Résumé de rhétorique et d’art oratoire
Avant-propos. §
Le siècle a vu naître une ère nouvelle pour tous les genres d’éloquence. Après s’être portée avec ardeur aux conférences de Saint-Sulpice, parce qu’elles respiraient une douce tolérance, et qu’elles étaient libres d’opinions dogmatiques, la jeunesse française lit avec avidité ces beaux discours de tribune, palpitant d’un patriotisme que les entraves ne font qu’irriter, non pas de ce patriotisme mensonger qui trop souvent a servi de passeport à l’anarchie, mais de cet amour véritable de la patrie, ayant pour base l’ordre légal appuyé sur la liberté. Elle assiste aux funérailles de ce noble général dont les mâles accents faisaient tressaillir tout ce qui portait un cœur français ; elle le pleure comme un guide qu’elle a vu succomber au milieu de ses succès, et qui, après avoir été le modèle du citoyen, servira de modèle à l’orateur. Le général Foy a fixé le genre de notre éloquence parlementaire, et M. de Frayssinous a senti avec sagacité ce que la civilisation et les besoins de l’époque exigeaient de la chaire ; et quoique ses conférences, pleines d’érudition et de philosophie, ne puissent pas être proposées comme modèle général de prédication, parce qu’elles ne conviendront jamais à tous les auditoires, on peut néanmoins avancer hardiment que c’est le seul genre de sermons qui pourrait réussir aujourd’hui devant des auditeurs éclairés.
L’éloquence judiciaire a pris aussi une face nouvelle. La langue du barreau avait déjà été réformée par l’influence du célèbre chancelier d’Aguesseau ; il en avait banni les termes sauvages pour y substituer ceux qu’il avait empruntés à la littérature et aux sciences : après avoir fait de nouvelles conquêtes sur les littérateurs et les philosophes, elle est arrivée aujourd’hui au même degré de pureté que le langage des autres sciences. L’éloquence judiciaire est devenue éminemment philosophique. Les écrits des Domat et des Montesquieu ont commencé la réforme ; la tendance de tous les esprits vers la philosophie l’a achevée. Elle s’est aussi modifiée en prenant le caractère et le coloris de l’éloquence de la tribune ; elle a préféré une dialectique pressante, une logique persuasive et l’énergie de la pensée, aux mouvements dramatiques, aux situations pathétiques et à l’emploi intempestif des passions.
Sans les exclure entièrement, elle les réserve pour les circonstances qui en exigent impérieusement l’usage. La chaire, la tribune et le barreau sont donc les trois grandes scènes où l’éloquence peut aujourd’hui se développer avec succès. La forme de notre gouvernement, l’esprit d’indépendance qui se manifeste dans toutes les classes de la société, doivent engager le plus grand nombre de jeunes Français à étudier de bonne heure ; l’art oratoire quelle que soit la carrière à laquelle ils se destinent, cette étude ne sera jamais sans fruit, et elle peut être d’un grand avantage à quelques-uns d’entre eux, en leur facilitant les moyens de se présenter un jour avec honneur au milieu de nos assemblées législatives. Mais cette noble étude est indispensable à ceux qui, par état, doivent parler en public. Comment éviter des défauts scandaleux, comment se préserver d’habitudes vicieuses, si l’on ignore les premiers éléments de l’art de parler ?
Tout, ou presque tout, a été dit sur la rhétorique et l’art oratoire. Ces sujets abstraits ont occupé les veilles des plus grands génies de l’antiquité, et de hautes capacités pouvaient seules développer des théories si difficiles ; si importantes, et si fertiles en grands résultats. Aristote, Longin, Cicéron et Quintilien, ont écrit sur ces matières ; et leurs immortels ouvrages ont servi de guides à tous ceux qui, depuis, ont traité ces sujets. Mais il serait imprudent de se jeter sans préparation dans la lecture de ces précieux ouvrages ; on s’exposerait à s’égarer. Il faut que des connaissances préliminaires, des principes clairs et précis et des idées arrêtées nous accompagnent dans les détours souvent obscurs de la dialectique des anciens rhéteurs. Aristote est sans doute, dit Fénelon, une des têtes les mieux organisées et des plus pensantes que la nature ait formées ; il inventa l’art de raisonner, qui est la base de toutes les sciences. Mais, ajoute-t-il, il est souvent obscur, et toujours sec et subtil ; il faut vouloir sincèrement s’instruire pour se déterminer à lire ses ouvrages. Il lui préfère Longin. Toutefois, le Traité du Sublime ne paraît être qu’un fragment d’un plus important ouvrage, et la lecture attentive de ce précieux traité semble justifier l’opinion émise par quelques critiques, que Longin ne fut que l’abréviateur d’un ouvrage plus étendu, qu’ils attribuent à Denys d’Halicarnasse.. Cicéron est bien plus clair, bien plus élémentaire : les principes qu’il nous a transmis, fruits d’une longue observation, sont de précieux trésors qu’il nous offre de la manière la plus séduisante. Mais, souvent enveloppés dans de longs dialogues et des digressions multipliées, ces préceptes ne sont ni assez frappants, ni présentés d’une manière assez méthodique pour se fixer profondément dans l’esprit des étudiants. Quintilien est sans contredit le meilleur ouvrage que l’on puisse mettre entre les mains d’un jeune homme. On y trouve tous les principes de la saine critique. C’est une éloquente et méthodique paraphrase des ouvrages de Cicéron ; partout on y voit l’habile rhéteur et le grand maître. Toutefois, ses développements ont souvent trop d’étendue ; on y retrouve trop de ce système artificiel des anciens rhéteurs ; et beaucoup de choses inutiles rendent un peu fastidieuse la lecture de ses Institutions. Il faut donc ouvrir à l’étudiant la voie qui conduit jusqu’à lui ; et d’ailleurs compléter sa doctrine suivant l’état actuel de la science.
Plusieurs orateurs, avocats ou philologues français, ont écrit avec succès sur l’éloquence et la rhétorique ; mais les travaux de ces estimables écrivains n’offrent que d’utiles observations sur l’art, aucun d’eux n’ayant développé une théorie complète. Le professeur Crevier a composé une rhétorique en deux volumes, qui ne présente rien de nouveau. Il entre hardiment dans la vaste nomenclature des noms techniques, divise et subdivise, délaie ses idées, et fatigue souvent le lecteur. Elle ne convient guère qu’aux professeurs et à ceux qui s’occupent de la partie purement didactique de l’art.
Un bon ouvrage sur la rhétorique, à l’usage des gens de goût, manque donc à la France. « Cependant, dit Fénelon dans sa Lettre sur l’Éloquence, une excellente rhétorique serait bien au-dessus de tous les travaux bornés à perfectionner une langue. Celui qui entreprendrait cet ouvrage, y rassemblerait tous les beaux préceptes d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien, de Lucien, de Longin et des autres célèbres auteurs ; leur texte, qu’il citerait, serait l’ornement du sien ; et, en ne prenant que la fleur de la plus pure antiquité, il ferait un ouvrage court, exquis et délicieux. »
Pourquoi ce parfait écrivain n’a-t-il pas mis à exécution un si beau plan, et s’est-il contenté de nous en offrir une ébauche ?
Un étranger remarquable par la profondeur, la sagacité et l’excellence de son jugement, a modelé un beau monument sur un plan à peu près semblable, mais plus vaste. En s’entourant des observations des grands maîtres de l’art, en les rattachant à un système bien conçu, et à des idées nouvelles, il a formé l’ouvrage le plus remarquable qui ait paru dans ces temps modernes sur cet important sujet.
Les Leçons du docteur Hugues Blair n’ont pas la sécheresse presque toujours inséparable de pareils traités ; elles sont instructives et agréables, et de belles images viennent souvent orner et éclaircir les principes qu’il a tracés. Mais son plan est vaste et exécuté avec abondance. D’ailleurs, la nature de son cours ne comportait pas la brièveté si nécessaire dans les écrits élémentaires. Ses Leçons forment environ trois volumes in-8º.
Après avoir entièrement traduit les lectures du savant professeur d’Édimbourg, j’en ai extrait tout ce qui m’a paru le plus saillant et le plus utile. J’ai souvent resserré ses pensées, et j’ai plus fréquemment imité que traduit. J’ai ajouté à ces extraits de nouveaux passages de Cicéron, de Quintilien, de Longin et autres auteurs anciens. J’ai profité des observations des critiques modernes : La Harpe, Fénelon, Marmontel, Condillac, le président de Brosses et plusieurs autres, ont été mis à contribution. Enfin, j’ai cherché à compléter ce petit corps de doctrine, et à lui donner une physionomie française, par quelques idées nouvelles, par quelques observations neuves sur la rhétorique et sur l’éloquence. J’ose espérer que ce Résumé, quelque imparfait qu’il soit, ne sera pas sans utilité pour ceux qui se destinent à parler en public. Heureux si, en simplifiant les principes de l’art de parler, je puis contribuer à réveiller le goût de cette noble étude, peut-être trop négligée par ceux-là même à qui leur profession fait un devoir d’étudier avec soin les principes de l’art oratoire.
J’aurais pu facilement, avec les matériaux que j’avais rassemblés, faire un ouvrage entièrement original, mais mon seul but et mon seul désir sont d’être utile ; et j’ai pensé qu’en présentant à mes lecteurs les idées des hommes les plus judicieux des temps anciens et des temps modernes, sur l’éloquence et la rhétorique, ils accueilleraient mon Résumé avec plus de confiance. J’ai osé quelquefois, il est vrai, associer mes propres observations à celles de ces grands hommes, mais je ne l’ai fait qu’avec réserve, et après de mûres réflexions.
Dans les nombreux passages de Cicéron que j’ai cités, lorsque je n’ai pas rapporté les propres paroles du maître, j’ai fait usage des traductions recueillies et revues par le docte et modeste M. Leclerc. C’eût été une imprudence de ma part de tenter de traduire Cicéron après lui. Enfin, j’ai resserré en un volume in-18 presque tout ce qui a été dit de plus remarquable sur la rhétorique et l’art oratoire, et j’ai tâché d’en former un de ces petits livres substantiels que le savant M. Dupin aime tant lorsqu’ils sont bien faits.
Introduction. §
La rhétorique est l’art de bien dire ; elle a pour but d’établir des règles fondées sur la nature et le goût pour l’ornement du style et l’embellissement du discours. Tous les peuples ont cultivé cet art, et sa perfection dénote toujours un haut degré de civilisation.
La rhétorique a souvent été enseignée de manière à corrompre le goût et la véritable éloquence, et à retarder plutôt qu’à hâter leurs progrès, toutefois ces vices ne doivent pas être imputés à l’art, mais aux maîtres qui, au lieu d’établir des principes clairs et puisés dans la nature, imbus qu’ils étaient des préjugés de l’école, substituaient une rhétorique artificielle à celle que la nature et l’observation doivent enseigner.
L’étude de la rhétorique doit occuper une place distinguée parmi les connaissances qui sont nécessaires à l’orateur ; mais le premier soin de celui qui veut briller dans la carrière oratoire est de se nourrir l’esprit et d’acquérir un riche trésor d’idées et de pensées. C’est là qu’il puisera facilement ces traits de lumière qu’il répandra dans ses discours ; maître de son sujet et embrassant dans toute son étendue l’objet qu’il voudra décrire ; ses paroles le peindront d’une manière frappante, les figures du langage se présenteront en foule à son esprit, et ses paroles auront toute l’énergie qui accompagne ordinairement la conviction. L’expérience et la science peuvent seules fournir les matériaux propres à former le corps et la substance d’un ouvrage recommandable, la rhétorique sert à ajouter le poli.
Quiconque ne possède pas à fond les principes de la rhétorique, n’arrivera que difficilement à développer d’une manière honorable ses propres conceptions ; et quelles que soient l’étendue de ses connaissances et la rectitude de son jugement, il sera moins capable de faire usage de ces richesses que celui qui en posséderait beaucoup moins, et qui saurait mieux les faire valoir.
L’étude ne peut, il est vrai, seule et sans le secours, de la nature, former un orateur ; elle est incapable de lui inspirer de l’âme ou du génie, mais elle le dirige et lui prête assistance. Elle ne peut fertiliser un sol aride ; mais elle met en valeur et augmente le prix d’un terrain propre à la culture ; elle inspire du goût au génie et lui épargne des écarts dangereux.
En étudiant l’éloquence et la composition, nous cultivons notre propre intelligence par la liaison intime de cette étude avec les progrès de nos facultés. La vraie rhétorique et la saine logique se tiennent de fort près. En nous appliquant à exprimer et à classer nos pensées avec convenance, nous apprenons à bien penser, à concevoir plus distinctement ; telle est l’étroite liaison qui existe entre la pensée et les mots qui servent à l’exprimer.
Cette étude a encore le grand avantage de nous apprendre, en formant notre goût, à distinguer les faux ornements de ceux dictés par la raison. Celui qui n’a pas étudié les principes de l’éloquence, qui n’a pas été façonné à goûter la beauté mâle et native des bons écrits, se laisse toujours séduire par le clinquant du langage, et entraîner au torrent du goût populaire et dominant.
Cette étude obtient encore du goût et des mœurs du jour un nouveau degré de considération. Dans ce siècle où chaque partie des sciences reçoit une nouvelle impulsion, où l’on cultive avec tant de soin, tous les arts libéraux, où la beauté du langage, les grâces et l’élégance de la diction ont obtenu le plus haut degré d’attention, l’oreille du public est devenue délicate ; elle ne supporte plus qu’avec répugnance l’impropriété et l’incorrection. Il est donc indispensable à ceux qui se destinent à parler en public, d’apprendre à distinguer les faux ornements de ceux que la raison consacre, et de former soigneusement leur goût et leur critique.
Dès qu’on prononce le mot critique, des préjugés s’élèvent aussitôt ; et sans doute ce ne serait pas sans fondement, si elle ne consistait qu’à trouver des défauts dans les écrits, et dans la froide application de certaines règles techniques : mais la saine critique est la source du bon sens et de la délicatesse ; elle tend à nous faire apprécier avec un juste discernement le mérite des auteurs, et prévient cette vénération aveugle et implicite qui nous ferait confondre, dans notre admiration, leurs bonnes et mauvaises qualités ; elle nous fait pénétrer dans la partie la plus précieuse de la philosophie, je veux dire celle de la nature humaine ; en effet, ces recherches sont intimement liées avec la connaissance de nous-même, elles nous conduisent naturellement à réfléchir sur les opérations de l’esprit et les mouvements de l’âme, et nous familiarisent avec les sensations les plus délicates de la nature humaine.
Les investigations de la morale et de la logique nous portent dans une sphère plus élevée, elles nous mettent en rapport avec des objets d’un genre plus sévère, c’est-à-dire avec les puissances de l’entendement appliquées aux recherches scientifiques, et à la direction de la volonté vers le vrai ; elles montrent à l’homme le perfectionnement de son être comme créature intelligente, et ses devoirs comme conséquence nécessaire d’une obligation morale. La critique et les belles-lettres le considèrent comme un être doué de cette puissance de goût et d’imagination qui est destinée à enrichir son esprit et à lui procurer des jouissances qui tournent au profit de la raison ; elles ouvrent un champ fertile à de nouvelles recherches. Tout ce qui est relatif à la beauté, à l’harmonie, à la grandeur, à l’élégance, tout ce qui peut polir l’esprit, satisfaire l’imagination, exciter des affections, est soumis à leur juridiction. Elles exercent notre raison sans la fatiguer. Elles nous conduisent à des remarques fines et profondes, en semant de fleurs le chemin de la science.
Les plaisirs du goût protègent l’homme contre des habitudes ou inclinations vicieuses. Les exemples pleins de noblesse que la poésie, l’éloquence et l’histoire présentent souvent à nos esprits, tendent naturellement à nourrir dans nos âmes le patriotisme, l’amour de la gloire, le mépris des injures, et l’admiration pour ce qui est réellement grand et éclatant.
Je n’oserais dire que cultiver le goût, c’est cultiver la vertu ; mais on peut toujours s’attendre à les voir réunis au même degré dans chaque individu. Quoique l’impression produite par la lecture des productions du génie soit passagère, elle peut cependant disposer le cœur à la vertu : ce qui est certain, c’est que sans posséder à un haut degré de nobles sentiments, nul homme ne peut atteindre au sublime de l’éloquence : il faut que ses sentiments soient ceux d’un homme vertueux, s’il veut puissamment émouvoir et attacher l’auditeur. Ce sont les sentiments ardents de l’honneur, de la vertu, de la magnanimité, de l’amour de la patrie, qui peuvent seuls animer le feu du génie, et faire naître ces idées élevées dignes de l’admiration des hommes.
Du goût §
La Harpe définit le goût, le sentiment des convenances ; cette définition est précise et vraie. On peut dire, d’une manière moins abstraite, que le goût est la faculté de recevoir une impression agréable des beautés de la nature et des arts. À proprement parler, le goût n’est pas une pure opération de l’intelligence. C’est un mouvement instinctif, une sensation subite qui fait sur nous une impression profonde, sans que nous puissions assigner les raisons de notre ravissement. C’est un sentiment qui tient de plus près à nos sensations physiques qu’aux opérations de l’entendement. Il n’en faudrait pas conclure néanmoins que la raison n’a aucune part aux opérations et à l’exercice du goût qui repose principalement sur une certaine sensibilité naturelle et instinctive pour le vrai beau, auquel la raison prête une nouvelle puissance.
Le goût est une faculté commune à tous les hommes, puisque ce n’est qu’un attrait pour le beau de quelque genre qu’il soit. Mais il existe une différence excessive dans la manière dont il est distribué parmi eux : dans certains individus on n’en aperçoit que de faibles nuances, et les beautés, qui les frappent, ne font sur eux qu’une impression faible et confuse, tandis que chez d’autres le goût s’élève à un tact exquis, d’où résulte une jouissance vive causée par la perception des beautés les plus délicates.
Cette différence tient certainement à celle de l’organisation et à des facultés internes plus ou moins complètes ; mais l’éducation et la culture de l’esprit réclament une part considérable dans l’exercice de cette faculté, qui est la plus perfectible de celles que la nature nous a accordées.
Une des grandes lois de la nature est que l’exercice est le principe qui vivifie et nourrit nos facultés morales aussi bien que physiques. C’est donc seulement par une attention soutenue pour les meilleurs modèles, par la lecture des ouvrages les plus recommandables, et la comparaison des divers degrés de beauté du même ordre, que l’on peut parvenir à l’extrême pureté du goût, et faire avec sagacité la part de la louange et celle du blâme.
La sensibilité est donc le premier fondement du goût, mais la raison et le bon sens doivent lui servir de guide. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit d’observer que la plus grande partie des productions du génie n’est qu’une imitation des ouvrages de la nature, la représentation des actions, des caractères et des mœurs des hommes. Mais pour juger de ces imitations, il faut avoir recours à l’intelligence qui compare la copie avec l’original.
Une tête saine et un cœur droit sont nécessaires à la perfection du goût ; il s’exerce sur les affections, les caractères et les actions des hommes, c’est-à-dire sur les plus nobles sujets du génie. Nul ne peut offrir de description juste et touchante de ces sujets, ni éprouver le sentiment intime des beautés d’une description, s’il ne possède des affections vertueuses. Celui dont le cœur est sec et sans délicatesse est incapable d’éprouver les douces sensations qui résultent, pour l’homme de goût, des beautés de l’éloquence et de la poésie.
Les caractères du goût, dans son état de perfection, peuvent être réduits à deux principaux : la délicatesse et la correction. La délicatesse se rapporte principalement à la perfection de cette sensibilité naturelle qui sert de fondement au goût : elle suppose la possession d’organes délicats.
La correction a un rapport plus direct avec la perfection que le goût reçoit de sa connexion avec l’entendement. L’homme dont le goût est correct ne se laisse jamais abuser par de fausses beautés. Ces qualités s’impliquent, il est vrai, réciproquement ; le goût ne peut être exquis sans être correct, ni parfaitement correct sans être délicat. Cependant la prééminence d’une de ces qualités sur l’autre est souvent visible. La délicatesse se manifeste principalement par le juste discernement du vrai mérite d’un ouvrage ; la correction consiste à savoir rejeter les prétentions trompeuses d’un faux mérite. L’une s’adresse plus particulièrement au sentiment, l’autre à la raison.
Les variations du goût ont été si considérables qu’on a prétendu qu’il ne reposait que sur des bases purement arbitraires ; il a été le jouet de la mode, et chaque siècle a eu son goût dominant. La question importante est donc celle-ci : Y a-t-il quelque chose qu’on puisse appeler modèle du goût, et peut-on, en s’y attachant, distinguer toujours le bon goût du mauvais goût ?
D’abord, il faut remarquer qu’il n’y a rien qu’on puisse regarder comme le modèle du goût ; les goûts peuvent différer prodigieusement quant aux objets, et cependant il peut arriver qu’aucun d’eux ne soit dépravé. L’un a un goût plus prononcé pour la poésie, l’autre ne trouve de plaisir que dans la lecture de l’histoire ; celui-ci préfère la tragédie, celui-là la comédie. D’autres admirent un style simple, d’autres un style fleuri. Le jeune âge se plaît aux compositions gaies et spirituelles, la maturité aime des sujets plus graves. Quelques peuples préfèrent des peintures hardies de mœurs, et le spectacle des passions les plus fortes. Quelques autres ont une prédilection marquée pour l’élégance, la correction et la régularité dans les descriptions et les sentiments. Quoique tous diffèrent, ils se fixent cependant sur quelques beautés qui conviennent plus particulièrement à la nature du sujet et à la tournure de l’esprit de ceux qui sont appelés à les juger. Il n’en est pas dans les matières relatives au goût, comme dans les questions que la raison seule juge, où il n’y a qu’une conclusion qui soit conforme à la vérité. Le goût admet quelque latitude dans ses jugements, qui, quoique divers, peuvent encore être en harmonie avec la pureté ou la délicatesse de ce sentiment. Néanmoins il ne faudrait pas trop étendre les bornes du cercle où la nature et la raison le renferment nécessairement. En effet, cette diversité possible du goût ne peut être admise que lorsque les objets sont eux-mêmes différents ; lorsque l’un condamne, comme difforme, ce que l’autre admet comme sublime, il n’y a plus diversité de goût, mais opposition manifeste : l’un doit nécessairement avoir tort, et l’autre raison, mais comment juger ces opinions, où trouverons-nous le type ou modèle du goût ?
L’on entend en général, par modèle, ce que, d’après l’assentiment général et presque universel, on peut considérer comme un objet parfait auquel on peut comparer toutes choses de la même espèce. Ainsi la nature est le type suprême et la source du vrai goût. C’est aux objets de la création que nous devons comparer toutes les choses d’imitation dont les modèles existent dans la nature ; mais ce guide ne peut pas toujours être suivi avec la même précision ; la voie qu’il nous trace est, dans certaines circonstances, très obscure ; il faut donc chercher quelque chose de plus précis et de plus clair qui puisse être assigné comme modèle du goût.
Le goût, comme je l’ai dit, est fondé sur un sentiment intime de la beauté, qui est naturel à l’homme, et qui, dans son application à des objets spéciaux, est capable d’être guidé par la raison. S’il existait quelqu’un qui possédât toutes les facultés de l’humaine nature à un suprême degré de perfection, dont le sens intime fût, en toutes circonstances, exact et exquis, et dont la raison fût toujours saine et jamais errante, les principes qu’un tel homme donnerait sur le beau en seraient sans doute le parfait modèle. Mais comme cet être surnaturel ne saurait exister, il faut chercher les principes du goût dans l’assentiment du grand nombre, et établir comme règle, que le beau est ce que les hommes s’accordent le plus à admirer. Si quelqu’un voulait prétendre que le sucre est amer et que le tabac est doux, aucun raisonnement ne pourrait rendre vraie une telle assertion ; il en est de même à l’égard des objets de sentiment ou goût intime. Les sensations communes aux hommes doivent servir de titre pour fonder les principes du goût. Nous pouvons faire sur ces matières des raisonnements plus ou moins abstraits, nous pouvons même éclairer, par des règles, les caprices d’un goût encore grossier ; mais, en dernière analyse, nous sommes toujours forcés de faire un appel au sentiment. La base sur laquelle nous nous appuyons, en dernier résultat, est toujours le plaisir que l’expérience nous indique, que le genre humain éprouve universellement par la perception de tel objet.
Toutefois, lorsque nous recourons au sentiment des hommes, comme juges souverains, nous supposons que nous nous adressons à un peuple qui est dans une situation sociale favorable à l’exercice du goût, car chez les peuples barbares il se manifeste dans un état d’imperfection et de confusion tel, qu’il ne présente qu’un chaos. Lorsque, dans de pareilles circonstances, un homme de génie se présente, ses écrits doivent nécessairement offrir le plus bizarre assemblage des plus grandes beautés de l’art, et des défauts les plus choquants. Les beautés lui sont dictées par le sentiment des convenances naturelles qui se présentent avec énergie à son esprit créateur. Les défauts sont dus à l’ignorance des convenances accidentelles, résultats de l’observation ou des raffinements de l’art de plaire qui viennent successivement épurer le goût.
Parmi nous, le contraste entre le goût naturel et primitif, et le goût secondaire ou accidentel, n’est pas frappant, parce que la France a vu naître simultanément le génie et le goût. Mais en Angleterre Shakspeare et Milton offrent deux exemples remarquables du génie qui n’est pas dirigé par le sentiment des convenances que je pourrais appeler sociales, ou que le goût de son siècle a dépravé. Dante est aussi un exemple notable d’un beau génie égaré par le mauvais goût du siècle où il a vécu, ou trop complaisant pour ses ridicules préjugés.
Chez un peuple civilisé, la forme du gouvernement, des troubles, des factions, des mœurs relâchées, une cour dépravée, l’envie et les autres passions peuvent égarer le goût de l’époque ; mais il reprend bientôt ses droits, et toutes les productions bizarres et fantastiques que le caprice a enfantées disparaissent bientôt ; il ne reste plus que ce qui est fondé sur la raison et les sentiments naturels de l’homme.
La conclusion que nous voulons tirer de ce qui précède, c’est que le goût est loin d’être un principe arbitraire soumis aux caprices individuels, et n’offrant aucun signe pour distinguer le faux et le vrai. Ses fondements sont les mêmes chez tous les hommes ; il repose sur des sentiments et perceptions qui appartiennent à notre nature. Ses opérations sont, en général, les mêmes que celles de nos autres facultés intellectuelles. Lorsque ces sentiments sont pervertis par l’ignorance ou par les préjugés ils peuvent être rectifiés par la raison ; son état naturel et normal est déterminé par sa comparaison avec celui des autres hommes, et l’approbation générale est, en définitive, juge souverain en cette matière.
De la critique, du génie, des plaisirs du goût, du sublime. §
La saine critique est l’application du goût et du bon sens aux beaux-arts, son objet est la distinction entre le beau et le fautif, et l’établissement des règles relatives aux divers genres de beauté dans toutes les œuvres du génie, en remontant des applications particulières aux principes généraux.
La critique n’a pour fondement que l’expérience et l’observation ; c’est le résultat du goût et de l’assentiment des hommes éclairés. Ainsi, l’unité d’action dans les œuvres dramatiques n’est pas fondée seulement sur le raisonnement, mais sur le plaisir que nous éprouvons à la lecture d’une tragédie dont l’action est simple.
Un grand génie peut, il est vrai, par sa seule force et par l’observation de la nature, créer un ouvrage digne des plus grands éloges sans connaître les lois de la critique. Homère a pu se laisser guider par son seul génie ; mais ce n’est pas une arme contre l’utilité de l’art, et il n’y a pas d’auteur qui ne puisse profiter des observations de la critique sur les beautés et les fautes de ceux qui l’ont précédé.
Sans doute, un censeur qui jugerait d’après les règles strictes de la critique, et jamais d’après les impressions qu’il reçoit, serait moins un philologue qu’un pédant, car le goût et le sentiment sont nécessaires pour guider dans l’application des règles générales aux cas particuliers ; mais parce que la critique peut être quelquefois injuste ou aveugle, il n’en résulte pas qu’elle est inutile : on a abusé des choses les plus sacrées et les meilleures.
Il est vrai que des ouvrages qui avaient d’abord mérité les applaudissements du public ont souvent été condamnés par la critique, mais il faut observer qu’il y a deux sortes de public : l’un nombreux, qui se laisse aisément entraîner par des beautés superficielles ou par l’expression heureuse d’idées conformes aux préjugés de l’époque, l’autre plus rare et plus instruit, qui cependant se laisse aller quelquefois au torrent. Cette dernière partie du public se dégage la première de ces préjugés ; bientôt son admiration s’évanouit, et la saine critique finit par condamner les ouvrages, objets de l’admiration du vulgaire, et son triomphe quelquefois retardé est toujours certain.
Quelques auteurs triomphent, en dépit des règles de la critique. Les tragédies de Shakspeare, considérées comme poésies dramatiques, sont irrégulières dans toute l’étendue du mot, et néanmoins le public persiste à les admirer. Mais il faut remarquer que ce ne sont pas les écarts de Shakspeare qui font admirer ses ouvrages : ils possèdent des beautés en harmonie avec les vrais principes, et la puissance de ces beautés a été si grande, que ses ouvrages ont triomphé de la censure. C’est par la manière vive dont il trace ses caractères, c’est par la vérité de ses descriptions, la force des sentiments et sa prééminence sur tous autres écrivains à parler le langage des passions, que la saine critique nous a enseigné à le placer, malgré ses défauts, au premier rang des écrivains.
Le génie est une disposition particulière et habituelle à réussir dans une chose, c’est une inspiration de la nature, son attribut est le don de créer (Marmontel) ; mais le génie ne peut exister sans le goût, quoiqu’il doive être considéré comme une puissance d’un ordre plus élevé. Le mot génie entraîne avec lui l’idée d’un pouvoir créateur qui ne réside que dans la pure sensibilité excitée par la perception d’une beauté, mais qui enfante de nouvelles beautés, et les produit au jour de manière à faire une vive impression. Cette rare et précieuse faculté est un don de la nature ; mais l’art et l’étude peuvent la perfectionner.
Si nous examinons maintenant les plaisirs que procure le goût, nous voyons s’ouvrir devant nous une vaste carrière où viennent se réunir toutes les jouissances de l’imagination. Mais nous devons nous réduire à donner quelques idées seulement des jouissances du goût, nous entrerons ensuite dans des détails plus circonstanciés sur le vrai beau et le sublime.
Addisson est le premier qui ait présenté une théorie sur cette matière ; il assigne trois sources principales aux jouissances du goût : la beauté, la grandeur, la nouveauté. Si ses spéculations à cet égard ne sont pas profondes, elles sont au moins agréables, et, quoique des écrivains ingénieux se soient occupés depuis de ces théories métaphysiques, nous n’avons pas encore sur ce sujet des principes bien fixes. Cet état d’imperfection peut être attribué à la subtilité des matières qui entrent dans le domaine des sensations du goût. Ce sont des objets attrayants ; mais lorsque nous voulons les saisir et les soumettre à une analyse, ils nous échappent bientôt. Cependant ce qui peut nous consoler, c’est que nous ne connaissons pas parfaitement les causes impulsives de ces sensations, nous en éprouvons l’effet final et les jouissances qui en sont la suite.
Parlons d’abord du plaisir qui naît de la sublimité et de la grandeur ; nous nous occuperons ensuite de ceux qui résultent de la beauté et de la nouveauté. Il faut distinguer soigneusement la grandeur des objets en eux-mêmes, et l’expression de cette grandeur par les discours et les écrits. La vue des objets grands et sublimes produit en nous une espèce d’élévation et d’expansion instinctives. Elle porte l’âme au-dessus de sa sphère d’action, et la remplit d’émotion et de stupeur.
L’étendue, dans une direction quelconque, produit ce sentiment ; mais il est à remarquer que l’étendue en hauteur et en profondeur fait sur nous une plus profonde impression que l’étendue en surface. En général, éloignez toutes les limites d’un objet quelconque vous le rendez aussitôt sublime.
De là quelques personnes ont imaginé que l’immensité de l’étendue était la seule source du sublime, mais l’extrême intensité du son, le bruit du tonnerre et du canon, les cris de la multitude, le mugissement des vents, le bruit d’une cataracte ou celui des flots, quoique sans rapport avec l’étendue, sont cependant grands et sublimes.
Nous pouvons observer que toute grande puissance ou force mise en action fait naître des idées sublimes, et peut-être est-ce là la principale source du sublime. Un tremblement de terre, une montagne vomissant des flammes, un grand incendie, les commotions violentes des éléments, produisent dans nos esprits ces émotions profondes d’où naît le sublime.
Il faut aussi remarquer que toutes les idées qui ont quelque chose de solennel et de terrible favorisent beaucoup le sublime : par exemple, les ténèbres, la solitude, le silence ; un torrent qui se précipite en blanchissant d’écume, offre une idée grande ; si vous le placez au milieu d’une forêt, fille des siècles, et que vous l’aperceviez dans l’obscurité de la nuit, la scène devient terrible et sublime : le bruit d’un vaste bourdon, le son d’une énorme horloge, ont toujours de la grandeur ; mais, si on les entend au milieu du silence et du calme de la nuit, ils acquièrent un plus haut degré de solennité.
La confusion des objets n’est pas non plus une circonstance défavorable au sublime, par exemple, nous éprouvons des sentiments analogues au récit de l’apparition subite de quelque être surnaturel, et cependant les idées qu’il fait naître en nous sont obscures et confuses ; le sentiment que nous éprouvons est le produit des idées que fait naître dans notre âme la présence d’un être surnaturel, et de la terreur qu’imprime l’obscurité. Aussi nulle pensée n’est plus sublime que celle que nous inspire la Divinité : l’infini de son essence, l’éternité de sa durée, joints à une puissance sans limites, surpassent notre conception et élèvent notre âme à une hauteur immense.
Le désordre, lorsqu’il existe entre de grands objets, des masses énormes, n’est pas incompatible avec la grandeur, el souvent même l’exalte.
Il nous reste à parler d’une classe d’objets sublimes qui peut être appelée morale, ou le sublime du sentiment. Il prend sa source dans l’exercice des facultés de l’âme, dans les affections ou les actions de nos concitoyens ; tels sont les sentiments que nous appelons héroïsme, magnanimité. Ils produisent des effets analogues à la sensation que détermine en nous un phénomène de la nature. Un exemple remarquable de ce genre de sublime est, le célèbre qu’il mourût
de Corneille, ou la réponse de Porus.
La vertu est la source la plus naturelle et la plus fertile du sublime moral. Cependant la vigueur du caractère, la force d’esprit, souvent même l’audace en quelque genre que ce soit, nous frappent d’admiration.
Telles sont, suivant, nous, les diverses sources du sublime. L’auteur des Recherches philosophiques sur l’origine du beau et du sublime propose une théorie particulière fondée sur cette base, que la terreur est la source du sublime, et qu’il n’y a que les objets qui produisent une impression de douleur et de danger qui aient ce caractère ; mais Blair admet d’autres sources du sublime que les modifications du danger. Les idées que produisent en nous la magnificence d’un tableau, d’une vaste plaine, du firmament, les affections morales qui nous inspirent un haut degré d’admiration, n’ont aucun rapport avec le terrible, et cependant produisent en nous cette impression. Sans fonder une théorie générale, il faut reconnaître que le sublime a diverses sources qui toutes peuvent faire naître cette émotion profonde. Ces courtes observations nous suffiront, j’espère, pour faire comprendre ce que l’on entend par sublime de diction.
Le sublime de diction. §
Après avoir traité du sublime dans les objets physiques, nous arrivons naturellement à la description des objets moraux qui produisent ce sentiment, et de ce qui est appelé le sublime de la diction. Cette expression, qu’on a trop souvent employée dans un sens trop vague, ne peut véritablement convenir qu’à la description ou peinture des sentiments essentiellement sublimes. Longin lui-même l’emploie trop souvent dans un sens trop illimité, et perd de vue la définition qu’il en donne, en confondant le sublime et l’élégant. C’est, dit-il, quelque chose qui élève l’âme au-dessus d’elle-même, qui la remplit de conceptions grandes et d’un noble orgueil. Despréaux, dans ses réflexions critiques sur sa traduction de Longin, définit le sublime : une certaine force du discours, propre à élever la pensée et à ravir l’âme, et qui provient ou de la grandeur de la pensée, ou de la noblesse du sentiment, ou de la magnificence des paroles, ou du tour harmonieux, vif et animé de l’expression, c’est-à-dire d’une de ces choses regardée séparément, ou, ce qui fait le parfait sublime, de ces trois choses jointes ensemble.
Le célèbre critique grec assigne cinq sources au sublime : 1º la grandeur et la hardiesse des pensées ; 2º le pathétique ; 3º l’application convenable des figures ; 4º l’usage des tropes et beautés d’expression ; 5º l’harmonie et l’arrangement des mots. Mais il est évident que, de ces sources, les deux premières seulement ont un rapport direct au sublime. Les autres constituent les beautés du style en général, et semblent même plus nécessaires aux autres genres qu’au sublime, qui peut, jusqu’à un certain point, s’affranchir des règles.
Le sublime puise son origine dans la nature même de l’objet. Si cet objet n’est pas un sujet tel, que si on le présentait à nos yeux il fit naître des idées à la fois terribles et magnifiques, sa description, quel que soit le talent du peintre, ne saurait produire de vives émotions. Il faut de plus que la description de l’objet joigne la force à la concision et à la simplicité. L’expression dépend surtout du sentiment profond et de la chaleur qu’excite dans l’auteur l’idée sublime qu’il veut exprimer ; si les sensations qu’il éprouve sont languissantes, il ne peut inspirer de vives émotions.
C’est parmi les anciens auteurs que nous devons chercher les exemples les plus fréquents du sublime : Une société encore grossière et à demi civilisée paraît favoriser plus particulièrement les émotions du sublime. Le génie des hommes est dirigé davantage vers l’admiration et l’étonnement. Toujours en présence d’objets nouveaux, leur imagination est sans cesse dans un état d’excitation qui exalte leurs passions au plus haut degré ; ils pensent, ils s’expriment avec hardiesse et sans contrainte. Les progrès de la civilisation, les arts, et les mœurs des hommes, ont fait subir des changements plus favorables à la délicatesse qu’à la force des idées.
Parmi les écrits anciens et modernes, l’Écriture sainte nous offre les exemples les plus frappants de sublime. Longin cite l’exemple suivant : « Dieu dit, Que la lumière soit ; et la lumière fut. »
Ce passage est vraiment sublime, et la forte impression qu’il fait sur nous naît de l’idée de l’exercice d’une puissance merveilleuse qui produit ses effets avec la rapidité de la pensée. En voici un second cité par Marmontel. « Dans un voyage de Pinto, je me souviens, dit-il, d’avoir lu ce récit terrible d’un naufrage : “Au milieu d’une nuit orageuse nous aperçûmes, à la lueur des éclairs, un autre vaisseau qui, comme nous, luttait contre la tempête ; tout à coup, dans l’obscurité, nous entendîmes un cri épouvantable, et puis nous n’entendîmes plus rien que le bruit des vents et des flots.” »
Cette image est grande, et produit une impression profonde.
Homère, dans tous les siècles, a toujours été admiré par les critiques pour la sublimité de ses conceptions. Il doit cette élévation à une simplicité patriarcale et vraie qui caractérise ses poésies. Les descriptions animées, la lutte de deux armées, l’ardeur, le feu, le mouvement qu’il répand dans ses combats, présentent aux lecteurs de l’Iliade de fréquents exemples de mouvements sublimes, relevés encore par l’intervention des dieux dans ces scènes guerrières.
J’ai établi que la concision et la simplicité étaient indispensables au sublime ; en m’exprimant ainsi, je place la simplicité et la concision en opposition à des ornements prodigués avec affectation, et à la superfluité des expressions, je vais tâcher de justifier ces assertions. L’émotion produite dans l’esprit par quelque objet grand et noble l’élève beaucoup au-dessus de sa sphère ordinaire. Il en résulte une espèce d’enthousiasme qui produit, pendant sa durée, une sensation extrêmement agréable ; mais elle tend incessamment à diminuer, et à ramener l’esprit dans sa situation primitive. Lorsque l’auteur nous a élevés jusqu’au sublime, s’il tente sans nécessité de prolonger cet état d’exaltation ; s’il veut orner et embellir son sujet, et même s’il laisse échapper quelques traits qui soient au-dessous de la noblesse de la figure principale, du moment où il altère le ton de son coloris, la tension de l’esprit diminue, la force du sentiment est affaiblie ; le beau peut subsister encore, mais le sublime est évanoui. Lorsque César dit au pilote effrayé : Quid times, Cæsarem vehis ?
nous sommes frappés de l’audacieuse magnanimité d’un homme plein de confiance dans sa destinée. Ce peu de mots suffit pour produire en nous une forte impression. Si, comme l’a fait Lucain, vous délayez cette belle pensée, vous en détruisez l’effet.
Si la concision et la simplicité sont essentielles au sublime, la force est une autre condition de ce genre de style. La vigueur d’une description naît, sous beaucoup de rapports, de la concision et de la simplicité ; mais elle exige quelquefois davantage, et réclame encore un choix convenable de circonstances dans la description, de manière que l’objet se présente sous le point de vue le plus favorable et le plus frappant. Chaque objet a plusieurs faces, chacune d’elles peut être montrée sous différents aspects accompagnés de diverses circonstances. L’art de savoir le placer dans les jours les plus favorables constitue le grand écrivain. C’est la difficulté du genre. Si la description est trop générale, si elle est trop chargée d’accessoires, ou accompagnée de quelque circonstance triviale, l’objet ne se montre plus que sous un jour incertain, et tout l’éclat de la description s’évanouit.
Un orage, une tempête sont des objets sublimes ; mais il ne suffirait pas de les peindre d’une manière vague et générale, il faut échauffer la scène par des expressions vives et pittoresques. Tout doit participer à l’effet. La moindre circonstance inutile, une pensée basse ou commune suffit pour faire évanouir le charme. Telle est la nature de l’émotion qu’une description sublime tend à exciter, qu’elle n’admet rien de médiocre, et ne peut subsister dans un état moyen. Il faut produire des transports exaltés. Si le succès ne répond pas à l’attente, il n’en résulte que du dégoût et de la fatigue. L’imagination excitée s’élève avec l’auteur ; mais il doit la soutenir dans son essor. Si, au milieu de ses efforts, il l’abandonne, elle retombe blessée du choc qu’elle éprouve. La description suivante de Virgile me paraît critiquable par les détails tant soit peu ignobles dans lesquels il entre, quoique le sujet soit en lui-même digne d’élever jusqu’au sublime l’imagination du poète.
— Horrificis juxta tonat Ætna ruinis,
Interdumque utram prorumpit ad æthera nubem,
Turbine fumantem piceo et candente favilla,
Attollitque globos flammarum, et sidera lambit :
Interdum scopulos avulsaque viscera montis
Erigit eructans, liquefactaque saxa sub auras
Cum gemitu glomerat fundoque exæstuat imo.
Après plusieurs images vraiment magnifiques, le poète personnifie la montagne, et lui fait vomir ses entrailles. Il détruit la majesté de sa description, en comparant un volcan à un homme malade et ivre. Cet exemple montre combien le sublime dépend du juste choix des circonstances, et avec quel soin on doit éviter tout ce qui pourrait paraître bas, trivial ou inconvenant.
Si l’on demande maintenant quelle est la vraie source du sublime, je répondrai qu’il faut la chercher dans toutes les œuvres de la nature, et que ce n’est pas en accumulant les tropes, les figures et autres ressources de la rhétorique qu’on peut l’atteindre. C’est le jet naturel d’une imagination vigoureuse.
L’état d’exaltation que produit le sublime ne peut être prolongé ; nul effort du génie ne peut pendant longtemps soutenir l’esprit dans une situation si élevée au-dessus de sa sphère naturelle. Il retombe bientôt dans son état normal. Tout ce que l’on peut exiger, c’est que le feu de l’imagination nous couvre quelquefois de traits de lumière semblables aux éclairs qui sillonnent les cieux. Dans Homère, ces éclairs du génie brillent plus fréquemment et avec plus d’éclat que chez la plupart des autres hommes de génie ; mais nul écrivain n’est toujours sublime. Il y en a cependant, tels que Démosthène et Platon, qui toujours pleins de force et de dignité dans leurs conceptions, par une série non interrompue d’idées élevées, ennoblissent toute leur composition et soutiennent l’esprit du lecteur dans un état voisin du sublime ; à ce titre ils méritent d’être appelés sublimes ; mais ce n’est pas ce sublime qui frappe comme la foudre, et produit ces émotions profondes et instantanées dont l’effet est si puissant sur tous les hommes.
Le sublime est dans les idées et jamais dans les mots ; s’il repousse les expressions basses et triviales, il n’est pas moins ennemi des mots boursouflés. La vraie voie pour atteindre le sublime, c’est de dire de grandes choses avec des paroles simples. Toutes les fois qu’un auteur fait effort pour s’élever par de belles épithètes et des mots sonores, vous pouvez penser aussitôt que, faible de sentiment, il cherche à se soutenir par l’expression
Évitez donc soigneusement ces préfaces d’apparat où l’auteur appelle l’attention du lecteur, invoque sa muse, et vante, par des expressions communes et insignifiantes, la grandeur et la majesté de son sujet.
Les fautes les plus contraires au sublime consistent à être froid et boursouflé. Le style est froid, lorsque l’expression dégrade la pensée en la présentant d’une manière lâche ou basse, ce qui dénote une absence totale, ou au moins une grande pénurie de génie. Le Phébus consiste principalement à s’efforcer de faire sortir un objet ordinaire et trivial du rang qu’il occupe, pour l’élever jusqu’au sublime, ou même au-delà des bornes du possible. Ce reproche est quelquefois mérité par des hommes de génie qui perdent de vue le vrai point où s’arrête le sublime, et s’élancent dans les espaces imaginaires.
Telle est l’idée véritable du sublime. On a dû entrer dans des détails circonstanciés, parce que nul critique n’en avait encore donné une explication exacte et précise.
Du beau, et des autres plaisirs du goût. §
Le beau est voisin du sublime, et transmet à l’imagination les plaisirs les plus délicats. L’émotion qu’il produit est différente de celle du sublime ; elle est plus calme, plus douce, plus paisible, elle élève moins l’âme ; mais elle la place dans la situation la plus délicieuse. Le sublime excite un sentiment trop violent pour être durable ; mais le plaisir que produit le beau peut être prolongé. Il s’applique aussi à des sujets plus variés. Ils se diversifient presqu’à l’infini ; aussi nulle expression n’est plus vague que l’adjectif beau ; on l’applique à tous les objets extérieurs qui flattent l’œil ou l’oreille, à un grand nombre des grâces du style, à mille modifications de l’esprit, à divers objets relatifs aux sciences exactes ; nous l’ajoutons à un arbre, à une fleur, à un poème ; nous disons c’est un beau caractère, c’est un beau théorème. Nous distinguons le beau naturel du beau intellectuel et du beau moral.
