1685

Mercure galant, juin 1685 [tome 6].

2017
Source : Mercure galant, juin 1685 [tome 6].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, juin 1685 [tome 6]. §

Au Lecteur §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. I-XII

AU LECTEUR.

On donnera dans peu de jours une seconde Relation du Carrousel. Cét avis doit surprendre aprés celle qu’on a déja veuë, qui a non seulement esté trouvée fort exacte, mais qui suivant les marques éclatantes qu’on en a & qui ont paru aux yeux du Public, dans le lieu mesme où la Feste s’est passée, a eu le bon-heur de plaire. La Relation estoit juste, les Mémoires venoient de bon lieu, & elle avoit esté faite par des ordres qui inspirent aux moins habiles un desir de bien faire, fort propre à leur faire prendre pour le travail cette chaleur vive qui fait toûjours reüssir ; mais comme ce zele ne fait pas tout faire, il ne sçauroit empescher, non seulement qu’il ne se glisse beaucoup de fautes d’Impression, dans un Ouvrage qu’on est obligé de donner sans le polir, à cause de la precipitation avec laquelle on travaille, mais encore qu’il n’y manque beaucoup de choses, soit parce qu’on n’a pas le temps de les recueillir toutes, soit parce qu’il se fait des augmentations & des changemens dans ce qui regarde la pompe de la Feste, ou dans ce qui en concerne l’ordre. Cette derniere raison a fait entreprendre une seconde Partie du Carrousel, afin que beaucoup de circonstances qui meritent d’estre sceuës, ne soient pas ensevelies pour jamais. D’ailleurs le Public ayant trouvé parmy les Personnes qui composoient ce magnifique Spectacle, plusieurs noms de Chevaliers qui luy estoient inconnus, parce qu’il estoit remply de beaucoup de jeune Noblesse, qui ne fait que de commencer à paroistre à la Cour, & dont la pluspart ont des noms de Comtez, & de Marquisats, au lieu de leur noms de Famille, ce qui empesche de les reconnoistre, on a creu devoir apprendre au Public ce qu’il souhaite de sçavoir. Ainsi l’on parlera dans cette seconde Partie du Carrousel, des Maisons de tous les Chevaliers, mais sans s’étendre sur leur Genéalogie. On mettra seulement leurs noms de Famille, avec ceux des Peres & des Meres, les emplois qu’ils ont, les noms de leurs Gouvernemens, Terres, Seigneuries, Baronnies, Comtez, Marquisats & Duchez, & dans quelles Provinces tout cela est situé ; de sorte qu’en lisant fort peu de lignes, on pourra connoistre à fond la plus grande partie de la Noblesse de France, ce qui sera fort curieux, rien n’ayant encore esté traité si exactement, ny en si peu de paroles sur les matieres de cette nature. Comme dans la premiere Relation il n’y avoit point de Madrigaux sur les Devises d’un assez grand nombre de Chevaliers qui les avoient données trop tard, on les trouvera dans cette seconde, & mesme il y en aura de nouveaux sur ceux qui ont changé de Devises, quoy qu’on en ait déja fait sur celles qu’ils ont quittées.

On trouvera aussi dans cette seconde Relation quatre grandes Planches, qui representeront tout le Carrousel.

On verra dans la premiere les deux Quadrilles sur deux lignes opposées dans l’Avant-court de Versailles, & leur Marche dans les deux Courts.

La Comparse sera dans la seconde.

La troisiéme representera l’ordre où estoient les Chevaliers & leur suite pendant les Courses.

La quatriéme fera voir les deux Quadrilles en ordre de Bataille, & opposées l’une à l’autre dans la Carriere, avant que d’en sortir.

Quoy que cette Relation fasse un Volume plus gros que la premiere, elle ne contiendra pourtant rien que de nouveau, & ce qui est dans l’une ne sera point repeté dans l’autre ; de sorte que les deux livres ensemble feront une exacte & entiere Relation du Carrousel, & quoy que la seconde deust se vendre plus cher à cause des quatre Planches qui sont fort grandes, le Libraire avertit qu’il la donnera pour trente sols, en consideration du bon accueil que le Public a fait à la premiere.

Ces Relations n’ont point esté données dans les Mercures, parce qu’on avoit ordre de faire la premiere pour estre distribuée le jour que se fit le Carrousel, & qu’il falloit imprimer la seconde de la mesme grandeur, afin qu’on pust les garder & les faire relier toutes deux ensemble. D’ailleurs il auroit esté impossible de mettre dans le Mercure quatre grandes Planches qui seront dans cette seconde Relation.

Prélude §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 1-3

Je vous l’ay dit bien des fois, Madame. L’Eloge du Roy est une matiere inépuisable. Les actions qu’il fait dans le cours de chaque mois, dignes d’estre conservées à la posterité, sont en si grand nombre, qu’à peine vous ay-je parlé de quelques-unes, qu’il s’en offre de nouvelles, qui m’empescheroient de trouver place pour d’autres Articles, si je ne mettois souvent en deux lignes, ce qui pourroit faire le sujet d’une Lettre entiere. Ainsi plus je vous écris, plus cette riche & noble matiere augmente, & devient considerable. En effet, pour peu que l’on fasse de reflexion sur toutes les choses que cét auguste & pieux Monarque a fait demander au Grand Seigneur, dans la derniere Audience que feu Mr de Guilleragues en a euë, on demeurera d’accord que jamais Prince Chrétien n’a rien fait de plus important & de plus utile pour l’Eglise.

Lettre de M. Gilbert, cy-devant Ministre, touchant les raisons qui l’ont engagé à se convertir §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 23-59

Mr Gilbert, Gentilhomme de Die en Dauphiné, apres avoir fait plusieurs années la fonction de Ministre, a connu enfin qu’il ne marchoit pas dans la bonne voye. Il a fait son Abjuration depuis quelque temps entre les mains de Mr l’Archevesque de Paris ; & comme il n’a pas changé de Religion, sans estre fortement persuadé des veritez de la nostre, il a voulu faire part à Mr de Salieres, Commissaire Ordinaire de l’Artillerie, son Frere aîné, des raisons qui l’ont porté à ce changement. Elles sont si fortes & si convaincantes, que si les Prétendus Reformez les veulent examiner sans prévention, je ne doute point qu’ils ne se sentent pressez d’y deférer, & de suivre son exemple.

LETTRE
DE Mr GILBERT,
CY-DEVANT MINISTRE,
Touchant les raisons qui l’ont
engagé à se convertir.
A Paris le 18. May 1685.

MONSIEUR MON CHER FRERE,

Je croy que vous ne serez pas surpris de la Nouvelle que je vay vous apprendre de ma reünion à l’Eglise. Vous sçavez que lors que j’estois à Die, mes sentimens me portoient à embrasser la Religion Catholique. Il est vray que craignant de recevoir des illusions & des fantômes pour des veritez, j’ay longtemps balancé sur le party que je devois prendre, mais j’ay enfin reconnu que toute la difficulté que j’avois à me fixer, ne venoit que des préjugez de ma naissance, fortifiez de mon éducation, qui n’ont peu estre surmontez tout d’un coup, & desquels j’ay enfin parfaitement triomphé, reconnoissant que je ne pouvois rester plus long-temps dans le Schisme, sans commettre, suivant le sentiment de S. Augustin, le plus grand de tous les crimes. L’examen de ce seul Article pourroit suffire à un homme qui ne seroit point préoccupé, pour l’obliger, sans descendre dans aucun détail, à rentrer dans cette Route que tous les Chrestiens tenoient avant les premiers Reformateurs, pour aller au Ciel.

