Mémoires de l’abbé Le Gendre
[FRONTISPICE] §
MEMOIRES
de l'abbe
LE GENDRE
chanoine de notre-dame
secretaire de m. de harlay, archeveque de paris
abbe de clairfontaine
publies
d'apres un manuscrit authentique
avec des notes historiques, biographiques et autres
PAR M. ROUX
Paris
charpentier, libraire-editeur
28, quai de l'Ecole
1865
Mémoires de l’abbé Le Gendre I §
{p. 189}(1694.) En ce temps-là parut une lettre en faveur de la comédie, lettre assez bien écrite et si ample, qu’elle pouvait passer pour un traité. Il y avait de l’érudition, de l’ordre, de l’arrangement. Tout estimable qu’elle fût, elle serait tombée dans l’oubli, si malicieusement on ne l’eût dénoncée à M. de Harlay. On crut que c’étaient les jésuites qui lui avaient tendu ce piège pour se venger de lui en l’exposant ou aux satires des libertins, s’il condamnait la comédie, ou aux reproches des dévots, s’il ne la condamnait pas.
Y a-t-il du mal à aller à la comédie ? Le oui et le non ont des raisons si apparentes que je n’ai garde de décider. Je serais même récusable, car d’inclination j’aurais du goût pour y aller si la bienséance le permettait à un homme de ma profession, aussi connu que je suis et {p. 190}dans la place que je tiens. Les forces de l’esprit sont bornées comme celles du corps, et, pour reprendre le travail avec vivacité, il faut nécessairement se délasser par quelque chose qui amuse et qui divertisse. Or, est-il un délassement plus utile et plus innocent que celui de la comédie, disent ses défenseurs, puisqu’elle n’est autre chose, à la regarder en général, qu’une représentation naïve d’un événement agréable, assaisonné d’une satire fine et douce pour la correction des mœurs ? Les anciens législateurs qui ont inventé le spectacle ont moins songé à amuser ceux de leurs citoyens qui vivaient dans l’oisiveté qu’à instruire le peuple en le portant, par des exemples, à la haine du vice et à l’amour de la vertu : et effectivement, rien ne peut plus contribuer à guérir l’homme de ses défauts que de les exposer, comme on fait dans la comédie, à la risée et à la censure publique. Ces peintures satiriques font un tout autre effet que les exhortations les plus pathétiques ; tel qui est vicieux ne veut pas être ridicule. Le but de la comédie n’est pas moins de corriger que de divertir.
L'ancienne comédie, contre laquelle les conciles et les Pères ont tant fulminé, était d’une turpitude à ne le pouvoir exprimer. Loin d’y garder les bienséances, la pudeur y était offensée par des postures infâmes et par des représentations que les gens les plus déréglés, s’ils ne sont pas de la lie du peuple, condamneraient eux-mêmes aujourd’hui. L'éloquence des saints Pères et la véhémence de leur zèle ne pouvaient être mieux employées qu’à décrier ces infamies ; mais autant cette comédie était abominable, autant celle d’aujourd’hui est-elle modeste et retenue. Ce n’est point, comme était l’ancienne, une école d’impudicité ; on n’y voit ni {p. 191}postures ni actions indécentes, les paroles libres en sont bannies et c’en serait assez pour faire siffler et choir la pièce la plus excellente, s’il y avait, même en petit nombre, des équivoques grossières. Si dans la comédie moderne il ne se trouve ni paroles ni actions qui soient contre les bonnes mœurs, ne serait-ce point être trop sévère que de la proscrire absolument ? Ainsi parlent des gens qui ne sont point d’ailleurs d’une morale relâchée.
D’autres soutiennent au contraire que la comédie d’aujourd’hui, tout épurée qu’elle est des infamies de l’ancienne, est encore une école très dangereuse, et que ce qu’on y voit et ce qu’on y entend ne peut que corrompre les mœurs ; et effectivement on y voit et on y entend tout ce qui peut fasciner les yeux, tout ce qui peut charmer les oreilles, tout ce qui peut séduire le cœur. La magnificence du spectacle, la parure des femmes qui s’y trouvent, la parure des comédiennes, la peinture vive des passions qu’on y représente, nommément celle de l’amour, qui règne dans toutes les pièces, sont autant d’objets dangereux qui laissent dans l’esprit et dans le cœur des spectateurs des sentiments de volupté et des impressions qui les disposent peu à peu d’abord au relâchement, ensuite au libertinage. La comédie moderne, tout épurée qu’elle est, étant une occasion prochaine et quasi inévitable de péché, comment, disent ces censeurs, peut-on permettre d’y aller ? Comment, au contraire, peut-on ne pas le défendre ?