Le beau a donc différentes causes, puisqu’il est impossible de trouver une qualité unique qui s’applique à une si grande multitude d’objets. Cependant des hypothèses ingénieuses ont été imaginées pour établir le fondement du beau dans tous les objets, et particulièrement l’uniformité dans la variété a été signalée comme qualité fondamentale. Cette supposition paraît assez satisfaisante pour les beautés de diverses figures, mais si nous voulons appliquer ce principe à d’autres objets également beaux, mais d’une espèce différente, comme la couleur et le mouvement, nous découvrons bientôt qu’elle est illusoire, même à l’égard des objets extérieurs. Il est constant qu’il y a une infinité de choses dont la beauté n’est pas en proportion du mélange de la variété et de l’uniformité, et un grand nombre d’objets nous plaît quoiqu’ils soient variés jusqu’à la confusion. Cherchons donc ailleurs les principes du beau.
Les couleurs nous présentent l’exemple le plus simple du beau ; là, ni la variété, ni l’uniformité, ni aucun autre principe, que je sache, ne peut être assigné comme le fondement du beau, nous ne pouvons l’attribuer qu’à la structure de l’œil qui nous rend propre à recevoir les rayons lumineux modifiés de telle manière qu’ils nous font éprouver plus ou moins de plaisir ; aussi voyons-nous que l’organe sensitif variant chez les divers sujets, ils ont aussi, avec plus ou moins de variété, des couleurs favorites ; il est probable encore que certaines associations d’idées contribuent aux plaisirs que nous font éprouver les couleurs. Le vert, par exemple, peut paraître plus agréable lorsque nous l’associons à des scènes champêtres ; le blanc nous rappelle l’innocence, le bleu la sérénité des cieux ; mais ce qu’il faut remarquer, c’est que celles qui nous rappellent la beauté sont en général plutôt délicates que brillantes.
Si du coloris nous passons aux figures qui nous montrent les formes de la beauté plus complexes et plus diversifiées, la régularité se présente au premier rang comme la source du beau, mais une variété gracieuse est aussi un principe puissant du beau. La régularité plait peut-être, parce qu’elle éveille on nous des idées de convenance de propriété et d’usage qui ont toujours plus d’analogie avec des formes régulières et proportionnées, qu’avec des corps qui paraissent formés sans règles et sans desseins. Les objets appliqués à nos usages sont généralement des corps réguliers quoique variés ; ce sont des demi-ovales, des cubes, des parallélogrammes proportionnés dans toutes leurs parties, et qui, à raison de leurs formes simples, sont plus appropriés à nos usages journaliers. Mais dès que l’utile n’est plus le but de la nature, la variété devient la source du beau. Les plantes, les fleurs, les feuilles sont diversifiées à l’infini ; un canal étroit et long est un objet insipide, si on le compare au ruisseau qui serpente. Les appartements d’une maison doivent être réguliers ; mais les jardins dont les arbres présentent le luxe de l’état sauvage sont plus beaux qu’un parc où tout le feuillage n’offre que des cônes et des pyramides, parce que ces jardins sont uniquement destinés à l’agrément.
Hogarth, dans son Analyse du beau, a observé que les figures terminées par des lignes courbes sont en général plus agréables que celles qui sont limitées par des lignes droites et triangulaires. Il fait choix de la ligne ondoyante, ou qui représente une succession de courbes qui a quelque analogie à la lettre S, et la gratifie du nom de ligne de la beauté, il nous la montre dans les coquillages, dans les fleurs, et même dans les ouvrages des peintres et des sculpteurs : il fonde son système sur une infinité d’exemples ingénieux.
Le mouvement, qui n’a aucun rapport avec la forme, est aussi une nouvelle source du beau. Le mouvement en lui-même est une chose agréable, et les corps en mouvement doivent, toutes choses égales, être préférés aux corps en repos ; mais ce n’est que le mouvement modéré qui est du domaine du beau ; lorsqu’il est rapide ou immense, il rentre dans le sublime. Un ruisseau qui coule doucement est un objet vraiment beau ; s’il croît et devient un torrent, le beau se change en sublime.
Un corps qui se meut en droite ligne ne flatte pas autant l’œil que lorsqu’on lui imprime un mouvement ondulé. Le mouvement de bas en haut est plus agréable que le mouvement contraire ; le mouvement ondoyant et léger de la flamme ou de la fumée peut être cité comme un objet particulièrement agréable. Hogarth observe, avec beaucoup de sagacité, que tous les mouvements nécessaires aux besoins des hommes sont dirigés en ligne droite ou simple, mais que tous ceux relatifs à la grâce et destinés aux ornements sont en ligne courbe. Cette observation n’est pas indigne de l’attention de ceux qui étudient la grâce du geste et de l’action.
Quoique la couleur, la forme et le mouvement soient des principes distincts du beau, cependant ils se trouvent souvent réunis, et par leur réunion augmentent le beau et le rendent plus complexe. Ainsi, en voyant des fleurs, des arbres, des animaux, nous sommes charmés de la délicatesse du coloris, de la grâce des formes, et quelquefois même des mouvements qu’exécutent ces objets, et qui servent à animer le paysage.
L’harmonie des traits de l’homme, et surtout l’expression de la physionomie, qui lui donne son principal degré de beauté, excitent en nous des idées qui se rattachent aux qualités de son âme, et nous inspirent pour lui un certain attrait. Il y a aussi certaines expressions qui, en peignant ces qualités, déterminent en nous une émotion semblable à celle du beau. À la vue d’un homme qui brave les dangers et les souffrances, nous éprouvons une émotion analogue à celle que produit un objet sublime. Les vertus sociales, les douceurs de l’amitié, la générosité, font naître dans nos amis des sentiments plus doux, plus agréables, qui ont beaucoup de rapport avec ceux que produit le beau. La peinture ornée de ces sentiments produit des émotions semblables.
Une autre source du beau est celle qui naît de la convenance ou du rapport des parties ; si nous examinons une plante, nous remarquons une grande perfection dans sa structure ; la racine, la tige, le calice, les feuilles, tout est dans les proportions les plus convenables pour l’accroissement et la nutrition du végétal. Le sentiment que nous éprouvons alors provient entièrement de l’art admirable qui a dirigé vers un but unique des parties si diversifiées et si compliquées. C’est le même sentiment qui nous dirige à l’aspect d’un portique, d’une colonnade dont toutes les parties sont bien proportionnées ; mais quels que fussent les ornements qui pourraient embellir ces objets, si la convenance était blessée, tout l’agrément disparaîtrait. Cette observation s’applique aussi aux ouvrages d’imagination, quelle que soit la richesse et l’élégance d’une description, si elle est déplacée, si elle est n’est pas en harmonie avec le plan général, la beauté se convertit immédiatement en difformité. Virgile, Racine et Fénelon sont des modèles de la convenance du style.
Ces sources ne sont pas les seules qui donnent naissance aux plaisirs du goût, on a encore remarqué avec justesse que plusieurs autres principes y contribuent également.
La nouveauté, par exemple, a été signalée comme un de ces principes ; un objet qui n’a nulle autre qualité pour attirer nos regards que d’être extraordinaire et nouveau, produit cependant sur notre esprit une vive et agréable émotion qui naît de cette passion de curiosité si naturelle à l’homme ; la nouveauté et la singularité éveillent notre esprit par une impulsion vive et agréable.
L’imitation est aussi un de ces principes, donne naissance à ce que Addisson appelle les plaisirs secondaires du goût, qui forment une classe nombreuse. Toute imitation plaît, quelle que soit la nature de l’objet imité ; la vérité de l’imitation produit ce sentiment de plaisir.
La mélodie et l’harmonie appartiennent aussi au goût ; il n’existe pas d’agréable sensation qui ne soit susceptible d’être rehaussée par la puissance de l’harmonie. De là le plaisir que procure le nombre poétique ou la simple cadence, quoique plus cachée, mais régulière, de la prose. L’esprit, l’agréable humeur, le ridicule ouvrent également un nouveau champ aux plaisirs du goût.
L’éloquence, la poésie et la belle diction possèdent l’avantage de nous faire éprouver tous les plaisirs du goût sans distinction. Cet avantage ils le tiennent surtout de cette capacité d’imitation et de description qu’ils possèdent plus que tout autre art. De tous les moyens que l’esprit humain a inventés pour rappeler les idées des objets réels, et éveiller par cette représentation des émotions semblables à celles qu’avaient produites les choses elles-mêmes, nul n’est si complet ni si étendu que celui qui est le fruit de la parole et de l’écriture ; il n’y a rien dans le monde physique et moral qui ne puisse par ces moyens être présenté et mis sous nos yeux avec des couleurs vives et fortes ; aussi ont-ils été toujours mis au premier rang des arts imitatifs. Leur excellence découle entièrement du pouvoir qu’ils ont de rappeler les objets réels qu’ils représentent : il est donc nécessaire, pour préparer la voie à les recherches ultérieures, de nous arrêter quelque temps à cette source.
Naissance et progrès du langage. §
Le mot langue signifie manifestation de nos idées par certains sons articulés, ou modulations de la voix. Sans rechercher le rapport qu’il y a entre nos idées et les paroles qui servent à les exprimer, ce qui exigerait des recherches peu compatibles avec la nature de cet ouvrage, et en considérant même cette connexion comme purement arbitraire ou conventionnelle, nous voyons aujourd’hui les résultats prodigieux de cette méthode artificielle que nous pouvons regarder comme portée au plus haut degré de perfection. Le langage est devenu aujourd’hui une machine ingénieuse qui nous sert à exprimer les émotions les plus délicates et les plus raffinées de notre âme. Les combinaisons les plus abstraites, les conceptions les plus subtiles, deviennent intelligibles ; tout ce que la science peut connaître, tout ce que l’imagination enfante peut être manifesté par ce mécanisme ; nous sommes même parvenus à faire de la voix l’instrument musical le plus parfait et le plus harmonieux.
Si l’on se reporte par la pensée à l’origine du langage, si l’on réfléchit sur les faibles sources d’où il est découlé, les obstacles qu’il a dû surmonter, on est frappé d’admiration, et l’on conçoit à peine que cette découverte admirable remonte aux siècles les plus grossiers.
Comment les premiers hommes dispersés, occupés à paître leurs troupeaux, n’ayant entre eux que des rapports passagers, parvinrent-ils à former des collections de mots pour servir à l’interprétation de leurs idées ? Si d’un autre côté nous considérons la curieuse analogie qui règne dans la construction de presque toutes les langues, la profonde et subtile logique sur laquelle elles sont fondées, on voit encore se compliquer la difficulté de remonter à leur origine.
Supposons qu’il ait existé un espace de temps pendant lequel les mots n’étaient ni inventés ni connus, il est clair que les premiers hommes ne pouvaient avoir d’autres moyens de se communiquer leurs pensées que par les cris des passions accompagnés de gestes qui donnaient plus d’expression encore au langage de la passion. Ces cris, que les grammairiens appellent interjections, prononcés avec énergie, furent donc sans doute les premiers éléments des langues.
Lorsque des rapports plus intimes devinrent nécessaires, nous devons penser que pour l’invention des mots ils imitèrent autant que possible la nature des objets qu’ils voulaient peindre par la consonance du nom qu’ils lui appliquaient, ils s’efforcèrent d’exciter dans l’oreille, par le moyen de la parole, le sentiment des objets qu’ils voulaient désigner, et ils y parvenaient plus ou moins parfaitement, suivant que les organes vocaux étaient plus ou moins propres à atteindre ce but. Par exemple, le son et le bruit pouvaient naturellement être imités par la parole avec plus de perfection que les autres qualités extérieures ; aussi dans toutes les langues les mots qui expriment ces sons ont-ils conservé à un haut degré cette puissance imitative.
À l’égard des objets qui ne frappent que la vue, cette analogie entre les mots et les choses semble disparaître ; cependant plusieurs savants ont pensé qu’on pouvait encore la suivre, et que dans les radicaux de toutes les langues on peut apercevoir la correspondance de la chose avec l’objet décrit ; que les mots qui expriment des idées morales ont un rapport plus ou moins parfait avec les objets sensibles qui ont une analogie évidente avec eux.
Mais ce principe d’analogie ne peut être appliqué aux langues que dans leur simplicité primitive ; il s’efface peu à peu, et à peine peut-on en découvrir quelques traces dans les langues modernes.
Un second caractère des langues est tiré de la manière dont les mots furent prononcés primitivement par les hommes ; les interjections et les exclamations, qui sont le langage de la passion, en furent les premiers éléments. C’est par ces cris expressifs, accompagnés de gestes, que les hommes s’efforçaient de communiquer leurs sensations. Les mots qui furent d’abord inventés étaient peu nombreux ; et les hommes, encore grossiers, n’ayant pas toujours ces mots présents à l’esprit, s’efforçaient de se faire comprendre en variant leurs intonations vocales et en y associant les gestes les plus significatifs qu’ils pouvaient trouver. De nos jours, nous en voyons des exemples ; lorsque quelqu’un fait des efforts pour parler une langue qu’il ne connaît qu’imparfaitement, il a recours à ces moyens supplétifs pour se faire comprendre : on peut donc avancer que les langues primitives étaient beaucoup plus expressives que nos langues modernes, leur prononciation plus diversifiée, et qu’elles étaient accompagnées de plus de gestes et d’inflexions plus variées qu’elles ne le sont aujourd’hui ; aussi, toutes les fois que le caractère distinctif d’une nation est le feu et la vivacité, aperçoit-on dans son langage un mode d’intonation qui gratifie davantage l’imagination. Une âme énergique est toujours fort disposée : à manifester ses sensations par des gestes multipliés et une grande variété d’inflexions dans la voix.
Quant aux modulations de la voix, elles paraissent si naturelles, que quelques nations ont trouvé bien plus facile d’exprimer diverses idées en variant les intonations de leur voix, que de chercher des mots applicables aux différents objets. Ce mécanisme se remarque surtout dans la langue chinoise.
Cette prononciation musicale et animée subsista au plus haut degré chez les Grecs et les Romains ; leur prosodie était bien plus étendue que celle des modernes ; ils s’exprimaient avec des inflexions de voix plus fortes et plus variées. La quantité prosodique de leurs syllabes était plus fixe que la nôtre, et l’impression qu’elle produisait sur leurs oreilles était mieux sentie. Outre cela, cette quantité et la différence des syllabes longues et brèves, les accents qui modifiaient la plupart de leurs syllabes : l’aigu, le grave, le circonflexe, déterminaient l’élèvement ou l’abaissement de la voix de l’orateur, et devaient donner bien plus d’expression à ses discours. La déclamation et la prononciation de leurs orateurs se rapprochaient de la nature du récitatif musical, et étaient, par conséquent, susceptibles d’être notées et soutenues par des instruments. Aussi Aristote, dans sa Poétique, considère-t-il l’harmonie comme une des parties les plus essentielles de la tragédie.
Il en est de même du geste. Les anciens critiques ont toujours considéré l’action comme la qualité principale de l’orateur. Celle des orateurs et acteurs.grecs et romains était bien plus véhémente que celle des modernes. Roscius nous paraîtrait un véritable monomane. Il est même à présumer que dans quelques circonstances le récitatif et la pantomime formaient deux parties distinctes, ce qui présenterait aujourd’hui un étrange spectacle.
Lorsque les barbares fondirent sur l’empire roumain, ces nations, d’un naturel plus froid, n’adoptèrent pas cette variété d’inflexions et de gestes. Le caractère du discours et de la prononciation des mots commença à changer dans toute l’Europe, et la conversation et le discours oratoire acquirent la simplicité qu’ils possèdent aujourd’hui. À la renaissance des lettres, les mœurs des peuples étaient tellement changées qu’il était devenu difficile de comprendre ce que les anciens avaient écrit sur la déclamation et la représentation théâtrale.
Considérons maintenant le style du langage dans son état primitif et ses progrès. Nous sommes portés, avec trop de légèreté, à penser que ce qu’on appelle figures du discours sont les principaux ornements du langage, et qu’elles ne furent inventées qu’après qu’il eut atteint sa perfection. Cette opinion est exactement le contraire de la vérité.
L’absence des noms propres à chaque chose obligea les hommes à appliquer le même mot à plusieurs objets, et à s’exprimer naturellement par comparaison et par métaphores ou allégories, et au moyen de ces formes empruntées qui rendent le langage figuré ; et comme les objets avec lesquels ils se trouvaient le plus fréquemment en rapport étaient les choses physiques et naturelles qui les entouraient, des noms avaient été donnés à ces objets longtemps avant que des expressions eussent été inventées pour peindre les dispositions de l’âme et les idées morales et intellectuelles. Ainsi le langage primitif devait être composé totalement d’expressions descriptives d’objets physiques qui servirent bientôt à peindre métaphoriquement les sentiments et les idées abstraites. Ils s’efforçaient de rendre visibles aux yeux les choses immatérielles qu’ils voulaient décrire ; les noms radicaux furent le résultat des sensations produites par les objets extérieurs. Ils passèrent ensuite du physique au moral, du matériel à l’intellectuel.
Joignez à cette cause principale le besoin que des hommes doués d’une imagination vive et exaltée par les passions avaient d’exprimer avec feu les impressions profondes que faisaient sur leurs esprits les créations de la nature avec lesquelles ils n’étaient pas encore familiarisés. La crainte, la surprise, l’admiration, étaient leurs passions habituelles. Leur langage dut nécessairement ressentir l’influence de la disposition de leurs âmes Ils durent exalter tous les objets, les peindre avec les plus vives couleurs et les expressions les plus véhémentes.
Ces raisonnements sont confirmés par les faits. Le style de la plupart des langues primitives, parmi les nations encore grossières, est plein des plus vives images et de figures hyperboliques. L’Amérique nous en offre encore de frappants exemples. Les Iroquois et les Illinois rédigent leurs traités et leurs actes publics avec des métaphores plus hardies, dans un style plus pompeux que celui dont nous faisons usage dans nos ouvrages poétiques.
Avec les progrès du langage, les mots s’étant multipliés, le style devint plus précis. L’imagination étant moins excitée, l’expression fut moins véhémente. La clarté devint le principal objet de l’attention. Les philosophes succédèrent aux poètes dans l’importante mission d’éclairer les peuples, et ils introduisirent dans la composition un style plus simple et plus châtié. Les ornements métaphoriques furent réservés pour les occasions extraordinaires où les passions devaient être excitées. (On peut lire avec fruit, sur ce sujet, les considérations générales sur la formation des langues et sur leurs progrès ; Grammaire raisonnée de Condillac, chapitre ii et suivants.)
Naissance et progrès de la composition. §
Lorsque nous examinons l’ordre et l’arrangement des mots dans une phrase ou proposition déterminée, nous trouvons une différence extrême entre les langues anciennes et modernes : cette considération va nous servir à développer davantage le génie des langues, et à montrer les vicissitudes qu’elles ont subies par suite des progrès de la civilisation.
Pour arriver à notre but, remontons à l’origine des langues, figurons-nous un sauvage contemplant l’objet d’un vif désir. S’il le demande, sa pensée se portera immédiatement sur l’objet de sa convoitise ; il ne dira pas, suivant le génie des langues modernes, donnez-moi ce fruit, mais bien fructum da mihi.
C’est l’objet qui le détermine à parler qui, naturellement, doit se présenter le premier.
Accoutumés à placer nos mots dans un ordre différent, nous appelons cela inversion, et cependant c’est la construction nécessitée par le désir el l’imagination ; c’est celle de la nature.
Dans le latin, l’ordre que l’on observe le plus souvent est de placer d’abord dans la phrase le mot qui exprime l’objet principal du discours, avec toutes les circonstances qui le modifient, puis la personne ou la chose qui est l’origine de l’action exprimée. Ainsi Salluste, comparant l’âme au corps, dit : Animi imperio, corporis servitio magis utimur.
Cet ordre rend la phrase plus vive et plus frappante que si elle était arrangée suivant la construction de notre langue.
Cependant ce principe n’était pas tellement invariable qu’il dût toujours être suivi ; souvent le respect dû à l’harmonie de la phrase exigeait un ordre différent ; et, dans les langues susceptibles de ces beautés musicales et prononcées avec les inflexions et modulations qui étaient en usage chez ces nations, où l’harmonie des périodes était l’objet des soins les plus assidus, cet ordre se trouvait souvent modifié ; mais c’était en général le caractère et le génie des anciennes langues de classer les mots suivant l’ordre qui satisfaisait le plus l’imagination.
Les langues modernes de l’Europe ont adopté un arrangement de mots différent de celui des anciens. Dans la composition en prose il y a peu de variété dans la disposition des mots ; elles affectent une construction presque invariable qui peut être considérée comme l’ordre que détermine l’entendement. Elles placent en tête de la phrase la personne ou la chose qui parle ou agit ; puis le verbe qui détermine l’action, enfin l’objet de l’action ; en sorte que les idées sont classées dans l’ordre de leur succession, et non suivant le degré de l’impression que chaque objet fait sur l’imagination : on observe seulement l’ordre du temps et celui de la nature.
L’ordre adopté par les Latins était plus animé ; il peignait mieux la succession véritable des pensées, la rapidité des sentiments ou l’intérêt du cœur. L’arrangement des modernes est plus clair et plus philosophique.
En poésie on suppose que le style prend un caractère plus élevé et plus majestueux pour parler le langage de la passion et de l’imagination ; l’arrangement des mots n’est plus soumis à un ordre invariable. On accorde plus de liberté dans l’inversion et la transposition ; mais cette liberté est restreinte dans des limites peu étendues, et la langue française est soumise à des lois plus sévères à cet égard que la plupart des autres langues de l’Europe.
L’invariabilité de nos terminaisons doit encore nécessiter un ordre fixe. Chez les Grecs et chez les Latins, les divers cas des noms indiquaient les relations mutuelles des divers mots, quoiqu’ils fussent séparés ; dans nos langues modernes, c’est uniquement par la place qu’ils occupent dans la phrase qu’on peut déterminer leurs rapports : c’est un changement important dont nous aurons l’occasion de parler par la suite.
L’art d’écrire succéda bientôt à l’art de parler ; les hommes imaginèrent des signes ou caractères propres à communiquer leurs idées lorsqu’ils n’étaient pas réunis dans le même lieu. Ces caractères sont de deux espèces, les signes des choses et ceux des mots : les premiers sont les peintures, les hiéroglyphes ou symboles employés par les nations anciennes ; les seconds sont les signes des mots, ce sont les caractères alphabétiques en usage aujourd’hui, chez tous les Européens. Ces deux manières d’écrire sont génériques et essentiellement distinctes.
La peinture, ou image de l’objet dont on voulait faire naitre l’idée, fut sans doute la première tentative faite pour écrire : on présentait aux yeux l’événement qu’on voulait retracer ; c’était le seul genre d’écriture connu à Mexico lors de la découverte de l’Amérique. C’est par des peintures historiques que les Mexicains conservaient la mémoire des transactions les plus importantes de l’empire. Cette méthode était fort imparfaite sans doute, et ne pouvait suffire qu’à un peuple rude et grossier.
Les caractères hiéroglyphiques peuvent être considérés comme le second degré de l’art d’écrire. Ces hiéroglyphes consistaient en certaines figures naturelles destinées à peindre non seulement ce qu’elles représentaient, mais encore à éveiller, comme symboles et allusions, l’idée de divers objets non susceptibles d’être peints, en raison de l’analogie et de la ressemblance que ces symboles étaient supposés avoir avec ces objets. Ainsi un œil était le symbole hiéroglyphique de la science ; un cercle celui de l’éternité. C’était donc déjà un genre de peinture plus étendu et plus perfectionné, puisqu’il représentait des choses invisibles par des analogies puisées dans le monde extérieur.
C’est surtout en Égypte que cet art fut perfectionné et réduit à des formes régulières. Les prêtres égyptiens, sous ces emblèmes, cachaient leurs sciences au vulgaire. Cette manière d’écrire ne pouvait manquer d’être très énigmatique et confuse, et il est probable que ces caractères, qui furent créés par la nécessité, n’auraient jamais vu le jour si les caractères alphabétiques avaient été connus. La nature de l’invention démontre que ce fut un des premiers essais du perfectionnement de l’art d’écrire. Les prêtres, après la découverte de l’écriture alphabétique, continuèrent à s’en servir comme d’une espèce d’écriture sacrée qui n’était plus connue que d’eux seuls, et qui servait à donner une mystérieuse obscurité à leurs dogmes et à leur religion.
Les Péruviens employaient, comme signes de leurs idées, des quipos ou cordelettes diversement colorés, qu’ils nouaient ensemble. Les caractères dont se servent encore aujourd’hui les peuples du grand empire de la Chine sont de la même nature. Ils font usage d’un signe pour exprimer chaque objet ; le nombre de ces signes est donc immense, puisqu’il correspond à tous les objets de la nature qu’ils veulent désigner : aussi comptent-ils, dit-on, plus de soixante-dix mille signes, et dans cet empire, apprendre à écrire et à lire en perfection sont l’œuvre de la vie de l’homme.
Nous avons en Europe un genre d’écriture analogue, ce sont les chiffres ou figures arithmétiques, 1, 2, 3, 4, etc., que nous avons empruntés aux Arabes ; ces caractères sont précisément de la même nature que les caractères chinois. Chaque figure marque un objet et exprime le nombre qu’il représente et par conséquent lorsqu’ils sont mis sous nos yeux ils sont aussitôt compris par toutes les nations qui font usage de ces chiffres, quelle que soit la différence des noms qu’ils aient imposée à ces figures.
Mais l’on s’aperçut bientôt de l’imperfection de ces symboles qui exprimaient directement les choses, et de la nécessité d’inventer des signes pour former des mots qui distinguassent les objets. La réflexion et l’observation démontrèrent bientôt que si le nombre des mots dans chaque langue est considérable, celui des sons articulés qui entrent dans leur composition est comparativement borné, que leur combinaison pouvait former toutes les variétés de mots dont nous faisons usage, et qu’en inventant des signes pour chacun des sons simples que nous employons dans la formation de nos mots, il serait possible d’exprimer toutes les combinaisons qu’exigent les langues.
On imagina donc de représenter ce petit nombre de sons par un égal nombre de caractères simples, dont le mélange combiné, portant aux yeux à force d’habitude tout ce que les articulations des organes portent aux oreilles, présentât à l’esprit l’idée des objets extérieurs d’une manière plus simple, plus courte et plus facile que ne le ferait la figure même de ces objets.
Les sons articulés rappelés à leur plus simple expression, on réduisit leurs signes représentatifs à un petit nombre de voyelles et de consonnes, appelées du nom générique de lettres. Ces signes, diversement variés, permirent aux hommes d’exprimer tous les différents mots ou combinaisons de sons : c’est dans cet état de perfection que nous en jouissons aujourd’hui dans toutes les contrées de l’Europe.
L’heureux inventeur de cette précieuse découverte ne nous est point connu, et on ne peut indiquer avec quelque vraisemblance en quel temps ni par qui l’écriture littérale a été introduite.
Pour tracer ces caractères on employa successivement le marbre, les métaux, puis des substances plus légères et plus faciles à transporter, les feuilles de certains arbres, des tablettes de bois couvertes de cire molle qu’on incisait avec un stylet de fer, la peau préparée des animaux, et enfin le papier, dont l’invention ne remonte qu’au quatorzième siècle.
Sans rechercher quelle est la plus précieuse de ces deux découvertes, je veux parler de l’art de l’écriture et de celui de la parole, nous apercevrons bientôt qu’ils offrent tous deux d’immenses avantages.
Le premier nous permet de communiquer nos idées à de grandes distances, de leur faire traverser les siècles, et de transmettre d’âge en âge les découvertes et l’instruction des siècles précédents : il offre encore l’avantage de permettre au lecteur un examen plus approfondi des idées de l’auteur, dont il peut suspendre et reprendre la lecture, et soumettre les pensées à la réflexion. Mais, de son côté, le langage parlé est plus frappant et plus énergique, le ton de la voix, les regards, les gestes qui accompagnent le discours le rendent plus clair et plus expressif : tous deux sont les interprètes des sentiments de l’âme, ils nous touchent, nous persuadent et nous émeuvent par sympathie ; mais la plus grande puissance persuasive, tous les plus nobles et les plus sublimes effets de l’éloquence, résultent du langage parlé. (Voyez, sur ce chapitre et le précédent, l’excellent ouvrage de M. le président de Brosses, Formation et mécanisme des langues.)
Construction du langage. §
La construction des langues présente un art merveilleux. Il est peu de science où une logique plus profonde et plus exquise ait été mise en usage ; l’étude de ces principes est extrêmement utile ; c’est à leur ignorance que l’on doit rapporter la plupart des défauts fondamentaux qui souillent les écrits.
La langue française a été l’objet de l’attention de plusieurs écrivains ingénieux et profonds qui ont examiné sa construction et déterminé ses propriétés avec soin. Sans chercher un système de grammaire générale, ou particulièrement de grammaire française, je me propose d’examiner les principales règles relatives à cet objet au moyen de quelques observations sur les différentes parties dont le langage ou le discours est composé.
Le premier objet à considérer est la division des parties du discours. Ces parties essentielles sont les mêmes dans toutes les langues. Il existe toujours quelques mots qui servent à désigner l’objet ou le sujet du discours ; d’autres qui servent à qualifier les choses, et à exprimer les objets de notre pensée ; d’autres mots enfin qui établissent leurs connexions ou relations, d’où résulte que les substantifs, les pronoms, les adjectifs, les verbes, les prépositions, doivent former nécessairement les bases de tout langage. La division grammaticale la plus usitée est celle qui attribue huit parties au discours, le nom, le pronom, le verbe, le participe, l’adverbe, la préposition, l’interjection et la conjonction, et quoique cette division ne soit pas rigoureusement exacte, puisqu’elle sépare du verbe le participe, qui n’est qu’un mode de cette partie du discours, elle est néanmoins la plus usitée, et nous nous y conformerons.
Dès que les hommes purent aller au-delà de l’interjection, ils furent forcés d’assigner des noms aux divers objets dont ils étaient entourés ; mais c’eût été une entreprise indéfinie et impraticable de vouloir donner un nom spécial à chaque individu, à chaque objet particulier. Après avoir remarqué qu’il y avait des objets qui possédaient des qualités semblables ou analogues, ils les rangèrent en classes, et leur donnèrent des noms communs ou génériques, et l’expérience leur apprit bientôt à subdiviser ces genres en diverses espèces, suivant que l’observation leur démontra qu’ils possédaient des qualités semblables ou opposées. Ainsi, quoique la formation des idées abstraites et générales soit supposée être une opération difficile de l’esprit, cependant ces idées sont nécessairement entrées dans la formation primitive des langues ; car, à l’exception des noms propres, comme César, Paul, Pierre, tous les autres substantifs de nom dont nous faisons usage ne sont pas des objets individuels, mais bien des noms qui s’appliquent à des espèces entières d’êtres. Ces idées d’abstraction sont moins étrangères qu’on ne pense à la nature de l’esprit humain, et nous pouvons observer journellement chez les enfants, dans les premières tentatives qu’ils font pour acquérir les notions élémentaires de la langue, qu’ils sont naturellement enclins à doter du même nom tous les objets qui ont de l’analogie entre eux.
Mais ces noms généraux n’étaient pas suffisants, il fallait parvenir à séparer de la masse générale, des objets spéciaux et à les déterminer. C’est par un artifice ingénieux que l’on est parvenu â ce but ; je veux dire, par l’invention de cette partie du discours nommée article. Nous avons en français l’article indéfini un, une, et l’article plus défini, le, la, les. Quoique les articles soient d’un grand usage dans le discours, il y a des langues où ils n’existent pas. Les Latins n’ont pas d’article ; ils emploient pour le remplacer le pronom hic, ille, iste, pour préciser l’objet. Noster sermo, dit Quintilien, articulos non desiderat, ideoque in alias partes orationis sparguntur.
Cela me paraît néanmoins être un défaut de la langue latine, car l’article contribue beaucoup à la clarté et à la précision du langage.
Outre l’avantage qu’ils ont de pouvoir être individualisés par l’article, trois modifications dignes de considération appartiennent aux noms substantifs : le nombre, le genre et le cas.
Le nombre détermine, si l’objet est isolé ou joint à d’autres de la même espèce ; on le distingue en singulier et pluriel. On retrouve cette division dans toutes les langues, parce qu’il n’y en avait pas que les peuples eussent plus d’intérêt à déterminer.
Le genre est une modification du substantif qui exige de notre part une discussion un peu plus étendue ; il est fondé sur la distinction des deux sexes, et naturellement, dans son sens propre, il ne peut être appliqué qu’aux êtres animés qui seuls admettent la distinction du mâle et de la femelle. Tous les autres noms devraient appartenir au genre que les grammairiens appellent neutre, qui est une expression négative de l’un et de l’autre sexe ; mais ce genre a été rejeté de notre langue française, et tous les objets inanimés sont classés sous les genres masculin et féminin d’une manière qui paraît souvent le résultat du caprice, et ne dérivant d’aucun autre principe que de la construction arbitraire du langage. Les Italiens suivent la même classification ; les Anglais admettent le genre neutre ; il en résulte même une beauté qui est propre à leur langue. C’est qu’en faisant usage des articles destinés à déterminer le genre des personnes, devant les noms de choses inanimées, ils élèvent leur style, et donnent plus de mouvement, plus de vie à ces objets, sans cependant les personnifier entièrement. Ils les placent, par ce moyen, dans une situation mitoyenne entre l’être animé et la nature inerte. C’est un avantage dont les poètes, les bons écrivains et les orateurs éloquents savent profiter ; mais ils ne peuvent pas attribuer arbitrairement le genre qui leur plaît aux objets inanimés. L’usage et l’analogie ont fixé le genre de chaque chose.
Après avoir parlé des genres j’arrive naturellement à une autre particularité remarquable des noms substantifs qui, dans le style des grammairiens, est appelé la déclinaison des cas. Après que les hommes eurent assigné des noms aux choses, il fallut s’occuper des moyens d’exprimer les relations que ces objets avaient entre eux, telles que les rapports de liaison, de contrariété, d’analogie, et autres semblables. Mais ces relations étant nombreuses, il était difficile d’inventer des mots pour les exprimer toutes. Ce perfectionnement des langues doit avoir été le plus difficile. Toutefois, dans leur formation originelle, il était absolument nécessaire d’exprimer les relations les plus importantes, et celles qui se présentaient le plus fréquemment. De là naquirent les divers cas : le génitif, le datif, l’ablatif, qui, dans nos langues modernes, sont exprimés par le nom lui-même joint au signe de relation de, à, par. Les Grecs et les Latins n’avaient pas adopté ce mode d’expression, ils faisaient usage de la désinence des terminaisons. Les modernes, au contraire, expriment les relations par des mots qu’ils appellent prépositions. Ce sont des moyens différents dont le but est le même, c’est-à-dire d’énoncer les différentes vues de l’esprit, et d’établir des rapports. Si l’on demande quelle est, de ces deux méthodes d’exprimer les relations, celle qui est le plus anciennement en usage dans les diverses langues, et quelle est celle qui est préférable, nous répondrons d’abord qu’il est clair que, ces deux méthodes parvenant au même but, et ne différant que par la forme, l’une ne paraît pas offrir plus d’avantages que l’autre.
Quant à l’antiquité des cas, il paraît que le mode de déclinaison, dont on trouve des exemples dans toutes les langues-mères ou langues originaires, fut le premier mis en usage. Les relations des mots sont les idées les plus abstraites de toutes celles que peuvent former les hommes, lorsqu’on les considère intrinsèquement et séparés des objets de relation. Il semblerait bien difficile, comme l’a fort bien observé un auteur qui a traité ce sujet, de donner une idée exacte de ce que signifient ces mots de, à, lorsqu’on les considère abstractivement, et d’expliquer clairement ce qu’ils expriment. Au lieu d’envisager ces relations d’une manière abstraite, et d’inventer un nom pour exprimer chacune d’elles, les hommes parvinrent plus facilement à les concevoir par leur jonction avec leur objet, et ils exprimèrent ces idées de relations en modifiant le nom de cet objet, suivant les diverses terminaisons de leurs cas, hominis, homini, homine. Mais ces signes de relation ne suffisant plus, ils en inventèrent graduellement de nouveaux, indépendants de ces variations ; et comme ils devenaient de plus en plus capables d’idées métaphysiques, ils en cherchèrent pour exprimer toutes les relations possibles. Le mélange des nations, résultat des migrations et des conquêtes, confondit les modes d’exprimer les relations, et dans ce conflit les prépositions triomphèrent des cas et des déclinaisons. Ce changement important est parfaitement établi dans l’ingénieuse dissertation d’Adam Smith sur la formation des langues. Cette innovation introduisit plus de simplicité et de clarté dans les langues, puisque le mode de déclinaison avait nécessité une quantité innombrable de règles ou principes fondamentaux ; mais d’un autre côté ces mots parasites qui se renouvellent incessamment dans le discours l’énervent, et le rendent moins agréable à l’oreille. Un désavantage plus grand encore, c’est que par là nous nous sommes privés de la faculté de donner à nos écrits ces couleurs vives et frappantes qui résultaient des inversions ou transpositions de mots. Aujourd’hui nous n’avons d’autre moyen, pour montrer la connexion intime qui existe entre les mots d’une même phrase, que de les placer, pour ainsi dire, en ordre régulier dans la période. La pensée est donc scindée, hachée et divisée dans les divers membres de la phrase. Chez les Latins, au contraire, par le moyen des déclinaisons et des conjugaisons, elle offrait un tout parfaitement lié, qu’on pouvait embrasser d’un seul coup d’œil ; et les expressions finales déterminaient les relations définitives de chaque membre.
Les pronoms, comme le nom l’indique, servent à représenter des noms ; ils ne sont que des moyens abrégés de nommer les personnes ou les objets avec lesquels nous avons des relations directes et auxquels nous sommes fréquemment obligés de nous référer dans le discours : ils sont donc sujets aux mêmes modifications de nombre, de genre et de cas, que les noms substantifs. La fonction principale du pronom est de remplacer le nom, quoiqu’il serve quelquefois à marquer par lui-même une personne ou une chose, comme le remarque Régnier Desmarais. Dans l’enfance des langues, il est probable qu’on suppléait à l’usage du pronom en montrant l’objet lorsqu’il était présent, ou en le nommant lorsqu’on ne l’avait pas sous les yeux ; car on peut difficilement penser que les pronoms aient été imaginés de bonne heure, parce que ce sont des mots d’une nature particulière, artificielle, et tellement indéfinie, qu’on peut les appliquer à toute personne, ou à toute chose. Ils servent encore à déterminer, de la manière la plus spéciale, l’objet auquel ils se rapportent ; en sorte que ce sont à la fois les expressions les plus générales et les plus spéciales de la langue ; ce sont aussi les plus irrégulières et les plus difficiles pour ceux qui étudient les langues d’un peuple quelconque.
Les adjectifs ou termes qualificatifs sont les plus simples de tous les mots. Ils se rencontrent partout, et ils ont été inventés dès la naissance des langues. La seule particularité qui les distingue dans les langues grecque et latine, c’est la capacité qu’ils ont de prendre la désinence des noms qu’ils modifient ; ce qui peut paraître d’autant plus étrange que les genres, les nombres, les cas, les rapports, sont entièrement inutiles pour exprimer de pures qualités. Mais on peut trouver des raisons tirées même du génie de ces langues ; c’est qu’on a voulu éviter qu’on ne pût considérer ces qualités abstractivement ; on a voulu en faire une partie, un accessoire des substantifs qu’ils servent à distinguer. D’ailleurs, la liberté de transposition admise par ces langues exigeait que cette méthode fût suivie ; car autrement comment aurait-on pu déterminer et reconnaître la concordance des substantifs et des adjectifs ? Dans nos langues modernes, cet artifice est inutile, parce que la juxtaposition des mots prévient toute ambigüité. Cependant la langue française exige que l’adjectif soit au même genre et au même nombre que le substantif qu’il modifie. (Voyez la Grammaire raisonnée de Condillac, chapitre v.) Parmi toutes les classes de mots qui dans les parties du discours désignent un attribut, la plus complexe est sans contredit celle des verbes. C’est surtout là qu’on aperçoit la profonde subtilité métaphysique du langage. Le verbe a une ressemblance intime avec l’adjectif. Il exprime comme lui un attribut, une propriété relative à une personne ou à une chose ? mais ses fonctions s’étendent encore plus loin ; dans toutes les langues, le verbe n’exerce pas moins qu’un triple ministère. Il est attributif, il affirme ce qui est relatif à l’attribut, et détermine le temps de l’action. Ainsi, lorsque je dis : le soleil brille, le verbe briller qualifie le substantif soleil, il détermine le temps et affirme que la propriété de briller appartient au soleil dans cet instant. Le participe brillant est purement un adjectif qui marque un attribut ou une propriété, qui détermine le temps, mais n’entraîne pas affirmation. Le mode infinitif briller peut être appelé le nom du verbe ; il n’indique ni temps, ni affirmation, mais exprime seulement cet attribut, cette action, cette manière d’être de l’objet, qui doivent être le sujet des autres modes et des autres temps. Aussi l’infinitif a-t-il quelquefois la valeur du substantif. Scire tuum, nihil est. Dulce et decorum est pro patria mori.
Mais tous les autres modes sont affirmatifs. C’est ce qui distingue le verbe des autres parties du discours. Il ne peut exister de phrase sans un verbe exprimé ou sous-entendu. Cette circonstance démontre qu’il doit avoir pris naissance à l’époque de la formation du langage, mais ce ne fut qu’après de longues réflexions qu’il atteignit la perfection où il est parvenu. Smith pense que la première forme du verbe fut l’impersonnel, il pleut, il tonne, etc., ce fut sa forme radicale, parce qu’elle sert simplement à affirmer un événement, un état de choses. Ensuite on parvint à l’invention des pronoms, qui servirent à le modifier.
Les temps des verbes sont destinés à distinguer les diverses époques de l’action ; si le verbe avait été divisé en trois parties seulement, le présent, le passé ou prétérit, et le futur, cette division aurait pu suffire à nos besoins. Mais leur construction est bien plus compliquée. On a divisé les temps en divers moments d’action ; le temps n’a point été considéré comme durable, mais comme fuyant sans cesse ; l’action passée est plus ou moins complètement achevée, les choses futures plus ou moins éloignées et à divers degrés. De là la grande variété des temps dans la plupart des langues.
Le présent, il est vrai, peut toujours être considéré comme un point indivisible non susceptible de variations ; scribo, j’écris. Mais il n’en est pas de même du passé et du futur ; nous pouvons les considérer l’un et l’autre sous différents points de vue ; aussi avons-nous des passés plus ou moins passés, et des futurs plus ou moins futurs, suivant que les époques sont elles-mêmes plus ou moins antérieures, plus ou moins postérieures : je viens de faire, je faisais, je fis, j’ai fait, j’avais fait, j’eus fait, j’ai eu fait, sont autant de passés qui ont des nuances différentes. Ces variétés se remarquent aussi dans le futur : je ferai, j’aurai fait, je vais faire. (Voyez la Grammaire de Beauzée et celle de Condillac, chapitre viii.)
Outre les temps ou manière d’exprimer l’époque de l’action, les verbes admettent encore la distinction des voix, comme on les appelle, la voix active et la voix passive suivant que l’affirmation frappe sur l’objet agissant ou sur l’objet passif. J’aime, je suis aimé. Ils admettent aussi des distinctions de mode pour marquer si l’affirmation est absolue, indéterminée, conditionnelle et dépendante, désirée ou commandée. Si on y ajoute les pronoms je, tu, il, il en résulte ce que l’on appelle la conjugaison du verbe, cette partie si importante de la grammaire de toutes les langues.
J’ai suffisamment prouvé que, de toutes les parties du discours, le verbe est ce qu’il y a de plus complexe et de plus ingénieux. En effet, remarquez la complication de ce seul mot amavissem, j’eusse aimé, d’abord on indique la personne qui parle, puis une action, ou un attribut de cette personne ; on désigne une affirmation relative à l’action ; on marque que l’objet de l’affirmation est passé, enfin qu’il existe une condition suspensive.
La forme des conjugaisons se modifie, il est vrai, dans toutes les langues ; et cette conjugaison est réputée d’autant plus parfaite, qu’on parvient à exprimer un plus grand nombre de circonstances importantes en variant seulement, soit la terminaison, soit la syllabe initiale du verbe, sans avoir recours aux auxiliaires : les langues hébraïque, grecque et latines sont les plus parfaites à cet égard.
Dans toutes les langues modernes de l’Europe, la conjugaison du verbe est très défectueuse ; elles admettent peu de variété dans les terminaisons ; on fait usage presque toujours des verbes auxiliaires dans tous les temps et modes actifs et passifs. Les langues ont subi, par rapport aux conjugaisons, un changement entièrement semblable à celui des déclinaisons dont j’ai parlé ; et de même que les prépositions, placées avant les noms, furent substitués à l’usage des cas, de même les auxiliaires avoir et être, unis aux participes, remplacèrent, sous beaucoup de rapports, la diversité des terminaisons des temps et des modes qui formaient les anciennes conjugaisons. Ces altérations furent le résultat de la même cause. On remarqua que ces verbes joints au participe lui donnaient la force affirmative, et qu’ils pouvaient suppléer aux modifications nécessaires pour exprimer les autres modes ou temps ; et comme les langues modernes s’élevaient sur les ruines des anciennes, cette nouvelle manière de former les temps s’enracina dans le discours. Elle parut plus simple que les variétés des désinences anciennes ; mais les langues devinrent, d’un autre côté, plus prolixes et moins gracieuses, et perdirent en vivacité ce qu’elles gagnèrent en clarté.
Les autres parties du discours, qu’on appelle parties indéclinables, c’est-à-dire qui n’admettent pas de variations, ne nous occuperont pas longtemps.
Les adverbes sont les premiers qui se présentent à notre examen. Ils forment dans chaque langue une classe très nombreuse de mots qui peuvent cependant être réduits aux chefs des attributs qu’ils servent à modifier, ou à marquer quelques circonstances d’action ou qualité relatives au temps, au lieu, à l’ordre, au degré ou autres propriétés que nous aurons occasion de spécifier. Ils ne sont pour la plupart que des modes abrégés d’expressions qui déterminent, par un seul mot, ce qu’on ne pourrait parvenir à exprimer que par une circonlocution composée de deux ou plusieurs mots appartenant aux autres parties du discours. Ils ont ordinairement la valeur d’une préposition avec son complément. Par exemple, excessivement signifie à un haut degré, bravement est la même chose qu’avec bravoure ou avec courage, ici signifie dans ce lieu même. Les adverbes peuvent donc être considérés comme des parties moins nécessaires et d’une formation plus récente dans le système du langage, que plusieurs autres éléments du discours.
Les prépositions et les conjonctions sont des mots plus essentiels au discours que la plus grande partie des adverbes. Elles forment cette classe de mots appelés conjonctifs sans lesquels il n’existerait pas de langue, puisqu’ils servent à exprimer les relations que les choses ont entre elles, leur influence mutuelle, leur dépendance, leur connexité ; enfin à joindre les mots ensemble pour en former des propositions intelligibles et significatives. Les conjonctions sont généralement employées pour lier les phrases ; les prépositions servent à lier les mots par une nouvelle modification, ou idée accessoire ajoutée aux uns par rapport aux autres.