En verité, mon cher Frere, peut-on bien s’imaginer que tous ceux qui ont vécu avant Calvin sous le Ministere Latin, n’ayent pû faire leur salut ? Nul Protestant n’a encore osé le dire ; & s’ils ont obtenu le Salut dans une Communion où ces Erreurs & ces faux Cultes que vous reprochez à l’Eglise estoient en vogue, la Posterité n’auroit elle pas pû marcher en seureté sur leurs traces ? De quel nom peut-on appeller vostre séparation, que de celuy de Schisme, puis que mesme selon Mr Daillé, le Schisme est une séparation injuste, & qu’il avouë qu’elle est telle, lors qu’elle n’est pas indispensable ? Si je pouvois me donner le loisir dans une Lettre, de vous demontrer que vostre Fait est en ce point conforme à celuy des Donatistes, vous verriez que les reproches des Catholiques du temps de Donat à ces Sectaires, sont les mesmes que nous vous faisons aujourd’huy, comme leurs défenses sont les vostres. Où trouverez-vous un exemple depuis l’origine de l’Eglise, d’un semblable attentat ? Lors que du temps d’Elie l’Idolatrie avoit infecté le Peuple d’Israël, ces sept mille hommes si vantez parmy vous, formerent-ils d’abord une nouvelle Societé ? Dresserent-ils de nouveaux Autels ? Ne se contenterent-ils pas de cette separation qu’on appelle négative, en n’adherant point à l’Idolatrie, sans faire des Assemblées à part, & rompre l’Unité de l’Eglise ; & lors que le Sauveur du Monde s’est manifesté en Chair, quelque extréme que fust la corruption de l’Eglise Judaïque, n’a-t-il pas voulu qu’en vertu de la Succession on écoutast les Scribes & les Pharisiens, parce, dit-il, qu’ils sont assis dans la Chaire de Moïse ? Il n’a falu rien moins que l’authorité du Fils de Dieu, & une authorité éclatante & glorieuse par ses Miracles, pour former une nouuelle Eglise, & vous voulez qu’on suive des Fondateurs d’une nouvelle Eglise, qui n’ont rien en eux qui les doive faire suivre, sans Mission, sans Miracles, & qui sont au contraire accompagnez de tant de circonstances rebutantes, qu’il faut estre bien aveuglé pour s’y laisser entraîner. Le Sauveur du Monde dit des Juifs, qu’ils auroient esté sans peché pour ne pas croire en luy, sans les Signes qu’il faisoit ; & vous voulez qu’on croye vos Reformateurs sur leur parole, comme si leur authorité estoit plus grande que celle du Fils de Dieu. On voit des Gens, qui dès qu’ils paroissent dans le monde, s’entrequerellent avec une rage furieuse, qui se traitent de Diables & d’Enragez, & qui comme des Bestes farouches sont prests à se déchirer. Ils veulent, disent-ils, redonner à l’Eglise son ancienne pureté, mais les sentimens de leur esprit sont aussi opposez que ceux de leur cœur, & Dieu par un juste Jugement permet, pour confondre leur entreprise, qu’ils parlent d’aussi diférens langages que ceux qui bâtissoient la Tour de Babel. Ce sont des Gens qui abolissent d’abord, sous prétexte de la liberté Chrétienne, ce qui pouvoit servir de bride à nos Passions, & de reméde à nostre corruption. L’Ecriture, & apres elle les Saints Peres, ont recommandé l’Abstinence & le Celibat ; cependant ils ont aboly l’un & l’autre. Il y a peu de Protestans à qui je n’aye oüy loüer la Confession. Quelle est donc cette Reformation, qui ne tend qu’à détruire ce que les Gens d’entre vous qui ont de la bonne foy, reconnoissent salutaire ? Faites un peu de reflexion sur la personne, sur la conduite, sur les motifs qui ont fait agir Calvin, sur les maux qu’il a causez dans le Monde, & vous m’avoüerez qu’il n’y a rien de divin dans son entreprise comme vous le prétendez ; que c’est cette passion orgueilleuse qui paroist si visiblement dans ses Ecrits, qui a esté le grand ressort de sa Reformation. Luther se vante d’avoir eu la pensée de reformer l’Eglise, apres une conversation qu’il eut avec le Diable, qui l’avertit de ses Erreurs. Informez-vous du Fait, si vous en doutez. Je vous laisse faire aprés là-dessus les reflexions d’un Homme de bon sens. Que peut-on attendre de tels Docteurs, qui d’abord font paroistre si peu de respect & d’amour pour une Eglise à laquelle ils devoient leur renaissance spirituelle, qui dés leur premiere démarche, ouvrent les Cloistres, dévoilent les Vierges, permettent tout ce que l’ancienne Discipline défend ; & qu’est-ce qu’on peut en croire, si ce n’est que le plaisir de se voir Chef de Party, & d’immortaliser leur mémoire par une si fameuse revolte, mettant le feu dans l’Eglise, comme autrefois Erostrate dans le Temple de Diane, pour la gloire faire parler d’eux, a esté le motif de leur prétenduë Reformation, plûtost que l’intérest de la Verité ? Vous dites que l’Eglise estoit dans de grands desordres ; que la corruption & l’ignorance avoient infecté les Pasteurs & les Peuples, & que le grand relâchement des premiers avoit laissé dégenerer plusieurs saintes Institutions en superstition. On pourroit vous accorder qu’il y en avoit dans la pratique ; mais je dis qu’il faloit le dire à l’Eglise suivant l’ordre du Sauveur, & attendre les remédes que Dieu y apporteroit par son ministere, sans usurper un droit que nul ne peut s’attribuer sans y estre appellé de Dieu. Mais aujourd’huy que les Pasteurs ont repris leur zéle & leur vigilance, & que l’Eglise a usé de son authorité pour retrancher ce qu’il pouvoit y avoir de superflu dans le zéle trop indiscret des Peuples ; aujourd’huy qu’on voit l’Eglise formée sur le modelle de celle des premiers siécles, ne faut-il pas estre bien opiniâtre, pour refuser de vous remettre dans le sein d’une Mere qui vous rappelle d’une maniere si forte & si tendre ? Ne seroit-il pas temps de fermer une playe qui a saigné si long-temps, & apres tant de divisions & de haines, de s’étudier enfin à garder l’unité par le lien de la Paix ? Me direz-vous encore, que vous risqueriez vostre Salut, si vous aviez Communion avec une Societé qui enseigne des Erreurs mortelles, & qui pratique des cultes damnables ? A cela je vous répons, que vous estes obligé de vous reünir à l’Eglise, avant que d’entrer dans cet examen. Cependant si par un passe droit nous nous appliquons à rechercher si elle est aussi coupable que les Ministres vous le font croire, pourrez-vous bien vous imaginer que l’Eglise à qui J. C. a fait une si expresse & si glorieuse promesse, lors qu’il a dit que les portes d’Enfer ne prévaudroient point contre elle, puisse estre tombée dans cette ruine & cette desolation prétenduë ? Cette Colomne de la Verité, comme l’appelle S. Paul, sera-t-elle devenuë la Colomne de l’Erreur & du Mensonge ? Quelle auroit esté la bonté de Dieu envers l’Epouse de son Fils, de la laisser dans un si déplorable état durant tant de siecles, & qui s’imaginera jamais qu’il ait esté seulement possible que cette extréme corruption se soit si universellement répanduë, qu’il n’y ait au moins eu quelque Eglise particuliere qui ait conservé la pureté du service de Dieu, & le précieux depost de sa Verité ? Ne fremissez-vous point lors que considerez que vous êtes d’une Secte qui ne peut se vanter d’avoir eu communion avec aucune qui l’ait precedée, & qui n’ose reconnoistre pour ses Predecesseurs que quelques miserables dispersez, qui outre les sentimens qu’ils avoient communs avec vous, ont esté coupables de plusieurs détestables Heresies que vous abhorrez comme nous, & à qui on auroit toûjours pû faire la demande que nous vous faisons, Qui estes-vous, & d’où estes-vous venus ? Où est l’endroit de l’Ecriture qui ait prédit vostre Reformation ? Auroit-elle manqué de circonstancier un Evenement aussi remarquable ? Mais je ne sçaurois ny presser les matieres, ny les parcourir dans une Lettre que je vous écris à la hâte. Je vous prie seulement, mon cher Frere, de faire un peu de reflexion sur ces deux importans Articles, d’où dépend la decision des autres. Le premier est, qu’il y a toûjours eu un Tribunal subsistant pour la decision des diférens qui naistroient dans la Religion. Vous dites que c’est l’Ecriture. Nous reconnoissons avec vous, qu’elle est une Loy souveraine par laquelle il faut juger ; mais l’interpretation en appartient à l’Eglise. C’est de sa bouche que nous devons en apprendre le veritable sens, plûtost que de celle d’un Particulier. Car comment par l’Ecriture seule pourrez-vous vous assurer que la Verité se trouve dans vostre Party ? Tous les Heretiques du Monde ne viennent-ils pas la Bible à la main ? Ne confrontent-ils pas les Passages comme vous ? Ne prétendent-ils pas d’avoir le S. Esprit comme vous, & n’observent-ils pas à leur compte les moyens de bien interpreter ? Quel avantage aurez-vous sur eux, & qu’est-ce que vous direz en faveur de vostre Cause, qu’ils n’alléguent pour la leur ? Avoüez donc que Dieu auroit manqué au bien de son Eglise, s’il n’avoit étably un moyen seur pour regler sa Foy. Croyez-moy, mon cher Frere, il vaut bien mieux n’estre point sage en soy-mesme, comme dit l’Ecriture, que d’en trop présumer ; & sur cette maxime fondamentale du Christianisme, je vous demande si Calvin ne devoit pas se soûmettre à la voix de l’Eglise, plûtost qu’aux lumieres prétenduës de son esprit particulier, & si ceux qui suivirent ses nouveautez, n’auroient pas esté plus sages d’écouter l’Eglise qu’un Particulier ? Vous-même en feüilletant la Bible, avez-vous reconnu, que ce que vous faites profession de croire dans les Symboles, y est conforme, ou si c’est quelque authorité qui vous l’a fait croire avant cette lecture ? Je sçay que vous avez beaucoup de discernement, & que le Livre de l’Ecriture Sainte vous est assez familier ; mais je vous demande en conscience, si avant qu’on vous la donnast à lire, vous n’eussiez déja esté instruit de ce que vous devez croire sur les Mysteres de la Trinité, de la Generation du Fils, de la Procession du S. Espris, de l’Incarnation de la Seconde Personne, eussiez-vous pû faire par vos propres lumieres une Confession orthodoxe ? Croyez-vous que vous eussiez pû reconnoistre le Livre de l’Ecclesiaste pour un Livre divin ? Qu’on en fasse l’expérience tant qu’on voudra, je suis persuadé que si on n’enseigne à celuy qui l’entreprendra, quel est le sentiment de l’Eglise, il n’y reüssira jamais. Qui l’assurera que le Passage de Saint Jean qui dit qu’il y en a trois au Ciel, n’a pas esté ajoûté comme le prétendent les Arriens, ou que celuy-cy Le Pere est plus grand que moy, ne marque pas une superiorité à l’égard de l’Essence ? A quel desespoir ne seroit pas reduit un Homme qui ne pourroit trouver la Verité, qu’en lisant la Bible avec autant d’exactitude qu’il faudroit, ne sçachant mesme si la traduction seroit fidelle, si Dieu n’y avoit pourveu en établissant son Eglise pour Interprete souveraine & infaillible de sa volonté, de la bouche de qui on peut apprendre la Verité sans erreur, puis qu’il a imprimé en elle tant de marques de sa Divinité, qu’il est impossible de la méconnoistre ? Vous me ferez sans doute icy de grandes difficultez. Vous me demanderez qui pourra vous declarer les sentimens de l’Eglise, puis que les Docteurs & les Conciles sont si souvent opposez ? A cela je vous dis, que vous les devez chercher dans le consentement universel de l’Eglise, dont les Conciles sont la Bouche. Ils ne sont jamais opposez sur les matieres de Foy. Lors donc que vous verrez un sentiment receu par l’Eglise universelle, conforme par consequent aux saints Conciles œcuméniques, vous ne pouvez pas refuser de vous y soûmettre ; & la plus grande marque de la validité d’un Concile, c’est lors que l’Eglise universelle s’y assujettit, & sur tout lors qu’elle y persevere durant plusieurs siecles sans changement, comme nous le voyons à l’égard du Concile de Trente. Peut-estre que vous m’objecterez encore, que vous ne sçavez pas si c’est l’Eglise Romaine qui possede justement ce Titre, ou quelqu’une de ces autres Societez qui se l’attribuent comme elle ; mais je dis qu’il suffit que vous reconnoissiez la necessité du Tribunal de l’Eglise, car apres cela vous ne pouvez pas dire que Calvin & sa Secte ait eu ce privilége lors qu’il se rebella contre elle, puis que vous estes contraints d’avoir recours à la chimere d’une Eglise invisible, à qui on n’auroit pas pû s’adresser pour avoir la décision des Controverses. Laissez apres cela à l’Eglise Romaine le soin de debatre ses droits contre les Societez Schismatiques. Si j’avois du temps, je vous convaincrois par vostre propre expérience, que vous estes contraint dans la pratique, de reconnoistre une Eglise pour Juge souverain de vos diférens, quoy que dans la Theorie vous soûteniez un principe contraire ; mais j’aime mieux passer à l’autre verité sur laquelle vous devez faire reflexion. C’est qu’il faut recevoir les Traditions Apostoliques. Outre que S. Paul veut qu’on garde les Traditions, non seulement celles qui estoient écrites, mais encore celles qu’il avoit données de vive voix, Saint Jean nous avertit que J.C. avoit fait tant de Signes qui n’estoient pas écrits, que tout le Monde ensemble ne pourroit pas les porter ; & vous estes contraints comme nous, de recevoir plusieurs importantes veritez que vous ne tenez que de la Tradition. Où trouverez-vous dans la Bible l’ordre de solemniser le Dimanche plûtost que le Sabath ? Et sans entasser beaucoup d’exemples, vous sçavez que J. C. a institué le Baptesme par l’Immersion. Trouvez-vous que ce soit la mesme Cerémonie que l’Aspersion ? Qui vous a dit que Dieu ait promis sa grace à l’une comme à l’autre ? Il ne s’agit pas là d’une affaire de petite importance, puis qu’il s’agit de la validité d’un des plus augustes Sacremens de l’Eglise Cependant vous n’en pouvez estre asseuré que par la voye de les Tradition. Lors donc que vous ne trouverez pas plusieurs pratiques clairement établies dans l’Ecriture, souvenez-vous qu’il suffit que vous les ayez reçuës de l’Eglise universelle, pour croire que c’est de Dieu que vous les tenez, puis qu’il a promis d’estre avec elle jusques à la fin du Monde, Si une fois vous avez conceu l’idée que vous devez avoir de son authorité, vous prendrez cet esprit de soûmission qui est si necessaire au Chrétien, & vous ne raisonnerez plus contre ses Arrests, quelque contraires qu’ils paroissent à vos interprétations particulieres. Il me souvient qu’estant à Die, ce qui vous faisoit le plus de peine, c’estoit le retranchement de la Coupe. Apprenez d’icy que les raisons de l’Eglise ont esté bonnes, puis qu’elle l’a ainsi determiné. Mais J. C. a institué le Sacrement sous les deux especes ; l’Eglise Primitive l’a ainsi pratiqué. Je vous dis de mesme que J. C. a institué le Baptesme par l’Immersion ; & que si l’Eglise a eu de suffisantes raisons pour le reduire à l’Aspersion, elle a aussi pû établir la Communion sous une seule espece. On les retient toutes deux dans la celébration du Mistere, pour faire commemoration de sa Mort, mais on vous dit que la Communion sous les deux especes est un point de Discipline, que l’Eglise peut établir comme il luy plaist, suivant les diférentes raisons que luy fournissent les circonstances où elle se trouve. L’Eglise ne l’a pas ainsi ordonné pour aucun mépris de l’Institution du Sauveur, & elle est en liberté de la redonner à ses Enfans, quand elle le trouvera bon. Je n’ay plus qu’à vous conjurer de faire un parallele general des deux Religions, laquelle merite d’estre preferée, ou celle qui a encore le Ministere que J. C. a estably, & qui l’a conservé par une succession perpetuelle, ou celle qui en a usurpé un nouveau ; celle qui s’est maintenuë durant tous les siecles, & contre le venin de l’Heresie, & contre la fureur des Tyrans, contre qui les portes d’Enfer n’ont point prévalu, ou celle qui voit sa destruction en moins de deux siecles, comme toutes les autres Sectes ; celle qui suivant toutes les Prédictions est si illustre par la multitude de ses Peuples en comparaison des Sectes, ou celle qui a des limites bien plus étroites ; laquelle est l’Eglise de J. C. ou celle qui suivant l’ordre du Maistre fait prescher son Evangile à toute la Terre, ou la Calviniste qui ne s’en met guere en peine ; ou la Catholique qui a produit, & qui produit encore tant de Martyrs & de Confesseurs, ou la Protestante qui voit tous les jours que ses Martyrs sont des Seditieux ; ou la nostre qui enseigne à servir Dieu d’une maniere auguste, conforme à sa Majesté, ou la vostre qui n’a aucun sel dans ses Devotions ? Je n’aurois jamais fait, si je voulois étaler les avantages de l’Eglise sur vostre Secte. Je vous laisse le soin de les considerer vous-mesme, & de consulter les bons Livres qui peuvent vous y aider. Je vous prie pour la fin de ne point negliger une aussi importante affaire, & de ne vous point laisser entester par les considerations de nos Parens & de nos Amis. C’est avoir assez demeuré hors de son centre. C’est seulement en y rentrant que l’on peut trouver le veritable repos. Je suis persuadé que Madame vôtre Femme est dans de fort bons sentimens ; je vous prie de l’asseurer de mes respects & de mon amitié. Dieu veüille que nous nous voyions tous un jour dans une mesme Famille spirituelle, aussi-bien que dans la temporelle. Diminuez autant qu’il dépendra de vous, les chagrins que cette Nouvelle pourra causer à ma Mere. Je crains fort de m’estre attiré son inimitié, mais j’espere que Dieu luy touchera le cœur, & qu’enfin elle ne trouvera mauvais que j’aye satisfait à ma conscience. La Profession où je me trouvois malheureusement engagé, sera peut-estre ce qui luy donnera plus d’horreur ; pour moy je m’abandonne à la Providence. Examinez bien s’il vous est permis de croire que vous ne puissiez faire vostre salut dans une Communion, ou ceux qui ont devancé Calvin l’ont fait, & dans laquelle tant de Martyrs, de Roys, de Docteurs, & de grands Saints, ont vécu, & sont morts. Je prie Dieu qu’il vous conseille luy-mesme, & qu’il vous inspire vostre bien. Adieu, mon cher Frere, necessez pas de m’aimer, & de croire que je suis toûjours, Vôtre, &c.

[Devise pour le Roy] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 69-71

Il est difficile de s’employer pour la gloire de ce Prince d’une maniere plus ingénieuse & plus nouvelle que Mr Magnin. Comme le Soleil est sa Devise, tout ce qui est attribué à cét Astre luy peut convenir, & c’est sur ce qui regarde le Soleil, & qui a rapport au Roy, que Mr Magnin a déja fait un grand nombre de Devises. Celle qui suit vous fera connoistre qu’il est inépuisable sur cette matiere. Elle a pour Corps le Soleil au Signe de la Balance, & pour ame ces paroles. Orbem inde gubernat. Vous en trouverez l’explication dans ce Madrigal.

Sa Course est noble & reguliere,
 Et quoy que tout change icy bas,
 Ce grand Astre ne change pas,
Un mouvement égal mesure sa carriere.
 Il fait par des aspects divers,
 Et les Estez & les Hyvers,
Il commande aux Saisons, il regle les années,
 Enfin seul de tout l’Univers,
 Il balance les destinées.

La Fauvette à Sapho §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 71-74

Ces Vers me font souvenir de ceux que vous m’avez demandez de Mademoiselle de Scudery. Le trop de matiere m’empescha de vous les envoyer la derniere fois.

LA FAUVETE
A SAPHO
En arrivant à son petit Bois selon
sa coûtume, le 15. Avril 1685.

