des Composteurs, pour leur faire voir comment on assemble les caracteres. Ils furent surpris de la vitesse avec laquelle les Ouvriers levoient les lettres, & particulierement les petites ; car l’Ambassadeur fit de luy-mesme la difference des gros & des petits caracteres qu’il confronta les uns contre les autres. Il demanda à Mr Cramoisy de quel metal ces lettres estoient, & si on les faisoit en France. Lors qu’il eut satisfait à ces demandes, l’Ambassadeur poursuivit en disant que l’on trouvoit toutes choses en France, & qu’elle pouvoit se passer de tous les autres Païs. Mr Cramoisy fit ensuite lier des pages, & mesme imposer une Forme devant eux, & les mena aussi-tost dans la Salle où sont les Presses au nombre de douze, toutes roulantes. Leur surprise augmenta d’abord, & l’Ambassadeur dit en entrant à Mr Cramoisy, & en s’arrestant à considerer les mouvements des 24. hommes qui faisoient aller les Presses, qu’il croyoit voir des Soldats rangez en bataille. Mr Cramoisy luy répondit, que s’ils n’étoient pas Soldats, ils employoient leur vie aussi utilement pour le service du Roy ; que le plus grand travail de l’Imprimerie n’avoit presentement pour but que la gloire de Sa Majesté, & qu’à bien examiner les choses, il n’y avoit pas moins de merite à apprendre aux Nations les plus éloignées, & à la posterité même, les grandes actions de Sa Majesté, qu’à prendre des Villes, & à gagner des Batailles. L’Ambassadeur luy répondit qu’il ne s’étonnoit pas de voir tant de Travailleurs, & qu’il n’y en pourroit jamais avoir assez, pour publier les grandeurs inoüies du Roy & de la France. Ils s’attacherent ensuite à examiner le travail de chaque Presse, & l’Ambassadeur fit plusieurs questions à Mr Cramoisy sur l’ancre & sur les balles, & luy demanda pourquoy le papier estoit moüillé, aprés quoy il mania beaucoup de choses pour les mieux connoître. Le second Ambassadeur prit un bareau, tira cinq ou six feuilles, & parut fort surpris, de ce que les feuilles qu’il avoit tirées, estoient venuës toutes pareilles aux autres. Ils entrerent aprés dans le Magazin, où Mr Cramoisy leur fit entendre comment on étend les feuilles mouillées, comment on les assemble, aprés qu’on les a sechées, & la maniere dont on fait des corps complets de Livres. Ils les pria ensuite de monter dans un petit Cabinet, où il leur fit voir les Poinçons des Caracteres Grecs du Roy, que François I. a fait faire, & qui sont tres-beaux. Mr Cramoisy leur montra aussi des Caracteres Arabes nouvellement fondus, sur quoy le premier Ambassadeur luy dit qu’on pourroit donc faire des Caracteres Siamois, & avoir une Imprimerie à Siam ? Il luy répondit que oüy, & qu’il ne falloit que le vouloir. L’Ambassadeur leva aussi-tôt les yeux au Ciel, & fit une maniere de cry. Mr Cramoisy demanda à l’Interprete ce que l’Ambassadeur disoit, & il luy répondit qu’il avoit dit, ô France, France ! Ils sortirent ensuite de l’Imprimerie aprés avoir remercié Mr Cramoisy, qui leur dit en les reconduisant, qu’il s’estimoit heureux que de si grands Seigneurs fussent venus de si loin voir son travail, & qu’ils y eussent pris du plaisir.