Il est évident que ces particules conjonctives sont d’un grand usage dans le discours, puisqu’on vient de voir qu’elles déterminent les relations et transitions par lesquelles l’esprit passe d’une idée à une autre. Elles servent de fondement à tout raisonnement qui n’est autre chose que la liaison des pensées. À mesure que les hommes avancèrent dans l’art de raisonner et de réfléchir, ils multiplièrent ces signes de relation. Dans la plupart des langues, la force et la beauté dépendent de l’usage bien entendu des conjonctions, des prépositions et des pronoms relatifs, qui concourent aussi à ce même but, de lier ensemble les diverses parties du discours. C’est l’emploi plus ou moins heureux de ces expressions qui rend le discours ferme et compact, ou morcelé et diffus, qui lui imprime une marche douce et régulière, ou qui le rend saccadé et décousu.
Quoique cette matière puisse paraître aride à certains esprits, elle mérite cependant une grande attention, et se rattache intimement à la philosophie de l’esprit humain ; car si le discours est le véhicule ou l’interprète des conceptions de l’âme, examiner sa construction et ses progrès, c’est développer les principes qui se rattachent à la nature et aux progrès de nos propres idées, aux opérations de nos facultés intellectuelles ; sujet qui pour l’homme sera toujours fort instructif.
Du style, de la clarté et de la précision. §
On entend en général par le mot style le caractère de la diction ; ce caractère est modifié par le génie de la langue, par les qualités de l’esprit et de l’âme de l’écrivain, par le genre dans lequel il s’exerce, par le sujet qu’il traite. Le style, comme on voit, diffère de ce qu’on appelle proprement langue ou mots. Les expressions qu’emploie un auteur peuvent être convenables et exemptes de défauts sans que pour cela il brille par les qualités du style, qui peut être sec, raide, faible ou affecté. Il est presque toujours difficile de séparer le style d’un auteur de ses pensées. Tous les auteurs ont un style caractérisé par le tour de leur esprit ; bien plus, chaque nation se distingue par un style spécial. Les Orientaux aiment les figures fortes et hyperboliques ; les Athéniens, peuple spirituel et civilisé, avaient un style clair et châtié ; les Grecs de l’Asie, dissolus et nonchalants dans leurs mœurs, affectaient un style fleuri et diffus. Des différences caractéristiques se font remarquer dans le style des Français, des Anglais et des Espagnols.
On a prétendu, et je doute que ce soit avec raison, que le génie français n’a aucun caractère national, mais qu’il les prend tous ; qu’il en est de même de sa langue ; que sa qualité est la clarté ; qu’elle s’est donné tout le reste à force de peines et de soins. Je crains bien que ceux qui ont reproché aux Français de n’avoir pas un génie caractéristique ne les aient étudiés que superficiellement. Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette question.
En parlant des caractères généraux du style, il est d’usage de le diviser en nerveux, faible et animé, etc. Nous aurons par la suite occasion d’examiner ces diverses qualités nous ne nous occuperons maintenant que des plus simples, dont l’ensemble forme en grande partie ses qualités plus complexes.
Toutes les qualités du style correct peuvent être rangées dans deux divisions, clarté et ornements. La première est sans doute la qualité fondamentale du style, rien ne peut y suppléer ; sans elle les plus beaux ornements ne font que briller au milieu des ténèbres.
La première condition essentielle pour écrire avec clarté, c’est d’avoir une parfaite intelligence du sujet. On ne doit jamais traiter un sujet que l’on ne conçoit que confusément. L’obscurité de la plupart des métaphysiciens est, le plus souvent, due à la diffusion de leurs idées ; ils voient l’objet dans un jour si confus qu’ils ne peuvent le présenter avec clarté.
La clarté, chez un auteur, n’est pas une qualité purement négative, mais bien une beauté positive. Nous nous plaisons à la lecture d’un auteur qui nous affranchit de la fatigue de chercher le sens de ses phrases, et qui nous conduit, sans embarras et sans confusion, à travers son sujet, par la magie d’un style qui coule comme un ruisseau limpide dont l’œil peut facilement pénétrer le fond.
Pour parvenir à cette clarté, il faut que les mots soient arrangés avec soin, que les phrases soient disposées avec sagacité. La clarté, par rapport aux mots et aux phrases, exige ces trois qualités : pureté, propriété, précision. La pureté consiste à employer les expressions de la langue que l’on parle, sans mélange de mots ou de tours étrangers. La propriété nous fait sentir le choix que nous devons faire de telle expression préférablement à telle autre. Il n’existe pas d’autres modèles de pureté et de convenance que la lecture habituelle des meilleurs écrivains.
La définition du mot précision résulte, pour ainsi dire, de l’étymologie de ce mot, il vient de præcidere, couper ou retrancher les superfluités, élaguer les expressions de manière qu’elles ne présentent ni plus ni moins qu’une image exacte des idées que l’on veut manifester ; et comme l’expression se lie intimement à la pensée, pour écrire avec précision il faut beaucoup de netteté dans la conception des idées. L’auteur doit avoir une intelligence claire et précise de l’objet qu’il veut montrer, il doit le fixer dans son esprit, et ne pas balancer sur quel point de vue il veut l’envisager.
L’utilité et l’importance de la précision peuvent être déduites de la nature même de l’esprit humain ; il ne peut jamais distinguer clairement et précisément qu’un seul objet à la fois.
La multiplicité des objets engendre la confusion et l’embarras dans ses conceptions ; il ne peut saisir précisément en quoi ils se ressemblent, en quoi ils diffèrent. Si vous voulez me faire connaître parfaitement un objet, montrez-le-moi nu, dépouillé d’accessoires ; si vous désirez me faire concevoir votre idée, exprimez-la nettement et brièvement.
La diffusion est le contraire de la précision ; elle naît généralement de l’habitude d’employer une trop grande superfluité de mots, ou d’introduire des épithètes, des circonlocutions et des incidents superflus ; de délayer la pensée dans une foule de paroles, de l’affaiblir en l’étendant, et de l’embarrasser dans un amas d’idées accessoires. Les écrivains faibles font usage d’un grand nombre de mots pour parvenir à se faire entendre ; ils croient arriver à exprimer plus distinctement leurs idées, et ils ne parviennent qu’à produire la confusion dans l’esprit du lecteur. Sentant bien qu’ils n’ont pas atteint l’expression propre à manifester leur pensée, ils s’efforcent de l’éclaircir en accumulant des mots, et de se rapprocher par là du but qu’ils veulent atteindre. Ils tâtonnent çà et là sans jamais saisir l’objet.
Il résulte de ce que j’ai dit qu’un auteur peut, sous certains rapports, être clair, quoiqu’il soit fort éloigné de la précision. Il emploie les mots propres ; leur arrangement est convenable ; il transmet ses idées avec autant de clarté qu’il les conçoit lui-même, mais les pensées ne sont pas bien distinctes dans son esprit, elles sont diffuses et trop générales, et par conséquent ne peuvent être exprimées avec précision. Tous les sujets n’exigent pas la même netteté ; il suffit, en certaines occasions, que nous ayons une idée générale de l’objet. Si le sujet est connu et familier, l’idée de l’auteur peut être facilement saisie quoique les mots qu’il emploie manquent d’exactitude et de précision. La diffusion qui provient de l’accumulation des mots pour exprimer une même idée est très bien décrite par Quintilien dans le passage suivant : Est in quibusdam turba inanium verborum, qui dum communem loquendi morem reformidant, ducti specie nitoris, circumeunt omnia copiosa loquacitate quæ dicere volunt.
La grande source de ce genre de diffusion est l’usage peu judicieux de ces mots appelés synonymes, qui expriment une idée générale, mais le plus souvent ont quelque légère variété dans leur signification. Il y a à peine dans chaque langue deux mots synonymes parfaits ; ce sont des ombres de la même teinte, mais qui ont des nuances différentes. Les auteurs sont très portés à les confondre, souvent dans le seul but d’arrondir la période et de diversifier l’expression : de là naît l’obscurité et la confusion qui se répandent sur le style.
Ainsi, pour écrire avec clarté, deux choses sont particulièrement requises : la première, que l’auteur ait une idée claire et distincte de ce qu’il veut exprimer ; la seconde, qu’il comprenne parfaitement la force et la valeur des mots dont il fait usage. Pour parvenir à ce but, le génie naturel est nécessaire ; mais le travail et l’attention sont encore plus indispensables.
J’ai déjà eu occasion de faire remarquer que quoique tous les sujets écrits ou parlés demandassent de la clarté, cependant ils n’exigent pas tous le même degré de cette précision dont je me suis efforcé de donner une idée. Il faut sans doute, dans tous écrits, éviter cette profusion diffuse de mots qui ne fait pénétrer dans l’esprit du lecteur aucune idée claire ; mais aussi il faut éviter qu’une trop minutieuse étude de la précision, surtout dans les sujets où elle n’est pas strictement requise, ne rende notre style sec et stérile, et qu’en élaguant de trop près nous ne fassions disparaître l’abondance et les ornements. Unir l’abondance à la précision, être fleuri en même temps que correct et exact dans le choix des mots, est une chose difficile. D’ailleurs, tel genre peut exiger plus de luxe, tel autre plus de précision ; bien plus, dans une même composition, les diverses parties peuvent requérir des genres variés ; mais nous devons nous efforcer de ne jamais sacrifier une de ces qualités à l’autre. En les mariant avec adresse, chacune peut être mise en sa place avec convenance si nos idées sont précises et que nous soyons familiarisés avec la plupart des mots de notre langue. Partout où ces qualités ne se rencontrent pas il y a barbarisme, solécisme ou disconvenance, équivoque ou amphibologie ; mais ces défauts sont du ressort de la grammaire.
De la structure des phrases. §
Les mots ne sont pas seulement établis pour représenter chacun une idée, ou pour distinguer un objet, ils sont encore destinés à manifester par leur assemblage l’union des idées et à exprimer un sens suivi, c’est-à-dire l’image de la pensée. Tout assemblage de mots pour rendre un sens est ce qu’on appelle une phrase, de sorte que c’est le sens qui borne la phrase : elle commence et finit avec lui ; et, selon qu’il est plus ou moins composé, elle est plus ou moins nombreuse. Dans toutes les compositions la construction de la phrase est de la plus haute importance ; la clarté est une de ses principales qualités, mais il faut encore y joindre la grâce et la beauté.
La première variété qui se présente, par rapport aux phrases, est la division en longues et en courtes sentences. Quoique l’étendue de la phrase soit un peu arbitraire, néanmoins elle ne doit être ni trop longue ni trop courte. Dans les discours il faut avoir égard à la facilité de la prononciation, et éviter les trop longues périodes. La vraie période oratoire ne doit avoir ni moins de deux membres, ni plus de quatre ; ce n’est pas que les périodes simples ne puissent avoir lieu dans le discours, mais leur brièveté le rendrait trop décousu et en bannirait l’harmonie. (Condillac.)
Les critiques français font une division très judicieuse des divers styles en style périodique et style coupé. Le premier désigne une manière d’écrire où la phrase est composée de divers membres liés ensemble et dépendants l’un de l’autre, de telle sorte que le sens n’est pas complet jusqu’à ce que la période soit achevée. C’est le plus pompeux, le plus harmonieux, le plus éloquent genre de composition. Cicéron en offre de fréquents exemples.
Le style coupé est forme de propositions courtes et indépendantes qui offrent un sens parfait. C’est en général la manière d’écrire des Français ; elle convient parfaitement aux sujets vifs et faciles. Cependant, dans presque tous les écrits, le principe général est que ces deux genres de style doivent être mêlés, autrement le style coupé deviendrait fatigant pour l’esprit, le style périodique aurait trop de monotonie, il serait lâche, diffus, traînant. La courte phrase ou incise est dans sa force lorsqu’elle est composée de deux ou trois mots. La période doit être saisie d’un coup d’œil ; Cicéron la réduit à l’étendue de quatre vers hexamètres, Dans notre langue elle a fréquemment l’étendue de huit de nos vers héroïques. Par un heureux mélange de la période et de l’incise l’oreille est satisfaite, la vivacité se joint à la majesté du style. Non semper, dit Cicéron, utendum est perpetuitate et quasi conversione verborum, sed sæpe carpenda membris minutioribus oratio est.
La variété est un objet si important qu’il faut l’étudier, non seulement pour faire succéder aux phrases longues les sentences courtes, mais encore pour l’introduire dans la construction de la période. L’uniformité est un supplice pour l’oreille ; il vaut mieux laisser échapper quelques discordances que de fatiguer l’auditeur par la répétition pénible de sons toujours semblables : c’est surtout par la fin des périodes qu’on juge de leur perfection. En prose, il faut varier habilement la chute des phrases pour ne rebuter ni l’esprit ni l’oreille.
Les qualités les plus essentielles d’une phrase parfaite paraissent être les quatre suivantes : 1º clarté et précision ; 2º unité ; 3º force ; 4º harmonie. Je traiterai de chacune d’elles avec détail.
La première est la clarté et la précision. Le moindre défaut à cet égard, le moindre degré d’ambiguïté qui laissent l’esprit en suspens, doivent être évités avec le plus grand soin. L’ambiguïté naît de deux causes : un choix vicieux de mots et un arrangement ou construction mal conçue. Après avoir traité, dans le dernier chapitre du choix des mots, nous allons nous occuper de leur arrangement. La première règle est de se conformer aux lois de la grammaire ; la seconde, de placer aussi près que possible l’un de l’autre les mots et les phrases qui ont le plus de connexité, pour montrer avec clarté leurs relations mutuelles. Cette dernière règle n’est pas toujours religieusement observée, même par les meilleurs écrivains.
La seconde qualité nécessaire à une période bien conçue est l’unité ; c’est un point capital. Dans toute composition, de quelque ordre qu’elle soit, il faut toujours un certain degré d’unité pour la rendre agréable, et si la liaison entre les diverses parties est toujours nécessaire, il est, d’autre part, indispensable qu’il y ait un objet dominant sur lequel l’attention puisse se fixer plus particulièrement. Pour conserver cette unité voici les règles à suivre.
D’abord, dans la période, on doit éviter autant que possible les transitions de personnes ou de choses ; il faut que l’expression dominante soit la même depuis le commencement jusqu’à la fin. Ainsi, par exemple, si je m’exprimais ainsi : « Après que nous fûmes abordés ils me firent mettre à terre, je fus accueilli avec empressement par mes amis, qui me donnèrent les plus grandes marques d’amitié. » Dans cette phrase, quoique les objets qui la composent soient suffisamment liés ensemble, cependant cette manière de représenter les choses, ces changements continuels de lieu et de personne, rendent la phrase incorrecte et décousue. Il faut la construire ainsi : « Dès que je fus débarqué, je sautai sur le rivage, je fus reçu par mes amis, et accueilli de la manière la plus amicale. »
Le second principe consiste à ne jamais entasser dans une seule phrase des choses qui aient si peu de liaison qu’elles pussent facilement être divisées en deux ou trois phrases. La violation de cette règle est toujours une source de déplaisir et de dégoût pour le lecteur.
La troisième règle pour conserver l’unité du discours c’est d’éviter la parenthèse ; elle peut quelquefois donner à la pensée une apparence de vivacité et jeter quelque éclat, mais la plupart du temps elle produit un mauvais effet.
Enfin, j’ajouterai un dernier principe pour l’unité de la période, c’est de la conduire toujours à une conclusion pleine et parfaite. Tout objet parfait doit avoir un commencement, un milieu et une fin. On rencontre souvent des phrases qui sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, plus qu’achevées. Lorsque nous croyons arriver à la conclusion, quelque circonstance qui n’aurait pas dû être présentée, ou qui devrait être disposée autrement, surgit inopinément, en sorte que la phrase traîne pour ainsi dire par derrière une queue ajoutée. Ces additions parasites défigurent beaucoup la période, elles embarrassent sa marche et brisent l’unité.
De la construction de la phrase. §
Après avoir traité de la clarté et de l’unité, qualités essentielles pour la bonne construction de la phrase, j’arrive à la troisième, que j’ai appelée force, qui consiste en une disposition de mots ou de membres de phrases propre à exprimer le sens de la manière la plus avantageuse.
La première règle que j’indique pour parvenir à ce but est de s’abstenir de toute espèce de mots redondants, ils affaiblissent toujours la marche de la période, qu’ils rendent moins vive et moins franche.
Est brevitate opus, ut currat sententia, neu seImpediat verbis lassas onerantibus aures.
Il est de principe que tout mot qui n’ajoute pas, quelque chose à la signification gâte la phrase : Obstat, dit Quintilien, quidquid non adjuvat.
Il est donc nécessaire d’omettre tout ce que l’esprit peut facilement suppléer ; il faut souvent élaguer, et porter sur ses écrits un œil sévère ; on s’apercevra bientôt que les phrases acquièrent par là plus de vigueur et d’énergie, pourvu que cette opération soit faite avec discernement, et qu’on ait soin de laisser quelques feuilles pour entourer et protéger le fruit.
La phrase doit aussi être purgée de tout membre inutile : de même que chaque phrase doit présenter une idée nouvelle, de même chaque incise doit présenter une nouvelle pensée. Il faut éviter que chaque membre ne soit la répétition et l’écho des précédents. En fuyant la prolixité on imprime aux écrits un nouveau degré de force et de beauté.
La seconde règle que je rappelle pour augmenter la vigueur du style, c’est de porter une attention scrupuleuse sur l’usage des particules copulatives, relatives, et de tous les participes employés comme voie de transition et de connexion. Ces monosyllabes mais, et, qui, dont, etc., jouent quelquefois le rôle le plus important. Ce sont les liens et les supports de la phrase, et conséquemment une grande partie de sa force et de sa grâce dépend de l’emploi de ces particules. Les variétés, dans l’usage qu’on en fait, sont tellement multipliées qu’aucun système à cet égard ne peut être indiqué. L’attention et l’étude des meilleurs écrivains doivent nous servir de guide ; cependant j’indiquerai quelques principes dont l’observation a démontré l’utilité.
Quoique l’usage naturel de la conjonction soit de lier divers objets et d’en rendre la connexion plus intime, cependant la suppression de cette particule donne au style de la rapidité. Longin nous en offre un exemple dans ce mot de César : veni, vidi, vici
. Il en est de même dans le passage suivant des Commentaires de César : Nostri, emissis pilis, gladiis rem gerunt ; repente post tergum equitatus cernitur : cohortes aliæ appropinquant. Hostes terga vertunt ; fugientibus equites occurrunt ; fit magna cædes.
On voit que dans ces deux exemples la suppression de la conjonction donne aux phrases de la force et de la vivacité.
De même lorsque nous voulons éviter une transition trop brusque d’un sujet à un autre, ou lorsque nous faisons une énumération ou que nous désirons que les objets soient aussi distincts que possible, nous pouvons employer avec avantage la copulative : his equitibus facile pulsis ac proturbatis, incredibili celeritate ad flumen decurrerunt ut pene uno tempore, et ad silvas et in flumine et jam in manibus nostris hostes viderentur
(César, Comm.). La copulative est heureusement employée, parce que l’auteur veut montrer en combien de lieux l’ennemi semblait être à la fois.
La raison de ces différents effets est, je crois, que, dans le premier cas, l’esprit, vivement sollicité, prend à peine le temps d’exprimer ses idées qui se pressent, sans avoir le loisir de remarquer leur connexion. Il écarte la copulative et rassemble les objets comme s’ils ne formaient qu’un seul être ; au lieu que, dans le second, l’esprit veut préciser les objets et les énumérer ; il marche d’un pas plus lent et plus solennel, et montre que ces objets, quoique liés, sont cependant distincts.
Le troisième moyen d’augmenter la force de la phrase, c’est de disposer les expressions les plus importantes, de manière qu’elles fassent une impression plus profonde. Il existe dans toutes les phrases des mots capitaux sur lesquels le sens doit particulièrement frapper. Le lieu où ces mots doivent être préférablement placés sont le commencement, la fin ou même le milieu, ce qui ne peut être déterminé que par la nature de la phrase ; mais la langue française n’accorde que peu de latitude à cet égard. Fléchier et Bossuet font un usage fréquent et heureux de ces espèces d’inversions.
Les Grecs et les Latins avaient un avantage considérable sur nous dans cette partie du style. L’extrême liberté que leur langue leur accordait dans la construction de la phrase leur permettait de choisir les situations les plus avantageuses pour chaque mot.
Mais soit que nous fassions usage de l’inversion, soit que nous la négligions, en quelque endroit que nous placions les mots capitaux, c’est toujours un point important qu’ils puissent être directement aperçus, et qu’ils soient débarrassés de tous mots étrangers qui pourraient les masquer ; il faut disposer toutes les circonstances accessoires de manière à ne pas surcharger le sujet principal.
Une quatrième règle à observer pour la construction d’une période vigoureuse, c’est de disposer les divers membres qui la doivent composer de manière qu’ils s’élèvent et croissent progressivement ; cette sorte d’arrangement s’appelle gradation. L’esprit aime à s’élever par degré ; une marche rétrograde lui cause du déplaisir. Cavendum est, dit Quintilien, ne decrescat oratio et fortiori subjungatur aliquid infirmius ; augeri enim debent sententiæ et insurgere.
Les discours de Cicéron offrent de fréquents exemples de cette beauté de construction.
Mais cette espèce de gradation ne convient qu’aux discours qui exigent de la pompe ; s’y livrer trop fréquemment, dans les sujets simples, montrerait une affectation désagréable. Cependant il faut toujours observer ce principe : ne decrescat oratio et ne fortiori subjungatur aliquid infirmius.
Si la phrase se compose de deux membres, le plus long doit ordinairement la terminer. Les périodes ainsi divisées se prononcent plus facilement, et le premier membre se grave plus aisément dans la mémoire.
La cinquième règle pour corroborer la phrase, c’est d’éviter de la terminer par un adverbe ou quelque mot sans importance ; ces terminaisons sont toujours faibles et dégradantes à moins qu’elles ne forment elles-mêmes, comme cela arrive quelquefois, le point capital du discours ; mais dans toutes autres circonstances ces mots ne doivent occuper que des rangs secondaires.
Il n’est pas toujours facile de placer ces mots avec convenance, la fin de la phrase est la place qui leur convient le moins ; plus tôt on peut s’en débarrasser, mieux vaut la phrase. Il faut, autant que possible, que les mots les plus importants, dégagés de toutes entraves, occupent la dernière place. On doit aussi éviter d’entasser ensemble trop de circonstances ; il vaut mieux les diviser et les répandre dans les divers membres de la période.
Je n’indiquerai plus qu’un dernier principe relatif à l’énergie de la phrase, c’est que dans les membres d’une période où deux choses sont comparées ou opposées l’une à l’autre, il faut conserver quelque ressemblance dans le langage et la construction ; car lorsque les choses se correspondent, nous nous attendons naturellement à trouver des mots correspondants ; lorsqu’il en est autrement, la comparaison ou le contraste nous semble imparfait ; cependant il ne faut pas y mettre de l’affectation ; la comparaison ou l’opposition doit nous y conduire naturellement. Si toutes nos phrases étaient construites sur un plan uniforme, il en résulterait une monotonie choquante.
Ici se termine ce que j’avais à dire sur la phrase, sous le rapport de la clarté, de l’unité et de la force ; la loi fondamentale est que les idées doivent être classées dans l’ordre le plus clair et le plus naturel, si nous voulons les transmettre d’une manière claire et précise à nos lecteurs. Si tous les hommes pensaient avec clarté et s’ils connaissaient parfaitement toutes les ressources de leur langue, il n’y aurait que peu de règles à établir ; les phrases acquerraient naturellement toutes les diverses propriétés dont j’ai parlé, précision, unité et force ; car il est certain que toutes les fois que nous nous exprimons avec impropriété, il y a le plus souvent, outre le mauvais emploi des expressions, quelque obscurité dans la manière dont nous concevons l’objet. La logique et la rhétorique ont, en ce cas comme dans beaucoup d’autres, une étroite liaison ; et quiconque étudie soigneusement l’art de construire ses phrases avec ordre et méthode apprend aussi à penser avec justesse. Cette observation pourrait seule justifier tout le soin et toute l’attention que nous avons donnés à cette matière.
De la construction des phrases, et de l’harmonie. §
Jusqu’ici nous avons considéré la phrase sous ces trois rapports principaux, la clarté, l’unité et la force, nous allons nous occuper de l’harmonie, ou plaisir de l’oreille, qui est la dernière qualité qu’il faut ajouter à celles indiquées.
Le son est une qualité bien inférieure au sens, cependant elle ne doit pas être négligée, car le son est pour ainsi dire le véhicule de nos idées, et il y a toujours une étroite connexion entre l’idée émise et la nature des sons qui servent à l’exprimer. L’imagination se révolte lorsque l’oreille lui transmet des idées avec des sons rudes ou peu gracieux : Nihil, dit Quintilien, potest intrare in affectum quod in aure, velut quodam vestibulo, statim offendit.
L’harmonie a naturellement un si grand pouvoir sur tous les hommes pour déterminer certaines affections, qu’il n’existe pas de sensations qui ne soient susceptibles d’être transmises par certains sons analogues.
Pour l’harmonie de la période il y a deux choses à considérer, d’abord l’agrément du son ou la modulation en général, puis l’expression, ou son spécial dirigé de telle manière qu’il rende parfaitement le sentiment que l’on veut exprimer. La première espèce d’harmonie est la plus commune ; la deuxième est plus rare, et appartient au beau par excellence.
La beauté de la construction musicale en prose dépend, comme cela est évident, de deux choses, le choix et l’arrangement des mots.
Les mots sont plus ou moins agréables suivant qu’ils sont formés d’un mélange plus ou moins heureux de voyelles ou de consonnes, et dépouillés de consonnes qui réagissent l’une sur l’autre, ou de voyelles qui s’entrechoquent ; les voyelles donnent de la douceur aux mots, les consonnes de la vigueur aux sons. Les longs mots sont ordinairement plus agréables à l’oreille que les monosyllabes ; ils lui plaisent par la composition et la succession des sons qu’ils présentent.
L’harmonie qui résulte de l’arrangement des mots et des membres d’une période, ce que Cicéron appelait plena ac numerosa oratio
, est d’une métaphysique plus subtile. Les mots peuvent être bien choisis et sonores, et cependant mal disposés. Nul écrivain n’offre de plus parfait modèle en ce genre que l’illustre orateur dont nous venons de parler ; il suffit d’ouvrir ses œuvres pour trouver de nombreux exemples qui rendent ce langage musical sensible à l’oreille.
Les auteurs anciens, et particulièrement Cicéron et Quintilien, ont traité cette matière avec un soin qui va jusqu’à la minutie ; ils admettent dans la prose une cadence plus obscure, cantum obscuriorem
, que dans les vers, et traitent ce sujet comme un objet de la plus haute importance.
Denis d’Halicarnasse, l’un des plus judicieux critiques de l’antiquité, a composé un traité sur la construction des mots, où il s’applique seulement à déterminer leur effet musical. Il admet que quatre choses principales constituent l’excellence de la phrase : d’abord la douceur de chaque mot, ensuite celle qui résulte de leur concordance, c’est-à-dire de leur quantité et de leurs pieds ; puis la variété des sons ; et enfin leur convenance avec le sens. Sur tous ces points il écrit avec soin et finesse, et mérite bien d’être consulté ; toutefois si l’on écrivait aujourd’hui un ouvrage sur la construction des phrases on pourrait exiger que le sujet fût traité d’une manière plus complète.
Dans nos temps modernes ce sujet a été l’objet de moins d’étude, et il est plus difficile d’établir sur ce point des règles fixes.
D’abord les anciennes langues étaient bien plus susceptibles que la nôtre de la grâce et de la puissance de la mélodie. Le nombre de leurs syllabes était plus fixe et plus déterminé, leurs terminaisons plus variées, l’usage du verbe auxiliaire moins fréquent.
En second lieu, le génie du peuple grec le portait bien davantage à se laisser charmer par la mélodie du discours ; toute espèce de déclamation, tout discours public étaient prononcés d’un ton bien plus musical que parmi nous ; c’était une espèce de récitatif chanté. On sait que C. Gracchus, lorsqu’il déclamait en public, avait près de lui un musicien avec une flûte qui lui donnait le ton ; il employait ce moyen lors même que, tribun factieux, il prononçait ces terribles harangues qui enflammaient les citoyens de Rome et les excitaient à la guerre civile. Cette grande attention à l’harmonie du discours était donc, à cette époque, jugée indispensable au succès de l’orateur ; de là cette multitude d’accents qui modifiaient la voix des orateurs ; de là la grande variété de tons, d’inflexions de voix, et le motif évident du soin particulier qu’ils donnaient à la construction des phrases.
La conséquence naturelle du génie de leur langue et de leur manière de prononcer les mots était de leur permettre de produire, dans leurs discours publics, par l’arrangement harmonieux de leurs phrases, un effet si considérable, que nul orateur moderne ne peut raisonnablement espérer d’y parvenir. Cicéron, dans son traité intitulé Orator, s’exprime ainsi : Conciones sæpe exclamare vidi cum verba apte cecidissent, id enim expectant aures.
Mais ce puissant effet que produisait l’harmonie sur les Grecs et les Romains serait difficilement obtenu chez des peuples septentrionaux, qui sont moins sensibles aux charmes de la mélodie, et dont les langues sont beaucoup moins harmonieuses.
La doctrine des critiques grecs et romains sur ce point a égaré quelques esprits ; ils ont pensé que les mêmes principes étaient applicables à notre langue, et que notre prose pouvait être cadencée par l’usage des spondées, des trochées, des iambes, des péons et autres pieds métriques. Mais la quantité de nos syllabes est fort incertaine. « Le français, n’ayant pas d’accent prosodique, n’a point d’inflexions syllabiques, qui seules peuvent former l’harmonie résultant de l’arrangement et du nombre des syllabes. Il n’a donc pas une prosodie propre à former un chant. La longueur de nos syllabes est inappréciable. Il y a du nombre dans notre langue comme il y en a dans un chant composé de notes de même valeur ; tous les temps de chaque mesure sont égaux, ou du moins on compte pour rien la différence qui est entre eux. Les pieds de nos vers ne sont marqués que par le nombre des syllabes, sans égard à la longueur ou brièveté de chacune d’elles »
(Condillac). Enfin, les anciens eux-mêmes, qui attachaient tant de prix à la mélodie du discours, étaient fort divisés sur la convenance du pied qui était le plus propre à terminer la période et à entrer dans quelque autre partie de la phrase, et ils laissaient beaucoup au jugement de l’oreille. C’est elle qui doit nous diriger ; c’est en la cultivant, c’est en l’habituant à des tours harmonieux, que l’on peut parvenir à donner à ses compositions cette mélodie dont nos langues modernes sont encore susceptibles, et qui répand tant de charmes sur la composition. Les règles que l’on pourrait indiquer à cet égard seraient trop générales : cependant quelques principes peuvent être utiles pour former l’oreille à cette mélodie ; je vais rappeler ceux qui me paraissent les plus nécessaires.
Il y a deux choses qui constituent principalement l’harmonie du discours, la bonne distribution des divers membres, et la chute ou cadence de toute la période.
La distribution des divers membres de la phrase doit être l’objet principal de l’attention. En effet, il est important de remarquer que tout ce qui est facile et agréable aux organes de la voix frappe toujours agréablement l’oreille. Il faut donc éviter la répétition des mêmes sons et surtout des mêmes consonnes, les hiatus et tout ce qui fait faire des efforts à celui qui lit ou qui parle. Tandis que la période coule, les terminaisons de chaque membre forment des pauses ou repos. Ces pauses doivent être distribuées de manière à rendre facile le cours de la respiration ; en même temps elles doivent être espacées de telle sorte qu’il résulte de leur ensemble une certaine cadence musicale.
Ce qu’il est encore important de ne pas négliger, c’est la chute ou la cadence de toute la période, parce que c’est cette partie qui affecte plus sensiblement l’oreille ; aussi Quintilien dit-il : Non igitur durum sit, neque abruptum, quo animi, velut, respirant ac reficiuntur. Hæc est sedes orationis ; hoc auditor expectat ; hic laus omnis declamat.
La seule règle que nous puissions indiquer sur ce point est que, lorsque l’auteur aspire à la dignité ou à l’élévation, le son aille croissant jusqu’à la fin ; que les membres les plus complexes, que les mots les plus pleins et les plus sonores soient réservés pour la conclusion.
Il en est de même à l’égard de la mélodie de la phrase, j’ai toujours observé qu’elle marchait de concert avec le sens : l’obscurité dans l’expression à la fin de la période y nuit infiniment.
L’on ne doit pas non plus affecter d’enfler les sons et de porter continuellement l’action de la voix sur les syllabes finales ; il en résulterait une monotonie qui donnerait au discours un ton déclamatoire et fatiguerait l’oreille. Si nous voulons captiver l’attention du lecteur ou de l’auditeur et conserver de la vivacité et de la force dans nos ouvrages, sachons varier notre discours : cela s’applique à la distribution des membres de la phrase aussi bien qu’à la cadence de la période. Coupez de temps en temps vos périodes par des phrases de peu d’étendue, c’est le moyen de rendre le style vif autant que majestueux. Quelques discordances jetées avec art, quelques sons secs qui brisent cette régularité cadencée produisent souvent un bon effet ; la monotonie est le défaut de la plupart des écrivains. J.-J. Rousseau me paraît être un modèle dans cette partie de l’art.
Toutefois il ne faut pas qu’un amour désordonné de la mélodie nous pousse jusqu’à sacrifier la clarté, la précision ou la force du sentiment ; tous mots insignifiants, introduits seulement pour compléter le son, que Cicéron appelle complementa numerorum
, sont un ornement puéril et vicieux. Quintilien dit, avec ce sens excellent qui le caractérise : In universum si sit necesse duram potius atque asperam compositionem malim esse, quam effeminatam ac enervem, qualis apud mullos. Ideoque vincta quædam de industria sunt solvenda, ne laborata videantur ; neque ullum idoneum aut aptum verbum prætermittamus, gratia lenitatis
.
Cicéron est le meilleur modèle du style harmonieux ; mais son amour pour la mélodie est trop visible. Chez lui, la pompe de la phrase nuit souvent à la force de l’expression ; cette chute remarquable esse videatur
, qui, dans le discours Pro lege Manilia, se reproduit onze fois, l’a exposé à la critique de ses contemporains ; cependant, nous devons dire à la gloire de ce grand écrivain qu’il y a toujours une union remarquable dans son style entre la mélodie et la facilité ; ce qui est toujours une grande beauté.
Maintenant, nous devons nous occuper du ton général de l’oraison. Si la pompe, si la plénitude conviennent à un discours oratoire où l’on traite des matières importantes et d’un ordre élevé, elles ne pourraient être appliquées avec convenance ni a une passion violente, ni à un raisonnement pressant, ni au langage familier ; il faut employer alors une mesure plus vive ou plus facile. Nourrir la période ou la dépouiller de tout accessoire, suivant les circonstances, est une règle importante que l’orateur ne doit pas perdre de vue. Un ton uniforme, quel qu’il soit, en supposant qu’il ne produisit d’autre mauvais effet que la satiété, ne conviendra jamais à tous les genres de composition, ni même aux diverses parties du même ouvrage. Il serait trop absurde d’écrire un panégyrique dans un style cadencé, ou d’adapter les mots d’une tendre romance à l’air d’une marche guerrière.
Le point important est donc de fixer préalablement dans notre esprit une idée juste de la nature du ton propre au sujet, c’est-à-dire du ton qu’exigent les sentiments que nous voulons exprimer. Cette idée générale doit diriger les modulations de nos périodes.
Que notre style soit, suivant les besoins, doux et arrondi, ferme et pompeux, vif et pressé, coupé et syncopé, varié dans toutes ses parties, suivant la diversité des sentiments exprimés, de manière à flatter l’oreille par une variété mélodieuse.
Mais, outre la correspondance générale entre le ton du style et le cours des pensées, on peut parvenir à une imitation plus expressive de certains objets par des sons analogues ; mais cette imitation appartient bien plus particulièrement à la poésie, où cette harmonie imitative est d’obligation. Là, on exige plus d’attention à la nature des sons, et les libertés poétiques nous rendent plus maîtres de leur direction. Il suffira ici d’observer que les sons peuvent être employés à représenter trois objets principaux : 1º d’autres sons, 2º le mouvement, 3º les émotions, ou passions de l’âme.
Ce n’est pas un grand effort de l’art pour un poète, que d’employer, lorsqu’il décrit des sons doux et agréables, des mots composés d’un grand nombre de voyelles, qui glissent doucement l’une sur l’autre ; ou, au contraire, lorsqu’il veut décrire des sons rudes, d’accumuler ensemble plusieurs syllabes dures et d’une prononciation difficile. Dans ces occasions le génie même de la langue le favorise, car on trouve dans toutes les langues que les noms d’un grand nombre de sons particuliers sont formés de manière à manifester une espèce d’affinité avec les sons qu’ils représentent : ainsi le sifflement des vents, le bourdonnement d’un insecte, et beaucoup d’autres exemples, nous montrent que la plupart des mots ont été calqués sur le son qu’ils expriment. (Voyez le président de Brosses, Formation et mécanisme des langues.)
La seconde classe d’objets que l’on peut imiter par le son des mots, est le mouvement ; il est en effet rapide ou lent, doux ou violent, égal ou saccadé, facile ou pénible ; et quoiqu’il n’y ait aucune affinité réelle entre un son, de quelque nature qu’il soit, et un mouvement, cependant leur ressemblance est sensible à l’imagination, ainsi ce vers de Virgile :
Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum,
imite parfaitement le mouvement qu’il exprime.
La troisième espèce d’objets que les sons des mots peuvent représenter, sont les passions et les émotions de l’âme. La connexité qui existe entre nos émotions et la nature de certains sons vient du pouvoir que possède la musique d’éveiller ou de favoriser en nous certains sentiments. Sans doute, dans beaucoup de cas où l’on croit remarquer cette analogie entre le son et le sens, l’imagination joue un grand rôle, et l’impression que fait le passage sur le lecteur détermine souvent la ressemblance qu’il imagine ; il modifie les nombres suivant les dispositions de son âme, et croit entendre une harmonie véritable Mais qu’il y ait des exemples réels de ce genre de beauté, et que la poésie soit capable de cette expression, c’est ce dont on ne saurait douter. Les meilleurs écrivains offrent de fréquents exemples de ce genre de beauté.
Les sensations lugubres et mélancoliques s’expriment par de longs mots et des mesures lentes ; les émotions vives ou gaies par des nombres plus prompts et plus animés.
Là, d’un enterrement la lugubre ordonnance,D’un pas tranquille et lent, vers l’église s’avance,Et plus loin des laquais, l’un l’autre s’agaçant,Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Et caligantem nigra formidine lucum.
Juvenum manus emicat ardens.Litus in Hesperium
Nous n’insisterons pas davantage sur ce genre d’harmonie qui appartient presque exclusivement à la poésie, et s’éloigne par conséquent de notre sujet. On peut consulter sur cette matière les Éléments de littérature de Marmontel, article Harmonie du style. Le dernier chapitre de la Prosodie française de l’abbé d’Olivet, la Construction oratoire de Batteux, et ses Réflexions sur sa traduction de Denis d’Halicarnasse ; enfin Rollin, Manière d’enseigner les belles-lettres, liv. III, chap. 3.
Origine et nature du langage figuré. §
Notre premier soin pour connaître l’origine et la nature du langage figuré doit être de rechercher ce que l’on entend par figures du discours. On entend généralement par ces expressions tous les mouvements qu’on peut donner à la phrase, toutes les attitudes du style.
Ces mots, figures ou langage figuré, signifient donc que l’on s’éloigne de la simplicité de l’expression pour rendre une idée plus gracieuse, plus vive et plus forte, en y ajoutant quelques circonstances accessoires.
Ce sujet a toujours fixé l’attention de tous les auteurs qui ont traité de la rhétorique et de la composition. Un des ouvrages les plus instructifs et les plus remarquables sur l’origine du langage figuré, est sans contredit celui de Dumarsais intitulé Traité des Tropes, pour servir d’introduction à la rhétorique et à la logique.
Mais quoique le mot figure signifie déviation de l’expression naturelle, nous ne devons pas en conclure qu’il en résulte nécessairement une chose extraordinaire et contre nature. C’est en mainte occasion la manière la plus usitée et la plus naturelle d’exprimer nos sentiments. Nous avons déjà remarqué que, en général, les figures n’ont pas été inventées dans les écoles, qu’elles doivent être considérées comme des éléments primitifs du langage, et que les hommes les plus illettrés emploient des figures plus hardies que les hommes les plus instruits. Leur imagination, vivement excitée, verse au-dehors un torrent d’expressions figurées aussi fortes que pourrait le faire la déclamation la plus véhémente ; et, si l’attention des critiques et des rhéteurs a toujours été fortement appliquée à ces formes du discours, c’est qu’ils ont observé que ce sont elles qui constituent toute la force et la beauté du langage, qu’elles le revêtent d’un habillement particulier qui sert à la fois à l’embellir et à le parer.
On peut le définir, le langage de l’imagination et des passions : les rhéteurs le divisent en général en deux grandes classes, figures de mots et figures de pensées. Les premières sont appelées tropes, et consistent dans l’emploi d’un mot dans une acception différente de son sens original et primitif, de telle manière que si vous changez le mot, vous faites disparaître la figure. Ainsi, dans cet exemple, « Achille était un lion, » le mot lion est détourné de sa véritable signification pour exprimer la force jointe à l’audace. La seconde espèce, appelée figures de pensées, suppose que les mots sont employés dans leur acception propre et littérale ; la figure consiste alors dans le tour de la pensée, comme dans les exclamations, interrogations, apostrophes et comparaisons : alors l’on peut varier les mots dont on fait usage, les traduire d’une langue dans une autre, sans altérer la figure. Il est d’ailleurs fort peu important de savoir si nous devons donner à tel mode d’expression le nom de trope ou de figure, pourvu que nous nous ressouvenions que le langage métaphorique est toujours le coloris d’une conception ou d’une émotion de l’âme ; que la nature des tropes est de faire image en donnant du corps et du mouvement à toutes nos idées.
Nous examinerons et nous rechercherons l’origine et la nature des figures ; mais avant de procéder à cette recherche deux observations générales vont nous servir d’introduction.
La première, c’est que l’on peut parler et écrire correctement sans connaître les noms et les diverses ligures du discours, parce que la nature et l’usage nous enseignent ces figures ; mais il n’en résulte pas que les principes soient inutiles, parce qu’ils naissent des observations faites sur la pratique, et qu’ils hâtent les progrès dans tous les arts. Or, connaître les règles qui doivent déterminer la préférence de tel principe sur tel autre, c’est apprendre à diriger le choix avec convenance.
La deuxième, c’est que, quoique cette partie du style mérite notre attention et soit un objet digne de former une science, cependant nous devons nous garder de penser qu’en surchargeant nos écrits d’une grande quantité de ces ornements, ils puissent se passer de tout autre mérite. Cela ne produirait que raideur et affectation. « On ne doit se servir des tropes que lorsqu’ils se présentent naturellement à l’esprit, qu’ils sont tirés du sujet, que les idées accessoires les font naître, ou que les bienséances les inspirent »
(Dumarsais). Ce sont véritablement les sentiments et les passions qui se cachent sous les expressions figurées qui leur donnent de la valeur. La figure sert d’habillement, le sentiment est le corps et la substance. Souvent la simplicité de l’expression relève le mérite de la situation. Le sentiment que peint Virgile dans les vers suivants pénètre jusqu’au cœur, sans qu’il soit besoin d’avoir recours aux figures ; il décrit un Argien, qui, loin de sa patrie, tombe frappé à mort :
Sternitur infelix alieno vulnere, cœlumqueAdspicit, et dulces moriens reminiscitur Argos.
Un seul trait de cette espèce, tracé avec le pinceau de la nature, est préférable à mille figures.
Ces observations faites, nous allons essayer de rendre compte de l’origine des figures, et principalement de celles qui ont quelque influence sur le langage.
Les hommes, voyant que leurs idées se multipliaient avec leurs rapports et leurs connaissances, et que les noms des objets croissaient à l’infini, durent songer à abréger le travail que nécessitait la multiplicité des mots, et alléger le fardeau qui pesait sur leur mémoire. Ils imaginèrent d’employer un mot qu’ils avaient déjà approprié à une certaine idée, pour exprimer une autre idée ou un objet différent. Ils fondèrent ce système sur les analogies qu’ils aperçurent ou crurent apercevoir entre les divers objets. Ainsi la préposition en ou dans, qui était originairement relative au lieu, fut détournée de son vrai sens, et, prenant une signification métaphorique, on l’appliqua aux émotions de l’âme : cet homme est en danger, en santé, en colère. Les tropes de cette espèce abondent dans toutes les langues.
De même, les affections de l’âme sont presque toutes exprimées par des mots empruntés aux objets physiques qui frappèrent les premiers nos sens ; ces mots furent par degré et par analogie étendus aux objets d’entendement dont les hommes avaient une conception moins claire, et auxquels ils trouvaient plus de difficulté d’assigner des noms distincts. C’est ainsi que nous disons un jugement profond, une idée claire, une conduite réglée, enflammé de colère, brûlant d’amour, etc.
Mais cette cause ne fut pas la seule qui donna naissance au langage métaphorique, l’influence qu’exerce l’imagination sur le langage fut aussi une cause puissante de l’accroissement des tropes. Je vais tâcher d’expliquer ma pensée.
Tout objet qui fait quelque impression sur l’esprit humain est toujours accompagné de circonstances et de relations qui nous frappent en même temps ; par ce moyen, chaque idée ou objet entraîne à sa suite quelques autres idées qui peuvent être considérées comme accessoires. Ces accessoires frappent souvent plus vivement que l’objet principal, parce qu’ils présentent peut-être à notre esprit des idées plus agréables, ou parce que notre entendement est mieux familiarisé avec eux ; l’imagination s’arrête plus volontiers sur ces objets, et, au lieu d’employer l’expression propre à l’idée principale qu’elle conçoit, elle fait usage de l’idée accessoire ou correspondante. C’est par ce moyen qu’une grande variété de mots figurés ou métaphoriques s’introduit dans toutes les langues, plus par choix que par nécessité. C’est ainsi que nous disons : « c’est sous le règne d’Auguste que l’empire romain fut le plus florissant ; écouter la voix de sa conscience, la voix de la nature. » Cicéron assigne aux tropes la même origine ; IIIe liv. De Oratore : Modus transferendi verba late patet ; quem necessitas primum genuit, coacta inopia et angustiis ; post autem, delectatio jucunditasque celebrant ; nam, ut vestis frigoris depellendi causa reperta primo, post adhiberi cœpta est ad ornamentum etiam corporis et dignitatem, sic verbi translatio instituta est inopiæ causa, frequentata delectationis.
Les figures sont donc des emprunts par lesquels nous allons chercher ailleurs ce qui nous manque. Il y en a de hardies qui, loin d’annoncer l’indigence, répandent sur le style le plus vif éclat.