Plus vîte qu’une Hyrondelle,
Je viens avec les beaux jours,
Comme Fauvete fidelle,
Avant le mois des Amours.
***
J’ay trouvé sur mon passage
Un Spectacle fort nouveau ;
Pour m’expliquer davantage,
C’est le Doge & son Troupeau.
***
Quoy, luy dis-je, entrer en France ;
Et vous montrer en ces lieux !
Ouy, dit-il, par la clémence
Du plus grand des Demy-Dieux.
***
Son cœur toûjours magnanime,
Ne pouvant se démentir,
Veut oublier nostre crime,
Voyant nostre repentir.
***
Ah ! m’écriay-je ravie,
Ce Heros par son grand cœur
Pardonne à qui s’humilie,
Et de luy mesme est vainqueur.
***
Dieux ! quel bon-heur est le vostre
D’aller recevoir sa loy !
Je n’en voudrois jamais d’autre,
Mais ce bien n’est pas pour moy.
***
C’est assez que ma Maistresse,
Souffre que ma foible voix
Chante & rechante sans cesse,
Qu’il est le Phœnix des Rois.
***
Allez, Doge, allez sans peine
Luy rendre grace à genoux ;
La République Romaine
En eust fait autant que vous.

Ode de Madame des Houlières, au Roy §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 74-85

Madame des Houlieres ne s’est pas teuë sur cette Arrivée du Doge en France. Un Evenement si peu ordinaire luy a donné lieu d’adresser une Ode au Roy. Elle a eu le mesme succez que tous ses autres Ouvrages, ce qui fait connoistre que son talent est également heureux en toute sorte de genres d’écrire.

ODE
DE MADAME
DES HOULIERES.
AU ROY.

Le croiras-tu, LOUIS ? à ta gloire attentive,
Pour t’immortaliser, j’ay voulu mille fois
Te chanter couronné de Lauriers & d’Olive,
Et mille fois ma Lyre a languy sous mes doigts.
Un Heros au dessus des Heros de la Fable,
Est pour qui le célebre un Heros redoutable,
Contre qui cent Nochers à mes yeux ont brisé.
Oüy, depuis que tu cours de victoire en victoire,
Le Dieu qui des grands noms fait durer la memoire,
 Se seroit luy-mesme épuisé.
***
Rejette donc, grand Roy, sur une juste crainte
Malenteur à parler de tes faits inoüis.
Imposons-nous, disois-je, une sage contrainte,
N’immolons point ma gloire à celle de LOUIS.
Que dirois-je en chantant sa valeur triomphante,
Dont aux Siecles futurs plus d’une main sçavante
Avant moy n’ait tracé de fideles Tableaux ?
Mais à quoy mon esprit se laisse-t-il surprendre ?
Quelle erreur ! Ah ! de toy ne doit on pas attendre
 Toûjours des miracles nouveaux ?
***
Du formidable Rhin le merveilleux Passage,
En dix jours la Comté prise au fort des Hyvers,
L’Algérien forcé de rompre l’esclavage
Des Chrétiens gemissans sous le poids de ses fers,
Luxembourg asservy sous cette Loy commune,
Sembloient avoir pour toy fatigué la Fortune,
On ne concevoit rien de plus beau, de plus doux.
Cependant, dans les murs de ton fameux Versailles,
Tu vois, plus grand encor qu’au milieu des Batailles,
 Des Souverains à tes genoux.
***
Ah ! que de desespoir, d’étonnement, d’envie
Ce grand évenement jettera dans les cœurs,
De tant de Roys jaloux de l’éclat de ta vie !
De combien voudroient-ils payer de tels honneurs ?
Mais leurs souhaits sont vains ; ces éclatantes marques
N’illustreront jamais le Nom de ces Monarques,
Grands par le titre seul dont ils sont revétus.
Toy qui pour un Heros as tout ce qu’on demande,
Toy qui les passes tous, il faut que le Ciel rende
 Ta gloire égale à tes vertus.
***
Tel dans un Siecle heureux on vit regner Auguste,
Son nom fut adoré de cent Peuples divers.
Il estoit comme toy, sage, intrépide, juste,
Et tu fais comme luy trembler tout l’Univers.
Comme toy triomphant sur la Terre & sur l’Onde,
Luy-mesme se vainquit, donna la paix au Monde,
Cultiva les beaux Arts, fit revivre les Loix.
Maistre de tous les cœurs dans sa superbe Ville,
Au milieu d’une Cour magnifique & tranquille,
 A ses genoux il vit des Roys.
***
Abondante en Amis, plus abondante encore
En honneurs, en tresors, en Vaisseaux, en Guerriers,
Genes jusqu’au rivage où se leve l’Aurore.
Fit redouter son Nom, & cüeillit des Lauriers.
Ce fertile Pays, source de tant de haines,
Où regna le beau Sang qui coule dans tes veines,
Naples, a veu ses champs par son or envahis,
Et de la sage Ville épouse de Neptune,
Ses efforts auroient pû renverser la fortune,
 Si le sort ne les eust trahis.
***
Fiere encore aujourd’huy de plus d’un juste Eloge,
Que des Siecles passez sa gloire a merité,
Son Senat refusoit de t’envoyer son Doge,
Implorer le pardon de sa témerité ;
Mais l’affreux souvenir de l’état déplorable,
Où n'agueres l’a mis ton couroux redoutable,
A forcé son orgueil à ne plus contester.
Certaine que tu peux ce qu’on te voit résoudre,
Elle craint que ta main ne reprenne la foudre,
 A qui rien ne peut résister.
***
Quelle gloire pour toy ! quel plaisir pour la France,
De vanger aujourd’huy sur ces Ambitieux,
Les divers attentats qu’avec tant d’insolence
Leurs Peres ont formez contre tes grands Ayeux !
Accoûtumez à voir leur audace impunie,
Ces Peuples n’employoient leurs tresors, leur genie,
Qu’à te faire par tout de nouveaux Ennemis.
Ils pensoient t’accabler sous le faix des intrigues,
Et n’ont fait que remplir par d’impuissantes ligues
 Ce que les destins t’ont promis.
***
Ainsi, quand des Hyvers les terribles orages
Contraignent un grand Fleuve à sortir de ses bords
De ce Fleuve irrité, fameux par ses ravages,
On croit par une Digue arrester les efforts ;
Mais bien loin que son onde à ce frein s’accoûtume,
Sa colere s’accroist, il mugit, il écume,
Il renverse demain ce qu’il laisse aujourd’huy,
Et plus fort que la Digue à son cours opposée,
Elle n’est sur la Rive où l’on l’avoit posée
 Qu’un nouveau triomphe pour luy.
***
Non content de vanger tes Ayeux & ta gloire,
Tu domptes l’Herésie, elle expire à tes yeux,
Tu fais de son débris ta plus chere victoire,
Ardent à soûtenir la querelle des Cieux.
Tu le dois ; leurs faveurs, diverses, continuës,
Jamais sur les Mortels ne furent répanduës
Si liberalement qu’elles le sont sur toy.
Quoy que le Diadéme ait de grand, d’agréable,
Des presens dont aux Cieux on te voit redevable
 Le moindre est de t’avoir fait Roy.
***
Mais le Doge paroist ; que Genes la superbe
Est un charmant spectacle attachée à ton Char !
Confuse d’avoir veu ses Tours plus bas que l’herbe,
Elle n’ose sur toy porter un seul regard,
Ton grand cœur est touché des soupirs qu’elle pousse,
Tu rendras, je le voy, sa fortune plus douce ;
Mille fois tes bontez ont borné tes Exploits.
Tu verrois l’Univers soûmis à ta puissance,
Si depuis vingt moissons, de ta seule clemence
 Tu n’avois écouté la voix.

[Autres Vers sur la soûmission de la République de Genes] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 85-87

Voicy d’autres Vers qui ont été faits sur la Soûmission de la Republique de Genes. Ils sont de Mr Salbray Valet de Chambre de Sa Majesté.

Cesar dans une Lettre apprenant au Sénat
Une prompte Conqueste importante à sa gloire,
Pour luy faire donner plus d’estime & d’éclat,
Ecrivit ces trois mots si fameux dans l’Histoire,
Veni, Vidi, Vici, dignes de sa mémoire ;
Mais sans aller si loin, nostre grand Potentat
LOUIS mieux que Cesar peut vanter sa Victoire.
***
Les superbes Génois sont Venus & l’ont Veu
Dans son Trône pompeux recevoir leur hommage,
(D’un pouvoir triomphant illustre témoignage)
C’en est assez & trop pour avoir mieux Vaincu.
Le Doge encor soûmis à ce qu’il a voulu,
Luy qui ne sort jamais hors de son Apanage,
Contre l’honneur du Rang avoir fait ce Voyage,
N’est-ce pas luy ceder son pouvoir absolu ?
***
Soûmission heureuse, où l’on trouve assurance
Contre un Foudre qui brise, & remplit tout d’effroy !
Favorable malheur, qui fait connoistre un Roy
Dont on ne peut trop cher acheter la présence !

Bouts-Rimez §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 87-89

J’ajoûte un Sonnet sur cette mesme matiere. Il est est de Mr Baraton, qui en 1682. remporta le prix donné par Mr le Duc de Saint Aignan, sur les Bouts-rimez de Jupiter & Pharmacopole.

BOUTS-RIMEZ.

Non, ta soûmission ne ternit point ta Gloire,
Genes, lors qu’on te voit aux pieds d’un si grand Roy :
Rome & la fiere Espagne ont subi mesme Loy,
Et tout craint un Heros Maistre de la Victoire.
***
Ce rare évenement marqué dans ton Histoire
Du pouvoir de LOUIS à jamais fera foy :
Tes Palais renversez, tes Peuples pleins d’effroy
Long-temps de son courroux garderont la memoire
***
Le cours de ta Fortune estoit presque achevé.
Déja de tes débris un Trophée élevé,
Asseuroit du succez ce Monarque intrépide ;
***
Mais en te pardonnant, égal aux Immortels,
Il se met au dessus d’Alexandre & d’Alcide ;
Et tu dois à son Nom consacrer dés Autels.

[Ceremonies magnifiques faites dans la Ville de Luxembourg] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 89-94, 96-97

 

Ce qui s'est fait le 20. du dernier mois à Luxembourg vous surprendra d'autant plus, qu'il vous paroistra que cette Ville, quoy qu'elle ait esté foudroyée dans le dernier Siege qu'elle a souffert, est en aussi bon état, & aussi tranquille & florissante que si elle n'avoit point eu de Guerre depuis un Siecle. Mais quels desordres ne reparent pas en peu de temps les liberalitez de nostre auguste Monarque ? Il s'agissoit d'une solemnelle Procession, dans laquelle l'Image miraculeuse de Nostre-Dame de Consolation, Patronne du Duché de Luxembourg & Comté de Chiny, devoit estre reportée de la Capitale de la Province en sa Chapelle. Vous n'aurez pas de peine à estre persuadée du bon ordre où cette Chapelle est presentement, puis que le Roy, toûjours plein de zele pour les choses Saintes, a donné un fond pour la reparer. La Procession étant résoluë, & les Jésuites qui avoient disposé leurs Ecoliers à y paroistre avec tout l'éclat possible, ayant choisi pour la faire le jour que je viens de vous marquer. Elle commença à sortir de leur Eglise sur les deux heures aprés midy. L'ouverture s'en fit par les Genies de l'Eglise, de la France, & du Luxembourg ; accompagnez de celuy du Christianisme, chacun avec son inscription. Il y eut une marche des Roys de France les plus affectionnez à la Vierge, tels que Clovis, Dagobert, Charlemagne, Robert, Philippe Auguste, S. Loüis, Philippe de Valois, Charle VI. Loüis XI. François I. Charles IX. Henry III. Cette marché fut suivie de deux magnifiques Chars, l'un de Loüis XIII. offrant sa Personne & son Royaume à la Vierge, & l'autre de Loüis le Grand confirmant ce mesme hommage. Sur le haut de chaque Char qui estoit conduit par un Genie, on voyait une Devise marquant le zele & la pieté de ces deux Princes. La Renommée tenoit sa place dans cette solemnité. Elle estoit accompagnée de la Religion, de la Verité, & de la Gloire. La Victoire & les Vertus chargées de Palmes, & couronnées de Lauriers, y representoient en plusieurs Tableaux divers avantages qu'à tiré l'Eglise des grandes actions de Sa Majesté. La Joye, la Force, l'Abondance, & la Santé, qui sont des biens qu'obtiennent ordinairement ceux qui honorent la Vierge, marchoient à la teste des Villes du Luxembourg, pour faire connoistre que ces agréables Nymphes leur avoient persuadé de reclamer sa protection. [...]

 

La Province de Luxembourg suivoit sur son Char, qui estoit conduit par deux Genies. Elle montroit d'un côté la Paix, l'Abondance & les beaux Arts, & de l'autre Mars et Bellone dans les Chaînes. La Congregation des jeunes Hommes, & celle des Bourgeois mariez, chacune sous son Etendard, & les Corps des Métiers marchoient immediatement aprés ce troisiéme Char. On vit ensuite les Ordres Religieux & le Clergé, au milieu duquel les Jésuites portoient la Statuë de Nostre-Dame de Consolation. Ils estoient suivis des Magistrats, & de Messieurs du Conseil du Roy. Mr le Marquis de Lambert Gouverneur de la Place, ayant avec luy les principaux Officiers, accompagna la Procession. Elle rencontra pendant la marche divers Theatres dressez dans la Ville. De pieux Spectacles l'arresterent à chacun. [...]