Ces raisons sont fortes ; cependant, comme elles ne sont pas sans réplique, M. l’archevêque, aussi fin que les jésuites qui cherchaient à l’embarrasser, ne voulant s’exposer ni aux railleries des gens du monde, ni aux {p. 192}reproches des dévots, trouva un tempérament qui fut de ne point condamner la lettre, mais de punir le théatin qui en était l’auteur. Ce théatin était le Père Caffaro, fils d’un Sicilien qui avait fait révolter Messine, en 1675, et qui l’avait livrée au roi. Les conjonctures, quatre ans après, ayant obligé le roi d’en retirer ses troupes, la famille de Caffaro se réfugia en France, où elle a subsisté des pensions que la cour lui donna. J'ai connu le marquis, le théatin et le chevalier ; c’étaient de fort bonnes gens qui ne manquaient point de mérite ; le religieux était celui qui semblait en avoir le plus.
Ce Père était en liaison avec le poète Boursault. La liaison venait de ce qu’ils mangeaient souvent ensemble dans une maison de qualité, et de ce que Boursault avait un fils théatin. C’était ce poète qui avait excité le Père à mettre la main à la plume, pour prouver qu’il n’y a point de mal à aller à la comédie. A parler juste, c’était le poète lui-même qui avait mis la main à la plume ; le Père fournit les matériaux et le poète les mit en œuvre. La lettre ne fut faite que pour être à la tête des ouvrages de Boursault. Je ne sache point l’avoir vue imprimée ailleurs. Quelques railleries qu’aient faites de ce poète ses ennemis et ses jaloux, on ne peut nier qu’il n’eût de l’esprit ; en lui tout coule de source. Quoiqu’il ne sût ni grec ni latin, il n’avait pas laissé de faire des pièces fort estimées ; son Ésope à la cour a de grandes beautés.
Le poète et le Père étaient fort irrités sans savoir de qui se venger, lorsqu'ils apprirent que la lettre avait été lue tout entière à l’Académie, et que, pour les sentiments autant que pour les expressions, on l’y avait fort critiquée. L’un et l’autre conclurent de là que c’étaient {p. 193}vraisemblablement les académiciens qui l’avaient déférée à M. l’archevêque ; ils s’en prirent à eux. On ignorait encore que c’étaient les jésuites qui avaient ourdi cette trame. Le Père et le poète étaient d’ailleurs aigris ; le poète, contre l’Académie, parce qu’il n’en était pas, quoiqu’il eût vivement postulé longtemps pour en être ; et le Père, contre des académiciens qui, le trouvant en compagnie, l’avaient raillé sur son langage. Il parlait un jargon mêlé de sicilien et de français.
Dans ces dispositions le Père et le poète se joignirent à gens qui étaient après à critiquer le Dictionnaire de l’Académie. I1 n’y avait guère qu’un mois ou deux que l’Académie en corps avait présenté au roi ce fameux dictionnaire où elle travaillait depuis plus de cinquante ans. La critique en parut sous ce titre : Dictionnaire des halles, comme si l’on eût voulu dire que celui de l’Académie ne pouvait guère être d’usage que pour les harengères et pour les crocheteurs. C’était un reproche qu’on faisait à l’Académie d’avoir farci son dictionnaire de proverbes populaires, de quolibets et de rébus. Une autre chose qui a aidé à décrier ce dictionnaire est l’emploi des locutions plates et des définitions louches qu’on y remarque à chaque page. D’ailleurs, étant fait par racines et non par ordre alphabétique, bien des gens ne s’en accommodaient point, parce qu’ils avaient peine à distinguer les mots primitifs d’avec les mots composés. Pour un livre de cette importance, peut-être n’en fut-il jamais qui ait eu une plus malheureuse destinée. Quoique une compagnie dans laquelle il y a toujours eu des gens de lettres d’un grand mérite ait mis cinquante ans à le faire, il est tombé, dès qu’il parut, dans l’oubli et dans le mépris si fort qu’on n’ose le citer ; aussi dit-on que les illustres {p. 194}n’y avaient pris que peu de part et que c’est l’ouvrage des jetonniers. Nous avons dit ailleurs qui sont ceux à qui on donne ce sobriquet. Ces jetonniers, ayant su à force de fureter que le Père Caffaro s’était vanté à ses amis d’avoir eu part à la critique et que le tiers était de lui, accoururent à l’archevêché y demander justice avec un empressement qui fit rire M. l’archevêque. Quoiqu’il fût de l’Académie, loin d’être disposé à venger le dictionnaire, il désapprouvait fort qu’on l’eût mis au jour, et disait que c’était pitié de croire qu’on pût faire honneur d’un ouvrage si médiocre à un corps d’un aussi grand nom.