Ajoutez à cela la grande influence de l’imagination sur les conceptions et les moyens d’expression des hommes encore grossiers, dont l’âme, pour ainsi dire toute au-dehors, n’était ébranlée que par des objets physiques, et dont l’esprit était incessamment frappé par les majestueux tableaux de la nature. Nous savons en effet que chez les sauvages tout objet nouveau surprend, terrifie, et exerce sur l’âme une vive impression. Ils sont gouvernés par l’imagination et les passions, plutôt que par la raison, et nécessairement leurs discours doivent conserver une teinte plus prononcée de leur génie ; aussi trouvons-nous que les langues indiennes et américaines sont tout à fait pittoresques et métaphoriques.
À mesure que les langues se perfectionnent elles acquièrent plus de précision et même plus de timidité. Elles perdent cette exagération métaphorique pour ne plus conserver que les figures qui font image. De plus, il y a une multitude de mots figurés qui se dépouillent à la longue de leur puissance métaphorique, et parviennent à n’être plus considérés que comme des expressions simples et littérales ; il y en a d’autres qui restent dans une situation mixte, qui n’ont pas entièrement perdu leur caractère métaphorique, mais qui néanmoins n’ont pas assez conservé le cachet d’une figure pour imprimer au style un caractère remarquable de langage figuré ; telles sont ces phrases : « poursuivre un argument, susciter une querelle, » et beaucoup d’autres. Les écrivains corrects ne doivent jamais, en usant de ces phrases, perdre de vue la figure ou l’allusion qui leur sert de fondement. Ils doivent veiller à ne pas en faire l’application d’une manière qui ne soit pas en rapport avec leur signification.
Les figures sont d’un grand effet dans le style, elles l’enrichissent et le rendent plus abondant ; elles multiplient la signification des mots, font ressortir les plus petites différences, les plus légères nuances et couleurs de pensées. Jamais par des expressions littérales on n’aurait pu parvenir à ces merveilleux résultats. Elles donnent de la dignité au style, que la familiarité des mots usuels qui frappent incessamment nos oreilles tend à dégrader. Ces secours sont souvent nécessaires en prose, mais ils sont indispensables en poésie ; elle ne pourrait subsister sans l’assistance des figures.
Il existe encore une autre cause de l’innocent plaisir que nous procurent les figures. C’est de voir deux objets présentés à nos yeux en même temps et sans confusion, savoir : l’idée principale qui est l’objet du discours, et les accessoires qui lui servent de vêtement. Nous voyons, suivant l’expression d’Aristote, un objet caché sous un autre objet, ce qui plaît toujours à l’imagination qui aime à comparer. C’est ainsi qu’au lieu de la jeunesse nous disons le printemps de la vie ; l’esprit est satisfait en comparant sans embarras, sans confusion, ces deux objets analogues.
Enfin, elles ont l’avantage de nous présenter une image plus claire et plus frappante de l’objet principal. Per quas imagines rerum absentium ita repræsentantur animo, ut eas cernere oculis ac præsentes habere videatur.
(Quint. lib. 6, cap. 2.) C’est donc à juste titre que l’on dit qu’elles éclaircissent le sujet. Elles rendent l’idée plus saillante, elles donnent un caractère physique aux idées morales en les entourant de circonstances qui permettent à l’esprit de les saisir et de les contempler à loisir. Par exemple, dans cette pensée, « un cœur ardent et des passions bouillantes n’envoient au cerveau que des miasmes d’orgueil et de vanité, » on aperçoit une image qui présente une telle analogie entre l’idée sensible et l’idée morale, qu’elle sert d’argument fondé sur la similitude pour corroborer l’assertion de l’auteur, et confirmer sa pensée.
Lorsque nous voulons faire naître quelque sentiment de plaisir ou d’aversion, nous pouvons toujours exciter l’émotion par l’emploi de quelque figure, et conduire l’imagination à travers une série d’idées agréables ou désagréables, capables d’exalter ou de déprimer, suivant l’impression que nous cherchons à produire. Lorsque nous voulons présenter un objet beau et magnifique, nous empruntons quelques images aux plus belles et aux plus splendides scènes de la nature. Par ce moyen, nous jetons un vernis brillant sur notre sujet, nous préparons l’esprit du lecteur, et nous l’invitons à participer aux impressions agréables qu’il va faire naître.
C’est par ces moyens que le langage a acquis cette merveilleuse puissance à laquelle on ne peut réfléchir sans être frappé de la plus vive admiration. Quel prodigieux véhicule de toutes les conceptions de l’esprit humain ! Quel instrument flexible pour les mains qui savent l’employer avec habileté ! avec quelle facilité il prend les diverses formes qu’on veut lui donner ! Il ne se borne pas à communiquer nos idées et nos pensées, il sert à peindre nos sentiments. Il colore et arrondit les conceptions les plus abstraites. Par l’usage des figures, il présente un miroir à nos yeux, où nous pouvons revoir les mêmes objets par réflexion. Il nous charme par une série de peintures magnifiques, dispose les couleurs de la manière la plus habile, fait ressortir les clairs en leur opposant des ombres, montre chaque objet sous l’aspect le plus avantageux, et d’interprète grossier et imparfait des besoins de l’homme il devient l’instrument le plus délicat du luxe le plus raffiné.
Nous n’entrerons pas dans la vaste nomenclature des noms qui ont été inventés par les rhéteurs pour les diverses figures du langage. Ces détails minutieux offriraient beaucoup d’ennui et peu de profit. Il nous suffira d’indiquer les tropes dont l’usage est le plus fréquent. Je donnerai aussi toutes les instructions que je pourrai offrir sur l’emploi convenable du langage figuré, et je montrerai les abus et les erreurs qui sont la suite ordinaire de l’usage de ces figures.
Tous les tropes sont fondés sur les relations qui existent entre les objets ; relations qui permettent de substituer le nom d’une chose à une autre, et, par ce moyen, de donner plus de vivacité à l’expression. Une des premières et des plus naturelles relations est celle qui existe entre l’objet et son effet ; aussi, dans le langage figuré, l’effet est-il souvent placé pour la cause. On dit des cheveux gris, pour l’âge avancé ; l’ombrage, pour les arbres qui le produisent :
Ille impiger hausitSpumantem pateram, et pleno se proluit auro.
On aperçoit facilement que la coupe ou le vase d’or signifie la liqueur qu’il contient.
Cedant arma togæ, concedat laurea linguæ.
Ici la toge et le laurier sont placés pour désigner les emplois civils et militaires. Ces tropes, fondés sur les relations de cause et d’effet, de contenant au contenu, ou réciproquement de signes et de choses, ont reçu le nom de métonymie ou transposition. Ce genre de figure est un bel ornement du discours. On peut l’employer souvent, parce qu’il brille sans éblouir.
Lorsque le trope est fondé sur la relation qui existe entre l’antécédent et le conséquent, ou entre ce qui précède et ce qui suit, on l’appelle alors métalepse ; comme dans ces mots latins, fuit ou vixit, pour exprimer quelque chose qui n’est plus : fuit Ilium et ingens gloria Dardanidum
.
Si le tout est mis pour la partie, ou la partie pour le tout, si le genre est pris pour l’espèce, et réciproquement le singulier pour le pluriel, et vice versa, et en général lorsque l’on met à la place de l’objet quelque chose de plus ou de moins, la figure est alors appelée synecdoque. Nous disons, tant de voiles, pour une flotte de tant de vaisseaux ; tant de têtes, pour tant de personnes ; le pôle, pour la terre ; la vague, pour la mer. De la même manière l’attribut est placé pour l’objet, la jeunesse ou la beauté, pour le jeune ou le beau. Quelquefois le sujet remplace l’attribut ; mais il est inutile d’insister davantage sur ces détails, qui suffisent pour montrer la variété des relations entre les choses dont l’esprit se sert pour passer facilement d’un objet à un autre, de manière à le peindre avec plus de force que si l’expression littérale avait été prononcée.
Aux relations, qui sont les sources les plus fécondes des tropes, il faut ajouter la similitude et la ressemblance. C’est sur elles que repose la métaphore. Lorsque au lieu de faire usage du nom propre de l’objet nous employons celui d’un objet analogue, c’est une sorte de peinture qui sert à donner à la conception plus de force et de vivacité. Cette figure seule est plus fréquente que toutes les autres ensemble, et la prose et les vers lui doivent une grande partie de leur élégance ; elle mérite donc un profond examen.
De la métaphore. §
La métaphore est fondée entièrement sur la ressemblance qui existe entre deux objets. C’est le premier, le plus commun et le plus beau de tous les tropes. Elle a beaucoup de similitude avec la comparaison exprimée vivement et avec brièveté. Lorsque je dis d’un grand ministre : c’est la colonne de l’état ; la comparaison que j’aurais pu faire d’un ministre habile et d’une colonne qui soutient un vaste édifice est sous-entendue, elle n’est qu’indiquée, et, par cela même, frappe plus vivement l’imagination, qui aperçoit instantanément la ressemblance qui existe entre ces objets.
Rien ne plaît davantage à l’imagination que la comparaison d’un objet à un autre, la découverte des points de ressemblance et la description de leurs similitudes. L’esprit exerce cette fonction sans travail et sans peine. La conscience de sa sagacité le flatte. Ces métaphores se glissent naturellement dans le discours, en raison même de la préférence que nous leur accordons ; l’imagination saisit avec plaisir les ressemblances qui existent entre les objets physiques et les idées intellectuelles que l’on peut peindre. Les expressions métaphoriques servent donc à mieux faire ressortir la pensée, qui devient, par ce moyen, plus frappante et plus lumineuse que si l’on avait fait usage des mots propres dans leur signification littérale.
Quoique toute métaphore emporte comparaison, et soit à cet égard une figure de pensée, cependant, comme les expressions qui la forment ne sont pas prises dans leur acception primitive, mais changent leur sens propre en sens figuré, la métaphore est généralement classée parmi les tropes ou figures de mots. Mais pourvu qu’on en conçoive bien la nature, peu importe qu’on lui donne le nom de figure ou de trope. Il faut cependant se garder de la confondre avec la métonymie. Aristote, dans sa Poétique, lui donne une signification fort étendue. Pour lui, tout sens figuré est une métaphore ; mais il serait injuste de taxer, à cause de cela, cet ingénieux écrivain d’une négligence blâmable. Les subdivisions minutieuses et les noms variés des tropes étaient inconnus dans son temps, elles sont le fruit des méditations des rhéteurs qui vinrent après lui. Mais aujourd’hui qu’elles sont établies, il serait inexact d’appeler métaphore toute figure sans distinction.
Parmi les figures du discours aucune ne se rapproche davantage de la peinture que la métaphore. Son effet particulier est de donner l’âme et la vie à la description, de rendre, pour ainsi dire, sensibles les idées abstraites, en leur donnant un coloris, une substance et autres qualités appréciables. On croit voir une marque de génie dans cette audace qui dédaigne ce qui est sous ses pas pour aller conquérir des trésors éloignés : on promène ainsi l’imagination de l’auditeur, sans l’égarer, et cet entraînement est pour lui plein de charme ; toutefois, pour produire ces effets il faut une touche délicate ; la moindre incorrection peut produire la confusion ; il est donc nécessaire d’établir quelques règles pour l’emploi des métaphores.
La première règle que j’indiquerai, c’est qu’il ne faut pas multiplier outre mesure les tropes, et qu’ils ne doivent être ni au-dessus ni au-dessous du sujet. Ce principe s’applique à tous les genres de style figuré, et ne doit jamais être perdu de vue. Quelques métaphores qu’il serait absurde et peu naturel d’employer dans la prose font un bel effet en poésie. Quelques autres peuvent être gracieuses dans l’oraison, qui seraient impropres dans un discours historique et philosophique. Les figures sont l’habillement du discours ; si elles n’ont pas de convenance elles choquent le goût. L’abus ou le mauvais emploi de cet ornement ne produit qu’une caricature ; il donne à la composition un air puéril, et rabaisse le sujet ; car de même que dans la vie la vraie dignité doit être fondée sur le caractère et non sur le vêtement et l’apparence extérieure, de même aussi la composition tire toute sa dignité des sentiments et des pensées, et non de la parure. L’affectation et la parade des ornements avilit autant l’auteur que l’homme qui s’en pare. Il faut éviter dans les métaphores toutes comparaisons inexactes, et surtout celles qui formeraient disparate avec les sentiments qu’elles expriment. Nous n’exigeons d’un auteur, lorsqu’il raisonne, que clarté et méthode ; s’il divise ou s’il raconte, nous ne demandons que brièveté et simplicité. Ce n’est que lorsqu’il décrit que nous voulons qu’il embellisse ; et qu’il décore son sujet de tous les charmes de la diction. Un des plus grands secrets de la composition est de savoir être simple, lorsqu’il le faut ; cela fait ressortir davantage les ornements placés avec convenance. La bonne disposition des ombres fait briller la lumière, et donne de la vie au coloris. Is enim est eloquens, dit Cicéron, qui et humilia subtiliter, et magna graviter, et mediocria temperate potest dicere ; nam, qui nihil potest tranquille, nihil leniter, nihil definite, distinct potest dicere, is, cum non præparatis auribus inflammare rem cœpit, furere apud sanos, et quasi inter sobrios bacchari temulentus videtur.
Cet avertissement doit surtout être médité par les jeunes praticiens dans l’art d’écrire, qui sont enclins à admirer indistinctement tout ce qui est pompeux et fleuri, sans examiner la place qu’il occupe.
La deuxième règle que je pose est relative au choix du sujet d’où l’on tire la métaphore et les autres figures. Il n’y a rien dans la nature, dont le nom ne puisse servir à revêtir une idée différente : en effet, tout objet dont on peut tirer une comparaison (et tous, sans exception, en offrent les moyens) fournit une expression figurée qui, à l’aide de cette comparaison, présente la pensée sous un aspect plus lumineux. Non seulement les choses gaies et brillantes, mais encore les graves, les terribles, les sombres, les affreuses, peuvent avec convenance servir dans certains cas de terme de comparaison. Cependant, lors même que les métaphores sont choisies pour avilir et dégrader quelque sujet, un auteur ne doit jamais employer des allusions dégoûtantes, ou des comparaisons qui fixeraient sur des images ignobles l’imagination de l’auditeur. Cicéron blâme un orateur de son temps qui appelait son ennemi stercus curiæ
, excrément du sénat ; la comparaison peut être juste, dit-il, mais l’idée qu’elle présente est offensante. Dans un sujet élevé, c’est une faute impardonnable d’introduire des métaphores basses et vulgaires.
Il faut de plus que la similitude qui doit servir de fondement à la métaphore soit claire, précise et frappante. De la transgression de ces règles il résulte ce qu’on appelle une métaphore peu naturelle et forcée, qui déplaît toujours parce qu’elle embarrasse le lecteur, et qu’au lieu d’éclairer la pensée elle la rend diffuse et obscure. Voici le principe qu’établit Cicéron à cet égard : Verecunda debet esse translatio ; ut deducta esse in alienum locum non irruisse, alque ut precario, non vi, venisse videatur.
Il faut éviter, dans le choix des métaphores, des tableaux communs et vulgaires. Il est quelquefois beau d’être naïf ; mais lorsque l’on court trop loin chercher cette naïveté, que l’on s’écarte trop de la ligne que suit ordinairement la pensée, la métaphore a l’inconvénient de paraître recherchée, et par conséquent elle perd sa grâce, parce qu’elle manque d’aisance et de naturel.
La métaphore est fondée sur la ressemblance des idées ; rien ne produit un plus mauvais effet que de substituer au nom de la chose le nom d’un autre objet qui ne lui ressemble pas. Dumarsais critique avec raison cette phrase du poète Théophile : « Je baignais mes mains dans les ondes de ses cheveux. »
On peut dire les ondes des cheveux, mais baigner ses mains dans de pareilles ondes est une métaphore qui manque de vérité.
C’est un palliatif pauvre et peu gracieux de se servir, comme quelques écrivains le pratiquent lorsqu’ils emploient une métaphore inexacte, de ces mots : Pour ainsi dire, en quelque manière, si j’ose m’exprimer ainsi ; ce sont des espèces de parenthèses grossières, et toute métaphore qui a besoin d’un pareil passeport devrait être rejetée. Il ne faut pas non plus perdre de vue ce précepte de Marmontel : « Il y a, dit-il, des phénomènes dans la nature, des opérations dans les arts qui, quoique présents à tous les hommes, ne frappent vivement que les yeux des philosophes ou des artistes ; ces idées, d’abord réservées au langage des sciences, ne doivent passer dans le style oratoire qu’à mesure que la lumière des sciences et des arts se répand dans la société ; il ne faut les hasarder qu’avec la certitude que les deux termes sont bien connus, et que le rapport en est juste et sensible. »
Évitez aussi avec soin de mêler, dans le cercle de la métaphore, l’expression simple au style figuré, et ne construisez jamais une période de telle sorte qu’une partie soit métaphorique et l’autre littérale, ce qui produit toujours une confusion désagréable. Des exemples trop fréquents, même dans les bons auteurs, montrent que cette règle est souvent méconnue. Horace nous enseigne cet important précepte :
Servetur ad imumQualis ab incepto processerit ei sibi constet.
Un autre vice du style est ce qu’on appelle métaphores mêlées, lorsque deux métaphores se rencontrent dans un même objet, comme dans cette phrase : « opposer le glaive à une mer de trouble. » C’est un des plus grossiers abus du style figuré, il opère le plus ridicule mélange et confond l’imagination. Quintilien signale suffisamment ce défaut : Id imprimis, est custodiendum ut quo genere cœperis translationis, hoc finias. Multi autem, cum initium a tempestate sumpserunt, incendio aut ruina finiunt.
Horace est donc incorrect dans les passages suivants :
Urit enim fulgore suo, qui prægravat artesInfra se positas.
Cette phrase : « celui qui pèse de tout son poids sur les talents vulgaires éblouit par sa splendeur, »
forme un mélange hétérogène d’idées métaphoriques.
Ah ! miser,Quanta laboras in Charybdi !Digne puer meliore flamma.
« Un gouffre d’eau tournante, Charibde qui est appelé flamme ; qui n’est pas digne du jeune homme, »
offre une confusion d’idées.
Une excellente règle a été indiquée pour juger de la propriété des métaphores, lorsque l’on doute si elles ont été ou non confondues. C’est de chercher à en former un tableau, et de considérer comment les diverses parties s’accommoderaient, et quelle espèce de figure le tout offrirait lorsque le pinceau l’aurait retracé.
De même qu’il ne faut pas mêler les métaphores, de même aussi il ne faut pas les entasser sur un même sujet. En supposant que chacune soit présentée sous un aspect distinct, cependant, si elles sont accumulées l’une sur l’autre, elles produisent une confusion de la même espèce que la métaphore mêlée ; nous en pouvons juger par le passage suivant d’Horace :
Motum ex Metello consule civicum,Bellique causas, et vitia et modos,Ludum fortunæ, gravesquePrincipium amicitias, et armaNondum expiatis uncta cruoribus,Periculosæ plenum opus aleæ,Tractas, et incedis per ignesSuppositos cineri doloso.
Ce passage, quoique très poétique, est cependant difficile et obscur, et la seule cause de cette obscurité est que trois métaphores distinctes sont accumulées pour peindre les difficultés qu’éprouve Pollion à écrire l’histoire des guerres civiles. D’abord, tractas arma uncta cruoribus nondum expiatis ; puis opus plenum periculosæ aleæ, et enfin, incedis per ignes suppositos cineri. L’esprit a de la peine à se faire jour à travers tant d’objets divers qui se pressent sur un même point.
Cependant Longin pense qu’il y a des circonstances où l’on peut employer à la fois plusieurs métaphores et les accumuler les unes sur les autres ; quand les passions, comme un torrent rapide, les entraînent avec elles nécessairement et en foule. Démosthène nous en offre un exemple.
« Ces hommes malheureux, dit-il, ces lâches flatteurs, ces furies de la république, ont cruellement déchiré leur patrie. Ce sont eux qui, dans la débauche, ont autrefois vendu à Philippe notre liberté, et qui la vendent encore aujourd’hui à Alexandre ; qui, mesurant, dis-je, tout leur bonheur aux sales plaisirs de leur ventre, à leurs infâmes débordements, ont renversé toutes les bornes de l’honneur, et détruit parmi nous cette règle où les anciens Grecs faisaient consister toute leur félicité, de ne souffrir point de maître. »
Par cette foule de métaphores prononcées dans la colère, l’orateur ferme entièrement la bouche à ces traîtres. (Longin, traduction de Boileau.)
La dernière règle qui nous reste à observer relativement à la métaphore, est qu’il ne faut pas la suivre trop longtemps ; en effet, en s’appesantissant trop sur la ressemblance qui lui sert de fondement, en l’examinant trop en détail, on change la métaphore en allégorie ; et on fatigue le lecteur par un étalage d’imagination. Elle prend alors le nom de métaphore outrée.
Après avoir traité à peu près complètement de la métaphore, je n’ai plus que quelques mots à ajouter relativement à l’allégorie.
L’allégorie peut être considérée comme une métaphore continuée. C’est l’idée d’un objet rendu par quelque autre objet qui lui ressemble et qui est destiné à le remplacer.
L’Écriture sainte offre de très beaux exemples d’allégorie. Rien n’est plus fréquent dans les poètes. Nous nous bornerons à rapporter les beaux vers de Racine dans son Mithridate :
Ils savent que sur eux prêt à se déborder.Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder,Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,Guidés dans l’Italie et suivre mon passage.
La puissance romaine est représentée sous la forme d’un torrent qui, s’il n’est arrêté, se débordera et inondera tout sur son passage. Cette allégorie est noble et imposante.
L’allégorie donne beaucoup d’éclat au discours, mais il faut craindre qu’elle n’y répande de l’obscurité. Le précepte fondamental est que le sens figuré ne soit jamais mêlé au sens littéral. D’ailleurs, les règles indiquées pour la métaphore s’appliquent à l’allégorie à cause de l’affinité qui existe entre elles. La seule différence matérielle que l’on puisse signaler est que l’une doit être courte et l’autre plus longue, que la métaphore s’explique toujours par les expressions dont elle est composée, prises dans leur sens naturel et propre ; ainsi, lorsque je dis, Achille était un lion ; un ministre capable est la colonne de l’État, la signification des mots lion et colonne est suffisamment déterminée par les mots Achille et ministre qu’on y ajoute. Mais l’allégorie peut être moins intimement liée avec le sens littéral. L’interprétation n’est pas aussi évidente et est abandonnée à nos réflexions.
L’allégorie était la méthode favorite de transmettre l’instruction dans les temps anciens ; car ce que nous appelions fable ou parabole n’est rien autre chose qu’une allégorie où, par des paroles et des actions attribuées aux bêtes et aux animaux, on représente le caractère et les penchants des hommes. Ce que nous appelons la morale est le sens réel, ou ce que signifie l’allégorie ; c’est une chose représentée par une autre, mais enveloppée à dessein de détails propres à la rendre obscure. Lorsqu’on ne veut pas faire une énigme, trop d’obscurité est un défaut dans l’allégorie. L’objet doit être facilement aperçu à travers la figure employée pour jeter un voile sur lui. L’heureux mélange de lumière et d’ombre dans de semblables compositions, l’exact ajustement des circonstances figuratives avec le sens propre, de manière à ne rendre l’objet ni trop nu, ni trop voilé, a toujours été considéré comme une grande beauté. Il y a peu de composition où il soit plus difficile d’écrire de manière à plaire et à commander l’attention, que dans l’allégorie.
De l’hyperbole, de la prosopopée, de l’apostrophe. §
La figure dont je me propose de traiter d’abord est appelée hyperbole ou exagération. Elle consiste à porter un objet au-delà de ses limites naturelles, et peut être considérée quelquefois comme un trope, quelquefois comme une figure de pensée. Ici, il est vrai, la distinction entre ces deux classes de tropes commence à ne plus être claire, et il est inutile que nous ayons recours aux subtilités de la métaphysique pour les distinguer. Soit que nous appelions l’hyperbole trope ou figure, il est clair que c’est un mode du discours qui a quelque fondement dans la nature, car, dans toutes les langues, et même dans les conversations vulgaires, des expressions hyperboliques se présentent fréquemment, telles que, vite comme le vent, blanc comme la neige, et autres semblables. Les termes les plus communs de nos compliments sont, pour la plupart, d’extravagantes hyperboles. Si quelque chose est remarquablement bon et grand dans son espèce, nous sommes ordinairement portés à y ajouter une épithète extravagante, et à présenter l’objet comme le meilleur et le plus beau que nous ayons jamais vu. L’imagination a une tendance à amplifier l’objet présent et à le pousser jusqu’à l’excès. Toutes les langues contiennent de ces tours hyperboliques ; mais ils sont d’autant plus fréquents que la nation a l’imagination plus vive ou qu’elle est plus près de son berceau. Chez les peuples modernes, et surtout chez les nations du nord, l’imagination plus calme rend l’expression plus timide.
Nos oreilles, accoutumées à ces expressions exagérées dans la conversation, ne s’aperçoivent pas de l’excès qu’elles présentent, parce que l’imagination fait immédiatement une juste réduction ; mais s’il y a quelque chose de frappant dans l’expression hyperbolique, elle prend le caractère de figure du discours et attire notre attention. Il faut cependant observer, qu’à moins que l’imagination du lecteur ne soit disposée à s’élever, à se laisser entraîner par l’expression hyperbolique, elle le blesse et l’offense ; une sorte de contrainte désagréable lui est imposée. Le lecteur est forcé de tendre son esprit, d’exercer son imagination, lorsqu’il n’éprouve aucune propension à faire un semblable effort. Aussi l’hyperbole est-elle une figure difficile à conduire ; elle ne doit pas être fréquemment employée, ni trop suivie. Dans quelques occasions, elle produit sans contredit un bon effet, parce qu’elle est, comme je l’ai observé, le style naturel d’une imagination vive et animée ; mais lorsque cette figure est trop multipliée ou mal placée, elle rend la composition froide et peu touchante. Aristote ne la permet que dans la colère et dans la passion.
Il y a deux espèces d’hyperbole, celle qui résulte de la description, et celle qui résulte de la chaleur de la passion. Car si l’imagination a une tendance à agrandir les objets au-delà de leurs proportions naturelles, la passion possède cette tendance à un degré bien plus élevé, et par conséquent rend non seulement excusables les figures les plus hardies, mais souvent même leur donne de la justesse et du naturel. Toutes les passions sans exception, l’amour, la terreur, l’étonnement, l’indignation, la colère, et même le chagrin, jettent l’esprit dans la confusion, exaltent la cause qui les produit, et poussent naturellement au style hyperbolique.
Quoique l’hyperbole ne soit pas absolument bannie des descriptions, cependant il n’en faut faire usage qu’avec réserve, parce que celui qui décrit est un spectateur qui peint ce qu’il voit, la passion ne l’anime pas, et les expressions exagérées dégoûteraient nécessairement le lecteur qui ne pourrait les considérer que d’un œil calme et impassible.
Si l’on me demande jusqu’où peut être poussée l’hyperbole introduite avec sagacité, quelles sont les bornes et les limites de cette figure, je répondrai que je ne puis établir aucune règle certaine. Le bon sens et le goût en sont les justes appréciateurs. Si vous passez ce point, vous devenez extravagant. Lucain peut être signalé comme un écrivain qui pousse ses hyperboles jusqu’à l’excès. Brébeuf, dans notre langue, présente la même exagération.
La plupart des critiques citent, comme exemple de ce défaut, ces deux vers de sa Pharsale :
De morts et de mourans cent montagnes plaintivesD’un sang impétueux cent vagues fugitives.
L’excès est poussé jusqu’au ridicule ; là l’hyperbole dégénère en enflure.
Ce que nous avons dit sur l’hyperbole peut paraître suffisant. Nous allons parler des figures qui résident tout entières dans la pensée, et où les mots sont placés dans leur sens propre et littéral.
Parmi les figures de pensée, la première place est due incontestablement à l’art de personnifier ou d’attribuer la vie et l’action à des choses inanimées ; le terme technique qu’on emploie pour désigner cette figure est celui de prosopopée.
C’est une figure dont l’usage est fort étendu, et dont le fondement se trouve établi profondément dans la nature humaine. Au premier aspect, et lorsqu’on la considère isolément, elle paraît être une figure de la plus grande hardiesse, et s’approcher de l’extravagant et du ridicule ; cependant, loin de produire un mauvais effet, elle semble au contraire naturelle et agréable, lorsqu’elle est ménagée avec convenance. Il n’est pas nécessaire d’exciter bien vivement nos passions pour nous la faire goûter. La poésie, même dans ses formes les plus délicates et les plus humbles, en présente une multitude d’exemples. La prose est loin de la repousser, et même dans la conversation, on s’exprime d’une manière qui s’en rapproche beaucoup ; lorsque nous disons, par exemple, « cette terre a soif, ou cette campagne est riante ; une maladie trompeuse. » Ces expressions montrent avec quelle facilité l’esprit peut attribuer les propriétés des êtres vivants aux choses inanimées ou aux conceptions abstraites de l’imagination.
Une chose bien digne de remarque, c’est l’étonnante propension qu’ont les hommes à animer tous les objets de la nature ; soit que cette propension naisse du besoin d’étendre à tous ces objets une ressemblance de nous-même, soit qu’elle résulte de toute autre cause, toujours est-il que toute émotion qui agite l’esprit donne aux objets une existence momentanée. Qu’un homme se heurte contre une pierre, dans le premier moment d’humeur il prononce quelque expression passionnée pour se venger de l’injure qu’elle lui a faite ; qu’un individu accoutumé à une série d’objets qui ont fait une forte impression sur son imagination, comme des montagnes, des bois, des campagnes où il s’est promené avec délices, soit forcé de s’en éloigner sans espoir de les revoir jamais, il ne peut se défendre d’une sensation analogue à celle que l’on ressent lorsque l’on quitte un vieil ami. Ces objets lui semblent doués de vie ; ils deviennent chers à son cœur, et au moment de son départ il ne lui paraît pas absurde de leur dire un dernier adieu.
L’impression de la vie est si puissante sur nous, surtout celle qui résulte des tableaux magnifiques et frappants de la nature, que je ne doute pas qu’elle n’ait été une des causes de la multiplication des divinités dans le monde païen. Le culte des dryades, des naïades, des génies qui présidaient aux forêts, des dieux, des fleuves, surtout parmi des hommes d’une imagination vive, dans les premiers âges du monde, prit naturellement naissance dans les dispositions de leur âme, qui se plaisait à attribuer une divinité réelle aux objets champêtres de leur prédilection.
De là on peut facilement concevoir comment il arrive que la prosopopée joue un si grand rôle dans toutes les compositions où l’imagination ou la passion a quelque part. En mainte circonstance, c’est le vrai langage de l’imagination et de la passion, et par conséquent elle mérite un examen et un soin particuliers.
On en distingue trois différentes espèces : la première, lorsque quelques-unes des qualités des créatures vivantes sont attribuées aux choses inanimées, en ajoutant un ou deux mots seulement comme épithètes à l’objet principal ; ainsi l’on dit, « une fameuse tempête, une maladie trompeuse, un cruel désastre. » Ces expressions élèvent le style, mais d’une manière si peu sensible que le plus humble discours admettrait de pareilles figures sans difficulté. Cette manière de personnifier est même si obscure qu’on peut douter qu’elle mérite le nom de prosopopée ; elle appartient peut-être à plus juste titre à la métaphore.
Le second degré de cette figure consiste à introduire un objet inanimé remplissant les fonctions d’un être vivant. Ici nous nous élevons davantage, et la prosopopée devient sensible. La figure est alors déterminée par la nature de l’action que nous attribuons à ces objets inanimés, et les particularités dans lesquelles nous entrons. Lorsque nous lui donnons une certaine étendue, elle rentre alors dans le domaine de la harangue d’apparat, du discours éloquent qui admet les tropes les plus saillants. Si l’on se borne à la toucher légèrement, elle est admise dans les sujets les moins élevés. Cicéron, parlant du cas de la propre défense où le meurtre est excusable, emploie les expressions suivantes : Aliquando nobis gladius ad occidendum hominem ab ipsis porrigitur legibus.
(Orat. pro Milone.) La figure est heureuse ; il personnifie les lois qui lui présentent un glaive pour mettre à mort un individu. De courtes prosopopées, semblables à celle-ci, peuvent être employées, même dans les traités de morale et ouvrages de simple raisonnement ; et pourvu qu’elles soient faciles et courtes, et que nous ne soyons pas fatigués par leurs trop fréquents retours, elles font un bon effet dans le style, et le rendent à la fois vif et vigoureux.
Mais si cette figure forme souvent une beauté de la prose, elle est la vie de la poésie, où nous devons nous attendre à trouver tous les objets animés. Aussi Homère, le père et le prince des poètes, est-il remarquable dans l’usage de cette figure ; la guerre, la paix, les dards, les lances, les villes, les rivières, tout en un mot s’anime dans ses écrits.
Un des plus grands plaisirs que nous procure la poésie, c’est qu’elle nous met, pour ainsi dire, toujours au milieu de nos semblables, et nous montre sans cesse des êtres animés, pensant, sentant, agissant comme nous ferions nous-mêmes. C’est peut-être le charme principal de cette espèce de style figuré ; nous nous trouvons en rapport avec toute la nature, notre intérêt est excité pour des objets même inanimés et, par le moyen de cette sensibilité que nous leur attribuons, des liens moraux s’établissent entre eux et nous.
Ô rives du Jourdain, ô champs aimés des cieux,Sacrés monts, fertiles valléesPar cent miracles signalées,Du doux pays de nos aïeux,Serons-nous toujours exilées.
Il nous reste à parler du degré le plus élevé de cette figure, lorsqu’on introduit des objets inanimés, et qu’on leur donne non seulement l’action, le sentiment, mais la parole et l’ouïe, lorsqu’ils nous écoutent et nous répondent. Traitée de cette manière, quoique fort naturelle en certaines circonstances, cette figure présente plus de difficulté dans l’exécution. C’est sans contredit la plus hardie de toutes les figures de rhétorique ; elle n’appartient plus qu’à la passion, et ne doit être tentée que lorsque l’imagination est considérablement échauffée et animée. Il faut en effet être dans une situation violente, et s’être considérablement écarté de la voie ordinaire des pensées, avant de pouvoir aller assez loin pour donner une existence réelle à un objet inanimé, et se le représenter écoutant ce qu’on lui dit, répondant aux interrogations qu’on lui fait. Cependant toute passion violente fait naître cette figure, l’amour, la colère, l’indignation, même celles qui nous paraissent être moins impétueuses, telles que le chagrin, le remords, la mélancolie. En effet, toutes les passions veulent se manifester au-dehors ; si elles ne trouvent pas d’autres objets, elles s’adressent, plutôt que de se taire, aux bois, aux rochers, aux êtres insensibles, surtout s’ils ont quelque relation avec la cause ou l’objet qui détermine cette agitation de l’esprit.
Les poètes offrent de fréquents exemples de cette figure sublime. Dans Sophocle, imité par La Harpe, Philoctète, ne pouvant fléchir Pyrrhus qui lui a ravi ses flèches et veut l’abandonner, s’écrie :
Ô rochers ! ô rivages !Vous, mes seuls compagnons, ô vous, monstres sauvages !Car je n’ai plus que vous à qui ma voix, hélas !Puisse adresser des cris que l’on n’écoute pas !Témoins accoutumés de ma plainte inutile,Voyez ce que m’a fait le fils du grand Achille.
Il y a deux règles principales à observer dans la conduite de la prosopopée ; la première, qu’on ne doit tenter cette figure que lorsqu’on y est pour ainsi dire contraint par la passion, et qu’il faut l’abandonner aussitôt que l’exaltation commence à s’attiédir. C’est un de ces grands ornements qui ne peut trouver place que dans les parties les plus vives et les plus brûlantes de la composition.
La seconde : qu’on ne doit jamais personnifier que les objets qui ont quelque dignité, et qui peuvent figurer convenablement au degré d’élévation où l’on veut les placer. L’observation de cette règle est nécessaire, même dans les dernières ramifications de cette figure, et surtout lorsque l’on s’adresse directement à l’objet personnifié. Ainsi, il est naturel de s’adresser au corps inanimé d’un ami, mais ce serait introduire une idée basse et dégradante que d’interpeller les vêtements qu’il portait.
Dans les ouvrages en prose, cette figure doit être employée avec plus de modération ; l’interpellation des objets inanimés n’en est pas exclue, mais elle ne trouve place que dans les compositions oratoires. Un orateur peut, avec beaucoup de convenance, adresser la parole à la religion, à sa patrie, à quelque ville ou province, qui ont souffert quelques grandes calamités, et qui ont servi de scène à quelque action mémorable. Mais il faut se souvenir que ces mouvements appartiennent à la haute éloquence, et qu’en conséquence ils ne doivent être tentés que par des gens d’un génie extraordinaire. Car si l’auteur manque son effet, si l’auditeur reste froid, il n’excite que le sourire du dédain. Bossuet et Fléchier ont tenté et exécuté cette figure avec chaleur et dignité ; leurs ouvrages sont dignes d’être consultés à cet égard, et sous d’autres rapports, comme modèles de plusieurs ornements du style. « Sans cette paix, Flandre, théâtre sanglant où se passent tant de scènes tragiques, tu aurais accru le nombre de nos provinces ; et, au lieu d’être la source malheureuse de nos guerres, tu serais aujourd’hui le fruit paisible de nos victoires. »
(Fléchier).
L’apostrophe est une figure qui a tant d’analogie avec la précédente, que peu de paroles suffiront pour l’expliquer. C’est une interpellation faite à une personne réelle, mais qui est absente ou morte ; on s’adresse à elle comme si elle était présente et écoutait le discours ; elle a tant d’affinité avec la prosopopée, que cette dernière figure est nommée habituellement apostrophe. Cependant la première occupe en hardiesse un degré plus élevé. Il faut certainement un moindre effort d’imagination pour supposer présentes des personnes absentes ou mortes, que pour animer des êtres insensibles et leur adresser un discours. L’une et l’autre figure est sujette à la même règle ; il faut qu’elle soit dictée par la passion pour paraître naturelle. Les poètes en font un usage fréquent.
Pereunt Hypanisque, DymasqueConfixi a sociiis, nec te tua plurima PantheuLabentem pietas, nec Apollinis infula texit.
Que diras-tu, mon père. à ce spectacle horrible.
Mânes de mon amant, j’ai donc trahi ma foi.
Démosthène, voulant justifier sa conduite et prouver aux Athéniens qu’ils n’ont pas failli en livrant bataille à Philippe, s’écrie tout à coup, comme s’il était inspiré d’un Dieu et possédé de l’esprit d’Apollon même : « Non, citoyens, non, vous n’avez pas failli, j’en jure par les mânes de ces grands hommes qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon. »
(Longin, trad. de Boileau.)
C’est là ce serment si célèbre dans l’antiquité. Quand on l’entend, dit La Harpe, il semble que les ombres évoquées par Eschine (dans son discours contre Ctésiphon) viennent se ranger autour de la tribune pour prendre Démosthène sous leur protection. (Cours de litt. liv. II, ch. 3.)
Ces figures hardies du discours, ces vigoureuses prosopopées, ces allocutions à des objets personnifiés, ces apostrophes, sont de riches sources de beaux effets lorsqu’elles sont judicieusement employées ; elles convenaient parfaitement à la brillante imagination des anciens peuples de l’Orient : aussi en trouve-t-on de très remarquables exemples dans l’Écriture sainte.
De la comparaison, de l’antithèse, de l’interrogation ; de l’exclamation, et des autres figures du discours. §
Sans nous appesantir sur toutes les variétés d’expressions figurées que les rhéteurs ont mentionnées, nous nous bornerons à choisir les figures principales qui se présentent le plus fréquemment, pour en faire l’objet de nos remarques ; ce qui complètera ce que nous avons déjà dit sur l’emploi et l’effet des figures.
La comparaison ou similitude est celle qui va d’abord m’occuper ; cette figure est fréquemment employée par les poètes et les prosateurs pour l’ornement de leur composition. J’ai expliqué la différence qui existait entre la métaphore et la comparaison ; la première est une comparaison implicite et non développée ; la seconde exige que la ressemblance entre les deux objets soit exprimée formellement et d’une manière plus étendue, comme dans l’exemple suivant : « Les actions des princes ressemblent à ces grands fleuves dont chacun contemple le cours, mais dont les sources ne sont connues que d’un petit nombre. »
On voit qu’une heureuse comparaison est une espèce d’ornement brillant qui n’ajoute pas peu de lustre et de beauté au discours ; aussi Cicéron les appelle-t-il orationis lumina
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Le plaisir que nous fait éprouver cette figure est juste et naturel ; il découle de deux sources : d’abord la jouissance que la nature a jointe à toute action de l’esprit qui consiste à comparer deux objets et à découvrir des ressemblances entre ceux qui paraissent différer. En second lieu, la clarté que l’objet comparé jette sur la chose principale, et l’idée plus claire qui résulte pour nous de cette comparaison et de l’introduction d’un objet nouveau, et ordinairement brillant, que nous associons à l’objet principal. Aussi le vice le plus contraire à l’agrément de la comparaison est-il l’ambiguïté ; si l’image s’applique à deux idées différentes, elle n’a plus cette justesse qui en faisait le mérite, et perd tout son charme.
En général, les comparaisons peuvent être réduites aux deux espèces suivantes : celles qui tendent à expliquer, celles qui tendent à embellir. Tous les sujets admettent la comparaison explicative. L’auteur le plus abstrait, dans les sujets les plus arides, peut avec beaucoup de convenance introduire une comparaison dans la seule vue de donner une idée plus claire de son sujet.
Mais les comparaisons d’embellissement ne conviennent pas à tous les sujets, et demandent un examen plus circonstancié. La ressemblance forme la base de cette figure ; mais il ne faut pas prendre ce mot ressemblance, dans un sens trop rigoureux et exiger une ressemblance ou similitude parfaite. Deux objets peuvent quelquefois être fort heureusement comparés, quoiqu’ils ne se ressemblent, strictement parlant, en aucune manière, et uniquement parce qu’ils s’accordent dans l’effet qu’ils produisent sur l’esprit, et qu’il en résulte une suite d’objets semblables, une série d’idées concordantes, de sorte que l’une sert à corroborer l’impression faite par l’autre. Par exemple, pour décrire la nature de la musique douce et mélancolique, Ossian dit que l’harmonie que faisait entendre Carryl produisait sur l’âme une impression à la fois agréable et triste comme le souvenir des plaisirs passés. Cette pensée est heureuse et délicate, cependant il n’existe aucune ressemblance entre l’harmonie et le souvenir des plaisirs passés ; mais le poète, en exprimant une tendre image, nous communique en même temps une plus forte impression de la nature et de l’essence de cette harmonie, qui était douce et triste comme le souvenir des plaisirs passés.
Voici les règles qui doivent être observées dans l’usage des comparaisons : convenance dans leur introduction, et attention à la nature des objets où elles sont puisées.
La comparaison, comme je l’ai déjà dit, est plutôt le langage de l’imagination que de la passion ; il faut ajouter, il est vrai, d’une imagination vive et animée, mais non troublée par quelque violente émotion. Une forte passion est trop sévère pour ne pas dédaigner et repousser un pareil ornement. Un auteur peut difficilement commettre une plus grande faute que d’introduire une comparaison au milieu d’un mouvement passionné ; l’expression métaphorique peut être permise en pareille circonstance, mais ce n’est qu’avec réserve. La pompe et la solennité d’une comparaison formelle sont tout à fait étrangères à la passion ; elle n’a pas le loisir de chercher une ressemblance, l’objet de son ardeur l’occupant tout entière.
Cependant, quoique la comparaison ne soit pas du domaine de la passion, elle exige, pour être employée avec bienséance, de la dignité et de l’élévation dans le sujet il faut que l’imagination soit vivement échauffée si le cœur n’est pas agité. La vraie place de cette figure se trouve marquée entre le pathétique et le style humble ; ce champ est vaste, sans doute : toutefois il ne faut pas la prodiguer. Tout ce qui brille avec trop d’éclat fatigue bientôt la vue s’il la frappe fréquemment.
Voyons maintenant les meilleures sources d’où peut être tirée la comparaison introduite avec propriété.
D’abord, il faut éviter de comparer deux objets dont la ressemblance est trop frappante. La principale jouissance que nous procure la comparaison est de découvrir des rapports entre des objets qui ne paraissent pas en avoir au premier coup d’œil.
La comparaison ne doit pas non plus être triviale, telle que celle d’un héros et d’un lion, d’une personne désolée à une fleur qui penche sa tête, et autres semblables, qui d’abord sans doute offraient des images agréables, mais qui, transmises d’âge en âge par droits héréditaires, et employées par tous les auteurs, sont trop connues pour faire une impression flatteuse : c’est la pierre de touche qui peut nous servir à distinguer le vrai génie. Le poète vulgaire, dont l’esprit stérile croit que toutes les comparaisons ont été épuisées, se borne à suivre humblement les traces de ses devanciers ; « mais l’homme de génie pénètre dans les retraites secrètes de la nature, et son œil perçant lance dans les cieux un regard puissant ; il découvre dans les objets de nouvelles formes qui n’avaient pas encore été remarquées, et donne à ses comparaisons de l’originalité, de l’expression et de la vivacité. »
D’un autre côté, quoique la comparaison ne doive pas être basée sur une ressemblance trop frappante, il faut aussi éviter de l’établir sur des rapports trop éloignés ou trop difficiles à saisir, car, au lieu d’aider à l’intelligence, elle ne jetterait que de l’obscurité sur le sujet.
Il faut, de plus, veiller à ce que le sujet qui sert de terme de comparaison ne soit pas un objet inconnu, ou une chose dont peu de gens puissent avoir une idée claire. Ad inferendum rebus lucem, dit Quintilien, repertæ sunt similitudines, præcipue, igitur, est custodiendum ne id quod simililudinis gratia adscivimus., aut obscurum sit aut ignotum. Debet enim, quod illustrandæ alterius rei gratia assumitur, ipsum esse clarius eo quod illuminat.
C’est pourquoi les comparaisons fondées sur les découvertes physiques, ou sur quelque autre science qui n’est familière qu’à un petit nombre d’individus, atteignent rarement leur but. Les anciens ont pris toutes leurs comparaisons dans la nature, et surtout dans les objets dont ils étaient environnés ; ainsi les loups, les renards, les serpents, leur offraient des termes de comparaison vrais, et faciles à saisir. Les écrivains modernes ont adopté, sans réflexion, ces comparaisons, et cependant leur convenance et leur propriété sont en grande partie perdues pour nous, qui ne sommes plus entourés de ces objets ; de telle sorte qu’il serait plus nécessaire pour bien des lecteurs de décrire les lions, les serpents, en employant, pour éclaircir ces descriptions, des figures tirées des relations habituelles des hommes entre eux, que de chercher dans ces objets étrangers des sujets de comparaison. Cette faute dénote toujours un poète qui ne cherche pas ses sujets dans la nature, mais dans les écrits de ses devanciers.