[Autres faites à Soissons] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 98-105

 

Dans le mesme temps, c'est à dire le 13. du mesme mois on fist à Soisson une autre Procession solemnelle pour la Translation des Reliques de Saint Gervais & de Saint Prothais, Patrons de l'Eglise Cathedrale, apportées de la Ville de Brissac, où leurs Corps sont conservez depuis plusieurs Siecles. Elles sont des plus anciennes que l'Eglise honore, l'Invention en ayant esté revelée à Saint Ambroise, comme le rapporte Saint Augustin. Tous les Chapitres, Communautez, Ordres, & Paroisses de la Ville assisterent à cette Procession, ainsi que les Corps du Présidial, de l'Election, de la Maréchaussée, & autres. A la teste, marchoit la Compagnie des Arquebusiers, l'une des plus lestes & des plus nombreuses du Royaume. La Chasse dans laquelle sont ces précieuses Reliques, fut portée depuis l'Eglise de Saint Crespin le Grand jusqu'à la Cathédrale, qui en est éloigné d'un grand quart de lieuë par deux Chanoines, accompagnez de douze Diacres ayant des Palmes en leurs mains ; pour marque de la victoire que ces SS. ont remportée sur les Ennemis de la Foy. Mr l'Evesque de Soissons marchoit ensuite revêtu de ses Habits Pontificaux. Depuis l'Eglise de Saint Crespin, jusques à la Cathedrale, il y avoit cinq Reposoirs ornez de différentes manieres. Celuy de l'Eglise de l'Abbaye Nostre-Dame ; fait par l'ordre de Madame de la Rochefoucault qui en est Abbesse, estoit le plus riche. Cette Dame accompagnée de Madame l'Abbesse de Saint Sauveur sa Soeur & Madame de Marsillac Coadjutrice de cette derniere, paru à la teste de sa Communauté, qui chanta les Répons & les Hymnes ordinaires en de pareilles occasions, avec une mélodie merveilleuse, si-tost qu'on y eut posé la Chasse. Elle fut portée ensuite dans la Nef de la Cathédrale, & mise sur un Reposoir paré d'un nombre infiny de Bijoux & de Fleurs. Mr l'Evesque de Soisson monta en Chaire dans le mesme temps, & dans le Panégyrique qu'il fit de ces Saints, avec l'éloquence qui luy est si naturelle, il n'oublia rien de ce qui pouvoit relever le mérite du Martyre qu'ils ont souffert par la fureur des Idolatres du Siecle où ils ont vécu. Il prit l'occasion de rendre graces au Ciel, d'avoir fait naistre un Monarque dont le courage invincible, & la pureté de la Religion avoient si glorieusement dissipé l'erreur des Calvinistes. Il ajoûta que ce Prince qui est l'admiration de toute la Terre, & l'amour de ses Sujets, avoit esté heureusement servy dans cette entreprise par les grands talens & les forts raisonnemens de Mr l'Evesque de Meaux, dont le bel ouvrage a presque achevé la conviction de ces Obstinez. Mr Bossuet, Frere de Mr de Meaux, qui est depuis quelques jours Intendant de la Province avec une approbation genérale, estoit present à cette Céremonie. Elle finit par le Te Deum que Mr l'Evesque de Soissons entonna, & qui fut chanté par la Musique ordinaire, au bruit des Cloches, des Fifres & des Tambours [...]

[Autres faites à Paris par les Augustins Reformez établis au Fauxbourg Saint Germain] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 107-110

 

Les Augustins Réformez établis au Fauxbourg Saint Germain, ont aussi commencé par une Procession la Solemnité de l'Octave qu'ils ont faite cette année de Saint Felicissime. Ils firent cette Procession à l'issuë de Vespres le Dimanche 29. Avril avec une pompe digne de la venération, qu'on doit avoir pour ce Saint dont ils ont le Corps entier dans une Chasse de trois pieds de long & de deux de large. Quatre Religieux Prestres revétus d'Aubes & de Dalmatiques la portoient. Ils avoient à leurs costez la Compagnie des Gardes de Mr le Duc de Crequi Gouverneur de Paris avec leurs Officiers, & estoient environnez d'une Troupe de petits Anges portant des Flambeaux & des banderoles. La Procession estant arrivée à l'Abbaye de Saint Germain des Prez, le Prieur en Chappe qui l'attendoit avec ses Religieux à la Porte de l'Eglise, harangua le Pere Talon, Prieur des Augustins, qui l'avoit premierement harangué sur le sujet de cette Sainte Relique, aprés quoy il fit chanter le Te Deum. On alla dans l'Eglise des Peres de la Charité, qui se trouverent tous à la Porte pour y recevoir la Procession, ce qui estant fait, elle retourna à l'Eglise des Peres Augustins, où la Chasse fut posée sur une Table qui estoit sur une Estrade, autour de laquelle il y avoit une Balustrade avec un riche Dais au dessus. On chanta le Te Deum, & pendant ce temps les Religieux qui estoient en deux Colomnes au nombre de cent quatorze, vinrent deux à deux baiser la Chasse. Le Te Deum achevé, Mr le Curé de Saint Sulpice monta en Chaire, & fit l'Eloge du Saint avec un zele qui répondoit à sa pieté. La Chasse demeura exposée toute l'Octave, & beaucoup de Personnes qui sont venuës reclamer ce Saint, en ont receu des soulagemens extraordinaires. [...]

Des Choses difficiles à croire. Dialogue quatriéme §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 128-153

Je vous envoye une suite des Dialogues, qui ont fait un article dans chacune de mes trois dernieres Lettres. La matiere en est toûjours également curieuse.

DES CHOSES
DIFFICILES A CROIRE.
DIALOGVE QUATRIÉME.
BELOROND, LAMBRET.

Belorond.

Je souhaiterois aussi-bien que le souhaite Mr Pascal dans ses Pensées que je viens de quitter, avoir un Livre Italien intitulé, Della opinione regima del mondo. Que j’aurois de plaisir à estudier ce Livre si son dessein est bien remply ? Je me contente de suppléer à son défaut par mes reflexions sur les differentes Coûtumes des Hommes, qui ne m’apprennent autre chose sinon que l’opinion dispose de tout, puis qu’elle dispose de la Justice, de la Beauté, & du Bonheur, qui est le tout du monde ; verité que j’aurois eu de la peine à croire si je n’en avois les exemples que je vais vous rapporter.

Lambret.

Puis que Mr Pascal vous a donné matiere pour commencer vostre entretien, vous voulez bien que je me serve encore de ses judicieuses meditations pour confirmer ce que vous venez de me dire. On ne voit presque rien de juste ou d’injuste, dit ce grand Homme, qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrez d’élevation du Pole renversent toute la Jurisprudence. Plaisante Justice, qui est bornée par une Riviere ou une Montagne ! Verité au deça des Pyrenées, Erreur au delà. Avoüez que le Public a bien perdu en perdant ce grand Genie, qui avoit fait une si serieuse estude de l’Homme, & qui auroit assurement bien supplée au Livre dont il regrettoit d’estre privé. Consolons-nous donc dans la perte de l’un & de l’autre par les reflexions que nous fourniront les exemples que nous trouverons dans les autres Livres. Je suis prest à écouter les vostres ; peut-estre y en pourray-je ajoûter quelques-unes qui ne vous déplairont pas.

Belorond.

Il s’en presente tant, & en mesme temps de si bizarres & de si difficiles à croire, que je ne sçay par où commencer, ou mesme si je dois executer mon dessein. Cependant puis que je vous l’ai promis, & que je me suis toûjours fait un honneur de tenir ma parole, je vais vous satisfaire. Voicy ce que j’ay à vous apprendre touchant la Justice. Tertullien dans le Livre, De habit. Mul. C. 7. parlant de quelques Peuples Barbares, dit que chez eux plus on estoit criminel, plus on recevoit de richesses. Auro vinctos in ergastulis habent, & divitijs malos onerant, tantò locupletiores, quantò nocentiores.

Lambret.

A propos de criminel, vous voulez bien que je vous interrompe, pour vous dire que Marc Polo nous apprend que le long de la coste de Malabares, le témoignage d’un Homme qui navigue sur mer n’est jamais receu, à cause qu’il passe pour un desesperé. On lit chez Diodore Sicilien, qu’il n’estoit permis en toute la Germanie qu’aux seuls Prêtres de lier & punir les criminels ; & Philippe Camerarius assure en ses Meditations historiques, qu’en certaines Villes de ce mesme Pays le dernier receu au Conseil décapitoit autrefois les criminels. Il ajoûte qu’en un Village de la Franconie quand on surprend un Larron sur le fait, le dernier marié du lieu luy met la corde au col, & le pend à un vieil arbre destiné de temps immemorial à cét usage. Mais poursuivez je vous prie.

Belorond.

Vous avez oublié apparemment de me dire en parlant d’Executeur de la Justice, que chez les Moscovites la qualité de Boureau n’est pas odieuse.

Lambret.

Je ne l’ay pas oublié, puis que je ne le sçavois pas. Vous m’obligeriez fort si vous me vouliez entretenir de ces Peuples. Quelque chose d’extraordinaire que j’ay remarqué dans les Moscovites qui sont venus rendre leurs devoirs au Roy, m’a donné l’envie de sçavoir au moins en abregé ce qui regarde leur Pays & leurs Coustumes.

Belorond.

Je le feray volontiers en peu de mots, aprés que je vous auray rapporté une partie de ce que je vous ay promis ; le reste sera pour une autre fois. Au Tunquin le Roy donne des appointemens à tous les Juges, sans qu’ils prennent jamais rien des Parties. Un parent ne peut avoir procés contre son parent, & aucun Seigneur ne peut estre Gouverneur dans la Province où il est né. Les Avocats de la Guinée nommez Troens au rapport de Jarric, L. 5 C. 44. plaident le visage couvert devant le Prince qui rend luy-mesme la justice à ses Sujets. Les Perses foüettoient la robe de leurs enfans pour les punir, sans toucher les personnes. Les Chinois punissent le Precepteur des fautes de son Disciple en sa presence. C’est Martinius qui le dit, Dec. 1. L. 4. & 5. Presque par tout le Levant les Roys donnent leurs plus ordinaires Audiences quand ils se font faire la barbe. Le Socrate de la Chine, le grand Confutius, soûtenoit qu’il est impossible qu’un Estat soit bien gouverné sans la musique ; c’est encore au rapport de Martinius, Dec. 1. L. 1. On punit de mort aux Malabares celuy qui a rompu un pot de terre sur la porte de quelqu’un, Ram. Tome 1. Plaisante Justice ! Pour ce qui regarde la Beauté, à la Chine les plus petits yeux sont les plus beaux. Chez les Caribes & les Sigimiens le plus grand, le plus haut & le plus large front est estimé le mieux fait. Chez les Macrocephales la plus longue teste, la plus chauve & la plus pelée, passe pour la plus belle. Chez les Miconiens & Japonois on prefere le visage le plus fardé & le plus plastré, le menton, le nez & les jouës les plus troüez & les plus cicatrisez. Les grands ongles ne se portent que par les Nobles au Royaume de Mangis, & chez les Negres de la coste Malabare, les Femmes Tartares & Moscovites les peignent de noir. Beato Odorico assure avoir veu des ongles du gros doigt si grands, qu’ils couvroient toute la main. Diodore Sicilien dit qu’Alexandre le Grand trouva dans l’Inde des Peuples qui ne rognoient jamais leurs ongles. En beaucoup de lieux de l’Inde Orientale, & particulierement en Sumatra les grandes panses & les bedaines extrémement rebondies, sont trouvées fort agreables, au rapport de Pietro Della Valle Part. 4. Une Relation dit qu’au pays du Mogol la blancheur passe pour une ladrerie. Quant à ce qui regarde le Bonheur ou le souverain Bien, les sentimens sur cette matiere ont esté si extravagans, qu’on ne peut assez s’étonner de la bizarrerie de l’esprit humain. Anacharsis mettoit le souverain Bien dans la vangeance d’une injure faite à tort ; Crates dans une heureuse navigation ; Simonide dans l’amitié d’un chacun ; Architas dans le gain d’une Bataille ; Gorgias à oüir des choses qui plaisent ; Chrysippus à faire bâtir de superbes Edifices ; Epicure dans la volupté ; Antisthene dans une celebre renommée aprés sa mort ; Sophocle à avoir des enfans pour heritiers ; Euripide à avoir une belle femme ; Palemon dans l’éloquence ; Themistocle à descendre de parens illustres ; Aristide dans les biens temporels ; Heraclite dans les grands tresors ; un Auteur moderne dans la satisfaction de l’esprit. Ce dernier sentiment me plairoit le plus si la Religion ne me donnoit pas un autre souverain Bien. Enfin saint Augustin dit, que Marc Varron à compté jusques à 288. opinions toutes differentes sur ce qui concernoit le souverain Bien.

Lambret.

Il y a assurément sujet de s’étonner de ce que de si grands Hommes se sont si lourdement trompez dans la décision d’une chose si essentielle à l’Homme, & qui devoit faire le fondement de toute leur Philosophie ; car comme Ciceron l’a fort bien remarqué, L. 5. De Fin. lors qu’on est une fois tombé d’accord dans la Philosophie de ce qui constituë le souverain Bien, toutes choses y sont faciles & ajustées. Summo bono constituto in Philosophia, constituta sunt omnia. Les Anacharsis, les Crisippes, les Crates, & tous les autres dont vous venez de me rapporter les opinions sur le souverain Bien, ont eu des sentimens si justes sur d’autres matieres, & passent dans l’Histoire ancienne pour de si grands Hommes, que je regarderois ces opinions comme des choses tres-difficiles à croire, si elles n’estoient rapportées par des Historiens, pour lesquels j’ay toûjours eu de la veneration. C’est dequoy je vous ferois un détail en peu de paroles, si je n’attendois de vous ce que vous m’avez promis des Moscovites. Ce sera la matiere de nostre premier entretien. Je vous prie de satisfaire presentement ma curiosité.

Belorond.