[Ce qui s'est passé au Val-de-Grace le jour qu'ils y ont esté] §
Le Val-de-Grace estant un Ouvrage digne de la magnificence de la grande Reine qui l'a fait bâtir, & les Ambassadeurs ayant marqué beaucoup d'empressement pour le voir, on n'a pas manqué de satisfaire leur curiosité. Ils y firent compliment à Madame la Duchesse d'Epernon, cette illustre Veuve, qui s'est retirée dans ce Monastere, pour y vivre en retraite. Ils admirerent la beauté de l'Eglise, & celle de tout le Bâtiment, & dirent qu'ils n'avoient rien vû de plus beau en France. Ils examinerent l'Autel, qu'ils trouverent d'une grande magnificence, & monterent aux Orgues. Le Cœur de la Reine-Mere, & ceux de tous les enfans du Roy qui sont morts, estant dans ce monastere, les Religieuses montrerent aux Ambassadeurs les Couronnes qui les couvrent ; elles leur firent beaucoup de plaisir, rien ne leur ayant donné plus de joye que lors qu'ils ont vû en quelque endroit, des choses qui regardoient les personnes Royales. Ces Religieuses chanterent devant eux le Domine salvum fac Regem. Ils furent surpris de la beauté & de la douceur de leurs voix, & demanderent à les voir, mais elles ne voulurent point lever leurs voîles, ce qui plut fort aux Ambassadeurs, qui marquerent encore plus d'estime pour elles. Madame d'Epernon fit des Presens de devotion aux Catholiques.
[Ils vont à un Concert où ils avoient esté invitez] §
L'esprit des Ambassadeurs, & les choses obligeantes qu'ils ont dites à toutes les personnes d'un merite distingué qui leur ont rendu visite, ont esté cause que la plus part des plus illustres leur ont fait connoître, que rien ne manque à la France pour les plaisirs, & pour les beaux Arts. Mr Galot, si fameux pour le Lut ayant joué devant eux, l'Ambassadeur luy dit, que depuis qu'il estoit en France il avoit entendu joüer plusieurs fois de cet Instrument, mais qu'il ne croyoit pas avoir oüy personne qui en eust si bien joué que luy. Quelques jours aprés, le même Mr Galot l'invita à un Concert d'Instruments, qui devoit estre composé, des plus illustres de leur profession. L'Ambassadeur promit d'aller à ce Concert que Mr Galot donna dans la ruë de Seine à l'Hôtel d'Arras chez Mr Aubry, qui voulut bien estre du nombre des Concertants, à cause des Illustres Auditeurs, quoy qu'il ne soit pas de cette profession. L'Assemblée y fut plus choisie que nombreuse, & dans un lieu fort propre, & fort éclairé. Le Concert fut trouvé tres-beau ; aussi estoit-il des plus illustres de France dans leur Art. Quand il fut finy, Mr Galot joüa seul du Lut, & L'Ambassadeur luy dit, qu'encore qu'il crût que rien ne pouvoit estre ajoûté à la beauté du Concert, il y avoit des delicatesses dans ce qu'il jouoit seul, qui ne devoient pas estre confondües parmy le grand nombre d'Instruments, parce qu'on en perdoit beaucoup.
[Représentation de l’Inconnu]* §
La derniere Comedie qu’ils ont veuë, a esté celle de l’Inconnu. Ils prirent beaucoup de plaisir aux ornemens dont cette Piece est remplie, & sceurent en démesler le sujet. Mr de la Grange les remercia de ce que leur Troupe avoit esté la premiere & la derniere honorée de leur presence ; & marqua la joye qu’ils devoient avoir de remporter une reputation si universelle, & d’avoir plû dans une Cour qui sert de modele à toutes les autres, & où l’on a bien-tost découvert le faux merite. Il dit encore beaucoup d’autres choses qui seroient trop longues à rapporter.
[Don d’une médaille et d’un livre]* §
Mr le Comte de la Feüillade les vint voir la veille de leur départ, & apporta de la part de Mr le Marêchal son Pere, une grande Medaille d’or que ce Duc a fait frapper. Le Portrait du Roy est d’un costé, & de l’autre la figure qu’il a fait élever à la gloire de Sa Majesté. Cette Medaille étoit dans une boëtte fort propre, & accompagnée d’un Livre couvert de velours enrichy d’une tres-belle broderie, ce Livre contient l’explication de sa figure, & les inscriptions qui sont au tour, tout cela estoit pour le Roy de Siam.
Il donna au premier Ambassadeur la même Medaille en argent, avec un semblable Livre, dont la broderie n’estoit pas tout-à-fait si belle. Et le second, & le troisiéme eurent aussi chacun une Medaille de la même grandeur, & un Livre couvert de velours, mais sans estre brodé.