Enfin, si l’ouvrage est sérieux ou si le sujet est élevé, les comparaisons ne doivent pas être empruntées à des objets bas et dégradés ; cela ne convient qu’aux sujets burlesques, où la figure n’est introduite que pour rabaisser ou avilir l’objet.
Maintenant que nous nous sommes occupés des figures principales du discours, il ne nous reste plus qu’à en mentionner quelques autres, qui seront facilement comprises d’après les principes que nous avons posés.
La comparaison est fondée sur la ressemblance, l’antithèse, sur l’opposition ou le contraste des pensées ou des mots. Le contraste a toujours pour effet de faire paraître en un jour plus brillant chacun des objets opposés. « C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre. »
Cicéron, dans la harangue pro Lege Manilia, où il fait un magnifique éloge de Pompée, emploie cette figure d’une manière heureuse : Cujus adolescentia, ad scientiam rei militaris, non alienis præceptis, sed suis imperiis, non offensionibus belli, sed victoriis, non stipendiis, sed triumphis est traducta.
(Pro Lege Manilia, 10.)
Pour rendre l’antithèse plus frappante il faut, autant que possible, que les deux membres de phrases où se trouvent placés les deux objets opposés soient de la même étendue. Évitez cependant l’emploi trop fréquent de cette figure ; l’agrément en est remarquable et saillant ; en la multipliant trop vous donneriez à votre style une physionomie affectée et désagréable. Sénèque tombe fréquemment dans ce défaut. Les maximes ou règles de morale reçoivent volontiers cette forme, parce qu’elles sont supposées être le fruit de la méditation, et qu’elles sont destinées à se graver dans la mémoire.
Les comparaisons et les antithèses sont des figures qui sont le produit d’une imagination froide ; elles ne conviennent pas au style de mouvement. Au contraire, les interrogations et les exclamations dont je vais parler sont des figures qui appartiennent à la passion ; leur usage est très fréquent ; et même dans la conversation ordinaire, lorsque les hommes sont échauffés par la contradiction, elles se présentent aussi fréquemment que dans le discours le plus sublime. Dans leur sens direct elles servent à faire une question, mais lorsque les hommes sont excités par la passion, toutes les fois qu’ils affirment ou nient avec véhémence, ils s’énoncent toujours dans la forme interrogative, exprimant ainsi la plus forte confiance dans la vérité de ce qu’ils avancent, en prenant à témoin les auditeurs de l’impossibilité du contraire. Ainsi Démosthène, s’adressant à ses concitoyens : « Ô Athéniens ! ne voulez-vous jamais faire autre chose qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : que dit-on de nouveau ? Hé ! que peut-on vous apprendre de plus nouveau que ce que vous voyez ? Un homme de Macédoine se rend maître des Athéniens, et fait la loi à toute la Grèce. Philippe est-il mort ? dira l’un ; non, répondra l’autre, il n’est que malade. Hé ! que vous importe qu’il vive ou qu’il meure ? Quand le ciel vous en aurait délivré, vous vous feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe. »
(Longin, Traité du sublime, traduction de Boileau.) Cette forme interrogative éveille l’auditeur et le frappe plus vivement. La première Catilinaire offre l’exemple le plus vif que l’on connaisse de cette figure animée, Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ?
L’interrogation peut être employée avec convenance lors même que l’émotion n’est pas plus vive que celle qui résulte naturellement de la poursuite de quelque raisonnement serré et pressant ; mais les exclamations n’appartiennent qu’aux plus fortes émotions de l’âme, à la surprise, à l’admiration, à la joie, à la colère et autres passions analogues.
Heu pietas ! heu prisca fides ! invictaque belloDextera !
Ô soupirs ! ô respect ! ô qu’il est doux de plaindreLe sort d’un ennemi, lorsqu’il n’est plus à craindre !
Les interrogations, les exclamations et toutes les figures passionnées du discours font impression sur nous par voie de sympathie. La sympathie est un principe puissant et étendu de notre nature, qui nous dispose à participer aux sentiments et aux passions que nous entendons exprimer par d’autres hommes. C’est ainsi qu’il suffit qu’un seul individu entre dans une société avec des marques non équivoques de mélancolie ou de joie empreintes sur sa figure, pour répandre ce sentiment dans toute l’assemblée. Les exclamations et les interrogations étant les signes naturels d’un esprit agité et ému, nous disposent toujours, lorsqu’elles sont employées avec propriété, à sympathiser avec les sentiments de ceux qui en font usage.
Il résulte de ce qui précède que le grand art de l’écrivain, dans l’emploi de cette figure, est d’observer comment la nature exprime l’émotion et la passion, et de leur donner le langage qu’elle leur attribue, et surtout de ne jamais affecter le style d’une passion qu’il n’éprouve pas. Il peut user librement de l’interrogation, parce qu’elle appartient au style ordinaire du raisonnement, lors même que la circonstance n’exige pas une grande véhémence ; mais il faut être circonspect dans l’usage de l’exclamation. Rien ne fait un plus mauvais effet que l’emploi trop fréquent et mal appliqué de cette forme du discours. C’est le défaut de l’écrivain jeune et sans expérience, qui croit animer et échauffer ainsi sa composition, et qui, au contraire, glace le lecteur. Il ne peut exciter aucune émotion sympathique ; il ne nous communique aucune de ses sensations, et ne peut conséquemment faire naître en nous aucun sentiment, si ce n’est celui de l’indignation.
Il existe encore une autre espèce de figure propre à animer la composition ; c’est celle qui consiste à peindre à nos yeux comme présent un événement passé. Ainsi dans son quatrième discours contre Catilina, Cicéron : Videor enim mihi hanc urbem videre, lucem orbis terrarum atque arcem omnium gentium, subito uno incendio concidentem ; cerno animo sepulta in patria miseros atque insepultos acervos civium ; versatur mihi ante oculos adspectus Cethegi, et furor in vestra cæde bacchantis.
Cette manière de décrire suppose une sorte d’enthousiasme, qui met en quelque façon hors d’elle-même la personne qui décrit. Lorsqu’elle est employée avec art, cette figure fait une forte impression sur le lecteur ou l’auditeur par le moyen de cette sympathie dont nous avons parlé ; mais, pour réussir, il faut une imagination brûlante et un choix de circonstances tellement heureux qu’il présente à nos yeux le tableau vrai de la scène décrite. Autrement elle a le résultat de toutes tentatives insuffisantes pour exprimer une figure de passion, de jeter du ridicule sur l’auteur en laissant le lecteur froid et entièrement étranger à l’émotion qu’il veut produire. La même observation est applicable à la répétition, à la suspension, à la réticence, à la supposition et autres formes figuratives du discours que les rhéteurs énumèrent parmi les beautés de l’éloquence. Elles sont belles ou désagréables, exactement dans la proportion de leur aptitude naturelle à exprimer le sentiment ou la passion qu’elles sont destinées à réveiller. Que la nature et la passion parlent toujours leur langage, elles ne manqueront jamais de figures pour s’exprimer ; mais si vous cherchez à peindre une chaleur factice, nulle figure ne pourra dissimuler la fraude ou cacher l’imposture.
Enfin une figure d’un usage très fréquent chez les orateurs, surtout ceux du barreau, et dont Quintilien parle beaucoup, est l’amplification. C’est, dit Cicéron, le triomphe de l’éloquence d’employer à propos les richesses de l’amplification oratoire. Elle consiste dans une exagération artificielle des circonstances d’un événement que nous voulons représenter sous des couleurs très vives soit en bien soit en mal. C’est moins une figure que l’emploi ingénieux de plusieurs figures groupées pour former un tableau. Elle résulte d’expressions propres à agrandir et à relever les objets, ou à les rabaisser au-dessous de leur valeur ; ou d’une énumération régulière de circonstances ; ou de l’amas des accessoires entassés confusément en un seul monceau ; enfin elle résulte aussi de la comparaison de l’objet avec des êtres de même nature. Mais le moyen le plus naturel de l’exprimer, est la gradation qui s’opère en élevant ou déprimant successivement chaque circonstance, et qui toujours est d’un effet puissant dans l’amplification. On en distingue deux espèces, l’ascendante et la descendante. L’exemple le plus fameux de gradation ascendante est le passage suivant de Cicéron : Facinus est vincire civem romanum ; scelus verberare, prope parricidium necare ; quid dicam, in crucem tollere.
En voici un de gradation descendante tiré de Massillon (Sermon sur l’impénitence.) :
« Si vous différez votre conversion à la mort…, alors vous ne serez plus en état de chercher Jésus-Christ, parce que, ou le temps vous manquera, ou, le temps vous étant accordé, l’accablement de vos maux ne vous le permettra pas ; ou enfin, vos maux vous le permettant, vos anciennes passions y mettront des obstacles que vous ne serez plus alors en état de surmonter. »
Je dois faire observer cependant que ces gradations régulières, quoiqu’elles offrent de grandes beautés, ont toujours l’inconvénient de paraître trop artificielles et trop étudiées, et qu’en conséquence elles peuvent bien entrer dans le cadre d’un discours d’apparat, mais qu’elles ne sont jamais du langage de la passion, qui affecte rarement une marche aussi régulière. Cette forme est même moins propre à déterminer la conviction qu’un arrangement moins étudié ; lorsque l’art apparaît trop manifestement, nous sommes enclins à nous mettre en garde contre la fourbe de l’éloquence : mais si l’orateur a fortement raisonné, et est parvenu, par la force de ses arguments, à mettre en un jour avantageux son objet principal, il peut alors profiter de la pente favorable des esprits, et faire usage de quelque figure heureuse pour confirmer notre croyance et échauffer nos cœurs. L’amplification n’est jamais mieux placée, dit Cicéron, que lorsqu’il s’agit de la perte de ses biens ou de la crainte d’en être privé. En effet, quoi de plus digne de compassion que le passage soudain du bonheur à l’infortune ? Quel tableau plus sûr d’émouvoir que celui d’un homme frappé tout à coup par le malheur, arraché aux objets de ses plus chères affections, privé de tout ou sur le point de tout perdre, tombé dans l’abîme ou sur le point d’y tomber ? L’orateur doit néanmoins présenter rapidement ces tristes images, car nos larmes se tarissent bientôt, surtout dans les peines d’autrui.
Du langage figuré, caractères généraux du style. Style diffus, concis, faible, nerveux, sec, simple, clair, élégant et fleuri. §
Pour entamer ce sujet, je dois répéter une observation que j’ai déjà faite, que ni toutes les beautés ni les principales beautés du discours ne dépendent de l’usage des tropes et des figures. La plupart des passages les plus sublimes et les plus pathétiques des meilleurs auteurs en prose et en vers, sont exprimés dans le style le plus simple, et sans aucune figure. J’ai donné des exemples de cette vérité. D’un autre côté, la composition peut être fertile en ornements étudiés, l’expression pleine d’art, le langage fortement figuré et élevé, et cependant il peut n’en résulter qu’un ouvrage froid et dénué d’intérêt. Sans parler du sentiment et de la pensée qui constituent le mérite réel et durable de tout ouvrage, si le style est raide et affecté, s’il manque de clarté et de précision, s’il n’est ni pur ni facile, toutes les figures qu’on emploiera ne le rendront jamais agréable ; elles peuvent éblouir le vulgaire, mais elles déplairont toujours au critique judicieux.
En second lieu, les figures pour être agréables doivent naturellement jaillir du sujet, il faut qu’elles se présentent d’elles-mêmes à l’esprit échauffé par l’objet qu’il cherche à décrire. Mais on ne doit jamais interrompre l’élan de la pensée pour placer quelque figure. Si on les recherche froidement, si elles sont amenées à dessein et pour embellir seulement, elles font un mauvais effet. C’est une idée très fausse, et cependant assez générale, que de considérer les ornements du style comme des choses détachées qu’on peut lier après coup au sujet, comme des rubans à un justaucorps :
Purpureus, late qui splendeat, unus et alterAssuitur panuus.
Les beautés réelles et vraies du style naissent du sentiment ; elles coulent naturellement entraînées par le cours de la pensée. L’homme de génie conçoit fortement. Son imagination, remplie et vivement sollicitée par son sujet, le peint avec le langage figuré que parle naturellement l’imagination. Toutes les émotions qu’il exprime naissent de son sujet ; il parle comme il sent ; mais son style doit être beau parce que ses sensations sont vives. Si votre imagination est languissante, c’est en vain que vous chercherez des figures heureuses.
À cela il faut ajouter que lors même que l’imagination crée et que le sujet donne naturellement naissance à des figures, il ne faut pas cependant trop les multiplier. Le simplex munditiis dans tous les genres de beauté est toujours une qualité essentielle. Rien n’est plus contraire à la noblesse et à la dignité de la composition qu’une trop scrupuleuse attention aux ornements. Cela donne une idée peu favorable de l’auteur qui préfère le brillant au solide. Les conseils et les principes des anciens auteurs à cet égard sont excellents, et méritent toute notre attention. Voluptatibus maximis, dit Cicéron (de Orat., lib. iii.), fastidium finitimum est in rebus omnibus ; quo hoc minus in oratione miremur. In qua, vel ex poetis, vel oratoribus, possumus judicare, concinnam, ornatam, festivant sine intermissione, quamvis claris sit coloribus picta, vel poesis, vel oratio, non posse in delectatione esse diuturna. Quare bene et præclare, quamvis nobis sæpe dicatur, belle et festive nimium, sæpe nolo.
Voyez aussi Quintilien sur ce même sujet, lib. ix, c. 3.
Quiconque n’a pas le génie du langage figuré ne doit pas en faire usage. L’imagination n’est pas une puissance que l’on puisse acquérir ; elle dérive de la nature : nous pouvons en tempérer le luxe, réprimer ses écarts, agrandir sa sphère, mais nous ne pouvons créer cette faculté, et tous efforts vers ce but, si la nature nous a refusé les moyens d’y atteindre, seraient inutiles et ne serviraient qu’à nous rendre ridicules. Mais ce qui peut consoler ceux à qui la nature l’a dénié, c’est la certitude que sans ce talent, ou seulement en en possédant une très faible portion, ils peuvent écrire et parler avec succès ; le bon sens, la clarté des idées, celle des expressions, un arrangement ingénieux de mots et de pensées attireront toujours l’attention, et seront toujours les plus solides qualités de l’orateur ou de l’écrivain. Bien des ouvrages n’exigent rien de plus. Étudier et connaître son génie, suivre la nature, perfectionner ses propres qualités sans jamais chercher à les forcer, sont des vérités qu’on ne saurait jamais trop répéter à ceux qui veulent acquérir un nom dans les arts libéraux :
Ne forçons pas notre talent,Nous ne ferions rien avec grâce,
a dit le gracieux La Fontaine.
En parlant du style, j’ai remarqué que les mots sont la représentation de nos idées, et qu’il y a toujours une connexion intime entre la manière dont un auteur emploie chaque mot, et le caractère de sa conception ; que le tour particulier de la pensée et de l’expression détermine le caractère spécial du style, que l’on qualifie par ces termes généraux : vigoureux, faible, sec, affecté, et autres semblables. Ces distinctions naissent sans doute de la manière de penser de l’auteur, mais surtout de son mode d’expression, du choix des mots, de l’arrangement des phrases, de son degré plus ou moins élevé de précision, de ses embellissements, tels que cadence musicale, figures, et autres artifices du discours. Ce sont de ces caractères généraux du style dont il nous reste à parler comme complément des qualités secondaires dont j’ai traité jusqu’à présent.
Chaque sujet exige un style particulier : c’est une vérité si palpable que sa démonstration ne m’arrêtera pas longtemps. Chacun sent, par exemple, qu’un traité de philosophie n’admet trait pas le style d’un discours oratoire ; chacun aperçoit également que les différentes parties de la même composition requièrent de la variété dans la manière de les traiter et dans le style. Dans un discours ou un sermon, la péroraison, par exemple, demande plus de chaleur que la partie didactique. Ce que je veux faire observer, c’est que, au milieu de la variété, nous exigeons, dans l’ouvrage d’un auteur, quelque degré d’uniformité et de conséquence avec sa propre manière ; nous espérons trouver un caractère prédominant imprimé dans tous ses écrits, conforme à son génie particulier, qui nous rappelle sans cesse le tour spécial de son esprit. Les discours de Tite-Live diffèrent considérablement de sa narration, et cela doit être ainsi ; il en est de même de Tacite, et cependant nous distinguons toujours le caractère particulier de ces deux historiens : chez l’un, c’est la magnificence et l’abondance ; chez l’autre, la concision et la réflexion. Les Lettres persanes et l’Esprit des lois sont des ouvrages du même auteur ; ils exigeaient un style tout à fait différent ; aussi diffèrent-ils prodigieusement, et cependant nous y reconnaissons la même plume. Partout où ce caractère distinctif n’existe pas, nous jugeons, avec raison, que l’ouvrage émane de quelque auteur trivial et vulgaire qui écrit d’imitation et non par l’impulsion d’un génie original. Et de même que l’on connaît les peintres les plus célèbres à leur touche, de même aussi les auteurs les plus parfaits et les plus originaux peuvent être reconnus dans tous leurs ouvrages par leur style et leur manière. C’est un axiome qui admet peu d’exceptions, et que Buffon a exprimé en disant : le style c’est l’homme
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Les anciens critiques n’ont pas négligé ces caractères généraux du style. Denis d’Halicarnasse le divise en trois espèces, qu’il appelle le grave ou élevé, l’orné et le tempéré : par l’élevé il entend un style distingué par sa force et sa fermeté, dédaignant la douceur et les ornements ; il cite pour exemple les écrits de Pindare et d’Eschyle parmi les poètes, ceux de Thucydide parmi les prosateurs. Par l’orné, comme le nom l’indique, un style fleuri, doux et coulant, plus amant de la grâce que de la force. Il offre pour exemple Hésiode, Sapho, Anacréon, Euripide, et surtout Isocrate. Enfin le tempéré est celui qui tient le juste milieu entre ces deux genres, et qui possède les beautés de l’un et de l’autre. Dans cette classe il place Homère et Sophocle, parmi les poètes ; pour la prose, Hérodote, Démosthène, Platon, et, ce qui paraîtra étrange, Aristote. Cette dernière classe est fort nombreuse sans doute, puisqu’elle comprend Platon et Aristote sous le rapport du style. Cicéron et Quintilien admettent une triple division du style, fondée sur ses différentes qualités, division adoptée par la plupart des auteurs modernes qui ont écrit sur la rhétorique, le simplex, tenue ou subtile ; le grave ou vehemens, et le medium ou temperatum genus dicendi ; mais ces divisions et les explications qu’ils donnent sont si diffuses et si générales, qu’elles ne peuvent fixer nos idées sur cet objet important. Je vais tâcher d’être plus précis sur ce que je me propose de dire sur ce sujet.
La première et la plus naturelle division des différentes espèces de style est celle qui résulte du développement plus ou moins grand qu’un auteur donne à ses pensées. Cette différence constitue ce que l’on appelle le style abondant ou le style concis. L’écrivain concis emploie les tours les plus expressifs, et renferme sa pensée dans d’étroites limites, en élaguant tout ce qui n’ajoute pas au sens principal. Il ne rejette pas les ornements, son style peut être vif et figuré, mais ses embellissements sont plutôt destinés à corroborer qu’à orner sa pensée. Il ne reproduit jamais la même idée ; il la place dans la situation la plus avantageuse, et si elle ne frappe pas vos yeux sous ce point de vue, vous ne devez pas espérer qu’il vous la représentera de nouveau. Ses périodes sont disposées de manière à produire plutôt la force et la précision que la grâce et l’harmonie ; et cette précision qu’il affecte est destinée à faire naître dans l’esprit du lecteur plus d’idées qu’il n’en exprime.
L’écrivain abondant étend largement ses pensées ; il montre la même idée sous une infinité de faces, et offre au lecteur tout secours possible pour l’entendre. Il est peu jaloux d’exprimer d’abord sa pensée dans toute sa force, parce qu’il a l’intention d’en renouveler l’impression ; chez lui l’abondance supplée à la force ; il aime la magnificence et les ornements de toute espèce.
Chacun de ces genres a ses avantages, et offre des inconvénients lorsqu’il est poussé à l’excès. L’excessive concision dégénère en obscurité et rudesse ; elle produit aussi un style trop mordant et voisin de l’épigramme. L’extrême diffusion devient faiblesse et langueur, et fatigue le lecteur ; mais l’écrivain qui, ne consultant que son génie, s’approprie un de ces caractères généraux, peut posséder de grandes beautés.
Pour préciser la nature de ces deux grands caractères, il me suffira de recourir aux auteurs qui en offrent de véritables images. Les deux exemples les plus remarquables que je connaisse de concision amenée au point de perfection, sont les œuvres de Tacite et l’Esprit des lois du président de Montesquieu. Aristote tient aussi un rang distingué, pour la précision, parmi les écrivains didactiques. Nul auteur peut-être n’était plus qu’Aristote frugal de mots, mais cette frugalité d’expression obscurcit souvent sa pensée. Cicéron est, d’autre part, le plus illustre exemple que l’on puisse offrir d’une abondance noble et magnifique.
Dans les jugements que nous devons porter sur l’abondance et la concision, il faut toujours être dirigé par la nature de la composition. Les discours destinés à être prononcés doivent être plus copieux que les écrits destinés à être lus. Il ne faut jamais trop présumer de la vivacité de conception de nos auditeurs ; notre style doit être tel que le commun des hommes puisse nous suivre sans efforts. Un style nombreux et coulant est de rigueur dans un orateur, mais il doit éviter la diffusion qui le rendrait insupportable.
Dans les compositions écrites, un certain degré de concision offre de grands avantages ; il donne de la vivacité aux pensées, intéresse le lecteur, fait sur lui une impression plus forte et mieux sentie, et satisfait l’esprit qu’il force à réfléchir. Un sentiment exprimé diffusément sera à peine remarqué ; il exprime avec concision il sera goûté et admiré. Si nous voulons rendre une description vive et animée, il faut la circonscrire étroitement. Ce que j’avance semble contraire aux opinions reçues : on croit généralement qu’une description offre un vaste champ où l’écrivain peut s’exercer plus librement, et qu’en étendant ses pensées il leur donne plus de richesse et d’expression. Je crains au contraire que cette méthode ne l’affaiblisse. La redondance des mots, la répétition des circonstances fatiguent l’esprit, et nous montrent l’objet sous un aspect moins distinct et moins clair. Homère et Tacite sont presque toujours concis dans leurs descriptions. Ils offrent à nos regards plus d’objets à la fois qu’un écrivain diffus et faible ne pourrait nous en présenter en tournant et retournant l’objet sous plusieurs aspects. La force et la vivacité de la description, soit en prose, soit en vers, dépendent davantage de l’heureux choix d’une ou de deux circonstances frappantes que de la multiplicité des accessoires.
Les appels aux passions exigent également de la concision plutôt que de la prolixité. Là, il serait dangereux d’être diffus, parce qu’il est difficile de soutenir pendant longtemps le degré de chaleur nécessaire. Si nous nous étendons trop, nous courons risque de glacer le lecteur. Le cœur, comme l’imagination, marche vivement ; si nous parvenons à les mettre en action, ils suppléent naturellement aux grands avantages que l’auteur aurait pu tirer de son sujet ; mais il en est autrement lorsque nous nous adressons seulement à l’entendement, comme dans toutes les matières où il s’agit de raisonner, d’expliquer et d’instruire : je préférerais volontiers, dans ces circonstances, une manière plus libre et plus large. La narration historique peut être belle, soit que le génie de l’auteur l’invite à la concision ou à la magnificence. Tite-Live et Hérodote sont prolixes, Thucydide et Salluste sont concis, et cependant ils sont tous admirés.
J’ai fait observer qu’un style diffus abonde en général en longues périodes, tandis que l’écrivain précis fait le plus souvent usage des phrases courtes. Il ne faudrait cependant pas conclure de cette observation que les phrases longues ou courtes fussent absolument caractéristiques de l’un ou de l’autre genre ; il est très possible d’être diffus en employant toujours des phrases courtes, si une très petite partie de sentiment est, pour ainsi dire, délayée dans ces nombreuses incises. Sénèque en offre un exemple remarquable ; par la brièveté et la justesse de ses phrases, il peut paraître concis au premier aspect ; cependant il n’est rien moins que concis. Il revêt la même pensée de mille formes différentes, et présente la même idée comme nouvelle en lui donnant seulement un nouveau tour. De même aussi, la plupart des auteurs français font usage de phrases courtes ; cependant, en général leur style n’est pas concis ; il l’est moins que celui de la plupart des écrivains anglais. Un auteur français brise en deux ou trois phrases la portion d’idées que l’anglais exprime en une seule, et l’effet direct de ce morcellement est de donner de la vivacité et de la gaieté au style, mais non pas de la concision. Par les impressions réitérées que ces subdivisions font sur notre esprit elles le tiennent éveillé, et donnent à la composition une physionomie plus animée. Les longues périodes ont de la gravité et de la fermeté, mais elles sont sujettes, comme tout ce qui est grave, à devenir fatigantes. Un heureux mélange de la période et de l’incise est donc nécessaire lorsque nous voulons joindre la solennité à la vivacité, en multipliant les premières ou les secondes selon que nous voulons que la noblesse ou la vivacité domine dans notre composition.
L’on met généralement le style nerveux en opposition avec le style faible, de la même manière qu’on oppose la concision à la prolixité. Chacun de ces genres a beaucoup de rapport avec ceux dont nous venons de parler. Les écrivains diffus ont pour la plupart un certain degré de faiblesse, et les auteurs nerveux sont généralement enclins à s’exprimer brièvement ; cependant, ce que nous avançons n’est pas une vérité sans exception, et plusieurs écrivains ont conservé avec un style nombreux et abondant un grand degré de force ; Tite-Live en est un exemple. La vraie source du style nerveux ou du style faible est dans la manière de penser d’un auteur. S’il conçoit un objet fortement, il l’exprimera avec énergie ; mais s’il n’a qu’une idée confuse de l’objet, s’il l’aperçoit sous un jour faible et incertain, si son génie n’est pas vivement excité au moment où il écrit, et qu’il ne puisse embrasser par la pensée l’objet de sa description, les signes de faiblesse se manifesteront clairement dans son style, on y remarquera des mots insignifiants, des épithètes impropres, l’ordre de ses mots sera peu distinct, nous apercevrons quelques lueurs de sa pensée, mais elle ne fera qu’une faible impression sur nous. Au contraire, l’écrivain nerveux, soit qu’il use d’un style étendu, soit qu’il préfère la concision, nous donne toujours une idée forte et frappante de sa pensée. Son esprit est plein de son sujet, tous ses termes sont expressifs ; chaque phrase, chaque figure qu’il emploie, servent à peindre l’objet, qu’il s’efforce de nous présenter, le plus complètement et le plus vivement qu’il lui est possible.
Quoique, dans toutes les compositions, le même degré d’énergie ne soit pas exigé, cependant tout écrivain doit s’exprimer avec une force proportionnée à la crainte qu’il peut concevoir de passer pour un auteur faible et plat. Les compositions graves demandent surtout que ce caractère de force prédomine dans le style ; l’histoire, les discours philosophiques ou oratoires, l’exigent plus impérieusement. On peut citer comme un des plus beaux modèles du style nerveux les discours de Démosthène. Toutefois, les meilleures qualités du style ont des limites qu’elles ne peuvent dépasser sans dégénérer immédiatement, et cela s’applique à l’énergie comme aux autres qualités du style. Trop d’attention à la force et de négligence aux autres parties donnent à l’auteur un caractère de rudesse, qui résulte aussi de l’emploi de mots inusités, d’inversions forcées, et du mépris pour l’aisance et la douceur.
Jusqu’ici nous avons examiné le style sous ses divers caractères comme servant à donner de l’expression aux pensées de l’auteur, maintenant nous allons considérer ces mêmes caractères sous un autre point de vue, c’est-à-dire comme ornements destinés à l’embellir. Ici, le style des différents auteurs semble s’élever dans la progression suivante, genre sec, simple, clair, élégant et fleuri. Nous allons en traiter successivement.
Le premier genre repousse les ornements de toute espèce. Satisfait de se faire comprendre, l’auteur ne cherche à plaire, ni à l’imagination, ni à l’oreille. Ce genre n’est supportable que dans les ouvrages purement didactiques ; il faut même beaucoup de poids et de solidité dans la matière, et surtout une parfaite clarté. Aristote est l’exemple le plus complet du style sec. Jamais aucun écrivain ne resta si religieusement fidèle à la rigidité didactique dans tout le cours de ses œuvres, et n’offrit autant d’instruction sans aucune espèce d’ornements. Doué du plus profond génie, avec les vues les plus étendues, il écrit comme une intelligence pure qui ne s’adresse qu’à l’entendement, et dédaigne la voie de l’imagination. Mais son genre ne doit pas trouver d’imitateurs ; car, quoique l’excellence de la matière puisse compenser la sécheresse et la rudesse du style, cependant cette rudesse même est un défaut capital, parce qu’elle fatigue l’attention et transporte nos sentiments au lecteur ou à l’auditeur avec désavantage.
Le style simple s’élève un peu au-dessus du style sec ; un écrivain de ce genre fait peu d’usage des ornements de toute nature, et ne s’applique qu’à bien déterminer le sens de ce qu’il écrit. Mais, s’il s’occupe peu de flatter le lecteur par l’emploi des figures, un arrangement harmonieux, et les autres artifices du style, cependant il évite de le dégoûter par la sécheresse et la dureté des expressions. Outre la clarté, il recherche, dans son style, la propriété, la pureté, la précision, ce qui est une beauté, et une beauté importante. La vivacité et la vigueur peuvent aussi accompagner la simplicité, de sorte que, si un pareil auteur a de bonnes idées, il peut être fort agréable. La différence entre l’écrivain sec et l’écrivain simple est que le premier est dépourvu d’ornements et qu’il semble les ignorer ; le second, au contraire, ne les recherche pas ; il exprime sa pensée d’une manière nette, distincte et pure, et se met peu en peine de l’orner et de l’embellir, soit qu’il ne le croie pas nécessaire à son sujet, soit parce que son génie ne lui fait pas goûter ces ornements, ou même peut-être les lui fait mépriser. Mais il ne faut pas perdre de vue que, lorsque la simplicité est le caractère que l’auteur affecte dans toutes les parties de sa composition, l’importance du sujet et une grande force de sentiment doivent attacher l’attention du lecteur, et prévenir l’ennui qui pourrait l’atteindre. Les Commentaires de César offrent un exemple parfait de ce genre de style.
Ce, qu’on appelle style clair vient immédiatement après, et nous entrons déjà dans le domaine des ornements, mais non des ornements du genre le plus élevé ou le plus brillant. Un auteur de ce caractère montre qu’il ne dédaigne pas les beautés du langage, elles sont l’objet de son attention, mais il cherche à y atteindre plutôt par le choix des mots et leur arrangement gracieux, que par des efforts d’imagination et des inspirations éloquentes. Ses phrases sont coulantes, débarrassées de tout encombrement de mots inutiles, d’une longueur modérée, se rapprochant plutôt de la brièveté que de l’abondance ; elles tombent avec convenance, sans laisser apercevoir une queue ou mots ajoutés à la conclusion naturelle ; sa cadence est variée et musicale, et ses figures, lorsqu’il en fait usage, sont plutôt courtes et correctes que hardies et brillantes. L’étude et l’attention soutenue aux règles de la rhétorique peuvent douer de ce genre de style l’auteur auquel la nature a refusé le génie et une grande puissance d’imagination. Ce genre est extrêmement goûté ; il imprime à nos écrits un caractère d’élévation modérée, et distribue avec décence une quantité d’ornements qui convient à presque tous les sujets qu’on traite. La lettre familière, le mémoire à consulter, les sujets les plus arides, un sermon, un traité philosophique, s’ils sont écrits dans un style clair, seront lus avec plaisir.
Un style élégant suppose ou exige des ornements plus élevés qu’un style clair ; et sans contredit, c’est l’expression ordinairement employée pour qualifier un genre de style qui possède tous les ornements sans excès ni défauts. De ce que nous avons dit on tirera facilement cette conséquence, que la parfaite élégance suppose une extrême clarté et une grande convenance, de la pureté dans le choix des mots, des tours heureux d’expression, et de la sagacité dans leur arrangement. Elle exige de plus la grâce et le vernis d’une brillante imagination répandus sur le style, autant que le sujet le permet ; toute la clarté que l’emploi du langage figuré peut ajouter, lorsqu’on en fait usage avec discernement ; en un mot, un écrivain élégant est celui qui flatte l’imagination et l’oreille, tandis qu’il instruit l’intelligence, qui nous présente ses idées revêtues de toutes les beautés d’une heureuse expression, sans ornements inconvenants et sans affectation.
Lorsque les ornements dont on décore la pensée sont trop riches ou trop affectés relativement au sujet, lorsqu’ils se montrent trop fréquemment et frappent nos yeux d’un éclat trop éblouissant ou d’un faux brillant, il en résulte ce qu’on appelle style fleuri, expression employée pour désigner l’excès des ornements. Ce luxe peut être une disposition heureuse dans un jeune homme : Volo se efferat in adolescente fecunditas, dit Quintilien, multum inde decoquent anni, multum ratio limabit, aliquid velut usu ipso deteretur ; sit modo unde excidi possit et quod ex sculpi. Audeat hæc ætas plura ; et inveniat, et inventis gaudeat ; sint licet illa non satis interim sicca et severa. Facile remedium est ubertatis : sterilia nullo labore vincuntur.
Mais si le style fleuri est permis à la jeunesse, les écrivains d’un âge plus mûr n’ont pas droit à la même indulgence. On exige que le jugement, en mûrissant, mette un frein à l’imagination, et rejette comme puérils les ornements superflus, inconvenants, et inutiles à la clarté. Rien de plus méprisable que ce faux éclat que certains écrivains affectent. Il n’est pardonnable qu’à ceux qui sont entraînés par le flot d’une riche imagination, et est intolérable chez l’écrivain glacé qui cherche à couvrir la stérilité de son imagination par le luxe des paroles. La sobriété des ornements est un des grands secrets de l’art de plaire ; et, s’il n’a pas pour base un sens droit et des pensées solides, le style le plus fleuri n’est qu’une supercherie puérile. Le public cependant est assez enclin à se laisser éblouir par ces vains ornements ; le vulgaire des lecteurs est facilement entraîné vers tout ce qui est brillant et éclatant ; mais la solidité de la pensée et la noble simplicité sont bien préférables à l’usage frivole et affecté d’ornements superflus, et l’on ne saurait trop prémunir les auteurs contre ce vice séduisant.
Caractères généraux du style. Style simple, affecté, véhément. Conseils pour former le style. §
Je vais, dans ce chapitre, considérer le style sous un autre point de vue qui mérite une grande attention, et est digne d’être soigneusement examiné, la simplicité, ou le naturel opposé à l’affectation. Le mot simplicité, appliqué à la composition, est une expression très fréquemment employée ; mais, comme de la plupart des autres termes de la critique, on en fait souvent usage d’une manière vague et peu précise, ce qui résulte principalement des différentes significations données à ce mot. Il sera cependant nécessaire de les distinguer afin de montrer dans quel sens la simplicité est un attribut caractéristique du style. Nous pouvons remarquer qu’il s’emploie dans quatre acceptions différentes.
La première est la simplicité de la composition, opposée à une trop grande variété de sujets traités. Le précepte suivant d’Horace se rapporte à ce genre de simplicité.
Denique ait quodvis simplex duntaxat et unum.
C’est la simplicité dans le plan d’une tragédie où il n’y a une double action, ni multiplicité d’incidents ; la simplicité de l’Iliade, de l’Énéide, opposées aux digressions de Lucain et aux contes multipliés de l’Arioste ; la simplicité de l’architecture grecque en opposition à l’irrégulière variété de la gothique : en ce sens, simplicité signifie unité.
La deuxième acception est la simplicité de la pensée opposée à la recherche. Les pensées simples naissent naturellement de la circonstance ou du sujet présentées à l’imagination, elles sont facilement perçues. La recherche exprime une série moins naturelle et moins vraie de pensées ; elle semble exiger dans l’auteur un certain tour d’esprit ; renfermée dans de certaines limites, elle produit un bon effet ; hors de ces lignes, elle déplaît, parce qu’elle paraît peu naturelle. Les pensées de Cicéron sur les sujets moraux sont naturelles, celles de Sénèque sont travaillées et affectées : dans ce double sens, le mot simplicité, soit qu’on l’oppose à la variété des parties ou à l’affectation de la pensée, n’a plus de rapports avec le style.
La troisième acception du mot simplicité, employée par rapport au style, et comme opposée à la multiplicité des ornements et à la pompe du langage, est ce que Cicéron et Quintilien expriment par ces mots, simplex, tenue, subtile genus dicendi. Dans ce sens, le mot simple coïncide avec la simplicité et la clarté du style dont j’ai parlé, et par conséquent ne doit pas nous occuper davantage.
Il y a un quatrième sens du mot simplicité qui s’applique également au style, mais ne signifie pas tant le degré d’ornement dont on fait usage, que la manière aisée et naturelle dont on exprime ses pensées. Cette acception est entièrement différente des autres sens de ce même mot, dont nous avons parlé. Dans ce dernier sens, elle est compatible avec les plus nobles ornements. Homère, par exemple, possède cette simplicité au plus haut degré, et cependant nul poète n’offre plus de beautés et plus d’ornements. La simplicité dont nous nous occupons actuellement est placée, non pas en opposition aux ornements, mais bien à l’affectation des ornements, et c’est une des grandes qualités du style.
Un auteur simple s’exprime de telle manière que chacun pense qu’il pourrait écrire de même. Horace le peint ainsi :
Ut sibi quivisSperet idem, sudet multum, frustraque laboretAusus idem.
Chez lui rien ne dénote l’art dans l’expression ; il parle le langage de la nature ; vous ne voyez ni le style, ni l’auteur, ni le travail, mais l’homme dans son vrai caractère. Il peut être riche dans son expression, plein de figures et d’imagination, mais tout coule de source sans efforts. Il ne paraît pas écrire de telle façon parce qu’il l’a étudiée, mais parce que c’est pour lui la manière la plus naturelle de s’exprimer. Un certain degré de négligence n’est pas contraire à ce caractère du style ; il n’est même pas sans agrément. Trop d’attention aux mots est une faute en ce genre. Habeat ille, dit Cicéron (orat. no 77.), molle quiddam, et quod indicet non ingratam negligentiam hominis de re magis quam de verbo laborantis.
Le grand avantage de la simplicité du style c’est que, comme la simplicité des manières, elle montre les sentiments et le tour d’esprit d’un homme qui se présente ouvertement et sans détours. Une manière plus étudiée et plus artificielle d’écrire, quelles que soient les beautés qu’elle présente, a toujours ce désavantage qu’elle nous montre un écrivain en forme, c’est un homme en habit de cour, où la splendeur des vêtements et la démarche étudiée cachent les particularités qui distinguent un homme d’un autre homme. Mais, en lisant un auteur simple il nous semble causer à notre aise avec une personne de distinction, chez laquelle nous trouvons du naturel et un caractère déterminé. « En ce sens, simplicité signifie naturel. Il faut beaucoup d’art pour donner au style cet air naturel. Ce que nous nommons ainsi n’est que l’art tourné en habitude, puisqu’il n’y a de vraiment naturel que ce que nous tenons de la nature ; or, la nature n’a pas fait telle ou telle habitude, elle nous y prépare et nous y dispose seulement. Le naturel consiste dans la facilité qu’on a de faire une chose, lorsque, après s’être étudié pour y réussir, on y réussit enfin sans l’étudier. »
(Marmontel.) Le suprême degré de cette simplicité est la naïveté ; La Fontaine peut être cité comme l’exemple le plus remarquable de cette séduisante qualité.
Quant à la simplicité en général, nous rappellerons que les anciens auteurs sont toujours les plus remarquables sous ce rapport. La raison en est facile : c’est qu’ils écrivaient sous la dictée du génie, et n’avaient pas formé leur style sur les travaux et les écrits des autres, ce qui trop souvent n’engendre que l’affectation. Aussi trouvons-nous parmi les Grecs plus de modèles d’une belle simplicité que parmi les Romains. Homère, Hésiode, Anacréon, Théocrite, Hérodote et Xénophon en offrent la preuve irrécusable. Parmi les Romains, nous trouvons aussi quelques écrivains de ce caractère, particulièrement Térence, Lucrèce, Phèdre et Jules César.
Le passage suivant de l’Andrienne de Térence offre un bel exemple de cette simplicité.
Funus interimProcedit ; sequimur : ad sepulchrum venimus ;In ignem inposita est, fletur. Interea hæc sororQuam dixi, ad flammam accessit imprudentius.Satis cum periclo. Ibi tum exanimatus PamphilusBene dissimulatum amorem et celatum indicat,Accurrit : mediam mulierem complectitur.Mea Glycerium, inquit, quid agis ? Cur te is perditum ?Tum illa, ut consuetum facile amorem cerneres,Rejecit se in eum, flens quam familiariter.
Tous les mots sont singulièrement heureux ou élégants ; ils offrent une vive peinture de la scène décrite, et le style en même temps paraît être sans art et sans travail.
Jamais l’esprit ne se fatigue en lisant de pareils auteurs. Rien dans leurs manières ne contraint nos pensées ; nous sommes charmés sans être éblouis par leur éclat : telle est la puissance et l’attrait de la simplicité dans un auteur donc d’un vrai génie, qu’elle rachète bien des défauts et nous fait pardonner bien des expressions négligées. Souvent elle se fait remarquer, même parmi des beautés d’un ordre plus élevé ; on l’aperçoit au milieu de la véhémence de Démosthène. Dans les écrits graves et solennels la simplicité répand sur la composition un air plus vénérable : c’est le caractère dominant de l’écriture sacrée, et nul autre genre de style ne convenait davantage à la dignité du sujet.
Après avoir recommandé la simplicité comme une des principales beautés du style, je dois néanmoins remarquer qu’un auteur peut écrire avec simplicité et cependant être dénué d’agréments. On peut être exempt d’affectation, et n’avoir pas de mérite. Une belle simplicité suppose un auteur d’un génie réel, qui écrit avec solidité, pureté, et vivacité d’imagination : dans ce cas, la simplicité et la vérité sont les derniers fleurons de la couronne ; elles rehaussent tous les ornements ; c’est le coloris de la nature, sans lequel toutes les autres beautés seraient imparfaites. Mais si le défaut d’affectation constituait seul les beautés du style, les écrivains faibles, vulgaires et languissants pourraient souvent y aspirer : aussi trouvons-nous fréquemment de prétendus critiques qui exaltent les auteurs les plus froids à cause de la chaste simplicité de leur manière, qui, à vrai dire, n’est rien autre chose que l’absence de tout ornement dans une composition totalement dénuée de génie et d’imagination. Nous devons donc distinguer cette simplicité qui accompagne le vrai génie, et qui est parfaitement compatible avec tous les ornements du style, de celle qui n’est que le résultat d’un genre grossier et rebutant. La différence se manifeste facilement par les effets produits ; l’une intéresse et flatte le lecteur, l’autre le fatigue et le dégoûte.
Je vais parler maintenant d’une autre espèce de style dont le caractère est différent de ceux dont nous nous sommes occupés jusqu’ici. On peut le distinguer en lui donnant le nom de véhément. « La véhémence dépend moins de la force des termes que du tour et du mouvement impétueux de l’expression ; c’est l’impulsion que le style reçoit des sentiments qui naissent en foule et se pressent dans l’âme, impatients de se répandre et de passer dans l’âme d’autrui. »
(Marmontel.) Elle exige toujours de la force, mais elle n’est, en aucune manière, ennemie de la simplicité ; son caractère dominant n’est ni la vigueur ni la simplicité : une ardeur particulière l’échauffe et la rend brillante ; c’est le langage d’un homme dont l’imagination et les passions sont brûlantes, qui est vivement affecté par ce qu’il écrit, qui néglige, par cela même, les grâces secondaires ; mais, semblable à un torrent, il se précipite avec abondance et rapidité. Ce genre appartient aux plus hauts degrés de l’art oratoire, et convient véritablement mieux à l’orateur qu’à l’écrivain qui compose dans le cabinet. Les harangues de Démosthène présentent le plus parfait modèle de ce style.
Je n’insisterai pas davantage sur les diverses manières d’écrire, ou caractères généraux du style ; je pourrais sans doute signaler d’autres genres ou caractères ; mais je sens qu’il serait très difficile d’offrir des considérations générales sur le style des auteurs, en les séparant du tour particulier de leurs pensées, et ce n’est pas actuellement mon but d’entrer dans cet examen critique. Les auteurs qui visent à l’esprit, par exemple, laissent tellement apercevoir ce penchant dans leurs ouvrages, qu’ils impriment à leur style le caractère d’un véritable babil : j’avoue cependant qu’il est difficile de dire si ce tour doit être classé parmi les attributs du style, ou s’il est entièrement dépendant de la pensée ; mais, quel que soit le rang où vous le placerez, l’apparence même de ce penchant doit être évitée avec soin, comme le défaut le plus rebutant dans un écrivain.
De tout ce qui a été dit sur ce sujet il résulte que, déterminer parmi toutes ces diverses manières d’écrire quelle est précisément la meilleure, n’est pas chose facile ni même nécessaire. Le style est un champ qui présente une vaste étendue ; ses qualités peuvent différer considérablement chez les divers auteurs, et cependant tous peuvent être recommandables. Il faut laisser une carrière au génie, puisque chacun reçoit de la nature un penchant pour exprimer ses idées d’une certaine manière. Il y a, il est vrai, des qualités générales qui sont d’une telle importance qu’il est nécessaire de les posséder quel que soit le genre que l’on embrasse, et des défauts qu’on ne saurait trop éviter. Ainsi, l’ostentation, la faiblesse, la dureté ou l’obscurité du style sont toujours des défauts qu’on doit éviter ; la clarté, la simplicité, sont des beautés qu’il faut s’efforcer d’atteindre. Mais, quant à l’ensemble du mélange, ou à la prééminence d’une de ces bonnes qualités sur les autres, ce qui constitue le caractère distinctif d’un genre particulier, je ne puis donner aucune règle. Le style varie en quelque sorte à l’infini ; il varie quelquefois par des nuances si imperceptibles qu’il n’est pas possible de marquer le passage des uns aux autres : alors il n’y a pas de règles pour s’assurer de l’effet des couleurs qu’il emploie ; chacun en juge différemment, parce qu’il en juge d’après ses habitudes, et souvent on a bien de la peine à rendre raison des jugements que l’on porte. Les bons modèles, dans chaque genre, tiennent lieu de règles ; leur étude est l’unique moyen de parvenir à l’élégance et au naturel.
Il est sans doute convenable de terminer cette dissertation sur le style par quelques conseils sur les moyens de se former un bon style en général, laissant au sujet que l’on traite, ou à la pente naturelle du génie, imprimer le cachet particulier dont le style doit être revêtu.