La Moscovie qu’on appelle encore Russie Blanche à cause de ses neiges, est un des plus grands Etats de l’Europe. On luy donne environ six cens lieuës de longueur, & autant de largeur. Elle a la Mer glaciale au Septentrion, la Pologne & la petite Tartarie au Midy, le Volga & la grande Tartarie à l’Orient, la Suede, la Livonie, la Finlandie & la Lappie à l’Occident. Entre plusieurs Rivieres qui l’arrosent, on en remarque quatre considerables, sçavoir le Nieper ou Boristhene, qui se décharge dans le Pont-Euxin ; la Duine, qui se décharge dans la Mer Baltique ; le Volga, qui va tomber dans la Mer Caspienne ; & le Tanaïs, qui se perd dans les Palus Meotides. La Capitale est Moscou. C’est où réside son Prince, qui prend le titre de grand Duc, où Czar, pretendant descendre d’Auguste Cesar. Ses Armes sont une Aigle à deux testes, portant trois Couronnes. Dans la partie la plus Septentrionale, il se passe un jour de trois mois, qui dure pendant les mois de May, Juin & Juillet, & une nuit aussi de trois mois, qui dure pendant ceux de Novembre, Decembre & Janvier.

C’est dans la Moscovie que se trouve l’admirable Plante de Boranets, ou Plante-Agneau, qui se nourrit de celles qui sont autour d’elle, & qui se seiche quand elle n’en trouve plus. Elle est devorée par le Loup, à cause qu’elle a la figure d’un Agneau.

Les Moscovites sont Schismatiques Grecs. Saint Nicolas est le Protecteur de leur Nation. De toutes les Festes de l’année, ils ne celebrent proprement que celle de l’Annonciation de la Vierge. Ils commencent l’année par le premier jour du mois de Septembre, parce qu’ils ne reçoivent point d’autre Epoque que celle de la creation du monde, qu’ils croyent avoir esté fait en Automne. Ils sont robustes, aiment à paroistre avec de gros ventres & de longues barbes. Ils portent de grandes Robes, & des manches fort étroites, des bonnets au lieu de chapeaux, des bottines de cuir rouge ou jaune. Les Femmes sont presque habillées comme les Hommes, excepté que leurs Robes sont plus larges, & leurs manches de chemises de trois ou quatre aunes de long, & fort plissées. Les Moscovites sont naturellement mefians, traîtres, fainéans, inhospitaliers, arrogans, fins, trompeurs, ignorans, se contentant de sçavoir lire & écrire, & si cruels, que l’office de Bourreau n’est pas infame chez eux. Ils sont aussi si superbes, qu’un de leurs Princes fit attacher avec un cloud le chapeau à la teste d’un Ambassadeur Italien, qui s’estoit couvert en sa presence. Ils écrivent sur des rouleaux de papier coupez en bandes, & collez ensemble de la longueur de 25. ou 30. aulnes.

Les Femmes Moscovites veulent estre battuës de leurs maris, pour estre persuadées qu’elles en sont aimées. Ils dorment tous aprés disner, de sorte que pendant ce temps-là toutes les boutiques sont fermées, comme icy pendant la nuit. Le Prince prend tous les biens de ceux qui meurent sans enfans. Il est défendu aux Moscovites de voyager sans la permission du Prince, sur peine de la vie. La Justice s’administre en ce pays-là en fort peu de temps. Les Parties plaident chacune pour soy. Quand un Debiteur ne peut pas payer ses debtes ou trouver caution, il devient esclave du Czar ou de quelqu’autre, si c’est la volonté du Prince. Les petits Tartares ont tellement maltraité les Moscovites, qu’autrefois outre un tribut considerable qu’ils en exigeoient, le Duc de Moscovie estoit obligé de mettre pied à terre devant l’Ambassadeur Tartare, de luy offrir tête nuë un plat de Lait, & de lecher ce qui se répandoit par hazard sur le crin du Cheval.

[Mort de Luc d’Acheri, bibliothécaire de l’Abbaye de Saint-Germain] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 153-156

Tant de grands Articles remplirent ma Lettre du dernier mois, que je ne pus vous parler de la mort de Dom Luc d’Acheri, Religieux & Bibliothequaire de l’Abbaye de Saint Germain, qui a mis au jour un si grand nombre de Traitez d’Autheurs connus ou inconnus, ensevelis jusque là dans l’obscurité des Manuscrits. Il mourut le 29. Avril âgé de 76. ans. Je laisse à d’autres à faire l’éloge de sa vertu, & le dénombrement de ses Livres. Il me suffit d’observer que son fameux Spicilegium, qu’il commença à donner en 1655. contient treize Tomes. Pendant quarante ans qu’il s’est distingué dans l’empire des Lettres, il a esté uny d’amitié avec la pluspart des Sçavans, tant du Royaume que des Pays Etrangers, dont il a receu, & à qui il a donné reciproquement du secours dans ce qui regarde les Sciences. Ce qui donne quelque consolation dans la perte qu’on a faite, c’est qu’il vit encore en la Personne des Religieux de sa Congregation qu’il a instruits, & qui servent si utilement l’Eglise par leurs études, & principalement par leur nouvelle Edition de Saint Augustin, qui sera bien-tost suivie de celle de Saint Ambroise, dont les Ouvrages ont grand besoin d’estre reveus sur les Manuscrits, & quelquefois éclaircis de Notes. Il y a déja quatre ou cinq Tomes de Saint Augustin donnez au Public. Il en paroistra dans deux mois un nouveau où est la Cité de Dieu, & on donnera peu de temps aprés le premier Tome de Saint Ambroise.

[Reception de Mr de Chasteaugontier à la charge de Président au Mortier, avec plusieurs Ouvrages sur ce sujet] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 163-168

Je vous parlay la derniere fois de la survivance à la Charge de President au Mortier que le Roy avoit accordée à Mr le President de Bailleul pour Mr de Chasteau-Gontier son Fils. Il a esté receu depuis peu au Parlement, & cette reception a donné lieu à Mr Diereville de faire ces trois Madrigaux.

A MONSIEUR
LE PRESIDENT DE BAILLEUL.

Le service à la Cour n’est point sans récompense ;
 Par une belle survivance,
 Lors que vous y pensez le moins,
Et qu’à la mériter vous mettez tous vos soins,
 Vous en faites l’experience.
C’est ainsi que content du plus grand des Bailleuls,
 LOUIS qui sçait rendre justice,
En faveur de son Fils reconnoist le service
Qu’à l’Etat ont rendu son Pere, & ses Ayeuls.
Ah ! quel plaisir encor dans vos belles années
De voir en ce cher Fils passer vos destinées !
 Qu’il ne joüisse pas si-tost
 De la gloire qu’il en espére ;
On l’éleve à regret au degré le plus haut
 Quand on en voit tomber son Pere.
 Pour rendre donc nos vœux contens,
 Occupez encore long-temps
 Une Place où l’on vous révére.

A MONSIEUR
LE MARQUIS DE
CHASTEAU GONTIER.

Enfin le plus puissant des Roys
Veut que le Fils à son Pere survive,
 Dans un des augustes Emplois,
 Où Themis donne, & fait des Lois.
Pour prendre part au bien qui vous arrive,
 Ma Muse tremblante, & craintive,
Au grand bruit des Mousquets, des
 Tambours, des Haut-bois,
 N’osa jamais joindre sa voix.
 Quand elle eust pû se faire entendre,
 En eussiez-vous eu le loisir ?
Tout le monde chez vous vint en foule se rendre
Pour vous en témoigner sa joye & son plaisir.
 Dans la belle ardeur qui l’anime,
 Rien ne sçauroit plus long-temps l’arrester,
 Elle croiroit commettre un crime
 En differant à se faire écouter.
 Donnez-luy donc un moment d’audience.
Si le Ciel satisfait ses vœux les plus pressans,
 On verra mesme survivance
S’accorder comme à vous à tous vos Descendans.

A MADAME
LA MARQUISE DE
CHASTEAU GONTIER.

 Qu’avez-vous plus à desirer,
 Belle, & charmante Brune ?
 La nature sceut vous parer
De mille attraits qui vous font admirer,
 Et pour achever, la fortune
Vous met au plus haut rang où l’on puisse aspirer.
 Sur vostre dignité nouvelle
 Chacun vient vous feliciter.
Ma Muse dont l’ardeur est plus noble, & plus belle
 Vient aussi se faire écouter.
 Elle est fidelle, elle est sincere,
 Les complimens qu’on vient vous faire
 Finiront dans cinq ou six jours,
 Mais le sien des autres différe
Il ne tiendra qu’à vous de l’entendre toûjours.
Elle emprunte des Dieux le sublime langage,
Pour vous dire en tout temps que jamais dignité
Ne pouvoit se trouver avec plus de beauté,
 Que vous en avez en partage.

[Histoire] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 169-181

Il s’est fait depuis peu de temps un Mariage, par un motif qui vous surprendra. Un Homme tout au moins Sexagenaire, s’estant avisé de devenir amoureux d’une jeune Demoiselle, plus considerable par son agrément que par sa fortune, ne pût resister à sa passion. Aprés luy avoir rendu plusieurs visites, il parla de l’épouser, & la proposition qu’il en fit, fut receuë de ses Parens d’une maniere assez agreable. Il ne falloit plus que gagner la Belle, que l’inégalité de l’âge n’accommodoit pas. Elle eut de la peine à se resoudre à prendre un mary si vieux. Cependant comme sa jeunesse & sa beauté faisoient presque tout son bien, elle crût devoir songer au solide. Ainsi ses Amis luy conseillant de ne pas laisser échaper l’occasion, elle consentit à ce qu’on voulut. On dressa le Contrat de Mariage, dont le bon Homme regla les conditions bien moins à son avantage qu’elle n’avoit esperé. Cette conduite luy donna quelque dégoût. Elle voulut éprouver en d’autres choses si elle avoit du pouvoir sur luy. Il luy fit quelques presens de peu de valeur, & ces presens luy donnerent ouverture à s’expliquer sur un fil de Perles qu’elle souhaitoit. Elle le pria d’y vouloir bien mettre jusqu’à mille écus, afin qu’en luy servant d’ornement, il luy pût aussi servir de ressource dans l’occasion. Le Vieillard promit, mais il n’executa pas. Il remit de jour en jour à la satisfaire ; & la Belle aprés s’estre plainte plusieurs fois de son peu d’exactitude, resolut enfin de ne luy en plus parler. Il est vray qu’elle luy marqua de la froideur, & le bon Homme qui en devina la cause, vit bien qu’il ne la feroit cesser qu’en luy apportant un fil de Perles. Aprés avoir combatu plus de trois semaines, il fit effort sur son avarice, & acheta ce que sa Maistresse avoit demandé. Cependant la Belle qui ne s’y attendoit plus, se fit un plaisir de se vanger de son vieil Amant. Elle crût ne pouvoir mieux executer son dessein qu’en augmentant son amour. Elle affecta pour cela les manieres les plus engageantes & les plus flateuses qui puissent marquer un cœur veritablement touché, & elle commença à les prendre le jour mesme que le Vieillard vint la voir, chargé du present qu’il luy vouloit faire. Il fut agreablement surpris d’un changement si peu attendu, & il en eut d’autant plus de joye, que n’ayant plus aucune froideur à essuyer, il pouvoit se dispenser de donner le fil de Perles. Cette reserve satisfaisant son humeur avare, il le remporta, sans faire connoistre qu’il l’eût acheté. C’estoit un meuble, dont à peu de chose prés il luy devoit estre aisé de retirer son argent. Il ne voulut pas pourtant se haster de s’en défaire. La Belle pouvoit retomber dans ses froideurs, & le present de ses Perles estoit un moyen certain pour l’en garentir. La complaisance qu’elle eut pour son vieil Amant pendant plus d’un mois l’ayant rendu éperduëment amoureux, il pressa si fort la conclusion de son Mariage, qu’on fut enfin obligé de prendre jour. Ce qui l’étonna, c’est que la Belle ne voulut point qu’on perdist de temps à aucun apprest de Nopces, non pas mesme à luy faire faire des habits, dont elle pria qu’on remist le choix quand on n’auroit plus d’autres soins à prendre. Cette moderation dans une jeune Personne qui devoit estre sensible à toutes les choses de cette nature, eut pour le Vieillard un charme incroyable. Il s’imagina qu’elle partageoit les impatiences que luy donnoit son amour, & ne soupçonnant rien moins que le vray motif qui la faisoit agir de la sorte, il concerta avec elle qu’ils se marieroient de fort grand matin, & qu’elle seroit en simple deshabillé. Ils allerent à l’Eglise, & le bon Homme qui avoit si fort souhaité cét heureux jour, s’y rendit avec la plus vive joye que peut causer un bonheur parfait. Elle brilloit dans ses yeux, & jamais personne ne fut si content qu’il le parut. Mais un revers aussi cruel qu’impréveu, troubla bientost cette joye. Il fallut donner son consentement devant le Prêtre, & sa Maistresse dit non au lieu du oüy favorable qu’il en avoit attendu. Comme on se persuada qu’elle avoit dit un mot pour un autre, on luy demanda jusqu’à trois fois si elle vouloit le Vieillard pour son Mary ; & d’une voix tres-intelligible, elle repeta le mesme non jusques à trois fois. Tous les Assistans furent en tumulte. On voulut sçavoir quelle estoit la cause de ce changement. Elle dit d’abord, qu’une secrette inspiration qu’elle avoit euë lors qu’elle estoit entrée à l’Eglise, l’avoit dégoûtée du Mariage ; & le bon Homme desesperé de cette réponse, la pressa si bien de s’expliquer mieux, qu’elle dit enfin tout haut que se voyant sur le point de s’engager pour toûjours, elle s’estoit souvenuë d’un fil de Perles qu’il luy avoit promis plusieurs fois, sans se mettre en peine de dégager sa parole, & qu’elle ne pouvoit s’imaginer qu’un Homme qui n’estant que son Amant, manquoit de complaisance pour elle, songeast à la rendre heureuse quand il seroit son Mary. Le bon Homme qui depuis l’achat des Perles les avoit toûjours portées sur luy pour s’en servir en cas de besoin, se remit un peu de sa frayeur. Il dit à la Belle qu’elle se plaignoit de luy fort injustement, qu’il ne chercheroit jamais qu’à luy plaire en toutes choses, & qu’ayant acheté le Fil de Perles si-tost qu’elle luy avoit marqué quelque envie d’en avoir un, il avoit creu à propos de ne luy en faire present qu’aprés qu’elle l’auroit épousé, afin qu’elle fust persuadée qu’il ne le faisoit par aucune honnesteté d’Amant complaisant, mais par le seul plaisir qu’il trouvoit à la convaincre qu’il la rendroit en tout temps Maistresse absoluë de ses volontez. En achevant ces paroles, il tira le fil de Perles, & la conjura de l’accepter. L’excuse estoit assez bien tournée, & les Parens de la Belle prirent avec tant d’ardeur les interests du Vieillard, qu’elle ne pût se défendre de recevoir son present. Elle prononça ensuite le terrible mot dont si peu de Gens examinent l’importance. Ainsi l’on peut dire que ce Mariage s’est fait pour des Perles. Il ne laisse pas d’estre fort heureux. La Belle a étudié l’humeur de son vieux Mary, & elle s’y est accommodée avec tant d’adresse, qu’il ne fait rien que par elle, & veut toûjours tout ce qu’elle veut.

[Particularitez des Audiances que Mr Guilleragues a eües du Grand Seigneur & du Grand Vizir, avant sa mort] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 197-253

On ne peut porter plus haut la gloire de son Souverain, dans une Ambassade, ny s’en acquitter avec plus d’éclat & de prudence qu’a fait Mr de Guilleragues, dans tout le temps qu’il a esté à Constantinople. Il est vray que ceux qui ont une Dignité pareille à soûtenir, n’ont pas de peine à persuader ce qu’est un Prince, à qui ses Vertus & ses surprenans Exploits ont acquis si justement le surnom de Grand, puisque la Renommée prend toûjours soin de le devancer, & qu’elle apprend avant eux aux Nations les plus reculées tout ce qu’ils en peuvent dire. Ainsi ils arrivent dans des lieux où les esprits sont préparez à les croire. C’est ce qui a fait accorder tant de choses à Mr de Guilleragues, en faveur de la Religion Catholique. Tout ce qu’a fait cet Ambassadeur, a esté fait avec tant d’éclat & tant de hauteur, & avec des circonstances si dignes d’estre remarquées, que les quatre ou cinq Relations que vous avez dans mes Lettres, depuis qu’il est party pour l’Ambassade de Constantinople, sont des morceaux qui meritent d’être conservez éternellement. Voicy le dernier, puisqu’on peut dire que Mr de Guilleragues est mort presque en sortant de l’Audience du Grand Seigneur, & aprés en avoir obtenu tout ce qu’il pouvoit souhaiter pour la gloire de son Maistre, & pour le repos des Catholiques qui sont dans le Levant. On quitte la vie avec moins de peine, quand on en sort avec la satisfaction d’avoir servy utilement l’Eglise, son Prince & sa Patrie. Vous aurez peut-estre veu déja des copies, & mesme imprimées, de la Relation que vous allez lire, ou du moins qui luy ressemblent si fort, que vous croirez que ce soit la mesme chose. Vous ne devés pas vous en étonner. La verité estant une, les Relations diverses d’une mesme action, doivent avoir plus de ressemblance, que les Ouvrages d’esprit sur une mesme matiere. Il faut donc les regarder, comme devant estre semblables dans les faits qu’elles rapportent, mais differentes pour avoir plus ou moins de circonstances. Celle dont on m’a fait part, en est la plus remplie ; & tous ceux qui voudront bien les examiner, n’auront pas de peine à en demeurer d’accord. Voicy ce qu’elle contient.

Mr de Guilleragues arriva à Andrinople le 3. d’Octobre de l’année derniere, accompagné du Grand Ecuyer, de l’Aga des Janissaires, & de plusieurs autres Officiers du Grand Seigneur, qui estoient venus le recevoir à une lieuë de la Ville, & qui l’y amenerent au milieu d’une haye de Janissaires sous les armes. Le Grand Visir qui estoit indisposé, n’ayant pû luy donner audience que le 28. de ce mesme mois, il employa tout ce temps à faire connoistre avec vigueur de quelle maniere il prétendoit que cette Audience luy fust donnée. Il insista sur tout à la refuser dans la Chambre où tous les Ambassadeurs ont accoûtumé de la recevoir à Andrinople, parce qu’il sçavoit que le Sofa ou Estrade, y estoit disposé de telle sorte, qu’occupant presque toute cette Chambre, il n’y restoit qu’un petit espace pour poser les Pabouches ou Souliers, que les Turcs doivent y laisser lors qu’ils y entrent. On luy fit connoistre que le Grand Vizir n’y recevoit pas seulement les Ambassadeurs, mais encore le Muphti & le Musahib, ou Favory du Grand Seigneur, qui estoient les Personnes de tout l’Empire qu’il devoit le plus considerer. Mr l’Ambassadeur répondit que le Muphti & le Musahib ne disputoient pas au Grand Vizir les honneurs qu’il leur rendoit, mais que la forme du Sopha, & la maniere d’y estre receu, estant des points qui avoient fait naistre un different dont le bruit s’estoit répandu depuis cinq ans dans toute l’Europe, cette contestation devoit estre terminée avec un éclat, qui reparast le tort que l’on avoit prétendu faire à l’honneur qui est deu si justement aux Ambassadeurs de France. Ses raisons furent receuës, & on l’asseura qu’il seroit entierement satisfait sur sa demande, & sur toutes les autres qu’il avoit déja faites sur ce sujet. Ainsi il ne fit plus difficulté de se faire conduire au Serrail du Grand Vizir, le jour qu’on avoit choisi pour cette Cerémonie. Il y alla richement vétu à la Françoise, & monté sur un superbe Cheval de l’Ecurie du Grand Seigneur. Sa Suite estoit de 70. Personnes, tant de sa Maison que des principaux Marchands François, tous tres-propres & tres lestes. Il entra dans le Serrail du Grand Vizir, & ayant mis pied à terre il fut conduit par plusieurs Sales à la Chambre où ce Ministre reçoit Sa Hautesse, lors qu’Elle luy fait l’honneur de le visiter. Cette Chambre destinée pour l’Audience, estoit ornée de Peintures & de dorures, & meublée de Minders, & de Coussins magnifiques. Il y avoit au milieu un Bassin de Marbre, environné de Vases remplis de Fleurs, & avec plusieurs jets d’eau. Mr de Guilleragues monta sur le Sofa, voyant qu’il estoit de la maniere qu’il l’avoit demandé. Les Tabourets, également enrichis d’une broderie relevée d’or sur un fond de Velours rouge, estoient sur une mesme ligne, tous deux sur la Natte, sans que celuy du Vizir fust sur le Minder. Il prit sa Place sur le Tabouret qui regardoit la Porte par où il estoit entré, & le Grand Vizir arriva un peu aprés par une autre Porte qui estoit du costé de l’autre Tabouret. Il monta sur le Sofa, & Mr l’Ambassadeur se contenta de se lever pendant ce temps sans quitter sa Place, quoy que tres-souvent il fust arrivé que les Ambassadeurs estoient demeurez debout au bas du Sofa, en attendant l’arrivée du Grand Vizir. Aprés les saluts réciproques, il se remit sur son Tabouret dans le mesme temps que le Grand Vizir s’assit sur le sien, & alors le Salem Chaoux prononça selon la coûtume une courte Priere à haute voix, pour la prosperité du Grand Seigneur, ce qui est une des fonctions de sa Charge. Le Compliment de Mr l’Ambassadeur, également fort & obligeant, fut interpreté en Turc par le Sieur Fontaine, le Sieur Fornesti premier Drogman, n’ayant pû venir à Andrinople à cause d’une indisposition. Il s’étendit sur le digne choix que Sa Hautesse avoit fait de la Personne de ce Ministre, pour se reposer sur sa prudence, & sur sa capacité des Affaires de l’Empire. Le Grand Vizir répondit par le compliment ordinaire, c’est à dire, que Mr l’Ambassadeur estoit le tres-bien venu, ce qu’il répeta jusqu’à quatre fois, quoy que les autres Vizirs n’eussent accoûtumé de le dire qu’une. Il ne pouvoit mieux marquer le plaisir qu’il ressentoit de voir cét Ambassadeur, que par la répetition de ces termes, par lesquels les Turcs témoignent la joye qu’ils ont de voir leurs Amis. Il se servit aussi plusieurs fois du mot d’Eltechi, qui veut dire Ambassadeur, & parla toûjours à la troisiéme Personne ; ce qui est parmy les Turcs une grande marque de consideration & de respect. Mr de Guilleragues remercia fort le Grand Vizir, de l’Aga qu’il luy avoit envoyé à Constantinople pour l’amener, se loüant de sa diligence, & de ses soins dans toutes les choses qui regardoient sa Commission ; & cela fut avantageux à cét Aga, puis que s’agissant en ce temps-là d’envoyer quelqu’un à Bude, pour des ordres qu’on avoit à y porter, ce qui estoit dangereux : & un Officier l’ayant proposé au Grand Vizir, ce Ministre répondit qu’il estoit trop nécessaire à l’Ambassadeur de France, & qu’il falloit en choisir un autre. Peu de temps aprés il fut revétu de la Charge de Capigilar-Kiaiasi, l’une des trois principales de la Maison du Vizir. La conversation ayant duré prés d’une heure, on apporta le Café. Il fut presenté dans le mesme temps à l’un & à l’autre, aprés que l’on eut mis devant eux un grand mouchoir de broderie, d’une beauté & d’une richesse égale. Cela donna lieu au Grand Vizir de demander à Mr l’Ambassadeur s’il aimoit cette boisson. Il répondit que le Thé, & le Chocolat luy sembloient meilleurs. Le Sorbet, le Parfum, & les Eaux de senteur leur furent servis ensuite, & presentez à tous deux en mesme temps. Cela estant fait, le Grand Vizir asseura Mr l’Ambassadeur, qu’il employeroit tous ses soins pour le mener peu de jours aprés à l’Audience du Grand Seigneur, dont il pouvoit esperer la reception la plus favorable, luy promettant par avance l’accomplissément de toutes les choses qu’il demanderoit. Mr de Guilleragues se leva dans ce moment pour recevoir la Veste dont il fut revestu en presence de ce Ministre. On distribua les autres Vestes aux principaux de sa Suite, jusques au nombre de trente, ce qui n’avoit esté accordé à aucun des autres Ambassadeurs, qui n’en avoient jamais eu plus de vingt. Un Marchand Anglois, & un autre Marchand Hollandois qui s’estoient trouvez à Andrinople, & que cét Ambassadeur avoit invitez à l’accompagner à l’Audience, eurent chacun une de ces Vestes. Cette distribution achevée, Mr de Guilleragues se leva, & se retira aprés avoir salüé le Grand Visir, qui se leva dans le même temps, & qui luy dit encore une fois, Vous estes le tres-bien venu. Il retourna à son Palais dans le mesme ordre qu’il estoit sorty, estant reconduit par les mesmes Officiers, ausquels se joignit Seferbec, Interprete de la Porte, que le sieur Fontaine avoit interrompu si adroitement, lors qu’il entreprenoit d’interpreter les paroles du Vizir, qu’il ne put en proferer quatre de suite pendant tout le temps de l’Audience. Comme les Ceremonies en furent fort differentes de celles que l’on avoit observées par le passé, lors qu’on y avoit admis les Ambassadeurs de France, le Teschrifat-Emini, c’est à dire, le Maître & Conservateur des Ceremonies, presenta une Requeste, pour demander qu’on les inserast dans les Archives, comme n’ayant jamais esté pratiquées depuis le commencement de l’Empire, criant tout haut qu’il faloit brûler l’ancien Registre. Jamais les Turcs n’ont témoigné tant de joye d’aucun succés qui leur ait esté avantageux, que dans cette occasion. Ils regardoient Mr de Guilleragues comme le Liberateur de leur Empire, puisqu’il avoit terminé si heureusement une affaire, dont ils avoient craint des suites fâcheuses. Ce n’a pas esté sans beaucoup de peine qu’il en est venu à bout avec tant de gloire. Il a eu des Ennemis qui l’ont traversé de tout leur pouvoir ; mais il a sceu si bien détourner par sa prudence leurs dangereuses cabales, qu’il a donné lieu à quelques-uns de se repentir d’avoir cherché à luy nuire. Il s’en falut peu entre autres que l’on ne mist en Prison le Resident de Michel Abaffy, Prince de Transsilvanie, qui par ordre de son Maistre voulut insinuer à la Porte, beaucoup de choses entierement opposées aux droites intention de M. l’Ambassadeur. Le Kiaia du Grand Visir receut un commandement exprés d’aller luy en faire reprimande. Il la luy fit d’une maniere si seche, qu’il en fut malade dangereusement pendant huit jours. Ce qui effraya le plus ce Resident, ce fut qu’on luy dit, qu’Abaffy estoit en liberté de faire ce qu’il voudroit, & qu’il cherchoit inutilement des pretextes à sa revolte. En mesme temps pour mettre sa fidelité à l’épreuve, le Grand Seigneur donna un ordre qui obligeoit Abaffy de payer son Tribut en bled, & de le faire transporter vers la Pologne, à l’Armée de Soliman Pacha ; ce qu’il ne pouvoit executer, sans s’exposer au peril de soûlever tous ses Peuples, qui n’en recueillent que ce qui est absolument necessaire à leur subsistance. La veille de l’Audience, Mr de Guilleragues avoit envoyé ses presens au Grand Visir, suivant la coûtume. Ce Ministre, pour témoigner qu’il les recevoit agreablement, donna quarante Sequins aux Drogmans qui les porterent. C’estoient les sieurs Fontaine & Perruque. Le Kiaia leur en donna encore dix, lorsqu’ils luy porterent ceux qui estoient pour luy ; mais ces Drogmans, pour faire connoistre que l’interest ne les touchoit pas, distribuerent la plus grande partie de ces deux sommes aux Officiers de la maison du Visir.