Le premier conseil que je donne pour parvenir à ce but est de s’efforcer de concevoir des idées claires des objets sur lesquels on veut parler ou écrire. Cette première indication peut, au premier aspect, paraître avoir peu de rapport avec le style ; cependant ses relations avec lui sont très intimes. La base de tout bon style est un sens droit, accompagné d’une imagination vive. Le style et la pensée de l’écrivain sont si étroitement liés ensemble que j’ai plusieurs fois remarqué qu’il était fréquemment difficile de les distinguer. Toutes les fois que les impressions que les objets du monde extérieur font sur notre esprit sont faibles et confuses, embarrassées et peu distinctes, notre style, en les décrivant, participe à ces défauts ; au contraire, ce que nous concevons clairement, ce qui nous frappe fortement, nous l’exprimons en général avec clarté et vigueur. C’est là, nous pouvons l’affirmer, la règle principale en cette matière : il faut embrasser fortement notre sujet jusqu’à ce que nous ayons acquis une idée pleine et distincte de la matière que nous voulons peindre par nos paroles, jusqu’à ce que le sujet nous échauffe et nous intéresse alors seulement, nous trouverons que l’expression coulera d’elle-même. Généralement les meilleures expressions sont celles que l’idée claire du sujet suggère naturellement, sans effort et sans travail : c’est une observation qui appartient à Quintilien. Plerumque optima verba rebus coherent, et cernuntur suo lumine, at nos querirnus illa, tanquam lateant seque subducant. Ita nunquam putamus verba esse circa id de quo dicendum est ; sed ex aliis locis petimus, et inventis vim afferimus.
La seconde obligation indispensable pour se former un bon style est la pratique habituelle de la composition. Caput autem est quam plurimum scribere : « la plume nous forme à bien dire ; c’est le plus habile des maîtres. »
J’ai indiqué bien des règles relatives à ce sujet ; mais c’est en vain qu’on les connaîtrait si l’on n’apprenait point par l’expérience à les mettre en pratique. Toutefois tous les genres de composition ne sont pas également propres à former le style ; au contraire, par des compositions hâtives et peu soignées, on ne peut acquérir qu’un très mauvais style ; et l’on éprouve par la suite plus de peine pour apprendre à corriger ses fautes et faire disparaître les négligences, que si l’on avait tout à fait négligé la composition. En commençant écrivez donc doucement et avec soin. Que la facilité et la célérité soient le fruit d’une longue pratique. Moram et solicitudinem, dit Quintilien avec beaucoup de raison, initiis impero. Nam primum hoc constituendum et obtinendum est ut quam optime scribamus : celeritatem dabit consuetudo. Paulatim res facilius se ostendent, verba respondebunt, compositio prosequetur. Cuncta denique ut in familia bene instituta in ofjfcio erunt. Summa hæc est rei : cito scribendo non fit, ut bene scribatur ; bene scribendo fit ut cito.
Nous devons néanmoins observer qu’il peut y avoir excès dans le soin que l’on met au choix des mots. Nous ne devons pas arrêter la marche de la pensée ni refroidir la chaleur de l’imagination, en nous appesantissant trop longtemps sur chaque mot dont nous faisons usage, il y a, en certaines occasions, un vernis de composition qu’il faut conserver. Si l’expression est heureuse, il faut la maintenir même lorsqu’elle laisserait apercevoir quelque inadvertance ; il faut réserver un plus sévère examen au travail de la correction ; car si la pratique de la composition est utile, l’œuvre de la correction ne l’est pas moins. Elle est absolument nécessaire si nous voulons recueillir quelques fruits de cette utile habitude ; ce que nous avons écrit il faut le laisser subsister jusqu’à ce que l’ardeur de la composition soit attiédie, jusqu’à ce que la tendresse que nous inspire l’expression soit calmée. C’est alors qu’il faut revoir son ouvrage d’un œil froid et sévère, et retoucher les imperfections qui nous sont échappées. C’est le moment d’élaguer tout ce qui est redondant, d’examiner l’arrangement des phrases, leur coupe et les particules conjonctives, et de donner au style une forme régulière et correcte. Le limæ labor doit être employé par tous ceux qui veulent communiquer leurs idées aux autres avec quelque avantage, L’habitude façonnera l’œil à apercevoir facilement les objets les plus dignes de l’attention, et rendra ce travail bien plus facile et plus praticable qu’on ne pourrait au premier abord l’imaginer.
Le troisième conseil est relatif aux avantages qu’on peut retirer des ouvrages de ses devanciers. À cet égard, il est notoire que nous devons nous familiariser avec le style des meilleurs auteurs ; leur lecture est nécessaire pour nous former le goût, et pour nous faire acquérir le copia verborum sur chaque sujet. En lisant les écrivains pour leur style, il faut surtout porter son attention sur leurs différents genres ; et j’ai indiqué, dans ce chapitre et les précédents, les choses les plus utiles à cet égard.
Cicéron blâme avec raison la méthode indiquée, et recommandée depuis par plusieurs critiques, de se pénétrer de la substance d’un auteur, et de s’efforcer de reproduire ses pensées en les exprimant le mieux possible. L’imitateur, qui n’est pas échauffé par le feu de l’imagination, reste toujours, pour l’expression, au-dessous de l’original, et la comparaison le décourage. « Dans les études de ma première jeunesse, je lisais avec attention, dit Crassus (de Orat. l. I.), soit une tirade de beaux vers, soit un morceau de bonne prose ; lorsque je m’en étais bien pénétré, je les répétais, mais en employant d’autres termes, et les meilleurs que je pouvais trouver. Je ne tardai pas à m’apercevoir du vice de cette méthode, en ce que mon auteur s’était saisi d’abord, pour rendre sa pensée, des termes les plus convenables, les plus forts et les plus élégants. Si je me servais des mêmes termes, cet exercice m’était inutile, et il devenait dangereux, si j’en cherchais d’autres, parce qu’il m’accoutumait à en employer de moins bons. Je préférai d’expliquer de mémoire les oraisons des plus célèbres Grecs, et alors j’eus le choix de tous les termes de ma langue pour exprimer les idées de mon auteur. »
Je dois aussi prémunir contre une imitation aveugle d’un auteur quelconque. C’est une méthode dangereuse qui fausse le génie et produit de la raideur, le troupeau servile des imitateurs copiant ordinairement les fautes aussi bien que les beautés. Quiconque n’a pas assez de confiance dans sa capacité pour suivre les inspirations de son génie doit renoncer à obtenir une place distinguée parmi les auteurs ou les orateurs. Il vaut mieux n’offrir que des productions médiocres tirées de son propre fonds, que d’affecter de se parer d’ornements empruntés qui laissent toujours apercevoir l’extrême pauvreté du génie. J’engage tous ceux qui étudient l’art oratoire à consulter sur cette importante matière les Institutions de Quintilien, liv. x ; ils y trouveront une grande variété d’observations et de conseils dignes de leur attention.
Une quatrième observation évidente, et qui est une règle matérielle relative au style, c’est qu’il doit toujours être adapté au sujet et à la capacité de notre auditoire. Tout discours qui n’est approprié, ni aux circonstances, ni aux personnes à qui il est adressé, ne mérite pas d’être qualifié de beau ou d’éloquent. Rien en effet de plus absurde que d’employer un style poétique et fleuri où le raisonnement et l’argumentation sont seuls nécessaires ; de parler avec pompe et avec un soin minutieux devant des gens qui ne comprennent pas, et qui ne peuvent qu’être ébahis de notre magnificence inconvenante ; ce n’est pas seulement un défaut de style, mais, ce qui est pire, un défaut de sens commun. Avant de parler ou d’écrire, il faut considérer la fin qu’on se propose ; et si, lorsque nous l’avons bien comprise, nous ne sacrifions pas les ornements superflus que notre imagination peut nous offrir, nous méritons le blâme, et quoique les sots puissent nous admirer, les gens sensés souriront de pitié !
Enfin, je ne puis conclure ce chapitre sans rappeler que l’attention que nous devons au style ne doit jamais nous faire négliger la pensée. Curam verborum, dit le grand critique romain, rerum volo esse solicitudinem.
Il est plus facile de revêtir de belles expressions une idée commune et triviale, que de posséder un fonds de pensées vigoureuses, ingénieuses et utiles. L’un exige un vrai génie, l’autre peut être atteint par le travail aidé de quelques qualités superficielles ; aussi trouvons-nous beaucoup d’auteurs qui laissent apercevoir, sous une richesse frivole de style, le dénuement le plus complet de pensées. L’oreille du public est aujourd’hui tellement accoutumée à un style correct et orné, qu’il ne serait pas prudent d’en négliger l’étude. Mais quiconque n’aspire pas à quelque chose de mieux n’est qu’un méprisable auteur. Majore animo, aggredienda est eloquentia ; quæ, si toto corpore valet, ungues polire et capillum componere, non existimabit ad curam suam pertinere. Ornatus et virilis et fortis et sanctus sit ; nec effeminatam levitatem et fuco ementitum colorem amet ; sanguine et viribus niteat.
De l’éloquence ou discours oratoire. Histoire de l’éloquence. Démosthène. §
Après avoir épuisé ce qui est relatif au style, nous devons prendre un essor plus élevé et examiner les principaux sujets que le style est destiné à décrire. Je vais donc m’occuper de l’éloquence proprement dite, ou discours oratoire. Ce sujet me conduira naturellement à rechercher les divers genres d’éloquence, le caractère particulier à chacun de ces genres, la distribution et l’ordonnance de toutes les parties d’un discours. Mais, avant d’entamer ce sujet, il ne sera pas inutile de jeter un coup d’œil sur la nature de l’éloquence en général, et les différentes modifications qu’elle a subies dans la suite des siècles et dans les diverses contrées. Cela exigera quelques détails, mais j’espère qu’ils ne seront pas sans utilité. Dans tous les arts il est toujours important d’avoir une idée juste de la perfection de cet art, du but qu’il se propose d’atteindre, et des progrès qu’il a faits parmi les hommes.
L’éloquence doit attirer toute notre attention, parce qu’il n’existe aucun art où les fausses notions aient plus prévalu. Aussi a-t-elle été souvent discréditée près de certaines personnes, soit dans les temps anciens, soit dans les temps modernes. Lorsque nous parlons au vulgaire de l’éloquence, ou que nous en faisons l’éloge, on nous écoute en général avec peu d’attention ; on pense que cette expression ne signifie qu’un arrangement habile de mots, l’art de vernir et de rendre plausibles de faibles arguments, ou de parler de manière à plaire et à chatouiller l’oreille. Donnez-moi un sens droit, dit-on, et conservez, votre éloquence pour les enfants. Bon raisonnement, si l’éloquence était telle qu’on se la figure ; ce serait un art méprisable indigne de l’étude d’un bon ou d’un sage citoyen ; mais rien n’est plus éloigné de la vérité. Pour être vraiment éloquent, il faut parler avec convenance ; et la meilleure définition que l’on puisse donner de l’éloquence est de dire que c’est l’art de parler de manière à atteindre la fin qu’on se propose. Toutes les fois qu’un homme parle ou écrit, on doit supposer qu’étant un être raisonnable, il a quelque objet en vue ; d’instruire, d’amuser de persuader ses concitoyens ou d’agir sur eux d’une manière quelconque. S’il parle ou écrit de la manière la plus propre à atteindre ce but, il est vraiment éloquent. Cette définition montre que l’éloquence appartient à tous les sujets, histoire, philosophie ou discours, à toutes les matières où l’on veut instruire, persuader ou plaire. Mais comme l’objet le plus important du discours est de déterminer une certaine action ou direction, la puissance de l’éloquence paraît surtout lorsqu’elle se propose d’influer sur notre conduite ou de nous persuader de faire une action. C’est surtout sous ce point de vue qu’elle est devenue l’objet de l’art, et, sous ce rapport, elle peut être définie l’art de la persuasion.
Ce point établi, il en résulte immédiatement des conséquences qui montrent les maximes fondamentales de cet art. Il est clair que, pour persuader, l’essentiel est de présenter de solides arguments, une méthode claire, et un caractère de probité évidente dans l’orateur, le tout joint aux grâces du style et à l’élocution pour fixer l’attention des auditeurs. Le bon sens est le premier fondement de l’art oratoire ; sans lui, point de véritable éloquence. Les sots, quoiqu’ils fassent, ne peuvent être que sots. Pour persuader un homme d’un esprit sain, il faut le convaincre, et on y parvient en offrant à son entendement la preuve que ce qu’on avance est conforme à la raison. L’orateur ne doit cependant pas perdre de vue que l’homme est un être mû par divers ressorts, et qu’il faut agir sur eux il doit s’adresser aux passions, toucher le cœur et échauffer l’imagination par de vives peintures. Ainsi, outre la solidité du raisonnement et la méthode, tous les arts qui charment ou intéressent, soit dans la composition, soit dans la prononciation, appartiennent à l’éloquence.
On a accusé l’éloquence d’être un art qui peut être employé à persuader le mal comme le bien. Cela est vrai sans doute, mais le raisonnement peut également servir à induire les hommes en erreur ; et qui oserait en conclure que nous dussions négliger la culture de cette faculté ? Le raisonnement, l’éloquence et tous les arts qui font l’objet de nos études, peuvent devenir abusifs et dangereux entre les mains des méchants ; mais ce serait une folie de prétendre pour cela qu’ils dussent être repoussés. Donnez à la vérité et à la vertu les mêmes armes qu’aux vices et à la fausseté, et la victoire des premières paraît infaillible. L’éloquence n’est pas une invention de l’école, la nature l’enseigne à l’homme animé d’une grande passion. L’art ne fait que suivre et imiter la nature ; et plus cette imitation sera complète, et cette étude parfaite, plus nous serons en garde contre l’abus que les méchants pourraient faire de cet art, en distinguant mieux la véritable éloquence des fourberies des sophistes.
L’on peut diviser l’éloquence en trois espèces ou degrés. Le premier degré, qui est le moins parfait, est celui qui ne tend qu’à plaire ; telle est en général l’éloquence des panégyriques, des inaugurations, épîtres dédicatoires ou autres discours de cette espèce. Ce genre agréable de composition ne doit pas être dédaigné, il peut amuser innocemment, divertir l’esprit, et en même temps énoncer des vérités utiles. Mais, lorsque l’orateur ne veut que briller et flatter, la composition devient bientôt languissante et fatigante.
Le second degré de l’éloquence consiste à ne pas chercher seulement à plaire, mais à instruire et à convaincre. L’orateur en fait usage pour éloigner des préjugés qui s’élèvent contre lui ou contre sa cause, lorsqu’il choisit les arguments les plus convaincants, qu’il les présente avec la plus grande force, qu’il les arrange dans l’ordre le plus parfait, qu’il les exprime et les offre avec le plus de convenance et de beauté, et que, par ce moyen, il nous dispose à adopter son sentiment, à embrasser la cause qu’il défend. C’est principalement là l’objet des efforts de l’éloquence judiciaire.
Mais le troisième et le plus élevé des degrés de l’éloquence, est celui où l’orateur exerce une grande puissance sur l’esprit humain ; il ne se borne pas à nous convaincre, il nous subjugue, il nous agite et nous entraîne ; nos passions se confondent avec les siennes ; nous éprouvons toutes ses émotions ; nous aimons, nous détestons, nous respirons la vengeance, suivant les sentiments qu’il nous inspire. Il nous pousse à des résolutions vigoureuses, à des actions pleines de force et de chaleur. Les débats des assemblées populaires ouvrent un vaste champ à ce genre d’éloquence, qui prend sa source dans les passions humaines. La passion, lorsqu’elle s’élève au degré nécessaire pour échauffer l’âme sans la bouleverser, exalte généralement les facultés humaines ; l’esprit devient plus vif, plus pénétrant, plus vigoureux et plus énergique. C’est surtout pour persuader que l’on éprouve le pouvoir de la passion : tout homme animé d’un grand sentiment est éloquent ; les arguments, les paroles, se présentent à lui avec rapidité ; il transmet aux autres, par une espèce de sympathie contagieuse, les sentiments brûlants dont il est animé. Ses regards, ses gestes, tout en lui est persuasif, et la nature se montre alors bien plus puissante que l’art. C’est le fondement de ce principe si juste d’Horace : Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi.
Ce principe admis, il en résulte ces conséquences qui servent à le confirmer : que l’effet nécessaire de la chaleur et de l’enthousiasme de l’orateur est d’affecter vivement son auditoire ; que les déclamations et les ornements affectés du style, qui trahissent la froideur et l’immobilité de l’âme, sont les défauts les plus opposées à l’éloquence persuasive ; que toute affectation dans le geste ou la prononciation détruit la force de l’orateur ; qu’un discours lu exerce moins d’influence qu’un discours prononcé, parce qu’il conserve moins l’apparence d’être le fruit de la chaleur de l’âme ; qu’enfin, pour persuader, il faut que nos sentiments ne paraissent pas dictés par un intérêt sordide, ou le désir de faire parade de notre sagacité, mais par l’ardeur que nous inspire la cause que nous défendons.
La conséquence évidente de ce qui précède est que l’éloquence est un talent élevé, important pour la société, qui exige du génie naturel et le perfectionnement de l’étude. Comme art de persuasion, il demande, dans son état le plus imparfait, un entendement sain et une connaissance approfondie de la nature humaine ; dans son état de perfection, il exige une grande sensibilité, une imagination vive et chaleureuse jointe à une grande rectitude de jugement et à une connaissance étendue de la puissance du langage ; à quoi il faut encore ajouter la grâce de la prononciation et celle de l’action.
Occupons-nous maintenant d’examiner quel fut l’état de l’éloquence dans les différents âges, et chez les différentes nations.
C’est une observation faite par la plupart des écrivains, que ce n’est que dans les états libres qu’on doit rechercher l’éloquence. Longin en particulier, à la fin de son Traité du sublime, cherchant la raison pourquoi il y avait si peu de sublimité de génie dans le siècle où il vivait, met cette vérité dans le plus haut degré d’évidence. La liberté, dit-il, est la mère nourricière du génie, elle anime l’esprit, fortifie les espérances, excite une honorable émulation et un désir d’exceller dans chaque art. Vous pouvez, ajoute-t-il, trouver toutes les autres qualités chez un peuple privé de liberté ; un esclave peut être un flatteur pompeux ; mais orateur, jamais. Cette assertion doit cependant être quelque peu modifiée. Sous un gouvernement arbitraire, pourvu qu’il soit civilisé et qu’il encourage les arts, l’éloquence qui admet les ornements peut fleurir. Sous le règne de Louis XIV, quelques orateurs furent véritablement éloquents ; quelques harangues et sermons prononcés dans des occasions solennelles sont, non seulement élégants et polis, mais souvent extraordinairement vifs, animés des figures les plus hardies, et s’élèvent jusqu’au sublime. Mais cette éloquence est plutôt fleurie que vigoureuse, destinée plutôt à plaire et à flatter qu’à convaincre et à persuader. La haute, la mâle, l’irrésistible éloquence doit être recherchée, sinon exclusivement, au moins principalement, dans les contrées libres. Sous les gouvernements arbitraires, outre la mollesse et la nonchalance qu’un pareil régime inspire aux sujets, l’art de parler n’est pas, comme dans les états démocratiques, la voie aux honneurs. Renfermée dans la limite étroite de la chaire et du barreau, elle est exclue du vaste théâtre des affaires publiques, où l’esprit des hommes trouve une sphère d’action plus étendue, où l’on traite d’importantes matières qui exigent une étude plus approfondie de l’art de persuader. Partout où l’homme peut acquérir une grande puissance par le raisonnement et la parole, ce qui a lieu surtout dans les gouvernements libres, nous devons nous attendre à voir la véritable éloquence parvenir au plus haut degré de perfection.
Aussi, en traçant l’histoire de cet art, ne serons-nous pas obligés de pénétrer fort avant dans les premiers siècles du monde, ou d’en rechercher l’origine ; parmi les monuments de l’Orient ou de l’antique Égypte. Dans ces âges, il existait sans doute une certaine éloquence, mais elle se rapprochait plus de la poésie que de ce que nous appelons art oratoire. Il y a toute raison de penser, comme je l’ai indiqué, que le langage des premiers hommes était passionné et métaphorique. La disette de mots, la teinte particulière que les langues empruntaient à l’état grossier et sauvage des peuples agités par des passions impétueuses, et incessamment frappés par les objets physiques qui pour eux étaient étranges et surprenants, ouvraient un vaste champ au ravissement et à l’enthousiasme, sources fécondes de la poésie. Mais, tant que les rapports des hommes entre eux furent rares, que la force et la violence furent les principaux moyens d’argumentation, l’art de persuader, de raisonner et de disputer, dut être peu connu. Les premiers empires qui se formèrent, ceux des Assyriens et des Égyptiens, furent despotiques. La puissance était concentrée entre les mains d’un seul ou au moins d’un petit nombre d’hommes. La multitude était accoutumée à une aveugle obéissance. On la gouvernait sans la persuader ; et aucune de ces sociétés où l’art oratoire est un objet important n’existait encore.
Ce sont les républiques de la Grèce qui nous offrent les premiers exemples de l’éloquence persuasive, et le champ qu’elles lui ouvrirent fut tel que nul autre aussi vaste ne lui a été offert, même depuis cette époque ; et, comme l’éloquence grecque a toujours fait l’objet de l’admiration de ceux qui ont étudié l’art puissant de la parole, il est nécessaire de fixer pendant quelque temps notre attention sur cette mémorable époque.
La Grèce était divisée en une multitude de petits états qui furent d’abord gouvernés par des rois appelés tyrans. Leur expulsion de tous ces états fit naître un grand nombre de gouvernements démocratiques, presque tous tracés sur le même plan, animés du même désir de liberté, jaloux et rivaux l’un de l’autre. Nous pouvons renfermer l’époque la plus florissante des républiques de la Grèce entre la bataille de Marathon et le temps où Alexandre-le-Grand subjugua les libertés de la Grèce. Cette période comprend cent cinquante ans environ. Nous y trouvons leurs poètes et leurs philosophes les plus célèbres, mais surtout leurs plus grands orateurs ; et quoique la poésie et la philosophie n’aient pas été anéanties parmi eux après cette époque mémorable, on retrouve à peine les traces de l’éloquence.
Parmi ces républiques, la plus remarquable pour l’éloquence et même pour les arts de toute espèce, fut sans contredit celle d’Athènes. Les Athéniens formaient un peuple ingénieux, vif et spirituel, adonné aux affaires, et toujours tenu en haleine par des révolutions fréquentes. Le principe du gouvernement était entièrement démocratique. Leurs assemblées législatives se composaient de tout le peuple ; ils avaient à la vérité le sénat des cinq cents, mais c’était l’assemblée populaire qui jugeait en dernier ressort, et les déterminations y étaient provoquées par la parole, le raisonnement et le maniement habile des passions et des intérêts de la masse des citoyens. La confection des lois, la paix, la guerre, le choix des magistrats appartenaient au peuple. Le chemin aux honneurs les plus élevés était ouvert à tous, et le plus mince commerçant n’était pas exclu d’un siège dans une cour suprême. Dans un gouvernement de cette nature, il est évident que l’éloquence dut être étudiée comme le moyen le plus sûr d’acquérir de l’influence et du pouvoir ; et quelle éloquence ? non pas celle qui consistait simplement en phrases pompeuses et brillantes, mais celle qui, d’après les leçons de l’expérience, était la plus propre à convaincre, attacher et persuader les auditeurs. Les harangues publiques n’étaient pas un vain débat pour attirer les applaudissements, mais un combat sérieux pour arriver aux dignités, objet de la convoitise de l’homme ambitieux et du citoyen vertueux.
Chez une nation si spirituelle et si vive, où l’attention la plus soutenue était donnée à l’élégance dans les arts, nous devons naturellement nous attendre à trouver le goût judicieux et perfectionné. Aussi était-il parvenu à un tel degré, que le goût attique ou des manières attiques signifient proverbialement le point de la perfection. Il est vrai que d’ambitieux démagogues, des orateurs corrompus, égarèrent quelquefois le peuple en l’éblouissant par le clinquant d’une fausse éloquence ; car les Athéniens avec toute leur finesse étaient cependant factieux, capricieux, et grands admirateurs de tout ce qui était nouveau. Mais lorsqu’une affaire importante attirait leur attention, lorsque quelque grand danger, réveillant leurs esprits, mettait leur jugement à une sérieuse épreuve, ils savaient distinguer avec sagacité la véritable éloquence de la subtilité. Démosthène triomphait toujours de ses antagonistes, parce qu’il parlait toujours vrai, n’affectait pas une vaine parade de mots, employait de puissants arguments, et leur montrait clairement leurs véritables intérêts. Dans les circonstances critiques, lorsque le peuple, alarmé par un pressant danger, était assemblé, et que le héraut proclamait que chacun pouvait se lever pour donner son opinion sur l’état des affaires, des déclamations ou raisonnements sophistiques auraient non seulement été sifflés, mais même punis par une assemblée si intelligente et si accoutumée aux affaires. Leurs plus grands orateurs tremblaient en ces occasions lorsqu’ils se levaient pour parler au peuple, persuadés qu’ils répondraient des suites du conseil qu’ils allaient donner. Une éloquence mâle et vigoureuse jaillit des débats des factions et de la liberté.
Pisistrate, qui fut contemporain de Solon, et qui bouleversa son plan de gouvernement, fut, suivant Plutarque, le premier qui se distingua parmi les Athéniens par l’étude de l’art oratoire. Il employa son habileté dans cet art à s’élever au pouvoir souverain, qu’il exerça avec modération. L’histoire ne fait aucune mention particulière des orateurs qui fleurirent entre cette époque et la guerre du Péloponnèse. Périclès, qui mourut vers le commencement de cette guerre, est le premier qui porta l’éloquence à un haut degré, et ce degré fut tel, qu’il ne paraît pas avoir été surpassé par la suite. Il était plus qu’orateur ; il réunissait les qualités d’habile politique, de bon général, d’homme adroit consommé aux affaires ; aussi gouverna-t-il Athènes pendant quarante ans avec un pouvoir absolu, et les historiens attribuent son influence autant à son éloquence vive et entraînante qui lui donnait un grand empire sur les passions et les affections des peuples, qu’à ses talents politiques. Il reçut le surnom d’olympique, parce que, semblable à Jupiter, il tonnait à la tribune. Quoique son ambition fût blâmable, de grandes vertus le distinguaient ; il était généreux et magnanime, et aimait sa patrie. Lorsqu’il mourut, il se glorifia de n’avoir jamais fait porter le deuil à aucun citoyen pendant sa longue administration. Une remarque importante de Suidas, c’est qu’il fut le premier qui écrivit un discours destiné à être prononcé en public.
Après Périclès parurent, pendant le cours de la guerre du Péloponnèse, Cléon, Alcibiade, Critias et Théramène, citoyens distingués d’Athènes, qui se firent remarquer par leur éloquence. Ils n’étaient pas orateurs de profession, ni disciples de l’école ; ils se formèrent par une éducation plus puissante, au milieu des affaires et des débats publics, où des combats corps à corps à la tribune mettaient en action toutes les puissances de l’âme. Le genre et le style oratoire qui prévalurent alors, comme nous l’indiquent les harangues de Thucydide qui florissait à la même époque, harangues qui sont répandues dans ses écrits historiques, était forte, véhémente, et concise presque jusqu’à l’obscurité. Grandes erant verbis, dit Cicéron, crebri sententiis, compressione rerum breves, et ob eam ipsam causam interdium obscuri
; ce qui diffère étrangement du style moderne des discours populaires, et donne une haute idée de la sagacité de l’auditoire.
L’éloquence étant devenue, après le siècle de Périclès, un objet plus important encore, on vit naître une secte d’hommes jusqu’alors inconnus, appelés rhéteurs et quelquefois sophistes, qui se multiplièrent beaucoup durant la guerre du Péloponnèse : Protagoras, Prodicas, Thrasymaque, et le plus illustre de tous, Gorgias de Léontium. Ces sophistes joignirent à l’art de la rhétorique une logique subtile et dégénérèrent en une espèce de métaphysiciens sceptiques. Gorgias fut cependant un professeur distingué d’éloquence. Sa réputation fut prodigieuse. Il fut particulièrement vénéré à Léontium, en Sicile, sa ville natale, et ses traits furent gravés sur la monnaie. Dans la dernière partie de sa vie, il alla s’établir à Athènes, où il vécut jusqu’à l’âge de cent cinq ans. Hermogènes (de Ideis, lib. ii, cap. 9.) nous a conservé un fragment de ses écrits qui peut nous donner une idée de son style ; il est plein d’art et de finesse, d’antithèses et de subtilités. Les rhéteurs ne se contentaient plus de donner à leurs disciples des préceptes généraux d’éloquence, et de former leur goût ; ils professaient l’art de faire des discours sur tous les sujets, de soutenir le pour et le contre ; ils enseignaient la topique ou invention artificielle d’arguments sur toutes les matières. Ils parvinrent à corrompre l’éloquence, qui dégénéra entre leurs mains et devint un art frivole et sophistique. Socrate s’opposa seul à ce torrent par des raisonnements profonds mais simples ; il déroula leurs sophismes ; il s’efforça de détourner l’attention des hommes de ces abus de la parole et du raisonnement, et de les ramener au langage naturel, aux idées saines et utiles.
Vers la même époque, quoiqu’un peu plus tard que les philosophes dont nous avons rappelé les noms, florissait Isocrate. Il professa la rhétorique, et en enseignant l’éloquence il acquit plus de fortune et de réputation que ses rivaux. Il ne fut point un orateur méprisable. Ses discours sont pleins de moralité et de bonnes pensées ; ils sont doux et coulants, mais dépourvus de force. Il ne s’engagea jamais dans les affaires publiques. Son style était, comme dit Cicéron, pompæ quam pugnæ aptior ; ad voluptatem aurium accommodatus potius quam ad judiciorum certamen
. Le style de Gorgias de Léontium est formé de phrases courtes, composées de deux membres qui se correspondent. Celui d’Isocrate, au contraire, est plein et abondant ; on dit qu’il introduisit le premier la méthode de composer des périodes régulières qui eussent une musique étudiée et une cadence harmonieuse ; mais il porta cette étude jusqu’à l’excès. Que penserons-nous d’un auteur qui passa dix années de sa vie à polir un discours, qui existe encore, et est intitulé le Panégyrique ? Denis d’Halicarnasse nous a laissé, sur les discours d’Isocrate et sur quelques autres orateurs de la Grèce, un traité complet, qui est, suivant mon opinion, l’écrit le plus judicieux de critique ancienne que nous ayons, et qui est très digne d’être consulté. Il loue la splendeur du style d’Isocrate et la moralité de ses sentiments ; mais il blâme sévèrement son affectation et la cadence régulière et uniforme de ses phrases ; il l’appelle brillant déclamateur, orateur sans naturel et peu persuasif
. Cicéron, dans ses ouvrages de critique, tout en reconnaissant ses fautes, laisse apercevoir un penchant très décidé pour ce plena ac numerosa oratio
, pour ce style abondant et harmonieux qu’Isocrate a introduit. Dans un de ses traités (Orat. ad M. Brut.), Cicéron nous informe que Brutus, son ami, blâmait la partialité qu’il montrait pour Isocrate. Le genre de cet auteur séduit généralement les jeunes écrivains, et cette séduction paraît très naturelle et même utile. Elle leur donne une idée de cette régularité, de cette cadence, de cette magnificence du style qui remplit l’oreille ; mais lorsqu’ils commencent à écrire ou à parler pour le public ; ils s’aperçoivent bientôt de l’impropriété de cette ostentation pour traiter les affaires ou fixer l’attention. La grande réputation d’Isocrate détermina, dit-on, Aristote, qui était presque son contemporain et qui vécut peu de temps après lui, à composer ses Éléments de Rhétorique formés d’après un plan très différent de celui d’Isocrate et des rhéteurs de ce siècle. Il paraît avoir eu pour but de diriger l’attention des orateurs plutôt vers les moyens de convaincre et d’affecter les auditeurs, que vers la cadence harmonieuse des périodes.
Isée et Lysias, dont quelques discours nous ont été conservés, appartiennent aussi à cette époque. Lysias, qui vécut quelque temps avant Isocrate, est le modèle de ce que les anciens appelaient tenuis vel subtilis ; il n’a rien de la pompe d’Isocrate ; c’est de l’atticisme pur dans toute la force de l’expression ; simple sans affectation, mais sans force et quelquefois sans chaleur. Isée est surtout remarquable pour avoir été le maître du grand Démosthène, dont l’éloquence brilla de l’éclat le plus vif parmi tous ceux qui portèrent le nom d’orateur, et qui mérite par conséquent une attention particulière.
Je ne m’arrêterai pas aux circonstances de la vie de cet orateur ; elles sont toutes parfaitement connues : l’ambition excessive qu’il montra d’exceller dans l’art oratoire, le peu de succès de ses premières tentatives, sa persévérance infatigable à vaincre les difficultés que lui opposaient la nature et son organisation physique ; le dessein qu’il exécuta de se renfermer dans une caverne pour étudier sans distraction, son habitude de déclamer près des rivages de la mer pour s’accoutumer au bruit d’une assemblée tumultueuse, en plaçant des cailloux dans sa bouche pour corriger un défaut de prononciation, et de suspendre au-dessus de ses épaules, lorsque renfermé chez lui il s’exerçait à l’action, une épée nue, pour vaincre un mouvement vicieux auquel il était enclin ; toutes ces circonstances, que nous retrace Plutarque, sont fort encourageantes pour ceux qui étudient l’éloquence, et montrent combien l’étude et l’application sont puissantes pour nous faire acquérir des qualités supérieures que la nature semblait nous refuser.
Méprisant la manière fleurie et affectée des rhéteurs de son siècle, il adopta l’éloquence mâle et véhémente de Périclès. Jamais orateur n’eut une plus belle carrière ouverte devant lui que Démosthène dans ses Olynthiennes et ses Philippiques, qui sont ses principaux discours, et qui, sans contredit, doivent une grande partie de leur mérite à la noblesse du sujet, à l’honneur et au patriotisme qu’ils respirent au plus haut degré. Leur objet est de soulever l’indignation de ses concitoyens contre Philippe de Macédoine, l’ennemi public des libertés de la Grèce ; de les prémunir contre les ruses de ce prince adroit à leur cacher le danger qui les menaçait. Dans l’exécution de ce dessein, nous le voyons saisir toutes les occasions favorables pour animer un peuple renommé pour sa justice, son humanité, sa valeur, mais en beaucoup d’occasions corrompu et dégénéré. Il leur reproche leur vénalité, leur indolence, leur tiédeur pour la cause publique, tandis qu’en même temps, avec tout le talent d’un grand orateur il leur rappelle la gloire de leurs ancêtres, qu’ils forment encore un peuple puissant et florissant, protecteur naturel des libertés de la Grèce, et qu’il ne leur manque que la volonté pour faire trembler Philippe. Lorsqu’il attaque les orateurs ses contemporains, qui étaient vendus à Philippe et conseillaient la paix, il ne garde plus de mesures ; il leur reproche avec amertume de trahir leur patrie. Il ne se borne point à conseiller des mesures vigoureuses, il trace le plan qu’on doit suivre ; il entre dans les détails, et justifie avec exactitude ses moyens d’exécution. Tel est le cadre de ses discours. Ils sont plein d’âme, d’impétuosité, de feu et de patriotisme. Ils présentent une série d’inductions, de conséquences et de démonstrations fondées sur de solides raisonnements. Les figures dont il use ne sont jamais recherchées, mais jaillissent du sujet. Il les emploie d’une main avare, car la splendeur et les ornements ne forment pas le caractère de son éloquence. C’est l’énergie de la pensée qui le place au-dessus de tous les orateurs. Il s’applique plus aux choses qu’aux mots. On oublie l’orateur ; le sujet seul occupe. Il échauffe l’esprit et entraîne la volonté. Il dédaigne la pompe et l’ostentation, les méthodes insinuantes, les introductions travaillées, mais, comme un homme plein de son sujet, il prépare, par deux ou trois sentences, son auditoire à l’écouter, et plein de confiance il entre directement en matière.
Démosthène soutient avec un grand avantage le parallèle avec Eschine dans le célèbre procès pro corona. Eschine était son rival aux honneurs, son ennemi personnel, et un des orateurs les plus fameux de cette époque ; mais lorsque nous lisons leurs discours, Eschine est faible en comparaison de Démosthène, et fait beaucoup moins d’impression sur l’esprit. Ses raisonnements sur la loi dont on s’occupait sont très subtils, mais ses attaques contre Démosthène sont mal soutenues. Démosthène, au contraire, ressemble à un torrent irrésistible, il terrasse son adversaire, et le peint avec les plus noires couleurs. Le principal mérite de ce discours, c’est que toutes les descriptions sont extrêmement pittoresques. Il se montre au milieu de cette lutte avec honneur et magnanimité, et parle avec cette force et cette noble dignité qu’inspirent les grandes actions et le patriotisme. Chaque orateur agit avec la plus grande liberté contre son antagoniste ; les mœurs anciennes permettaient cette licence sans frein ; elle était souvent portée jusqu’à l’abus et l’insolence, comme on le voit dans les deux harangues pour la couronne, et dans les Philippiques de Cicéron, qui offenseraient et blesseraient aujourd’hui nos oreilles délicates.
Le style de Démosthène est serré et pressant ; mais, nous ne devons pas le dissimuler, quelquefois rude et brusque. Ses mots sont très expressifs, leur arrangement ferme et mâle, quoique fort éloigné d’être sans harmonie. Cependant il paraît difficile de trouver ce nombre, ce rythme étudié, mais caché, que quelques anciens critiques lui attribuent. Il néglige les grâces secondaires, et semble viser au sublime du sentiment. Son action, sa prononciation étaient, rapporte-t-on, extrêmement véhémentes et ardentes, ce qu’on est porté à croire en voyant le caractère de sa composition. Il est toujours grave, sérieux, passionné, prend tout sur un ton élevé, ne s’abaisse jamais, et ne hasarde aucune plaisanterie. On ne saurait le lire, dit Fénelon, sans voir qu’il portait la république dans le fond de son cœur. Si l’on peut reprocher quelque défaut à son admirable éloquence, c’est d’être quelquefois rude et sèche. On peut penser qu’il manque de douceur et de grâce, ce que Denis d’Halicarnasse attribue à son penchant pour imiter le style de Thucydide, qu’il avait choisi pour son modèle, et dont il transcrivit, dit-on, huit fois l’histoire de sa propre main. Mais ces défauts sont bien rachetés par l’admirable et puissante force de son éloquence énergique, qui subjugua tous ceux qui l’entendirent, et qu’on ne peut lire aujourd’hui sans émotion. On peut voir ce qu’en dit Longin dans son Traité du Sublime, traduction de Boileau.
Après la mort de Démosthène, la Grèce perdit sa liberté. L’éloquence naturellement languit et retomba dans ce genre faible introduit par les rhéteurs et les sophistes. Démétrius de Phalère, qui vécut dans le siècle qui suivit celui de Démosthène, parvint à quelque réputation ; mais on nous le dépeint comme un orateur plus fleuri que persuasif, préférant la grâce à la force. Delectabat Athenienses, dit Cicéron, magis quam inflammabat.
Après lui, la Grèce fut veuve d’orateurs dignes de ce nom.
Continuation de l’histoire de l’éloquence. Éloquence romaine. Cicéron. Éloquence moderne. §
Après avoir traité de l’origine et des divers états de l’éloquence parmi les Grecs, nous allons examiner ses progrès parmi les Romains. Belliqueux et grossiers, les Romains furent longtemps étrangers aux arts, qui ne s’introduisirent chez eux qu’après la conquête de la Grèce.
Græcia capta ferum victorem cepit, et artesIntulit agresti Latio.
Les Romains empruntèrent aux Grecs leur éloquence, leur poésie et leurs beaux-arts ; mais il faut avouer que leur génie resta toujours au-dessous de celui de leurs maîtres. Ils n’avaient ni la vivacité, ni la sensibilité des Grecs, leurs passions étaient plus calmes, leur imagination moins vive. Leur langue peignait leur caractère : elle était régulière, ferme et sévère, mais privée de cette simple et expressive naïveté, et surtout de cette flexibilité nécessaire pour se plier aux divers modes ou genres de composition ; naïveté et flexibilité qui formaient les caractères distinctifs et dominants de la langue grecque.
Si nous comparons les productions analogues des Grecs et des Romains, nous trouverons toujours plus de génie naturel dans les ouvrages des premiers, plus d’art et de régularité dans ceux des seconds. Ce que les Grecs inventèrent, les Romains le perfectionnèrent.
Le gouvernement des Romains fut démocratique durant la république, et par conséquent l’art oratoire devint bientôt un moyen d’arriver au pouvoir et aux honneurs. Mais, dans ces temps barbares et peu civilisés, il est difficile d’appeler éloquence leurs discours oratoires. Quoique Cicéron, dans son traité de claris Oratoribus, parle avec estime du premier des Catons et de ses contemporains, cependant il reconnaît qu’ils avaient asperum et horridum genus dicendi
: un genre d’éloquence âpre et rude. Ce ne fut que peu de temps avant Cicéron qu’on vit paraître quelques orateurs remarquables. Crassus et Antoine, deux des interlocuteurs du dialogue de Oratore, semblent avoir tenu le premier rang. Cicéron décrit leurs différents genres avec beaucoup d’élégance dans ce dialogue et dans ses autres ouvrages de rhétorique. Mais comme il n’existe aucune de leurs productions, ni même de celles d’Hortensius, qui était contemporain de Cicéron et son rival au barreau, il est inutile de transcrire des ouvrages de Cicéron ce qu’il dit sur ces orateurs et sur les caractères de leur éloquence.
L’objet le plus digne de notre attention, dans cette période, est Cicéron lui-même, dont le nom rappelle ce qu’il y a de plus brillant dans l’art oratoire. L’histoire de sa vie, et son caractère comme homme et comme politique, ne doivent pas nous occuper directement : nous le considérons seulement comme un éloquent orateur ; et, sous ce point de vue, il est de notre devoir de rappeler ses qualités et ses défauts, s’il en eut quelqu’un. Ses qualités furent sans doute éminemment brillantes ; tous ses discours montrent un grand art. Il commence généralement par un exorde régulier, prépare son auditoire, et s’étudie à gagner sa bienveillance. Ses arguments sont classés avec convenance ; sa méthode est claire ; et, sous ce dernier rapport, il a quelque supériorité sur Démosthène. Nous trouvons chaque chose en sa place ; il n’essaie jamais d’émouvoir qu’après s’être efforcé de convaincre, et réussit surtout à exciter les passions les plus douces. Nul orateur n’a jamais mieux connu que Cicéron la puissance et la force des mots : il les coordonne de la manière la plus pompeuse et la plus séduisante, et, dans la structure de ses périodes, il est exact et délicat au plus haut degré. Il aime l’abondance et la magnificence ; et les sentiments qu’il exprime sont éminemment moraux. Tout considéré, son genre est prolixe, mais souvent varié avec bonheur, et parfaitement approprié au sujet. Par exemple, dans ses quatre discours contre Catilina, le ton et le style de chacun d’eux, et particulièrement des premier et dernier, est très différent, et modifié avec beaucoup de sagacité, suivant les circonstances et la situation où il parlait. Lorsqu’un grand intérêt public échauffait son âme et exigeait de la force et de l’indignation, il s’éloignait considérablement de ce genre un peu lâche et déclamatoire qu’il adoptait dans les autres occasions, et devenait alors extrêmement puissant et véhément. Ses discours contre Antoine, ses Verrines et ses Catilinaires, en offrent des preuves remarquables.
Mais à côté des brillantes qualités que possède Cicéron, il a quelques défauts qu’il est nécessaire de signaler. L’éloquence de ce grand orateur est un modèle si séduisant par ses beautés, que si on ne l’examinait pas avec soin et réflexion, elle pourrait entraîner les imprudents à une imitation vicieuse ; et je crois qu’elle a quelquefois produit cet effet. Dans la plupart de ses discours, et spécialement dans ceux composés dans la première partie de sa vie, il y a trop d’art ; il le pousse même jusqu’à l’ostentation, la pompe de l’éloquence est trop visible ; il semble souvent viser plutôt à obtenir l’admiration qu’à opérer la conviction : aussi est-il quelquefois plus éclatant que solide, et prolixe où il devrait être pressant. Ses périodes sont toujours arrondies et sonores : elles ne peuvent être accusées de monotonie, car elles ont une grande variété de cadence ; mais un trop grand amour pour la magnificence lui fait négliger la vigueur. Partout où il en trouve l’occasion, il est trop plein de lui-même ; ses grandes actions et les services réels qu’il avait rendus à sa patrie le justifient, à certains égards : les mœurs anciennes imposaient aussi moins de retenue du côté du décorum ; mais, malgré toutes ces concessions, sa vaniteuse ostentation ne peut lui être entièrement pardonnée ; ses discours et ses ouvrages laissent dans nos esprits l’impression d’un homme probe, mais aussi l’impression d’un homme vain.
Les taches que nous avons remarquées dans l’éloquence de Cicéron ont été signalées par ses contemporains. C’est ce que nous apprend Quintilien et l’auteur du dialogue de Causis corruptæ eloquentiæ. Brutus lui reprochait d’être fractum et elumbem
, brisé et énervé. Suorum homines temporum, dit Quintilien, incessere audebant eum, ut tumidiorem et Asianum redundantem, et in repetitionibus nimium, et in salibus aliquando frigidum, et in compositione fractum et exsultantem, ac pene viro molliorem.
Ces censures sont trop sévères, et sentent la malignité et l’inimitié personnelle ; ses détracteurs voyaient ses défauts, mais ils les aggravaient. Ces reproches amers prenaient leur source dans le différend qui, aux jours de Cicéron, s’éleva entre deux grands partis relativement à l’éloquence, les Attici et les Asiani ; les premiers, qui s’appelèrent Attiques, se déclarèrent les patrons de ce qu’ils croyaient être le style chaste, simple, et naturel de l’éloquence, et accusaient Cicéron de s’en être éloigné pour adopter l’éloquence fleurie des Asiatiques. D’un autre côté, Cicéron, dans plusieurs de ses ouvrages de rhétorique, et surtout dans son Orator ad Brutum, s’efforce de prouver que cette secte substituait un genre froid et stérile au véritable atticisme, et soutient que ses ouvrages sont formés d’après le vrai style attique. Quintilien, dans le Xe livre de ses Institutions, rend un compte détaillé de ce grand différend, et se prononce en faveur de Cicéron, et, soit qu’un l’appelle attique ou asiatique, préfère le style copieux, abondant et pompeux. Il termine par cette juste observation : Plures sunt eloquentiæ facies ; sed stultissimum est quærere ad quam recturus se sit oralor, cum omnis species, quæ modo recta est, habeat usum. Utetur enim ut res exiget, omnibus ; nec pro causa modo, sed et pro partibus causæ.
À l’égard du parallèle de Cicéron et de Démosthène, les critiques ont beaucoup écrit sur ce sujet. Les différents genres des deux princes de l’éloquence, et le caractère distinctif de chacun d’eux, sont si fortement marqués dans leurs écrits, que cette comparaison est, sous bien des rapports, évidente et facile. Le caractère de Démosthène est la force et l’austérité ; celui de Cicéron est la grâce et la séduction : dans l’un nous trouverons plus de vigueur, dans l’autre plus d’ornements ; l’un est plus rude, mais plus puissant et plus animé ; l’autre plus agréable, mais plus timide et plus faible.