L’Audience du grand Seigneur ne fut donnée à Mr de Guilleragues que le 26. de Novembre. Comme il estoit ce jour-là Dimanche, il entendit la Messe de fort bon matin, & partit sur les huit heures, accompagné du Chaoux Bachi, & d’autres Chaoux, & suivy de ses Domestiques, & des principaux Marchands François. Il se rendit au Serrail de sa Hautesse, & estant entré dans la grande Court, il y trouva environ mille Janissaires rangez, qui estoit tout ce qu’il y avoit alors de cette Milice à Andrinople. Dés qu’ils l’eurent apperceu, ils prirent tous une course, qui fut limitée par plusieurs plats ou grands bassins de Pilau, c’est à dire de ris cuit, regale ordinaire qu’on leur fait dans des occasions de cette nature. Mr de Guilleragues, sans s’arrester à ce qu’on faisoit d’extraordinaire pour le recevoir, continua son chemin jusques à la Sale du Divan, où il entra, suivy de Mrs Merille & Noguerres, Secretaires de l’Ambassade, de six de ses Domestiques, & de deux Drogmans. Le grand Visir l’y attendoit avec le Janissaire Aga, le Cadilesker, le Tefterdar, & le Rischangi Bachi, tous assis à quelque distance les uns des autres, sur un banc de Parquet attaché à la muraille. Mr l’Ambassadeur estant entré, s’assit sur un Tabouret qu’on avoit placé prés & vis-à-vis du Visir. Ils se firent des complimens reciproques, sur la joye qu’ils avoient de se revoir ; aprés quoy Mr de Guilleragues se leva, afin de laisser ce Ministre en liberté de terminer les affaires des Particuliers, & alla s’asseoir sur le mesme Tabouret, dans un endroit de la Sale plus éloigné des Plaideurs qui venoient en foule demander justice. Le grand Visir leur permit à tous de s’approcher les uns aprés les autres, & jugea plus de cent procés pendant une heure & demie. Le grand Seigneur voyoit & entendoit tout par une Jalousie, qui étoit audessus du Siege du Visir. Lorsque le Divan fut achevé, on apporta une petite table ronde devant ce premier Ministre, à laquelle il mangea seul avec Mr de Guilleragues, qui y fut conduit par le Chaoux Bachi. On en apporta quatre autres en mesme temps, pour le Janissaire Aga, le Cadilesker, le Tefterdar, le Rischangi Bachi, & pour ceux de la suite de Mr l’Ambassadeur. Ses deux Secretaires furent menez à la seconde, deux autres François à la quatriéme, & trois à la cinquiéme. Le Cadilesker mangea seul à la troisiéme, comme estant une personne de Loy, qui ne doit jamais manger avec des gens d’une Religion differente. On servit toutes ces Tables avec beaucoup de magnificence à la mode du Pays. Les fruits & le ris n’y manquerent pas. Le repas dura une heure, & Mr de Guilleragues employa ce temps bien moins à manger, qu’à s’entretenir familierement avec le Visir, qui écoutoit avec grande attention tout ce qu’il luy disoit par la bouche du sieur Fontaine son Drogman. Aprés le repas, Mr l’Ambassadeur fut revestu d’une riche Veste, & on en distribua trente autres à ceux de sa suite. Le grand Visir sortit du Divan, & s’en alla à l’appartement du grand Seigneur. Mr l’Ambassadeur y fut conduit un demy-quart d’heure aprés, avec son Drogman, ses deux Secretaires, & sept autres personnes de sa suite, chacun ayant à ses costez deux Capigis, qui ne leur firent aucune contrainte, lors mesme qu’il falut paroistre devant sa Hautesse. Il entra dans la Salle d’Audience, où il vit le grand Seigneur assis sur un Trône magnifique, qui estoit placé au fond. Ses habits estoient éclatans de pierreries, & il avoit autour de luy ses principaux Officiers. Mr l’Ambassadeur le salüa par une profonde reverence, & commença un discours qu’il prononça d’une maniere tres-noble, & avec beaucoup de dignité. Le grand Visir l’ayant voulu interrompre dans la bouche du sieur Fontaine qui l’interpretoit, le Grand Seigneur dit à Mr de Guilleragues qu’il pouvoit poursuivre, & demander ce qu’il luy plairoit. Cette Audience dura prés d’une demie-heure, pendant laquelle sa Hautesse parla une seconde fois à Mr l’Ambassadeur ; ce qui n’avoit jamais esté fait par les Sultans, qui se sont toûjours contentez d’entendre les Ambassadeurs, sans leur répondre autrement que par un signe de teste, en leur faisant dire par leurs Grands Visirs, qu’ils sont satisfaits de leurs complimens, & qu’ils répondront à la Lettre de leurs Maistres Mr de Guilleragues ayant esté ramené de l’Audience, remonta à cheval hors du Serrail, & pour satisfaire à la coûtume, il se rangea auprés de la porte avec tous ceux de sa suite, pour en voir sortir le Grand Visir & les autres Officiers, & défiler les Janissaires, aprés quoy il se retira gardant le mesme ordre qu’il avoit tenu en arrivant. Cette Audience a eu trois particularitez qui la distinguent de toutes les autres qui ont esté accordées auparavant aux Ambassadeurs de France, le nombre de trente Vestes distribuées à sa Suite, neuf personnes pour le suivre à l’Audience du Grand Seigneur, & l’honneur que fit sa Hautesse à Mr de Guilleragues de luy parler jusques à deux fois. A peine s’étoit-il mis en chemin pour se retirer, que le Sultan sortit à cheval par une porte de derriere, pour aller se divertir à la chasse. Il sortit encore le lendemain, pour une autre chasse à laquelle il avoit resolu d’employer soixante jours, quelque temps fâcheux qu’il eust à craindre, cet exercice n’estant jamais plus agreable à ce Prince, que lorsque le froid est grand, & que les pluyes, les neges, & les glaces sont terribles. En effet, les gens du Serrail asseurent, qu’encore qu’il ne se soûtienne & ne marche qu’avec peine, il s’échauffe tellement dés qu’il voit la nege, qu’on ne peut jamais luy amener un cheval assez promptement. Il part sans attendre personne pour le suivre, laissant à ses Officiers la liberté de l’aller joindre où ils peuvent.

Le 23 de Decembre, Mr l’Ambassadeur rendit visite au Muphti ; il y alla à cheval, precedé de ses Janissaires, Estafiers, Valets de pied, & Drogmans, & suivy de ses Officiers. Le Muphti, qui est le Chef principal de la Religion Mahometane, luy fit de tres-grandes honnestetez, & receut avec un profond respect la Lettre de Sa Majesté qu’il luy presenta. Le Café & le Sorbet furent apportez avec les Eaux de senteur ; & aprés qu’ils se furent entretenus quelque temps de choses generales, Mr l’Ambassadeur se retira. Il trouva ce Muphti tres mal logé, plus mal meublé, & encore plus mal servy par dix ou douze Valets qui composoient tout son Domestique. Il y a peut-estre plus d’affectation dans cette simplicité, que de bonne & sincere intention, pour se conformer à la pauvreté que l’Alcoran ordonne à ceux de sa sorte, qui ne laissent pas d’avoir des revenus stables & considerables. On fait pour la subsistance du Muphti, un fond de deux mille Aspres par jour, qui font environ soixante-cinq livres de nostre monnoye ; & outre cela, il peut disposer de quelques Benefices qui dépendent de certaines Mosquées Royales, & en tirer le plus d’argent qu’il luy est possible, sans craindre d’être accusé de corruption. Il a une authorité si grande, que quand il juge, ou qu’il decide de quoy que ce soit, le Grand Seigneur mesme ne s’y oppose jamais. Le Sultan le consulte dans les affaires d’Estat, & ne bannit presque jamais un premier Visir, ny n’oste un Bacha de son employ sous pretexte de crime, ny n’entreprend rien de considerable qu’il n’ait la sentence du Muphti, parce qu’il paroist qu’il y a plus d’équité dans le jugement d’un homme de bien, que dans le pouvoir absolu du Prince. On fait rarement mourir le Muphti ; & quand cela arrive, on le dégrade avant l’execution. Lorsqu’il s’agit de crimes énormes ou de trahison, on le met dans un Mortier, qui est toûjours gardé pour cela à Constantinople, dans la Prison des sept Tours. Son corps y est pilé & batu, jusqu’à ce que ses os & sa chair soient réduits en boüillie.

Mr de Guilleragues vit aussi le Capitan Pacha, Gendre du Grand Seigneur, & fit cette visite incognito, ayant remis à le voir publiquement en Ceremonie, lorsque ce Pacha seroit de retour à Constantinople, où il exerce particulierement sa Jurisdiction sur toute l’Armée Navale. Le mois de Janvier estant venu, il voulut prendre son Audience de Congé du Grand Visir ; mais des affaires importantes à l’Etat, obligerent ce Ministre de faire un voyage de dix jours pour se rendre auprés du Grand Seigneur, qui estoit à la Chasse, à moitié chemin de Constantinople & d’Andrinople. Quelques jours aprés qu’il fut revenu de ce voyage, Mr l’Ambassadeur luy fit demander cette Audience, qui luy fut accordée pour le 29. de ce mesme mois, avec autant de pompe, d’éclat & de distinction qu’il l’avoit euë la premiere fois, sans qu’il l’eust sollicitée. En effet, comme il n’avoit pas crû que l’on y deust observer la mesme regularité que l’on avoit fait dans la premiere, il avoit déja renvoyé ses livrées & ses habits les plus magnifiques à Constantinople, se contentant d’aller à l’Audience vestu d’une fort belle Veste fourrée de Marte Zibeline, seul à cheval, & suivy à pied de ses principaux Domestiques, vétus aussi de longues Vestes, sans Valets de pied. Cependant le 28. Janvier, le sieur Fontaine son Drogman, vint luy dire, que le Grand Visir avoit resolu de luy donner encore trente Vestes, pour luy & pour sa Suite, & de luy envoyer trente chevaux de son Ecurie pour sa marche. Cette disposition qu’il n’attendoit pas l’obligea de prendre d’autres mesures. Il fit appeller tous les François qui se trouverent à Andrinople, pour rendre son Cortege plus nombreux, & pour avoir plus de Personnes dignes de recevoir l’honneur de la Veste. Il fit aussi revétir douze Grecs qu’il avoit à son service, d’habits à leur mode, afin qu’ils environnassent son Cheval, & que leurs Robes à la Greque répondissent à l’Habit long qu’il devoit porter. Les trente Chevaux envoyez par le Vizir, arriverent avec plusieurs Officiers qui conduisirent Mr l’Ambassadeur au Serrail de ce Ministre. On le conduisit d’abord dans la Salle où l’on donne les Audiences de cerémonie au Muphti mesme, & au Favory du Grand Seigneur, & à peine y eut-il esté assis un demy quart d’heure, qu’on le vint prendre pour le mener dans une tres-belle Chambre, differente de celle où il avoit esté receu la premiere fois. Elle estoit magnifiquement ornée. L’entrée n’y est permise qu’à fort peu de Turcs, & on asseure qu’aucun Chrétien n’y estoit jamais entré. Mr l’Ambassadeur s’y assit d’abord sur le Tabouret qu’on luy avoit préparé sur le Sofa, & qui estoit posé sur la Natte, comme celuy du Vizir. Ce Ministre estant entré un moment aprés, Mr de Guilleragues se leva pour le salüer, demeurant sur le Sofa, & l’un & l’autre s’assit dans le mesme temps. L’Audience qui dura prés d’une heure, finit par les Régales du Café, du Sorbet, des Eaux de Senteur, & du Parfum. Le Grand Vizir remarquant que Mr l’Ambassadeur avoit quelque répugnance pour le Café qu’on luy presentoit, parce qu’il estoit ambré, commanda qu’on en apportast sans ambre, & attendit à prendre le sien qu’on luy en eust servy d’autre. Il luy donna avec beaucoup de respect la réponse du Grand Seigneur à Sa Majesté. Elle estoit dans un grand Sachet de Brocard tres-riche, & cacheté d’une Bulle d’or. Mr de Guilleragues la receut avec le mesme respect, ainsi que la Lettre que ce Ministre écrivoit à Sa Majesté. Ensuite l’on distribua les trente Vestes. Mr l’Ambassadeur se leva un peu aprés, & se retira comblé d’honneurs plus qu’aucun Ambassadeur qui eust jamais esté à la Porte. Le Sieur Fontaine portoit publiquement devant luy la Lettre de Sa Hautesse, qu’il luy avoit remise. Enfin par un surcroist de faveur, le Grand Vizir ordonna qu’on luy fournist vingt Chevaux, & vingt Chariots pour son retour, quoy que la coûtume soit que les Ambassadeurs retournent à Constantinople à leurs dépens. On eut de la peine à trouver ce nombre de Chariots, parce qu’ils estoient presque tous employez à la suite du Grand Seigneur, qui continuoit à prendre le divertissement de la Chasse. Ainsi Mr l’Ambassadeur ne put partir d’Andrinople que le 26. Fevrier. Il trouva les chemins assez beaux pour la Saison, & arriva le 22. à Constantinople, ayant pour sa Personne un Carrosse richement garny, & suspendu à la Polonnoise, dont le Grand Vizir luy avoit fait present. Il descendit de Carrosse au fond du Port, où Mr l’Archevêque de Cysique, Vicaire Patriarchal, l’attendoit avec les Marchands François & Venitiens, & plusieurs autres Personnes affectionnées à la France. Il entra en mesme temps dans un Caïque qu’on luy tenoit prest, & qui fut suivy d’un grand nombre d’autres. En passant devant Galata, il fut salüé de l’Artillerie & de la Mousqueterie d’un Vaisseau, de deux Barques, & d’une Tartane de Marseille, & à son débarquement à Tophana, il trouva un Cheval du Vaivode de Galata, qui le porta jusques au Palais de France, où il fut receu de Madame l’Ambassadrice, & de Mademoiselle de Guilleragues sa Fille, avec une joye extréme de le revoir aprés une si longue séparation ; mais cette joye mêlée de celle de le voir sortir avec tant de gloire d’une Affaire si fameuse avant & durant le cours de son Ambassade, fut de tres-peu de durée. Cinq jours aprés il fut attaqué d’une Apopléxie, dont il mourut le 5. de Mars, aprés avoir receu tous ses Sacremens, & donné les plus fortes marques d’une parfaite résignation à la volonté de Dieu. On peut dire sans exagerer, qu’il a esté regreté de toute la Ville de Constantinople. Outre les Grecs, les Arméniens, & les Juifs mesme, les Turcs, depuis les principaux jusqu’aux moindres, ont donné des témoignages publics de la part qu’ils prenoient à cette perte. Le Capitan-Pacha envoya s’informer plusieurs fois de sa santé pendant qu’il étoit malade, & dit en presence de beaucoup de monde, qu’il n’avoit point connu de Chrétien qui meritast plus d’estre estimé & chery. Le Caimacan, le Frere du Grand Vizir Coproli, & les plus considerables Officiers de Constantinople, n’ont point caché l’affliction qu’ils en ressentoient, & le Grand Vizir n’en eut pas plûtost appris la nouvelle par un Courier que le Caimacan luy dépescha, que pour témoigner combien il estimoit sa mémoire, il en dépescha aussi-tost un autre au Caimacan, avec ordre de faire faire son compliment de condoleance à Madame l’Ambassadrice, & de l’asseurer que son intention estoit que les choses demeurassent sous son autorité, dans le mesme état où Mr de Guilleragues les avoit laissées lors qu’il estoit party d’Andrinople. Il la fit prier en mesme temps d’envoyer au plûtost la Lettre de Sa Hautesse à Sa majesté. Ce Ministre ordonna de plus au Caimacan de faire en sorte que Madame l’Ambassadrice, & tous les François fussent encore dans une plus grande consideration, s’il se pouvoit, que pendant la vie de Mr l’Ambassadeur. Le Caimacan qui appella le Sieur Fontaine si-tost que cét ordre fut venu, pour l’envoyer asseurer Madame l’Ambassadrice des intentions du Grand Vizir, luy recommanda aussi sur toutes choses, de luy donner avis de tous les besoins qu’elle pourroit avoir pour ce qui la touche en particulier, & pour le bien du Commerce, & la seureté des interests de l’Empereur de France dans les Etats du Grand Seigneur son Maistre ; ce qui fait connoistre la haute réputation que Mr de Guilleragues s’estoit acquise à la Porte.

[Mort de Madame l'Abbesse de Farmontier] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 266-267, 269-272

 

Le 30 du dernier mois, Madame l'Abesse de Farmonstier en Brie, mourut fort regretée de toute sa Communauté. Elle s'appeloit Marie Constance du Blé, & estoit Fille de Messire Jacques du Blé, Marquis d'Huxelles, & Baron de Cormatin en Bourgogne, Lieutenant general des Armées du Roy, Gouverneur & Bailly de Châlons sur Saone, & de Dame Claude Phelipeaux la Vrilliere. La Maison du Blé dont elle sortoit, est une des premieres & des plus anciennes de Bourgogne. Madame l'Abbesse de Farmontier dont je vous parle, avoit l'esprit élevé & fort pénetrant, & faisoit paroistre une extréme vivacité dans toutes les affaires qu'elle traitoit. [...]

 

Les actions & les paroles édifiantes qui ont précedé sa mort, ont accompagné ses derniers momens. Elle a préveu en quelque façon le changement qui devoit se faire en elle, & elle s'y est préparée pendant quelque mois, par tous les exercices de penitence qu'elle pouvoit pratiquer. La mort d'un sage Directeur, en qui elle avoit mis son entiere confiance depuis un fort grand nombre d'années, fut un présage qui luy fit connoître que le temps de la sienne s'approchoit. Elle n'avoit pas encore essuyé ses larmes pour une perte qui luy estoit si sensible, lors qu'elle fut attaquée de la maladie dont elle est morte. Sa patience n'y a pas moins éclaté que sa resignation & son amour pour son Createur. Elle prenoit elle-mesme soin de consoler toutes les personnes qui l'assistoient, & qui s'affligeoient de l'extrémité où son mal l'avoit réduite. Elle demandoit des Cantiques de joye pour son heureuse délivrance de la prison de ce monde, & prioit les Religieuses de moderer leur douleur, par l'esperance qu'elle a toujours témoigné avoir, que celuy qui l'avoit fait naistre dans l'Eglise, luy donneroit entrée dans la Gloire. [...]

[Relation contenant tout ce qui s'est passé depuis que les Ambassadeurs de Moscovie sont arrivés en France, jusques à leur départ] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 277, 279-280, 286-287, 291-293, 308-309, 311-314, 316-317

 

L'abondance des matieres qui remplissoient ma Lettre le dernier mois, fut cause que je ne vous parlay point des Ambassadeurs de Moscovie. [...]

 

Comme il s'agissoit de les envoyer à un Monarque, qu'admirent ceux mesme qui sont jaloux de sa gloire, les Czars ont voulu qu'ils vinssent tout droit en France, sans faire la fonction d'Ambassadeur dans une autre Cour, & qu'ils retournassent à Moscou de la mesme maniere, pour faire connoistre qu'ils en estoient partis exprés pour venir en France, & qu'ils n'avoient rien à voir après avoir veu le Roy. On les a mesme pressez de partir avec des ordres de ne se point arrester dans leur voyage. [...]

 

Le Roy sçachant qu'ils estoient arrivez à Hambourg, & qu'ils devoient venir débarquer à Calais, choisist Mr Torf, l'un des Gentilhommes de sa maison, pour les y recevoir, parce qu'il s'est toûjours tres-bien acquitté des Commissions de cette nature, & qu'ils s'est mesme distingué en beaucoup d'autres occasions [...]

 

Ils arriverent le 12. de May à Saint Denys. Le 16. Mr de Bonneüil Introducteur des Ambassadeurs, alla les visiter de la part du Roy, & le 17. Mr le Maréchal de Humieres, & le mesme Mr de Bonneüil, allerent les prendre dans les Carosses de Sa Majesté, & de Madame la Dauphine, & les amenerent à Paris. Ces Carosses estoient suivis de trois Carosses de Mr le Maréchal de Humieres, de celuy de Mr de Bonneüil, & de plusieurs autres pour la suite de ces Ambassadeurs, qui montoit environ à quatre-vingt personnes. Il y en avoit plusieurs à cheval, parmy lesquels six Trompettes & un Timbalier se firent entendre. [...]

[Le 22 mai, ils furent reçus en audience par Louis XIV. Selon la coutume, les ambassadeurs prononcèrent un discours dans lequel ils témoignaient de l'amitié unissant les deux royaumes, ils présentèrent leur lettre de créance au roi et offrirent de nombreux présents.]

 

L'audience estant finie, ces Ambassadeurs furent traitez magnifiquement avec toute leur suite par les Officiers de Sa Majesté, & reconduits à Paris avec les mêmes ceremonies.

Le premier de Juin, ils se rendirent à Versailles, à l'appartement de Mr Colbert de Croissy. [...]

 

[Le jour de cette audience,] on leur fit voir les Eaux, les Jardins, & les Appartemens du Château de Versailles. Rien ne se peut ajoûter aux termes dont ils se servirent pour témoigner leur étonnement ; il y en eut mesme de si forts, qu'on ne les peut rapporter icy. Ils dirent entre autres choses, que ceux qui avoient l'avantage d'y entrer, estoient bien heureux. Mr Torf les voyant embarassez à retenir tant de choses, dont ils vouloient faire le recit lorqu'ils seroient retournez en Moscovie, leur fit present des Estampes de toutes les Maisons Royales. Ils ont vû icy la plus grande partie de tout ce qu'il y a de curieux. Je ferois trop long si je vous rapportois tout ce qu'ils ont dit sur chaque chose. Je suis fort souvent entré dans des détails de cette nature, touchant les Ambassadeurs de plusieurs Nations éloignées ; & tout ce que chacun d'eux a dit, a tant de rapport, qu'il n'est pas necessaire de le repeter. Ceux-cy ont sur tout admiré l'Exercice qu'ils ont veu faire aux Mousquetaires, & ont dit, qu'il sembloit qu'un mesme ressort les faisoit agir tous dans le mesme instant, tant leurs mouvemens avoient de justesse. L'Opera leur a aussi causé beaucoup de surprise ; & à peine a-t-on pû leur persuader qu'il n'y avoit point d'enchantement. Le 3 de ce mois, ils eurent leur Audience de Congé du Roy, avec les mesmes ceremonies qui avoient esté observées à leur premiere Audience. [...]

 

Ils partirent le lendemain, toûjours défrayez aux dépens du Roy, & accompagnez de Mr Torf, pour aller à Dunquerque, & passer en Hollande, le Commerce qui est entre les Hollandois, & les Sujets de leurs Maistres leur donnant lieu de trouver facilement des Vaisseaux pour les conduire chez eux. [...]

[Present fait par le Roy à Mr le Duc de Saint-Aignan, qui est receu en mesme temps Academissien dans l'Academie de Padouë, nommé Ricovrati] §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 321-323

 

[Un sabre] qui estoit parmy les Presens que les Ambassadeurs Moscovites ont faits au Roy, a esté donné par Sa Majesté à M. le Duc de Saint Aignan. Il est garny de Diamans, d'Emeraudes, de Rubis, & de Saphirs. Sa Majesté dit à ce Duc en le luy donnant, qu'Elle ne pouvoit le remettre en de meilleures mains.

Vous vous souvenez que le Roy de Pologne luy envoya, il y a quelques temps, celuy du feu Grand Visir ; de sorte que deux grands Rois luy ont fait chacun un present semblable. Ce Duc avoit donné quelque temps auparavant, une Epée d'or à M. Morel de la Musique du Roy, & Valet de Chambre de Madame la Dauphine. M. Morel fit sur ce sujet le Distique Latin que je vous envoye.

O me felicem ! O carum mihi pignus honoris !
Majus enim gladio quid dare Mars potirat ?

Le mesme fit l'Impromptu que vous allez voir, dans le temps que M. le Duc de Saint-Aignan parut le jour du Carrousel, à la teste de tous les Chevaliers.

Illustre Saint Aignan qui menés ces Guerriers
Dans le Champ des Plaisirs moissonner des lauriers,
Que ton abord pour nous a d'attraits & de charmes !
Mais que tes Enemis le trouveroient affreux
Si tu les conduisois à la gloire des Armes
Comme tu les conduis à la Gloire des jeux !

[...]

[A propos du portrait de Lully par Mignard]* §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 331-334

 

Un Peintre fameux a fait le Portrait d'un homme tres-celebre par ses Ouvrages, & ce Portrait a esté gravé par un tres-habile Graveur. Le Peintre est Mr Mignard, fils de feu Mr Mignard d'Avignon, & Neveu de Mr Mignard, qui n'a besoin que d'estre nommé pour estre connu. Jugez si celuy dont je vous parle estant digne fils & neveu de deux hommes si illustres, ne merite pas luy-même ce titre. Feu Mr Mignard son pere, qui a peint de si belles choses dans le Palais des Thuileries, pouvoit disputer dans l'Art dont il se mêloit avec les plus fameux de son temps. Il ne faut pas s'étonner s'il a laissé un fils qui luy succede dans sa reputation, & qui ne se fait pas moins estimer par la force que par la delicatesse de son pinceau. Quand les Portraits qu'il fait ne seroient pas aussi ressemblans qu'ils sont, ils pourroient passer pour de bons Tableaux, & se vendre sur ce pied-là, ce qui est assez rare, les Peintres qui travaillent aux Portraits s'attachant ordinairement beaucoup moins à la bonne Peinture qu'à la ressemblance, qui est ce que l'on cherche le plus dans un Portrait. Quoy que j'en aye veu plusieurs de Mr Mignard, & tous également beaux, je ne m'en fie ny à mes yeux ny à mes lumieres, & je parle sur la foy des plus habiles connoisseurs, & des personnes du meilleur goust. Le Portrait que cet Illustre a fait au naturel, est de Mr de Lully. Il a esté gravé par Mr Roulet, Eleve de Mr Poilly, qui aprés avoir apris son métier sous un si grand Maistre, s'est perfectionné pendant douze ans en Italie. Les Devises qui servent d'ornement à ce Portrait, sont de Mr l'Abbé Tallemant le jeune, dont les Ouvrages n'ont point besoin d'éloges pour estre estimez. Comme la Poësie convient bien aux Peintres, parce que les Peintres & les Poëtes doivent souvent travailler d'imagination, Mr Mignard ne s'est pas contenté de faire connoistre Mr de Lully par son pinceau, il a aussi voulut le peindre dans les vers qui sont au bas de l'Estampe de son Portrait. Cette Estampe se vend chez celuy qui l'a gravée, ruë S. Honoré, proche les bastons Royaux.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1685 [tome 6], p. 334.L'air est attribué à Lambert d'après le XXIXe Livre d'airs de differents autheurs [...] (Paris, C. Ballard, 1686), et les sources manuscrites F-Pn/ Vmd. ms. 302, F-Pn/ Res. Vma. ms. 958, F-Pn/ Res. Vmc. ms. 63 et F-Pc/ Res. F. 673.

Je vous envoye un second Air qui ne vous déplaira pas.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Je suis aimé de celle que j'adore, doit regarder la page 334.
Je suis aimé de celle que j'adore,
C'est un charmant secret qui n'est sceu que de nous,
Nos plaisirs sont d'autant plus doux ;
Que tout le monde les ignore,
Et que nous trompons les jaloux.
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