Un désavantage pour Démosthène, c’est qu’outre sa concision, qui quelquefois produit l’obscurité, la langue dans laquelle il écrit nous est moins familière que le latin : nous lisons Cicéron avec plus de facilité et naturellement avec plus de plaisir. Indépendamment de cette circonstance, l’orateur romain est sans contredit un plus agréable écrivain que Démosthène. Nonobstant cet avantage, je crois que dans un moment de danger, ou de quelque grand événement national qui éveillerait sérieusement l’attention publique, une harangue dans le style et dans le genre de celles de Démosthène aurait plus de poids et produirait un plus puissant effet qu’un discours écrit comme ceux de Cicéron. Le style rapide, l’argumentation véhémente, le dédain, la colère, la hardiesse, la liberté qui les animent perpétuellement rendraient infaillible leur succès sur une assemblée moderne.
Fénelon, en accordant à Cicéron les justes louanges que tous les siècles lui ont unanimement prodiguées, donne aussi la palme à Démosthène. Dans ses réflexions sur la rhétorique et la poésie, petit traité qui accompagne habituellement ses dialogues sur l’éloquence, il s’exprime ainsi : « Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n’admire plus Cicéron que je fais : il embellit tout ce qu’il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes d’esprit ; il est même court et véhément toutes les fois qu’il veut l’être, contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure dans son discours ; l’art y est merveilleux, mais on l’entrevoit. L’orateur, en pensant au salut de la république, ne s’oublie pas, et ne se laisse pas oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne cherche pas le beau ; il le fait sans y penser. Il est au-dessus de l’admiration. Il se sert de la parole comme un homme modeste de son habit pour se couvrir : il tonne ; il foudroie ; c’est un torrent qui entraîne tout. On ne peut le critiquer parce qu’on est saisi ; on pense aux choses qu’il dit et non à ses paroles. On le perd de vue ; on n’est occupé que de Philippe qui envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron que de la rapide simplicité de Démosthène. »
La Harpe, au contraire, se déclare pour Cicéron : « Je les admire tous deux… mais je demande qu’il me soit permis, sans offenser personne, d’aimer mieux Cicéron. Il me paraît l’homme le plus naturellement éloquent qui ait jamais existé…, non que je mette rien au-dessus du plaidoyer pour la couronne ; mais les autres ouvrages de Démosthène ne me paraissent pas, en général, de la même hauteur ; ils ont de plus une sorte d’uniformité qui tient peut-être à celle des sujets, car il s’agit presque toujours de Philippe… »
Le règne de l’éloquence fut très court parmi les Romains. Après Cicéron elle languit, ou plutôt elle expira, et nous ne devons pas nous en étonner, car non seulement la liberté périt entièrement, mais le pouvoir arbitraire s’appesantit sur eux de la manière la plus oppressive et la plus brutale : la Providence ayant, dans sa colère, livré l’empire romain à une suite de ces tyrans odieux qui sont le fléau et l’exécration de la race humaine. Sous un pareil gouvernement le goût devait nécessairement se corrompre et le génie s’éteindre. Quelques-uns des arts de luxe les moins intimement liés à la liberté, subsistèrent pendant quelque temps encore ; mais pour cette mâle éloquence qui avait fait retentir le Forum et les voûtes du sénat, elle disparut entièrement. Le changement que produisit sur l’éloquence la nature du gouvernement et l’état des mœurs publiques est magnifiquement décrit dans le dialogue De causis corruptæ eloquentiæ que quelques-uns attribuent à Tacite, d’autres à Quintilien. Le luxe, la mollesse, la flatterie envahirent tout. Le Forum, où tant de grandes affaires se traitaient, devint désert ; on plaidait encore quelques causes privées, mais le public n’y attachait plus aucun intérêt. Unus inter hæc, et alter, dicenti assistit, et res velut in solitudine agitur. Oratori autem clamore plausuque opus est, et velut quodam theatro, qualia quotidie antiquis oratoribus contingebant ; eum tot actam nobiles Forum coarctarent ; cum clientelæ, et tribus, et municipiorum legationes, periclitantibus assisterent ; cum in plerisque judiciis crederet populus romanus sua interesse quid judicaretur.
Dans les écoles des déclamateurs la corruption de l’éloquence fut complète. Des sujets fantastiques et imaginaires, qui n’avaient aucun rapport aux besoins de la vie ou aux affaires, étaient les thèses de déclamation, qu’on parait d’ornements les plus affectés et les plus faux. Entre les mains des rhéteurs grecs, l’éloquence des premiers orateurs avait dégénéré en subtilité et en sophismes ; dans les mains des déclamateurs romains, elle se changea en clinquant, en affectation, en pointes et en antithèses. Les écrits de Sénèque offrent le premier exemple de ce genre corrompu. On le trouve aussi dans le fameux panégyrique de Trajan par Pline le jeune, qui peut être considéré comme le dernier effort de l’éloquence romaine ; et, quoique l’auteur fût un homme de génie, néanmoins il manquait de naturel et d’aisance. Nous apercevons partout les efforts perpétuels qu’il fait pour s’éloigner de la voie ordinaire de la pensée, et pour soutenir une élévation forcée.
Au temps de la décadence de l’empire romain, l’introduction du christianisme fit naître un nouveau genre d’éloquence, celui des apologies, des sermons et des homélies. Quelques-uns des pères de l’Église furent véritablement éloquents ; Saint Cyprien fut magnifique et véhément, saint Chrysostôme joignit à un jugement exquis une imagination riche et une morale sensible et aimable ; saint Augustin fut sublime et populaire ; mais le mauvais goût du siècle se laisse fréquemment apercevoir dans leurs écrits, et aucun d’eux ne peut être cité comme un modèle d’éloquence.
Dans nos temps modernes, il faut avouer que, parmi les nations européennes, l’art oratoire n’a pas été considéré comme un objet aussi important, ni cultivé avec autant de soin que dans la Grèce et à Rome. L’éloquence a été moins honorée et n’a jamais produit des effets aussi puissants. On n’aspire plus autant à cette haute et sublime éloquence qu’on vit briller avec tant d’éclat dans les temps anciens, et les noms de Démosthène et de Cicéron règnent sans rivaux sur tous les siècles.
Plusieurs raisons peuvent nous faire comprendre pourquoi l’éloquence moderne a été si humble et si limitée dans ses efforts. D’abord, on peut en partie en attribuer la cause aux entraves que les mœurs modernes ont imposées à la pensée. Il n’est pas douteux que dans tout ce qui constitue les grands efforts de génie les anciens, Grecs et Romains, ne l’emportassent sur nous. Mais d’un autre côté on ne peut nous refuser quelque avantage sur eux pour la liaison et la vivacité du raisonnement dans la plupart des sujets. La philosophie a suivi les progrès de la civilisation. Une certaine rigueur de bon sens a prévalu. Nous nous défions des fleurs de l’élocution ; nous sommes sur nos gardes, nous craignons toujours d’être trompés par les fourberies de l’éloquence. Nos orateurs sont obligés d’être plus circonspects que les anciens dans leurs tentatives pour exalter l’imagination et pour enflammer les passions. Par l’in fluence du goût dominant, leur propre génie devient beaucoup plus timide et plus sobre. D’ailleurs la scène ou peut s’exercer l’éloquence est aujourd’hui infiniment rétrécie. La puissance arbitraire sous les gouvernements despotiques, et l’influence ministérielle dans les gouvernements plus libres, ont amorti le pouvoir de l’éloquence qui, trop faible pour contrebalancer ces puissances, a naturellement été étudiée avec moins de zèle et de ferveur que lorsque ses effets sur les affaires de l’état étaient efficaces et certains.
Le barreau moderne offre aussi de grands désavantages. Chez les anciens, les juges étaient ordinairement nombreux, les lois simples et peu multipliées ; la décision des causes était en grande partie abandonnée à l’équité et à la conscience des juges. Il y avait donc un vaste théâtre ouvert à ce qu’ils appelaient l’éloquence judiciaire. Chez les modernes tout est changé. Le système des lois est beaucoup plus compliqué ; leur étude est devenue si difficile que c’est l’objet principal de l’éducation du jurisconsulte, et en quelque manière l’occupation de sa vie entière. L’art de parler n’est plus qu’une qualité secondaire à laquelle il ne peut accorder que beaucoup moins de son temps et de son travail. Les bornes de l’éloquence sont d’ailleurs très circonscrites au barreau, et, excepté dans quelques cas, l’orateur est réduit à argumenter sur la loi, les usages ou les précédents, d’où il résulte que la science est devenue beaucoup plus nécessaire que l’art oratoire.
L’éloquence moderne a donc perdu cette splendeur dont elle brilla dans les temps anciens, et de véhémente et sublime elle est devenue douce et tempérée. Cependant le rang qu’elle occupe est encore assez distingué, et c’est au défaut de zèle et d’application, et non à la disette du génie et de la capacité que nous devons attribuer notre infériorité.
C’est un champ où il y a encore beaucoup d’honneur à moissonner. C’est un puissant levier pour les plus hauts desseins. Les anciens modèles nous offrent des exemples dignes d’être imités, quoique, dans nos tentatives, nous devions respecter le goût et les mœurs modernes.
Coup d’œil sur l’éloquence française. §
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, combien les mœurs, les habitudes modernes, et surtout la nature de nos gouvernements, étaient défavorables à l’éloquence, cette souveraine des cœurs, qui toujours accompagne la liberté et se voile à l’aspect d’un pouvoir ombrageux. Nonobstant, les désavantages que nous avons signalés, l’éloquence a brillé d’un vif éclat en France. Sous le siècle de Louis XIV, l’Église, toute-puissante et indépendante, attira dans son sein tout ce que la France possédait de talents supérieurs. L’ordre des vérités qu’elle proclame devait naturellement faire aspirer au sublime les génies immortels qui traitaient les sujets élevés qui forment son domaine ; ils y parvinrent souvent : les Bourdaloue, les Massillon, les Bossuet, les Fénelon, les Fléchier, ont porté l’éloquence de la chaire jusqu’à la perfection du genre ; ils ont élevé à la gloire de la France un monument magnifique. Les écrivains ecclésiastiques qui brillèrent dans la Grèce et vinrent former à eux seuls une nouvelle époque de littérature et de civilisation, qui suivit la décadence de la haute littérature grecque, sont effacés par ces illustres prédicateurs, et il est douteux que les siècles à venir offrent jamais rien de plus parfait en ce genre.
Avant la convocation des états-généraux, nous n’avions et ne pouvions rien avoir à opposer aux Grecs et aux Romains dans le genre qu’ils appelaient délibératif, et qui a pour but les affaires publiques, la guerre, la paix et tout ce qui concerne le gouvernement et l’économie politique. Ce n’est que dans les ouvrages de Démosthène et de Cicéron qu’on trouvait des modèles de cette espèce d’éloquence. La tribune était muette. La forme de notre gouvernement purement monarchique n’avait pas ouvert le champ à cette espèce d’éloquence, la plus auguste de toutes et la plus imposante.
Sans rappeler les causes qui firent présager et nécessitèrent peut-être la révolution, il me suffira de remarquer qu’aucune époque ne fut, en France, plus favorable au développement de l’éloquence. Les passions étaient allumées ; tous les ordres de l’État et le monarque lui -même sentaient le besoin impérieux d’une réforme radicale, exigée par la civilisation. On s’accorda pour détruire ; on se divisa pour réédifier ; ou plutôt, trop jeunes d’expérience pour accomplir une aussi grande œuvre, les hommes illustres qui la tentèrent ne virent pas leurs efforts couronnés de succès ; et de fougueux démagogues, profitant de l’hésitation et de la division des honnêtes gens, après avoir dompté par la terreur, puis écarté par l’exil ou la mort les seuls hommes dont les conseils et les vertus auraient pu conduire au port le vaisseau de l’État, bouleversèrent la société jusque dans ses fondements, et consommèrent le plus grand des crimes.
C’est dans cette première assemblée où l’on discuta les matières les plus élevées d’économie politique, de législation et de gouvernement, que parurent avec tant d’éclat l’abbé Maury, dont la parole académique, suivant l’expression caractéristique d’un ingénieux écrivain moderne, s’échauffait au feu de la tribune ; le jeune et ardent Barnave, le modeste et profond Cazalès, Lally-Tollendal, Adrien Duport, et tant d’autres dont le patriotisme éclairé méritait des succès qu’ils n’obtinrent pas. Mais au-dessus de tous dominait comme un colosse Mirabeau, dont le génie, toujours armé d’un à-propos foudroyant, écrasait les audacieux qui osaient le combattre.
Menacé d’une procédure criminelle, il se présente à la tribune : « Et moi aussi, dit-il, j’ai été porté en triomphe, et l’on crie aujourd’hui : La grande conspiration du comte de Mirabeau ! Je n’avais pas besoin de cet exemple pour savoir qu’il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche Tarpéienne ; »
puis, par une éloquente défense, il étonne l’assemblée qu’il avait pour juge, et confond ses accusateurs.
Dans une autre circonstance, il répondait à un préopinant : « Si, au milieu de cette scène odieuse, dans la triste circonstance où nous nous trouvons, dans l’occasion déplorable qui la fait éclore, je pouvais me livrer à l’ironie, je remercierais le préopinant… »
Il est interrompu par le préopinant. « M. de Mirabeau m’accable d’ironie ; il s’acharne toujours sur moi… Je… »
Mirabeau : « Puisque vous n’aimez pas l’ironie, je vous lance le plus profond mépris. »
Rappelé à l’ordre pour cette énergique insulte, il monte à la tribune pour se justifier, le fait avec vigueur ; et, rentrant dans la première discussion, il y ramène habilement les esprits.
Mirabeau excellait aussi dans les discussions polémiques. C’est là, dit Chénier, qu’il atteignit les fameux orateurs de l’antiquité ; c’est, dans notre langue, ce qui approche le plus de ces beaux discours où Cicéron mêle aux débats judiciaires les discussions politiques.
Comme orateur, il possédait la plupart des qualités essentielles : élocution noble et grave, débit imposant, dialectique pressante, élévation et force, entraînement ; ajoutez-y de vastes connaissances, et une portée plus grande qui lui faisait presque deviner les connaissances qu’il n’avait pas acquises. Mirabeau avait beaucoup réfléchi pendant sa longue captivité. Sa gloire littéraire et la célébrité que lui procurèrent ses écrits polémiques le précédèrent à la tribune. Mais c’est sur cette scène que son génie ardent, échauffé par la contradiction, lançait des traits frappants, et donnait à ses pensées le coloris le plus vif.
Dans la séance du 26 septembre 1789, une opposition très vive s’était manifestée contre le projet de finances de M. Necker. Mirabeau, pressé de le faire adopter, monte à la tribune, et s’exprime ainsi :
« Je dirai à ceux qui se familiarisent avec l’idée de manquer aux engagements par la crainte de l’excès des sacrifices, par la terreur de l’impôt… Qu’est-ce donc que la banqueroute, si ce n’est le plus cruel, le plus impie, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ? Mes amis… écoutez un mot, un seul mot.
« Deux siècles de déprédation et de brigandage ont creusé le gouffre où le royaume est près de s’engloutir. Il faut le combler ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires français : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens ; mais choisissez, car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple. Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit ; ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume ; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ; précipitez-les dans l’abîme, il va se fermer… Vous reculez d’horreur… hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! eh bien ! ne voyez-vous pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel ! »
Puis il termine ainsi : « Gardez-vous de demander du temps, le malheur n’en accorde jamais… Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces cris forcenés, Catilina est aux portes de Rome, et l’on délibère ; et certes il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome… Mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur… et vous délibérez ! »
Qu’on juge de l’effet que devaient produire de pareils discours, lorsqu’en les prononçant l’orateur joignait à l’action de Démosthène un front audacieux, un regard sombre et plein d’expression, des formes athlétiques, une voix retentissante et impérieuse.
Aussi ce discours fut-il accueilli par des applaudissements convulsifs.
Mirabeau mourut le 2 avril 1791. La constituante cessa ses fonctions, et le 21 septembre 1792 s’ouvrit la session de l’Assemblée conventionnelle. Dès lors la démagogie s’empara de la tribune, et l’éloquence s’en éloigna. De beaux talents se firent cependant remarquer dans cette assemblée : les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Rabaut-Saint-Étienne, qui gouvernaient la partie la moins fougueuse de l’assemblée, cette fameuse Gironde, se laissèrent entraîner au torrent révolutionnaire. Effrayés, mais trop tard, ils voulurent lutter contre l’anarchie, et l’anarchie les brisa.
Le premier de ces orateurs possédait à un haut degré le talent d’émouvoir et de maîtriser les imaginations. Abondant et harmonieux, son éloquence captivait les cœurs ; tout chez lui était image et sentiment.
« Citoyens, disait-il, profitons des leçons de l’expérience ; nous pouvons bouleverser les empires par des victoires, mais nous ne ferons de révolutions chez les peuples que par le spectacle de notre bonheur… Si nos principes se propagent avec tant de lenteur chez les nations étrangères, c’est que leur éclat est obscurci par des sophismes anarchiques, des mouvements tumultueux, et surtout par un crêpe ensanglanté.
« Lorsque les peuples se prosternèrent pour la première fois devant le soleil pour l’appeler père de la nature, pensez-vous qu’il fut voilé par des nuages destructeurs qui portent les tempêtes ? non, sans doute ; brillant de gloire, il avançait dans l’immensité de l’espace et répandait sur l’univers la fécondité et la lumière.
« Eh bien ! dissipons par notre fermeté ces nuages lui enveloppent notre horizon politique ! Foudroyons l’anarchie, non moins ennemie de la liberté que le despotisme ! Fondons la liberté sur les lois et une sage constitution, et bientôt vous verrez les trônes s’écrouler, les sceptres se briser, et les peuples, étendant les bras vers vous, proclamer par des cris de joie la fraternité universelle. »
Mais les principes exagérés de ces orateurs paraissaient trop modérés à l’anarchie qui avait déjà succédé à la révolution, il lui fallait du sang. Celui de la royale victime n’avait pu la rassasier ; et après avoir frappé ses représentants, elle voulut s’abreuver de celui de la nation, et choisit pour ministres Danton et Robespierre. Alors un voile funèbre s’étendit sur toute la France, qui, après avoir souffert mille angoisses, tendit avec reconnaissance les mains au soldat heureux qui devait l’asservir.
L’éloquence est fille de la liberté, elle fuit le despotisme. L’aigle impériale l’effraya, elle s’exila de la France. Le guerrier, après avoir fait trembler l’univers et ébranlé tous les trônes, ne put résister aux efforts de tous les souverains ligués et unis par le péril commun. La France, dont il avait méprisé les droits, l’abandonna ; le courage prodigieux de ses soldats, les efforts de son génie ne purent le sauver ; il succomba accablé par le nombre, et il alla expier dans un exil cruel l’oubli des droits de l’humanité.
L’antique maison de Bourbon reparut ; un roi législateur, élevé à l’école de l’infortune, voulant confondre les intérêts et concilier toutes les opinions, consacra la liberté par une charte qui fut acceptée comme un bienfait. Les débats politiques rappellent l’éloquence, elle reparaît à la voix de la liberté. Des orateurs distingués se présentent dans la lice ; ils sont accueillis par les applaudissements et les vœux de l’univers. La nation est attentive, l’horizon le plus séduisant se présente à ses yeux ; elle espère que les jours de trouble et de malheur sont passés pour elle. Tout se vivifie, tout prend une face nouvelle. Mais il est peu de beaux jours sans nuages ; la tempête est calmée, mais on entend encore le mugissement lointain des flots. Les leçons de l’expérience corrigent les hommes lentement, et les factions jamais. Les prétentions exagérées des partis sont des ferments de nouveaux troubles que des concessions respectives pourraient seules calmer. Sur cette nouvelle scène d’éloquence, de nouveaux orateurs se sont montrés dignes des grands intérêts qu’ils étaient appelés à défendre. La France s’enorgueillit de les posséder encore pour la plupart. Trois d’entre eux ont déjà succombé à une mort prématurée. Le vertueux Camille Jordan, le général Foy et le spirituel Girardin, qui joignirent un amour sincère de la liberté à un attachement patriotique à l’antique maison de nos rois, ont disparu de la scène du monde. Ils méritent nos regrets et les hommages de la postérité. Le général Foy eut toutes les qualités qui font le grand orateur. Il fut homme de bien, et réunit a une belle âme une connaissance profonde du cœur humain ; il avait étudié avec soin le droit public et les ressorts des gouvernements constitutionnels. Né observateur, ses réflexions avaient plus formé son génie que l’étude. C’est dans le grand livre de la nature qu’il avait appris à connaître les hommes et les peuples. Après avoir servi sa patrie les armes à la main, il s’élança à la tribune avec cette noble confiance que donne le sentiment de ses forces, et, debout sur la brèche, il a combattu pour son pays jusqu’au dernier soupir. Un éloquent député, aujourd’hui pair de France, après avoir entendu les premiers accents du général Foy, annonça à la France un grand orateur, et le général a justifié ses présages.
Des orateurs recommandables ont aussi illustré le barreau français. Ce ne fut que vers la fin du siècle de Louis XIV que l’éloquence judiciaire s’affranchit du joug pesant de ces citations multipliées des auteurs anciens et de ce ridicule étalage d’érudition qui défigurait les plaidoyers des avocats, et faisait briller leur savoir aux dépens de leur jugement. Lemaître posséda quelques-unes des qualités de l’orateur ; il avait de la valeur et de l’abondance, mais presque toujours trop fécond, trop brillant, trop érudit, son éloquence dégénéra en déclamation. Érard fut plus naturel et plus naïf, mais son style est rarement animé. Patru, qui fut surnommé le Quintilien français, sut se garantir du mauvais goût qui infectait le Palais, et, le premier, il bannit les citations de ses discours ; mais on y reconnaît trop souvent le rhéteur et l’homme qui écrit d’après les règles de l’art plutôt que d’après les inspirations de son génie. Pélisson se montra éloquent dans sa défense du surintendant Fouquet ; ses mémoires, dictés par la reconnaissance, sont jugés par Voltaire dignes de Cicéron : ils allient la force à l’adresse. Son langage simple et naïf donne à la douce morale que respirent ses discours je ne sais quel charme qui en rend la lecture attachante. — Un des hommes les plus remarquables de cette époque fut le chancelier d’Aguesseau ; littérateur érudit, magistrat intègre et savant, ses écrits sont des trésors de belles pensées, d’enseignements utiles où les magistrats et les avocats peuvent puiser avec succès. Sa manière est grave et sentencieuse, sa diction abondante et fleurie ; sa logique n’est ni pressante ni rapide, mais il marche majestueusement de vérité en vérité, et laisse le lecteur convaincu avant qu’il ait aperçu le but où il le conduit.
Dans le dix-huitième siècle, Cochin, Gerbier et Lenormand parvinrent à une haute réputation : le premier surtout fut célèbre, et l’admiration de ses contemporains lui décerna le nom de grand orateur. Rollin l’appelait aussi le grand Cochin. Il faut pourtant avouer que les mémoires qu’il nous a laissés ne justifient pas entièrement cette grande réputation. Sa diction est vigoureuse ; elle a souvent cet entraînement qui produit de vives émotions, cependant elle ne satisferait pas le lecteur qui chercherait dans ses écrits le grand orateur. Mais il ne faut pas oublier que ces précis ou factums étaient de simples mémoires destinés à être mis sous les yeux des juges et des parties, et que ses plaidoyers étaient bien supérieurs à ces mémoires. Je ne puis résister au désir de rappeler le bel éloge que Marmontel fait de cet illustre avocat, et de son contemporain Lenormand.
« L’attaque de Cochin se réduisait à un simple exposé de l’affaire, à la demande et à l’énoncé le plus précis de ses moyens. Personne, à ne le pas connaître, n’aurait cru devoir redouter un concurrent si dénué des fortes armes de l’éloquence. Mais lorsque son adversaire l’avait échauffé en le réfutant, et croyait l’avoir terrassé, tout à coup il se relevait avec une force effrayante ; on croyait voir l’Ulysse d’Homère provoqué par Irus, déployer son manteau de pauvre, et dépouiller la stature imposante, les membres nerveux d’un héros. Aussi le combat se terminait-il le plus souvent comme celui de l’Odyssée, à moins que l’adversaire de Cochin ne fût un Lenormand. C’était alors que le barreau devenait une arène intéressante par le contraste des deux athlètes, l’un plus vigoureux et plus ferme, l’autre plus souple et plus adroit. Cochin avait un air austère et imposant qui lui donnait quelque ressemblance avec Démosthène ; Lenormand, un air noble, intéressant, qui rappelait la dignité de Cicéron. Le premier redoutable, mais suspect à ses juges, qui, à force de le croire habile, le regardaient comme dangereux, le second, précédé au barreau de cette réputation d’honnête homme qui est la plus forte recommandation d’une cause, et peut-être la première éloquence d’un orateur. »
Un style ferme, une discussion judicieuse caractérisaient Lenormand, dont les plaidoyers ne nous sont pas parvenus. On en retrouve quelques fragments dans les recueils d’arrêts. Les écrits de Gerbier ne donnent qu’une bien faible idée de son talent ; ils ne révèlent pas le grand orateur. Mais M. Delamalle, dans son utile ouvrage intitulé : Essai d’institutions oratoires et l’usage de ceux qui se destinent au barreau, nous apprend que le caractère dominant de l’éloquence de Gerbier était l’insinuation et le pathétique, dont il trouvait les principaux ressorts dans son âme, que l’action, cette partie si importante et si puissante de l’art oratoire, était admirable en lui. Ceux qui l’ont vu plaider, ajouta-t-il, ne croient pas qu’aucun orateur ait été plus accompli. Il se préparait beaucoup de mémoire, et se livrait ensuite à l’impulsion du moment. Sa belle figure, son noble maintien, tous les avantages extérieurs dont la nature l’avait doué, donnaient à son action un charme irrésistible. Les plus beaux mouvements de l’éloquence lui étaient familiers. Dans l’affaire Montboissier, où le père refusait de reconnaître deux de ses filles, il plaida avec une force et une chaleur entraînante. Le père, présent à l’audience, oubliant son rôle, fondait en larmes. Tout à coup, Gerbier se livre à une inspiration subite, et s’écrie : « Jurisconsultes, retirez-vous ! lois, taisez-vous ! magistrats, écoutez la voix de la nature, voyez ces larmes, et jugez. »
Nous ajouterons quelques autres noms à ceux de ces trois illustres avocats. Target fut l’émule et souvent le rival de Gerbier. Il joignit à quelques-unes des qualités brillantes de ce dernier une grande droiture, une vaste érudition. Loiseau de Mauléon, défenseur des enfants de Calas ; le mémoire qu’il écrivit dans cette mémorable cause respire une grande dignité et une grande noblesse ; mais sa diction est trop calme ; ce n’est pas le langage de l’indignation. Linguet, dont la vie ne fut qu’une suite de vicissitudes. Ses œuvres judiciaires méritent d’être lues : une dialectique nerveuse forme le caractère dominant de son style. Vers cette même époque, plusieurs hommes de lettres étrangers au barreau se présentèrent dans l’arène, et combattirent avec succès. On peut citer avec éloge les écrits de Voltaire pour Calas, Montbailly et Sirven ; les mémoires de M. de Lally-Tollendal, où brillent le coloris le plus vif et les peintures les plus fortes. Ceux de l’inflexible La Chalotais, et plusieurs autres que nous nous abstiendrons de citer.
À ces glorieuses couronnes le barreau moderne ajoute chaque jour de nouveaux fleurons : la scène de l’éloquence judiciaire s’est agrandie ; les voûtes du palais des Pairs et celles de la Chambre des Députés ont retenti des accents majestueux et sévères des plus éloquents orateurs de l’époque. Le genre judiciaire s’est ennobli, et s’est élevé en empruntant à la tribune cette concision et cette sévérité qui caractérisent notre éloquence parlementaire. Les discussions judiciaires sur la liberté de la presse, le talent qu’ont développé les avocats appelés à soutenir les hautes questions politiques qui ont été soulevées devant les cours royales, ont donné à ces débats tout l’intérêt des discussions de notre Chambre des Députés. Le caractère dominant de l’éloquence du barreau moderne la rend, il est vrai, plus sobre de grands mouvements dramatiques, et lui fait préférer la vigueur du raisonnement au pathétique et à l’usage des passions, mais il ne les exclut cependant pas. Nous avons vu en effet, dans une circonstance récente, deux habiles adversaires montrer que l’éloquence moderne pouvait, malgré sa sévérité, parler à la fois à la raison et au cœur. La jeunesse qui se presse en foule, au barreau ne laissera pas flétrir les lauriers de ses maîtres ; et, par une étude persévérante des règles de l’art, et surtout par celle des grands modèles, elle se montrera digne de leur succéder.
Des diverses espèces d’éloquence. §
Éloquence des Assemblées populaires. §
Après avoir offert ces vues préliminaires sur la nature de l’éloquence en général, sur ses divers états dans les différents siècles et chez les nations qui l’ont cultivée, je vais examiner ses différentes espaces, les caractères distincts de chacune, et les règles qui s’y appliquent.
Les anciens divisaient tous les discours en trois genres : le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Le but du premier était la louange ou le blâme ; du second, de conseiller ou de dissuader ; du troisième, d’accuser ou de défendre. Les principaux sujets de l’éloquence démonstrative étaient les panégyriques, les accusations capitales, les félicitations, les oraisons funèbres ; le délibératif était employé dans les matières d’intérêt général agitées devant le sénat ou devant les assemblées du peuple ; enfin le genre judiciaire était l’éloquence du barreau, dont on faisait usage devant les juges qui avaient pouvoir de condamner ou d’absoudre. Cette division existe dans tous les anciens traités de rhétorique ; elle est suivie et copiée par les auteurs modernes ; elle ne manque point d’art, et comprend toutes ou presque toutes les matières qui peuvent être le sujet d’un discours public. Cependant il paraît plus convenable, et surtout plus utile, de suivre la division que nous indiquent naturellement les diverses espèces de discours modernes, et de déterminer les genres d’après les trois grandes scènes où l’éloquence peut se développer aujourd’hui, les assemblées populaires, le barreau et la chaire. Chacun de ces genres a un caractère particulier qui le distingue ; et d’ailleurs cette division coïncide en quelques points avec celle des anciens. L’éloquence du barreau est précisément ce qu’ils appelaient le genre judiciaire : l’éloquence des assemblées populaires se rapproche beaucoup du genre délibératif ; quant à l’éloquence de la chaire, elle a un caractère spécial, et ne peut être classée sous aucun des genres admis par les anciens rhéteurs.
Ces trois espèces d’éloquence ont des règles qui leur sont communes ; j’en parlerai par la suite avec détails ; mais avant j’indiquerai quelques principes particuliers à l’éloquence populaire ; je traiterai ensuite avec soin tout ce qui est relatif à l’éloquence judiciaire, puis je rappellerai les règles qui s’appliquent spécialement à l’éloquence de la chaire.
Le plus imposant théâtre où puisse s’exercer l’éloquence est sans doute une assemblée populaire. Dans les gouvernements modernes ce vaste champ n’est plus ouvert à l’art oratoire ; mais les parlements ou chambres des députés du peuple, dans les gouvernements constitutionnels, offrent encore une scène honorable à ce genre d’éloquence.
L’éloquence populaire doit avoir pour but de convaincre et d’émouvoir, en dirigeant les auditeurs vers un objet utile, ou en leur persuadant une bonne action. Mais dans nos tentatives pour persuader les hommes, nous ne devons pas oublier qu’il faut d’abord convaincre leur entendement. Rien ne serait plus erroné que d’imaginer que, parce que les harangues populaires admettent plus le style de la déclamation que la plupart des autres discours, elles eussent moins besoin d’être soutenues par de solides raisonnements : si nous les modelons sur cette fausse idée, elles pourront avoir de la pompe ; mais elles ne produiront jamais l’effet de l’éloquence réelle ; car si la déclamation peut éblouir quelques auditeurs légers et superficiels, elle est insipide pour un juge d’un goût médiocre, et même pour la généralité des hommes. Quelle que soit la composition d’un auditoire, l’orateur ne doit jamais espérer que par des harangues enflées et pleines d’ostentation, mais dépourvues d’arguments solides et de sens, il puisse faire impression sur lui, ou acquérir quelque considération. C’est au moins une expérience dangereuse ; car si un pareil artifice réussit une fois, dans dix autres circonstances il manquera son effet. Le vulgaire est meilleur juge qu’on ne le croit communément ; mais c’est surtout lorsque l’orateur s’adresse à une assemblée composée de personnages instruits et d’un jugement cultivé, qu’il doit s’observer soigneusement, et ne pas se jouer de ses auditeurs.
Ne perdons jamais de vue cette vérité, que la base de tout ce qui est appelé éloquence est le bon sens et la solidité de la pensée. Rien de plus populaire que les harangues que Démosthène adressait à tous les citoyens d’Athènes. Cependant si on les examine avec soin, on verra combien elles étaient riches d’arguments, et combien il lui paraissait important de convaincre l’entendement pour arriver à la persuasion, et à agir sur les passions. De là l’influence qu’elles exerçaient à cette époque ; de là la réputation qu’elles conservent aujourd’hui. Un tel modèle doit toujours être sous les yeux des orateurs publics, s’ils ne veulent pas être confondus avec ces déclamateurs froids et languissants qui ont discrédité l’éloquence ; qu’ils s’efforcent, avant de parler à une assemblée populaire, de connaître à fond l’affaire dont ils veulent l’entretenir ; qu’ils soient bien pourvus de matériaux et d’arguments, car c’est là l’objet principal. Ces précautions donneront à leurs discours un air de fierté et de vigueur qui est un puissant instrument de persuasion. Si leur génie les dirige vers les ornements, ils se présenteront naturellement, et, dans tous les cas, ils ne méritent qu’une étude secondaire. Cura sit verborum solicitudo rerum.
C’est un précepte de Quintilien qui ne saurait être trop répété à ceux qui étudient l’art oratoire.
Mais pour être persuasif, je crois qu’il est rigoureusement nécessaire que l’orateur soit lui-même persuadé de la vérité de ce qu’il avance. Toutes les fois qu’on peut l’éviter, il faut s’abstenir d’épouser l’opinion que l’on ne croit pas être la plus vraie et la meilleure. Il est difficile, peut-être même impossible d’être éloquent sans chaleur et sans vérité. Ce sont les veræ voces ab imo pectore
qui amènent la force et la conviction.
Je sais que les jeunes gens, dans leurs exercices oratoires, imaginent qu’il est utile d’adopter le côté de la question que l’on débat qui leur paraît le plus faible, et d’essayer quel parti ils peuvent en tirer. Mais je crains que ce ne soit point une bonne méthode d’éducation oratoire, et que cela ne tende à donner à leurs discours une habitude de mollesse et de trivialité. Ils travailleront avec plus d’avantage, et s’acquitteront de leur tâche avec plus d’honneur en choisissant toujours le côté de la question vers lequel leur propre jugement les portera, et en le soutenant par les arguments qui leur paraîtront les plus solides et les plus persuasifs. Ils acquerront par là l’habitude d’un raisonnement serré et d’une expression vive et nerveuse. Dans les assemblées où l’on traite d’affaires réelles, importantes ou non, il est toujours dangereux, pour les jeunes praticiens, de faire ainsi l’essai de cette espèce de parade qui peut, avant qu’ils s’en aperçoivent, répandre quelques nuages sur la candeur de leur caractère, et compromettre, pour un futile amusement, leurs principes et leur jugement.
Les discussions devant les assemblées populaires permettent rarement à l’orateur une préparation complète et soignée. Les arguments doivent être appropriés au cours que prennent les débats, et comme on ne peut jamais exactement le prévoir, celui qui se confierait à un discours préparé et composé d’avance dans le cabinet, s’exposerait, en bien des occasions, à être entraîné loin du terrain qu’il avait choisi. Il le trouvera occupé par d’autres, ou ses raisonnements seront détruits par quelque nouvelle direction que prendra l’affaire, et il risquera fréquemment de faire une sotte figure. Il existe, en général, et ce n’est pas sans raison, quelques préjugés fâcheux contre les discours préparés d’avance pour les assemblées publiques. La seule circonstance où ils puissent convenir, c’est à l’ouverture des débats, lorsque l’orateur peut à loisir choisir ses positions. Mais dans le cours des discussions, lorsque les parties s’animent, des discours de cette espèce deviennent déplacés ; ils manquent de naturel : on voit qu’ils ne naissent pas de la circonstance. L’étude et l’ostentation sont ordinairement visibles, et quoiqu’ils puissent mériter des applaudissements pour leur élégance, ils sont rarement aussi persuasifs que des discours improvisés.
Cependant il ne faudrait pas tirer de ce qui précède la conséquence que toute préméditation de ce que l’on doit dire fut inutile. La négligence à cet égard, et trop de confiance dans des efforts instantanés, produiraient inévitablement l’habitude de parler d’une manière lâche et diffuse. Mais le genre de préparation dont on peut recueillir les plus grands avantages, dans le cas que nous examinons, est plutôt celui qui s’applique au sujet et à l’argumentation en général, que celui qui s’arrête à la beauté d’une partie quelconque de la composition ; relativement au sujet, notre préparation ne saurait être trop soignée ; nous devons posséder une connaissance parfaite de la matière ; mais, à l’égard des mots et des expressions, trop d’attention jetterait sur la composition de la raideur et de l’apprêt. Il est vrai que jusqu’à ce qu’il ait acquis cette fermeté, cette présence d’esprit, cette facilité d’expression qui ne peuvent être que le fruit de la pratique, le jeune orateur doit confier à sa mémoire tout ce qu’il se propose de dire au public ; mais aussitôt que quelques travaux de cette espèce lui auront donné de la confiance, il trouvera plus d’avantage à ne pas circonscrire si étroitement son imagination, et à se borner à écrire seulement au préalable quelques idées qui lui serviront de point de départ, et, pour le surplus, à prendre des notes sur les objets principaux et sur les pensées les plus saillantes, en se fiant, pour l’expression, à la chaleur de l’improvisation. De courtes notes, sur la substance du discours, sont d’une grande utilité, surtout pour ceux qui commencent à parler en public ; ils s’accoutumeront, de cette manière, à un certain degré de précision et d’ordre, qu’ils s’exposeraient à perdre s’ils parlaient fréquemment sans ce secours. Ces notes les habitueront à une logique plus puissante sur l’objet en question, et les serviront merveilleusement dans la classification de leurs pensées avec ordre et méthode.
Ceci me conduit à remarquer que, dans toutes espèces d’oraisons publiques, rien n’est plus important qu’une méthode claire et appropriée au sujet. Je ne veux pas parler de cette méthode étudiée qui consiste à présenter toutes les divisions et subdivisions de son discours, usage communément pratiqué dans les discours de la chaire, mais qui, dans une assemblée populaire, à moins que l’orateur ne jouît d’une grande autorité, qu’il ne possédât un grand caractère, ou que le sujet ne fût d’une haute importance, et la préparation faite avec le plus grand soin, courrait risque de dégoûter l’auditoire, parce qu’une pareille introduction présente toujours le triste aspect d’un long discours. Cependant, quoiqu’on ne doive pas faire une division formelle, aucun discours de quelque longueur ne doit être prononcé sans méthode ; c’est-à-dire qu’il faut que chaque chose soit en sa place. L’orateur recueillera toujours un très grand avantage de l’habitude de coordonner préalablement ses pensées, et de classer dans son esprit, sous des divisions convenables, tout ce qu’il se propose de dire. Ce moyen aidera sa mémoire et lui permettra de parcourir tous les points de son discours, sans cette confusion où peut tomber à chaque instant celui qui n’a pas dans son esprit le plan distinct de ce qu’il veut à l’égard des auditeurs, l’ordre est absolument nécessaire dans le discours, si l’on veut faire impression. Il donne de la clarté et de la vigueur à l’oraison, permet de suivre l’orateur avec aisance et promptitude partout où il se dirige, et de sentir tout l’effet des arguments qu’il emploie. L’arrangement distinct des matières mérite donc la plus stricte attention ; sans lui l’éloquence, quelque élevée qu’elle soit, ne peut jamais produire une conviction complète. Je traiterai bientôt des règles, de la méthode et de la distribution des diverses parties d’un discours.
Considérons maintenant le style et l’expression propre à l’éloquence des assemblées populaires. Il n’est pas douteux que ce genre d’éloquence n’offre la plus belle carrière au genre le plus animé de l’art oratoire. L’aspect d’une nombreuse assemblée, engagée dans le débat d’une affaire importante, attentive au discours d’un seul homme, suffit pour inspirer à cet orateur une chaleur et une élévation capables de produire de fortes impressions qu’il doit approprier aux besoins du moment. La passion se propage aisément dans une grande assemblée, où les sentiments se communiquent, par la voie d’une sympathie mutuelle, de l’orateur à l’auditoire. Ces figures hardies, qui sont, comme je l’ai remarqué, le langage naturel des passions, reçoivent une juste application. L’ardeur du discours, la véhémence et le feu du sentiment qui jaillissent d’une âme animée et inspirée par quelque grand objet d’intérêt public, forment les caractères spéciaux de l’éloquence populaire dans son plus haut degré de perfection.
La liberté que nous accordons à ce genre passionné et véhément d’éloquence doit cependant être limitée ; il est nécessaire d’indiquer les bornes qui serviront à prévenir les écarts dangereux sur ce sujet.
D’abord la chaleur que nous exigeons doit être appropriée aux circonstances et au sujet. Rien en effet ne serait plus déplacé que de traiter avec véhémence une matière peu importante, ou qui, par sa nature, exigerait du calme. « La véritable éloquence n’a rien d’enflé ni d’ambitieux ; elle se modère et se proportionne aux sujets qu’elle traite et aux gens qu’elle instruit, elle n’est grande et sublime que quand il faut l’être. »
(Fén. Dial. sur l’éloq.) Un ton tempéré trouve le plus fréquemment son application, et celui qui est, sur tous les sujets, passionné et véhément n’est qu’un rodomont qui ne mérite nulle considération.
On doit surtout éviter de feindre une chaleur que l’on n’éprouve pas. Cela jetterait l’orateur dans un genre peu naturel qui l’exposerait au ridicule ; car, ainsi que je l’ai déjà remarqué, vouloir soutenir l’apparence, sans le sentiment réel de la passion, est une des choses les plus difficiles de la nature. L’imitation n’est jamais assez parfaite pour qu’on ne puisse découvrir la feinte. Le cœur seul peut répondre au cœur. Le grand principe en ce point, comme dans tous les autres cas, est de suivre la nature, et de ne jamais tenter de s’élever à un style d’éloquence que le génie ne pourrait pas seconder. On peut jouir d’une grande réputation et de beaucoup d’influence acquises seulement par un genre calme et argumentatif. Pour atteindre le pathétique et le sublime, il faut une extrême sensibilité d’âme et cette puissance d’expression qui n’est donnée qu’à un petit nombre.
Ajoutons que lors même que le sujet justifie la véhémence, et que le génie nous y pousse, lorsque la chaleur est sentie et non feinte, nous devons nous tenir sur nos gardes, et ne point permettre que l’impétuosité nous transporte trop loin. Sans l’émotion de l’orateur, l’éloquence ne produira jamais ses plus grands regrets ; mais d’un autre côté, si l’orateur ne peut plus se gouverner, il sera bientôt incapable de maitriser son auditoire. Sa chaleur ne doit pas être prématurée ; il doit commencer avec modération, et s’efforcer d’entraîner ses auditeurs, de leur communiquer le feu qui l’anime dans le développement de son discours, car s’il s’élance seul dans la voie de la passion et qu’il les laisse en arrière, s’ils ne sont pas, si nous pouvons parler ainsi, à l’unisson avec lui, le désaccord sera sensible et très choquant. Quoique le sujet justifie l’ardeur et le feu de l’orateur, le respect et les égards qu’il doit toujours à son auditoire exigent que la décence tempère cette chaleur et l’empêche de sortir des bornes de la convenance. Si, lorsqu’il est le plus animé par son sujet, il est néanmoins assez maître de lui-même pour conserver une stricte attention à l’argumentation, et même, jusqu’à un certain point, à la correction de l’expression, ce pouvoir sur lui-même, cette puissance de la raison au milieu de la passion, ont un prodigieux effet pour plaire et pour persuader. C’est véritablement le chef-d’œuvre, la plus belle conquête de l’éloquence, puisqu’elle réunit alors la force du raisonnement à la véhémence de la passion, et offre tous les avantages d’un vif sentiment pour persuader, sans la confusion et le désordre qui l’accompagnent trop souvent.
De plus, observons que, même dans le genre le plus élevé et le plus animé de l’éloquence populaire, nous ne devons jamais aller au-delà de ce que l’oreille du public peut supporter. J’indique ce principe afin de mettre en garde contre une imitation peu réfléchie des anciens orateurs qui, dans leur prononciation, dans leurs gestes et dans leurs figures d’expression, usaient d’un genre bien plus hardi, que la froideur du goût moderne ne pourrait que difficilement souffrir : in dicendo vitium vel maximum est a vulgari genere orationis atque a consuetudine communis sensus abhorrere
.
Sans doute, il ne résulte pas de ce qui précède qu’on doive se montrer trop sévère et arrêter les élans du génie et se traîner continuellement à terre, mais c’est un motif suffisant pour engager l’orateur à ne pas élever le ton de la déclamation à un degré capable de lui donner l’air d’un forcené. Démosthène, pour justifier le malheureux combat de Chéronée, évoque les mânes de ces héros qui succombèrent dans la bataille de Marathon et de Platée, et jure par eux que ses concitoyens ont fait tous leurs efforts pour soutenir la même cause. Cicéron, dans sa Milonienne, implore et adjure les collines et les bois sacrés des Albains, et leur adresse une longue invocation. Ces deux passages produisent un heureux effet ; mais peu d’orateurs modernes pourraient risquer de semblables apostrophes. Quelle puissance de génie ne faudrait-il point aujourd’hui pour donner à ces figures leurs grâces naturelles, et leur faire produire tout leur effet sur les auditeurs ?
Enfin, dans toute espèce de discours oratoire, mais surtout dans les harangues populaires, c’est une règle capitale de ne jamais perdre de vue le décorum qu’exigent le temps, le lieu et la situation. La véhémence, qui pourrait convenir à un homme de caractère et d’autorité, serait inconvenante pour un jeune orateur. La modestie doit être son apanage. Un ton spirituel et gai, qui pourrait être propre à un sujet et à une assemblée ordinaire, serait entièrement déplacé dans une cause grave, dans une réunion solennelle. Capus artis est decere
, dit Quintilien. Le premier principe de l’art est de respecter les bienséances. Nul ne doit se lever pour parler en public sans s’être d’abord formé une idée juste de ce qui convient à son âge, à son caractère, de ce qu’exigent le sujet, l’auditoire, le lieu, l’occasion ; il doit mettre alors en harmonie avec cette idée le ton et l’esprit de son discours. Tous les anciens insistent beaucoup sur cette loi fondamentale. Consultez le premier chapitre du deuxième livre de Quintilien, qui est employé entièrement au développement de ce précepte et qui est plein de bon sens. Écoutons les avis que Cicéron adressait à Brutus, et gravons-les profondément dans notre souvenir. « Le fondement de l’éloquence, comme de tout, c’est le bon sens ; et, dans le style, comme dans le monde, rien de plus difficile à saisir que la convenance. Pour avoir ignoré ces préceptes, on s’est souvent trompé en prose et en vers, comme dans la conduite de la vie. La convenance doit être observée également dans les pensées et dans le style ; car les circonstances de l’état, du rang, du crédit, de l’âge, celles du lieu, du temps, des auditeurs, exigent des expressions, des pensées différentes : partout, dans un discours, gardez les mêmes bienséances que dans la société ; le style change selon le sujet qu’on traite, selon le caractère de ceux qui parlent et de ceux qui écoutent. »
Tels sont les préceptes qui doivent être observés relativement à la véhémence et à la chaleur permises dans les discours populaires.
Le style doit en général être plein, libre et naturel. Là, des expressions délicates et artificielles sont déplacées et nuisent toujours à la persuasion. C’est surtout à un style mâle et nerveux qu’on doit viser. Le langage métaphorique employé convenablement produit souvent aussi un heureux effet ; lorsque les métaphores sont vives, brillantes et descriptives, on pardonne quelques négligences qui seraient remarquées et critiquées dans une composition écrite. Au milieu du torrent de la déclamation, la force de la figure fait impression, l’inexactitude échappe.
À l’égard du degré de concision ou de prolixité qui convient à l’éloquence populaire, il n’est pas facile de le fixer avec précision. Je sais que l’on recommande généralement l’abondance comme préférable en ce cas ; je suis porté à penser cependant qu’il y a quelques dangers à courir dans cette voie, et qu’en accordant trop à la prolixité, l’orateur perd souvent plus du côté de la force qu’il ne gagne par la clarté qu’elle répand sur son sujet. Il est hors de doute que lorsque nous parlons devant une assemblée, ce n’est pas par sentences et aphorismes que nous devons nous énoncer. Il faut, sans contredit, inculquer et développer ses idées, mais ce soin peut être et est fréquemment porté trop loin. Ne perdons jamais le souvenir de cette vérité que, malgré que nous puissions souvent nous complaire à nous écouter parler, l’auditoire est prompt à se fatiguer ; et du moment qu’il commence à se lasser, toute notre éloquence est en pure perte. Un genre verbeux et riche ne manque jamais de produire le dégoût, et en mainte occasion il serait plus avantageux pour nous de courir le risque de n’en dire pas assez que d’en dire trop. Il vaut, mieux placer notre pensée dans un point de vue brillant et l’y fixer, que de la retourner sous toutes les faces, de l’obscurcir par une profusion de mots, d’épuiser l’attention de l’auditeur et de le laisser languissant et découragé.
Quant à la prononciation et au débit, j’en traiterai bientôt spécialement ; pour le moment, il me suffira de remarquer que dans une assemblée composée d’éléments divers, un genre de débit ferme et déterminé est le meilleur ; une manière arrogante et hautaine est toujours désagréable, et l’on doit en éviter jusqu’à l’apparence ; mais il y a un certain ton décidé qui peut convenir même à l’homme le plus modeste, lorsqu’il est intimement convaincu des sentiments qu’il exprime ; et ce ton est un puissant moyen de faire une impression générale. La faiblesse ou l’hésitation annonce toujours quelque défiance de la part de l’orateur dans sa propre opinion, ce qui n’est en aucune manière une circonstance favorable pour engager les auditeurs à embrasser son avis.
Telles sont les principales idées que m’ont suggérées la réflexion et l’observation relativement aux caractères particuliers et distinctifs de l’éloquence propre aux assemblées populaires.
Je terminerai ce chapitre en indiquant ce dernier précepte : que tout orateur se souvienne que l’impression faite par un discours élégant et plein d’art est passagère ; mais que celle que produisent un sens droit et une argumentation vive et solide, est durable et profonde.
Éloquence du barreau. §
Venir disputer le prix dans la lutte périlleuse du barreau, c’est le grand effort de l’orateur, et peut-être le plus noble effort de l’esprit humain. Là l’opinion du vulgaire se règle sur l’événement et dépend du succès ; là se présente un adversaire armé qu’il faut frapper et repousser ; votre sort est dans les mains d’un juge irrité ou prévenu ; il faut l’instruire ou le détromper, l’adoucir, l’exciter et le gouverner par la parole, en variant ses moyens selon la circonstance et la nature de la cause ; le ramener de la bienveillance à la haine, et de la haine à la bienveillance. (Cic.) Ce genre important mérite donc toute notre attention. La plupart des règles tracées dans le dernier chapitre s’appliquent ce genre d’éloquence, et néanmoins, comme elles ne sont pas toutes indistinctement applicables, il est nécessaire que je commence par indiquer la ligne qui sépare ces deux scènes d’éloquence.
D’abord, le but de l’éloquence du barreau est ordinairement différent de celui de l’éloquence des assemblées populaires. Dans ces dernières, le grand objet est la persuasion : l’orateur vise à influencer le choix ou la conduite de ses auditeurs, en leur montrant la détermination qu’il leur indique comme la plus convenable, la meilleure ou la plus utile. Pour arriver à ce but, il est de toute nécessité qu’il s’adresse à tous les principes d’action qui existent en nous, aux passions, aux sentiments, aussi bien qu’à l’intelligence : mais, au barreau, la conviction est le grand objet. Il n’est plus du devoir de l’orateur de diriger le juge vers ce qui est bon et utile, mais de lui montrer ce qui est juste et vrai. C’est donc principalement, peut-être même seulement à son intelligence, que l’éloquence doit parler. C’est là une différence caractéristique qu’on ne doit jamais perdre de vue. L’avocat au barreau s’adresse à un ou à quelques juges ; ce sont généralement des hommes d’un âge mûr, grave, et d’un caractère respectable. Il n’a donc plus les avantages que lui offrait une assemblée nombreuse et hétérogène pour employer les artifices du discours, même en supposant que son sujet les admît. Les passions n’entrent plus si facilement en jeu : l’avocat est écouté plus froidement ; il est surveillé par un œil sévère, et s’exposerait au ridicule s’il essayait ce ton véhément qui ne convient qu’aux assemblées nombreuses.
La nature et le maniement des sujets qui appartiennent au barreau exigent un genre d’éloquence très différent de celui propre aux assemblées du peuple. Dans ces dernières, l’orateur a une plus vaste carrière ; il est rarement circonscrit par des règles précises : il peut chercher ses sujets dans une grande variété de lieux, et employer tous les moyens que son caprice ou son imagination lui suggèrent ; mais au barreau le champ de la parole est limité par la loi ou la jurisprudence : il n’est plus permis à l’imagination de choisir son but ; l’avocat a toujours à la main la règle et le compas ; son devoir principal est de les appliquer sans cesse au sujet litigieux.
Par ces motifs, il est évident que l’éloquence du barreau est plus limitée, plus sobre et plus réservée que celle des assemblées du peuple ; et, par des raisons analogues, nous devons nous garder de considérer même les oraisons judiciaires de Cicéron et de Démosthène comme des modèles exacts de la manière de parler propre à l’état présent du barreau. Il est nécessaire d’avertir sur ce point les jeunes avocats, parce que, quoiqu’elles aient été prononcées dans des causes civiles ou criminelles, cependant, en fait, la nature du barreau ancien, soit à Rome, soit à Athènes, permettait, dans ces circonstances, de se rapprocher davantage de l’éloquence des assemblées du peuple qu’il n’est permis de le faire aujourd’hui : ce qui résultait de deux causes principales.
D’abord, dans les anciens discours judiciaires, le texte strict de la loi était l’objet d’une attention moins scrupuleuse que de nos jours. Dans les siècles où vivaient Démosthène et Cicéron, les statuts municipaux étaient simples, généraux, et peu nombreux. Les décisions étaient, à bien des égards, confiées à l’équité et au bon sens des juges. L’éloquence formait, bien plus que la jurisprudence, l’objet des études de l’orateur. Cicéron dit quelque part que trois mois d’étude suffisaient pour acquérir une connaissance complète des lois civiles. Bien plus, on pensait qu’on pouvait être très bon avocat sans jamais avoir étudié la loi ; car il y avait chez les Romains une classe d’hommes appelés pragmatici, dont l’office consistait à donner à l’orateur tous les documents et toutes les lois que la cause exigeait ; il les arrangeait alors dans la forme populaire, les parait de toutes les couleurs de l’éloquence, et leur donnait le tour le plus capable d’influencer les juges devant lesquels il parlait.
De plus, il faut se souvenir que les juges civils et criminels étaient, à Rome et en Grèce, ordinairement beaucoup plus nombreux que parmi nous, et formaient une espèce d’assemblée populaire. Le fameux aréopage d’Athènes était composé de cinquante juges au moins. Quelques autres prétendent qu’il était beaucoup plus nombreux. Lorsque Socrate fut condamné, on ne sait trop par quelle cour, on rapporte qu’il n’y eut pas moins de deux cent huit voix contre lui. À Rome, le préteur, qui était le véritable juge dans les affaires civiles et criminelles, nommait, pour toutes les causes importantes, les selecti judices, comme on les appelait, qui étaient toujours nombreux, et qui remplissaient les fonctions et réunissaient les pouvoirs de juge et de juré. Dans la cause illustre de Milon, Cicéron parle de cinquante-un judices selecti ; il eut donc l’avantage d’adresser toute sa plaidoirie non à des juges peu nombreux et instruits dans la loi, comme cela se pratique aujourd’hui, mais à une assemblée de citoyens romains. De là tous ces artifices d’éloquence populaire que l’orateur romain employait si fréquemment, et très probablement avec beaucoup de succès. Telles sont les raisons pourquoi les larmes de la pitié sont souvent mises en usage comme moyens de succès ; pourquoi certains mouvements qui seraient réputés théâtraux parmi nous étaient communément employés au barreau de Rome. Ainsi ils introduisaient non seulement l’accusé habillé de deuil, mais ils présentaient aux juges sa famille éplorée, ses jeunes enfants, et s’efforçaient d’émouvoir la pitié par leurs cris et leurs larmes.
Il résulte de ces différences caractéristiques, qu’une imitation stricte du genre d’éloquence de Cicéron serait peu judicieuse. Cependant l’avocat peut encore tirer de l’étude des ouvrages de ce grand maître d’immenses avantages. L’adresse avec laquelle il entame ses sujets, les manières ingénieuses et insinuantes qu’il emploie pour se rendre les juges favorables, l’arrangement distinct des faits, l’agrément de sa narration, la conduite et l’exposition de ses arguments, offrent des modèles qui doivent être imités. Rien de plus parfait ne peut nous être présenté. Mais celui qui voudrait aussi imiter ses exagérations, ses amplifications, sa prolixe et sa pompeuse déclamation, ses tentatives pour éveiller les passions, se rendrait au moins aussi ridicule que l’avocat qui paraîtrait au barreau vêtu de la toge d’un jurisconsulte romain.
Avant de développer des instructions plus spéciales sur l’éloquence du barreau, je dois faire observer que le fondement de la réputation et du succès d’un avocat doit reposer sur une profonde connaissance de sa profession. Rien n’est plus important pour lui, et ne mérite une étude plus sérieuse et plus profonde, car, quelle que puisse être son habileté dans l’art de parler, si l’on pense qu’il n’a qu’une connaissance superficielle de la loi, peu de personnes lui confieront leur cause. Outre cette étude préliminaire, et en supposant acquis un fonds de connaissances suffisant, une autre chose absolument nécessaire au succès de l’avocat est une attention diligente et soutenue à l’examen de toutes les causes qui lui sont confiées, de manière à le rendre tout à fait maître de son sujet, de tous les faits et de toutes les circonstances qui s’y rapportent. Hoc primum præcipimus, quæcumque causas erit acturus, ut eas diligenter penitusque cognoscat.
(Cic.) Les anciens rhéteurs insistent fortement sur ce point, et le représentent avec justesse comme la base nécessaire de l’éloquence du barreau. Cicéron nous apprend, sous le personnage d’Antoine, dans le second livre de Oratore, qu’il conversait toujours longuement avec chaque client qui venait le consulter ; qu’il veillait à ce qu’il n’y eût aucun témoin de leur conversation pour qu’il pût s’expliquer plus librement ; qu’il plaidait contre lui, afin qu’il plaidât pour lui-même, et qu’il lui communiquât toutes ses idées. Il arrivait, par ce moyen, à la connaissance parfaite de l’affaire, et était ainsi préparé sur tous les points. « Lorsqu’il s’est retiré, dit-il, je me charge de trois rôles différents, et avec la plus rigoureuse impartialité ; je me mets successivement à la place du défenseur, de la partie adverse, et du juge. »
Il gourmande très sévèrement ceux de sa profession qui fuient un pareil travail, les taxant non seulement d’une négligence honteuse, mais d’indélicatesse et d’abus de confiance. Dans ce même dessein Quintilien, dans le huitième chapitre de son dernier livre, donne un grand nombre d’excellentes règles relatives aux moyens que doit employer l’avocat pour parvenir à une connaissance complète de la cause qu’il doit plaider. Non tam obest audire supervacua, quam ignorare necessaria. Frequenter enim et vulnus et remedium, in iis orator inveniet quæ litigatori in neutram partent, habere momentum videbantur.
En supposant l’avocat ainsi préparé et muni de toutes les connaissances que l’étude de la loi en général, et celle de sa cause en particulier, peuvent lui fournir, l’éloquence de la plaidoirie devient alors de la plus haute importance pour le succès de sa cause. Ce serait une étrange erreur de conclure de ce que le genre véhément et populaire des anciens est aujourd’hui suranné, qu’il n’existe plus d’éloquence possible au barreau, et que cette étude est superflue. Quoique le genre soit changé, il y a encore une manière convenable qui mérite autant que jamais d’être étudiée. Peut-être n’existe-t-il pas de scène publique où l’éloquence soit plus nécessaire. En effet, dans les autres occasions, le sujet sur lequel on parle est ordinairement suffisant en lui-même pour intéresser les auditeurs ; mais la sécheresse et la subtilité des matières généralement agitées au barreau exigent impérieusement que ces sujets soient soutenus par l’éloquence, pour commander l’attention, pour donner de la force à l’argumentation, et empêcher que les moyens employés par l’avocat ne passent inaperçus. Le talent de la parole produit toujours un grand effet. Il y a autant de différence entre l’impression faite sur les auditeurs, par un parleur froid, sec et diffus, et celle que produit un avocat qui plaide la même cause avec élégance, ordre et vigueur, qu’il y en a entre la perception d’un objet lorsqu’il nous est présenté sous un jour obscur, ou que nous le contemplons au milieu de la clarté et de la splendeur.
Ce n’est pas un médiocre encouragement pour l’éloquence du barreau que cette considération : que de toutes les professions libérales nulle ne présente une plus belle carrière au génie et au talent que la profession d’avocat. Moins exposé que les autres aux artifices de l’envie, aux préjugés populaires, aux intrigues secrètes, l’avocat est sûr de s’élever au rang où le place son mérite : chaque jour il est sous les yeux du public, il entre hardiment en lice avec ses compétiteurs ; chaque comparution qu’il fait est un appel au public, dont la décision manque rarement d’équité parce qu’il est impartial. L’intrigue et l’amitié peuvent produire un jeune avocat avec plus d’avantage que ses collègues sur la scène où il se présente ; mais elles ne peuvent que lui ouvrir la barrière. Une réputation qui s’appuie sur des secours étrangers tombe bientôt. Les spectateurs observent, les juges décident, les parties veillent ; et l’affluence des clients suivra toujours celui qui donne les preuves les moins équivoques de ses connaissances, de son éloquence et de son habileté.
Remarquons d’abord que l’éloquence du barreau, soit en parlant, soit en consultant, est du genre calme et tempéré et exige le raisonnement pressant. Quelquefois on peut permettre quelque liberté à l’imagination pour animer un sujet aride et soulager la fatigue de l’attention ; mais cette indulgence doit être accordée d’une main parcimonieuse, car un style fleuri, une manière brillante, ne manquent jamais de produire, dans le cœur du juge, un sentiment de méfiance et de jalousie. Ils ôtent du poids aux paroles de l’orateur, et font naître le soupçon d’un défaut de solidité et de vigueur dans ses arguments. C’est la pureté, c’est la netteté de l’expression que l’on doit surtout étudier ; il faut s’efforcer d’acquérir un style clair et convenable qui ne sera pas inutilement surchargé de la pédanterie de termes techniques, sans cependant éviter avec trop d’affectation d’en faire usage lorsqu’ils sont bienséants et nécessaires, Genere enim quodam sententiarum et genere verborum adhibita etiam actione leni, facilitatem significanti, efficitur, ut probi, ut bene morati, ut boni viri esse videantur.
(Cic.)
La verbosité est un défaut que l’on reproche ordinairement aux hommes de cette profession. C’est l’écueil où les conduit l’habitude de parler et d’écrire d’une manière aussi prompte et avec si peu de préparation qu’ils sont souvent obligés de le faire. On ne peut conséquemment trop recommander à ceux qui commencent à pratiquer au barreau de s’étudier de bonne heure à éviter ce défaut, tandis qu’ils ont encore le loisir de préparer leurs moyens ; qu’ils se forment surtout, dans les consultations qu’ils écrivent, à l’habitude d’un style mâle et correct qui exprimera mieux la même chose en peu de mots qu’on ne pourrait y parvenir par l’accumulation de périodes embarrassées et sans fin. Cette habitude une fois acquise, leur deviendra naturelle par la suite, lorsque la multiplicité des affaires les forcera à composer avec plus de précipitation. Au lieu que si l’usage d’un style négligé et lâche leur devient familier, il ne sera plus en leur pouvoir, lorsque dans l’occasion ils voudront faire quelque effort extraordinaire, de s’exprimer avec grâce et énergie.
La clarté est aussi un point capital au barreau ; elle résulte principalement de deux choses : d’abord, de la position bien distincte de la question, et de l’établissement clair du point litigieux ; de ce que nous admettons, de ce que nous nions, et où commence la ligne de division entre nous et la partie adverse. On doit ensuite retrouver cette clarté dans l’ordre et l’arrangement de toutes les parties du discours. Dans toute espèce d’oraison, une méthode claire est de la plus haute importance ; mais, dans les cas embrouillés et difficultueux qui appartiennent au barreau, elle est de toute nécessité. On ne saurait donner trop d’attention à cette étude. S’il y a du désordre ou de l’embarras dans notre plan, nous ne pouvons parvenir à convaincre, et toute la cause reste plongée dans les ténèbres.
Cochin peut servir de modèle en ce point essentiel. Sa méthode est ainsi exposée par l’éditeur de ses œuvres : « Sa cause, réduite à deux moyens, ou tout au plus à trois, il fait marcher le plus concluant à la tête ; ensuite il le fait revenir à la discussion du second et dans celle du troisième. Ainsi, sans laisser les juges dans l’incertitude, la preuve va toujours en augmentant, nul endroit de son discours n’est plus convaincant que l’autre, parce que le moyen victorieux communique partout sa vigueur. Il a eu soin de l’annoncer dans l’exorde et dans la narration. Quand, après les moyens, il résout les difficultés, il fait entrer ce grand moyen dans ses réponses : il le fait reparaître jusque dans la péroraison. L’unité est donc gardée aussi étroitement que s’il ne plaidait que ce moyen principal. Il lui donne toute la prééminence qu’il doit avoir, sans cependant négliger les autres, qui peuvent quelquefois faire plus d’impression sur quelques-uns des juges. »
Pline fait aussi observer que, parmi les juges, les uns sont frappés des bonnes raisons, les autres des mauvaises, et que tous les moyens trouvant leur place, il n’en faut négliger aucun. « Cette méthode est-elle sûre ? est-elle honnête ? demande Marmontel : non, sans doute ! L’avocat ne doit pas faire usage des mauvaises raisons ; cela jetterait de la défaveur sur sa cause et sur son caractère. Mais, d’autre part, il ne doit pas négliger les moyens qui lui paraissent faibles : ils peuvent avoir quelque poids aux yeux des juges ; et l’expérience journalière démontre que les moyens que l’on pourrait considérer comme secondaires, deviennent souvent la base des décisions des juges, tandis que ceux qu’on regardait comme les appuis de sa cause sont écartés ou repoussés. »
À l’égard de la narration et de l’argumentation, j’en parlerai par la suite avec quelques détails lorsque je traiterai des parties intégrantes d’un discours régulier. Je me bornerai actuellement à faire observer que la narration des faits au barreau doit être aussi concise que la nature de l’affaire le permet. Si l’avocat est fatigant dans sa manière de les relater ; s’il rappelle des circonstances indifférentes, il charge la mémoire d’un poids insupportable ; tandis qu’en élaguant tout ce qui est superflu, il vivifie les faits matériels, il donne une nouvelle clarté aux objets qu’il présente, et rend plus durable l’impression qu’il produit. Dans la partie argumentative, j’accorderais volontiers au barreau un genre plus prolixe que dans les autres occasions ; car dans les assemblées populaires, où le sujet des débats est ordinairement une question simple, les arguments puisés dans des sujets connus acquièrent de la force par la concision ; mais l’obscurité de la loi exige fréquemment que les arguments soient développés et placés sous différents jours pour être parfaitement saisis.
Lorsque l’avocat se lève pour réfuter les arguments employés par son adversaire, il doit éviter de se monter injuste à leur égard, en les falsifiant ou en les exposant sous un faux jour. La fourberie sera bientôt découverte, ou ne manquera pas d’être dénoncée. Cela tend à donner au juge et à l’auditeur de la défiance pour l’orateur qui manque ou de discernement pour apercevoir, ou de loyauté pour reconnaître la force les raisonnements qu’on lui oppose ; mais lorsqu’il reproduit avec vérité et candeur les arguments qui ont été employés contre lui, avant de les réfuter, un puissant préjugé s’élève en sa faveur : on est naturellement porté à penser qu’il conçoit pleinement et clairement tout ce que l’on peut dire pour et contre l’argument ; qu’il a une confiance entière dans sa propre cause, et qu’il ne veut pas tenter de la soutenir par des artifices ou par des réticences : cela dispose le juge à recevoir plus facilement les impressions que peut produire un avocat qui paraît si loyal et si pénétrant. Il n’y a pas de partie du discours où l’orateur puisse montrer une plus savante adresse que lorsqu’il présente les raisonnements de son adversaire pour les réfuter.
L’esprit peut quelquefois être utile au barreau, surtout dans une réplique vive. Nous pouvons jeter ainsi du ridicule sur quelque moyen employé par l’adversaire : mais, quoique la réputation d’homme d’esprit soit éblouissante pour un jeune avocat, je ne l’engagerai jamais à diriger son application vers l’ironie. Ce n’est pas son affaire d’amuser l’auditoire, mais de convaincre le juge. Jamais peut-être nul ne s’est élevé à un degré de prééminence dans sa profession, en se bornant à être un jurisconsulte spirituel. Cicéron s’étend beaucoup sur l’ironie ; les exemples qu’il donne sont généralement froids ; mais ses préceptes sont excellents. « Les sujets qui prêtent le plus à la plaisanterie sont ceux qui n’excitent ni une grande horreur ni une extrême pitié. Que l’orateur ne s’égaie que sur les travers et les ridicules des hommes qui n’ont pour eux ni la faveur publique, ni l’intérêt du malheur, sans attaquer les criminels que réclame la vengeance des lois ; à cette condition, il fera rire. Les difformités et les défauts personnels offrent aussi une matière assez riche à la raillerie ; mais n’oublions pas qu’ici, comme en toute chose, il ne faut pas passer les bornes ; il ne s’agit pas seulement de n’être pas insipide, mais lors même que vous avez le plus de moyens de faire rire, évitez encore de tomber dans la bouffonnerie et le bas comique. »
(Cic., de Orat.) « Si l’avocat, oubliant son caractère, prend le rôle de bouffon, et que par des railleries indécentes, il cherche à faire rire ses juges, il se dégrade et s’avilit. »
(Marmontel.)
Un degré convenable de chaleur, en plaidant une cause, est toujours nécessaire ; et quoiqu’en s’adressant à la multitude une plus grande véhémence soit naturelle, cependant, même en parlant devant un seul homme, la chaleur, qui naît de l’importance de l’affaire et du zèle, est un des plus puissants moyens de conviction. Un avocat représente son client : il a pris sur lui le fardeau de ses intérêts ; il tient sa place, il est conséquemment inconvenant et d’un mauvais effet pour la cause qu’il paraisse indifférent et insensible, et peu de clients seront jaloux de confier leurs intérêts aux mains d’un avocat sans chaleur.
Mais, d’un autre côté, il doit éviter de prostituer son zèle et sa sensibilité, en s’engageant avec la même chaleur dans toutes les causes qui lui sont confiées, sans considérer si l’on peut supposer cet intérêt réel ou factice. Il y a une dignité de caractère qu’il est de la plus haute importance, pour tous les hommes de cette profession, de conserver scrupuleusement ; car ils ne doivent jamais oublier qu’il n’y a pas d’instrument de persuasion plus puissant qu’une réputation de probité et d’honneur dans la personne qui entreprend de persuader. Plurimum ad omnia momenti in hoc positum, si vir bonus creditur. Sic enim continget ut non studium advocati videatur afferre, sed pœne litis fidem.
(Quint., lib. iv, cap. i.) II est presque impossible pour un auditeur de séparer entièrement l’impression que fait sur lui le caractère de celui qui parle, de celle que produit ce qu’il dit. Quelque secrète et imperceptible que soit cette impression, elle pèsera cependant de l’un ou de l’autre côté, en ôtant ou ajoutant de l’autorité et de l’influence au discours de l’avocat. Cette réputation d’honneur et de probité doit donc être soigneusement conservée, et par une certaine délicatesse dans le choix des causes, et par la manière de les conduire ; et quoique la nature de cette profession rende peut-être extrêmement difficile de porter cette délicatesse à son dernier degré, cependant il y a à cet égard des convenances que l’homme prudent, pour sa réputation, comme l’homme probe, par amour pour la vertu, trouvera nécessaire d’observer. Il refusera toujours de s’engager dans des causes évidemment injustes ou odieuses ; et lorsqu’il plaidera des causes douteuses il insistera surtout sur les arguments qui lui paraîtront les plus soutenables, réservant son zèle et son indignation pour les causes où l’injustice et l’iniquité sont flagrantes.
Il résulte de ce qui précède, que le respect des convenances, la candeur et la noblesse dans l’exposition des moyens, la fermeté qui résulte de la conviction et de la confiance dans les preuves, la décence dans les mouvements et dans l’emploi des passions, la clarté de la diction, la sévérité dans le choix et l’usage d’ornements, l’oubli de soi-même pour ne plus s’occuper que de sa partie, sont, en résumé, les qualités et les devoirs de l’avocat. Mais j’aurai bientôt l’occasion de m’occuper des qualités personnelles et des vertus nécessaires à l’orateur.
De l’éloquence de la chaire. §
J’ai déjà traité de l’éloquence des assemblées populaires et de l’éloquence du barreau ; il ne me reste plus qu’à parler de l’éloquence de la chaire.
Commençons par examiner les avantages et les inconvénients qui appartiennent à ce genre d’éloquence. La chaire a certainement plusieurs avantages qui lui sont propres. La dignité et l’importance des sujets qu’elle traite lui assignent un rang distingué ; ils sont du plus haut intérêt, agissent sur tous les cœurs et admettent les plus beaux ornements descriptifs, qui peuvent être encore relevés par la plus grande véhémence et la chaleur la plus entraînante. Le prédicateur jouit encore d’autres prérogatives ; il ne parle pas devant un petit nombre de juges, mais devant une assemblée nombreuse ; il ne craint pas les interruptions, il n’est astreint ni à la réplique, ni à l’improvisation ; il choisit à loisir ses sujets et se présente en public avec tous les secours que peut lui offrir la méditation la plus profonde.
Mais d’un autre côté, quelques difficultés particulières accompagnent l’éloquence de la chaire. Le prédicateur n’a pas, il est vrai, à redouter les efforts d’un adversaire ; mais la contradiction anime le génie et captive l’attention. L’orateur de la chaire est peut-être maître trop paisible du champ qu’il parcourt. Les sujets qu’il traite sont nobles et importants, mais ils sont familiers et rebattus, et rien n’est plus difficile que donner à ce qui est connu et vulgaire la grâce de la nouveauté. « L’éloquence de la chaire, dit La Bruyère dans ses Caractères, est cachée, connue de peu de personnes, et d’une difficile exécution. Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l’on prévoit que vous allez dire : les matières sont grandes, mais usées et triviales ; les principes sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d’une seule vue ; il y entre des sujets qui sont sublimes, mais qui peut traiter le sublime ? Le prédicateur n’est pas soutenu, comme l’avocat, par des faits toujours nouveaux, par de différents événements, par des aventures inouïes ; il ne s’exerce pas sur les questions douteuses ; il ne fait pas valoir les violentes conjectures et les présomptions, toutes choses néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de la force et de l’étendue, et qui contraignent bien moins l’éloquence qu’elles ne la fixent et ne la dirigent. Il faut, au contraire, tirer son discours d’une source commune où tout le monde puise ; et s’il s’écarte de ces lieux communs il n’est plus populaire, il est abstrait ou déclamateur. Il est plus aisé de prêcher que de plaider ; mais plus difficile de bien prêcher que de bien plaider. »
Une condition essentielle pour bien prêcher, c’est de se former une juste idée de la fin qu’on propose et de ne jamais la perdre de vue ; car, dans aucun art, l’exécution ne peut être parfaite si l’on n’a pas une idée exacte de la fin ou de l’objet de cet art. Le but de toute prédication est de rendre les hommes meilleurs qu’ils ne sont ; tout sermon doit donc être une oraison persuasive, et j’ai montré que la persuasion est toujours fondée sur la conviction. C’est donc à l’entendement que l’orateur doit s’adresser d’abord s’il veut faire sur le cœur une impression durable. Celui qui voudrait émouvoir les passions des hommes, et influencer leurs habitudes, sans leur avoir préalablement offert des principes justes et capables d’éclairer leurs esprits, ne serait qu’un pur déclamateur. Il pourrait exciter des émotions passagères, et allumer une ardeur éphémère, mais jamais il ne produirait un effet solide et durable. En même temps, le prédicateur doit se souvenir qu’il ne monte pas en chaire pour y discuter quelque thèse abstraite, ou pour éclairer quelque vérité métaphysique, mais pour instruire ses auditeurs et les rendre meilleurs. L’éloquence de la chaire doit être populaire, non qu’elle doive accommoder son langage aux caprices et aux préjugés du peuple, ce qui ne servirait qu’à rendre l’orateur méprisable ; mais dans la véritable acception du mot, c’est-à-dire calculée de manière à faire impression sur le peuple, à frapper et à envahir les cœurs, car je ne crains pas d’affirmer que la méthode abstraite et philosophique de prêcher, quoiqu’elle ait été quelquefois admirée, est calquée sur une très fausse idée, et s’éloigne prodigieusement des véritables principes de l’éloquence de la chaire. Sans doute un prédicateur doit toujours s’appuyer sur la raison ; il faut qu’il donne à ses auditeurs des idées claires des matières qu’il traite ; c’est par des raisonnements et non pas par des sons qu’il doit captiver leur attention ; mais il ne méritera que peu de louanges s’il n’est qu’un puissant raisonneur et non un orateur persuasif.
Maintenant, si le sermon n’est véritablement qu’une oraison persuasive, il en découle une conséquence matérielle ; c’est que le prédicateur lui-même, pour réussir, doit être un homme probe. J’ai déjà cherché à prouver qu’un orateur ne peut jamais être éloquent lorsqu’il ne parle pas le langage que lui dictent la conviction et le sentiment ; ce sont les veræ voces ab imo pectore
. Il est ici de la plus haute importance que le prédicateur soit convaincu des vérités qu’il enseigne ; il ne suffirait pas qu’il eût une croyance spéculative ; il lui faut un sentiment sérieux et vif de leurs hautes conséquences. Cela seul peut donner à ses exhortations cette chaleur, cette force, cette ferveur de piété bien plus puissantes que tout l’art de l’éloquence étudiée ; sans cette conviction, les secours de l’étude ne seront jamais capables de faire entièrement disparaître le déclamateur.
Les caractères principaux et distinctifs de l’éloquence de la chaire me semblent pouvoir se réduire à deux : la gravité et la chaleur. La nature sévère des matières qui appartiennent à la chaire demande de la gravité. Leur importance, par rapport aux hommes, exige de la chaleur. Il est difficile d’unir parfaitement ces deux caractères ; la prééminence de l’un donne à l’oraison une uniformité pédantesque ; celle de la seconde le rend théâtral ; unis ensemble ils forment l’onction qui est cette manière insinuante, affectueuse et intéressante qui découle d’une sensibilité profonde du cœur, et du sentiment vif de l’importance des vérités qu’on annonce, joint au désir ardent qu’elles puissent faire impression sur l’âme les auditeurs.
Le choix des sujets est aussi un objet de la plus haute importance pour le prédicateur ; mais c’est plutôt à la théologie qu’à la rhétorique à indiquer les règles à cet égard. En général, ce sont les plus utiles et les plus appropriés aux circonstances qui doivent être préférés. On ne peut appeler éloquent l’orateur qui parle devant une assemblée sur un sujet qu’aucun ou peu d’auditeurs peuvent comprendre. L’utilité doit toujours accompagner l’éloquence ; il faut savoir mépriser les applaudissements insignifiants que donne, à ce qu’elle ne comprend pas, une multitude ignorante. « Quand vous enseignez dans l’église, n’excitez pas les applaudissements, mais les gémissements du peuple. Que les larmes de vos auditeurs soient vos louanges. Il faut que les discours d’un prêtre soient pleins de l’Écriture sainte. Ne soyez pas un déclamateur, mais un vrai docteur des mystères de votre Dieu. »
(Paroles de saint Jérôme à Népotien ; Fénelon, Dialogues sur l’éloquence.)
J’établirai bientôt les règles relatives à la disposition des diverses parties du discours, et à leurs principes constituants ; je me bornerai à indiquer ici quelques préceptes spéciaux dont on pourra j’espère tirer quelque utilité.
Le premier s’applique à l’unité du sujet. L’unité est, il est vrai, d’une grande importance dans toutes les compositions ; mais dans les autres discours où le choix et la direction du sujet n’appartiennent pas entièrement à l’orateur, il est souvent impossible de la conserver ; dans un sermon c’est toujours la faute du prédicateur s’il la viole. Je n’entends pas par cette expression un point unique auquel doivent se rapporter toutes les parties du discours ; je permets de former un faisceau de divers sujets liés ensemble., mais je veux que l’un d’eux prédomine sans cesse sur les autres. Cette règle est fondée sur l’observation, que l’esprit ne peut fortement embrasser qu’un sujet à la fois. En divisant on affaiblit l’impression. Mais cette unité n’oblige pas à répéter toujours les mêmes idées ; elle n’exige pas qu’il n’y ait ni division, ni chapitre ; ce serait comprendre cette expression dans un sens trop étroit ; elle admet quelque variété, des parties secondaires et accessoires, pourvu que l’on conserve toujours assez d’union et de connexion pour que le tout concoure à former une impression unique sur l’esprit.
Plus le sujet choisi est précis, plus l’impression qu’il fait est profonde et utile, parce que l’unité que je recommande peut être mieux conservée. Des sujets généraux, tels que l’excellence des plaisirs de la religion, servent souvent de texte aux prédicateurs, parce qu’ils sont plus brillants et plus aisés à manier ; et sans doute les matières générales de la religion ne doivent pas être négligées, et dans quelques circonstances on peut les traiter avec succès ; mais ce ne sont pas les sujets les plus favorables pour produire les grands effets de l’éloquence. Il est difficile de ne pas retomber dans des chemins battus et explorés. L’attention est mieux captivée par un point déterminé de quelque sujet important, par quelque scène intéressante, lorsque toute la puissance de l’art a dirigé vers ce but unique. Louer quelque vertu ou flétrir quelque vice particulier, c’est choisir un sujet qui ne manque ni d’unité ni de précision ; mais si vous vous bornez à cette même vertu ou à ce même vice considéré sous un aspect particulier, si vous l’examinez affectant certains caractères, ou placé dans une situation particulière de la vie, le sujet devient encore plus intéressant. L’exécution est, je l’avoue, plus difficile, mais le mérite et l’effet sont bien plus grands.
N’épuisez jamais un sujet, ce serait une faute capitale. Discutez les objets les plus utiles, les plus frappants, les plus persuasifs que votre texte vous suggère, et n’allez pas au-delà. Ne perdez jamais de vue que c’est la persuasion et non l’instruction qui doit être le résultat de votre sermon, et que rien n’est plus contraire à la conviction qu’une inutile et ennuyeuse abondance. Surtout étudiez l’art d’intéresser votre auditoire. C’est la grande épreuve ; c’est la marque du véritable génie pour l’éloquence de la chaire. Rien de plus préjudiciable aux succès du prédicateur que la sécheresse. Un sermon aride ne fut jamais un bon sermon. La correction du langage et de la prononciation est sans doute nécessaire pour se faire écouter avec plaisir, mais l’intérêt dépend davantage de la composition du discours. Le grand secret est de parler au cœur de ses auditeurs ; il faut que chacun de vos auditeurs s’imagine que vous parlez à lui en particulier. Pour arriver à cette fin, évitez tous raisonnements embarrassés, toutes propositions spéculatives, toutes abstractions métaphysiques. Ne faites pas comme ces mauvais orateurs qui veulent toujours déclamer et ne jamais s’adresser à leur auditoire ; parlez à la multitude, et tâchez de mêler l’application, ou ce qui a une relation immédiate à la pratique, avec les parties didactiques et doctrinales du sermon.
Il est également avantageux de ne perdre jamais de vue les différents âges, caractères et conditions des hommes, et d’accommoder ses instructions et exhortations aux diverses classes d’auditeurs. Toutes les fois que vous vous emparez des sensations d’un homme pour toucher son cœur, en les appliquant aux circonstances, vous êtes certain de l’entraîner. Aucune étude n’est plus nécessaire, pour ce dessein, que celle de la vie et du cœur humain. Développer le cœur, et le montrer à celui qui le porte sous un jour où il ne l’avait point encore vu, c’est présenter un tableau d’un effet prodigieux. Tant que le prédicateur se borne à des observations générales, et ne s’applique point à tracer des peintures et des portraits particuliers de mœurs, l’auditoire est porté à penser que les descriptions ne le concernent pas. Ce sont les traits frappants de caractère qui donnent au discours du prédicateur sa plus grande puissance. Aussi les exemples fondés sur des faits historiques ou tirés de la vie réelle, que l’Écriture sainte nous offre en grand nombre, s’emparent-ils fortement de l’attention lorsqu’ils sont choisis avec sagacité. Aucune occasion favorable de les introduire ne doit être omise. Ils sont en quelque façon le correctif du désavantage particulier à ce genre, où le plus souvent, on ne traite que par abstraction de qualités et non de personnes. Ils placent les vérités religieuses dans le jour le plus frappant. Peut-être les plus beaux et les plus utiles sermons, mais aussi les plus difficiles à composer, sont-ils ceux qui sont entièrement caractéristiques, ou fondés sur le développement de quelque caractère particulier, ou morceau remarquable d’histoire tiré des Écritures sacrées, parce qu’en traitant de pareils sujets on peut découvrir quelques-uns des replis les plus cachés du cœur humain.
Je prémunirai également mes lecteurs contre l’attrait de prendre pour modèle ces genres de prédications que le hasard ou la mode ont mis en vogue. Ce sont des torrents qui s’enflent aujourd’hui et qui demain auront passé. Quelquefois, c’est le goût poétique qui domine dans les prédications, plus tard le genre philosophique est à la mode, à une autre époque tout doit être pathétique ; ou enfin simplement argumentatif, suivant le modèle qu’offre quelque célèbre prédicateur. Chacun de ces modes, porté à l’excès, est très vicieux, et ne sera jamais approuvé par le goût. La vérité et le bon sens sont seules inébranlables, la mode et le caprice sont faibles et vacillants. Que l’orateur de la chaire soit original, qu’il n’imite jamais servilement un autre prédicateur, quelque estimé qu’il soit. Il peut étudier les exemples variés que lui offrent les maîtres pour son instruction, et préférer tel modèle ; mais la servile imitation éteint le génie, ou plutôt est une preuve de l’absence totale de cette faculté.
À l’égard du style, celui que la chaire exige doit avant tout être très clair. Les discours parlés étant destinés à l’instruction de toutes sortes d’auditeurs, la lucidité et la simplicité doivent y régner. Il faut en bannir tous termes inusités, emphatiques et redondants, et spécialement les expressions purement poétiques ou philosophiques. Les jeunes prédicateurs se laissent facilement éblouir par leur éclat, et chez eux l’erreur est excusable ; mais ils doivent être convaincus que c’est un défaut. La dignité de l’expression est aussi exigée au plus haut degré ; tout terme bas et trivial doit être banni ; mais cette dignité s’accorde fort bien avec la simplicité ; elle n’exclut pas non plus la vivacité, et un style animé est très propre à l’éloquence de la chaire. L’ardeur que le prédicateur doit éprouver, la grandeur et l’importance de son sujet, justifient et exigent même des expressions brillantes et animées. Il peut non seulement employer les métaphores et les comparaisons, mais dans certaines occasions apostropher les saints et les pécheurs, personnifier des êtres inanimés, s’élancer dans des exclamations hardies, et en général se servir des figures les plus passionnées du discours ; mais il faut les employer avec convenance, lorsqu’elles naissent du sujet, et qu’une chaleur naturelle et jamais affectée les inspire à l’orateur. Mais nous avons déjà traité avec détail de l’emploi des figures, nous y renvoyons le lecteur.
Le langage des écritures saintes, convenablement employé, est aussi un grand ornement des sermons. On peut en faire usage par citation ou par allusion. Les citations directes, tirées de l’Écriture, donnent de l’autorité à la doctrine de l’orateur, et rendent son discours plus solennel et plus vénérable. Les allusions à quelques passages ou expressions remarquables des écritures, lorsqu’elles sont bien placées, sont généralement d’un effet agréable. Elles fournissent au prédicateur un fonds d’expressions métaphoriques dont ne jouit aucune autre composition, et qui relèvent et varient son style, mais il faut que ces allusions soient toujours naturelles et faciles ; si elles paraissent forcées, elles ont un caractère d’affectation qui est tout à fait contraire à la dignité de la chaire.
C’est plutôt un style vigoureux et expressif qu’une manière brillante qui convient à ce genre d’éloquence. Il faut d’ailleurs nous abstenir de penser que nous rendons notre style fort et expressif en multipliant les épithètes, ce serait une grave erreur. Les épithètes ont souvent une grande beauté et une grande force ; mais si nous en abusons, si nous les accumulons sans nécessité, au lieu d’animer notre style, elles le surchargent et l’affaiblissent ; loin de relever l’image, elles la rendent indistincte et confuse. Enfin je terminerai ce sujet de mes observations par cet avis. Le prédicateur ne doit jamais avoir d’expressions favorites, cela sent l’affectation et devient rebutant. Qu’aucun terme remarquable par son éclat et sa beauté ne se présente deux fois dans le même discours ; cette répétition dénoterait un amour de briller et un esprit peu inventif.
Quant à la question, s’il est plus avantageux d’écrire entièrement ses sermons et de les confier à sa mémoire, ou de méditer la matière et les pensées, et de s’abandonner pour l’expression à la chaleur du débit ; je pense qu’on ne peut à cet égard tracer des règles générales. J’en laisserai le choix aux prédicateurs, suivant leur génie. L’expression que dicte la ferveur de la prononciation est souvent supérieure en énergie et en grâce à celle qui résulte du calme de la retraite ; mais cette faculté, cette puissance, ne sont pas toujours à la disposition de ceux même qui ont le génie le plus prompt ; elles sont entièrement refusées à d’autres, intimidés qu’ils sont par la présence de l’auditoire. Il est d’ailleurs nécessaire de commencer par écrire les sermons aussi soigneusement que possible. C’est le seul moyen d’acquérir le pouvoir et l’habitude de parler avec correction, et même de penser avec justesse sur les sujets religieux. Cependant Fénelon, dans ses dialogues sur l’éloquence, ne veut pas que le prédicateur apprenne son discours par cœur : « Considérez, dit-il, les avantages d’un homme qui n’apprend pas par cœur : il se possède, il parle naturellement, il ne parle pas en déclamateur ; les choses coulent de source ; ses impressions, si son naturel est riche pour l’éloquence, sont vives et pleines de mouvement ; la chaleur même qui l’anime lui fait trouver des expressions et des figures qu’il n’aurait pu préparer dans son étude. »
Sans doute, l’improvisation donne au discours ce coloris de la nature qui est si puissant pour persuader. Mais cette faculté est rare, et ne peut s’acquérir que par un exercice continuel joint à la capacité naturelle ; et il vaut mieux réciter un discours que de s’exposer à fatiguer ses auditeurs par le pénible spectacle d’un orateur qui lutte en vain contre sa stérilité.
Parmi les théologiens protestants français, Saurin est le plus remarquable ; il est abondant, éloquent et onctueux, quoique trop pompeux dans son genre. Parmi les catholiques, les plus éminents prédicateurs sont Bourdaloue et Massillon. C’est une question très débattue par les critiques français de savoir lequel de ces deux orateurs mérite la préférence ; chacun a ses partisans. À Bourdaloue ils attribuent plus de solidité et de force dans le raisonnement ; à Massillon une manière plus agréable et plus engageante. Bourdaloue est sans doute un puissant raisonneur ; il inculque sa doctrine avec zèle, piété et chaleur ; mais son style est verbeux et surchargé de citations des pères de l’Église ; enfin il manque d’imagination. Massillon a plus de grâce, de sentiment, et sous tous les rapports, dans mon opinion, plus de génie. Il montre une plus profonde connaissance du monde et du cœur humain ; il est pathétique et persuasif ; et, tout considéré, il est peut-être le plus éloquent orateur que les temps modernes aient produit. Voltaire cite le passage suivant comme un chef-d’œuvre égal à tout ce que les temps anciens et modernes ont produit de plus parfait. Le sermon roule sur le petit nombre des élus. Le style de tout le discours est extrêmement sérieux et animé ; mais, lorsque l’orateur prononça le morceau qui va suivre, Voltaire nous apprend qu’un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire, presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; et ce mouvement d’acclamation et de surprise fut si fort, qu’il troubla l’orateur ; et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau.
« Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés. Je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre : voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure, et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire an milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’y attendre, comme des criminels tremblants à qui on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle. Car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui. Tous ces désirs de changements qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de mort : c’est l’expérience de tous les siècles. Tout ce que vous trouverez alors de nouveau, sera peut-être un compte plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez si l’on venait vous juger dans ce moment, vous pouvez presque décider ce qui vous arrivera au sortir de la vie.
« Or, je vous le demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc, si Jésus-Christ paraissant dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici, fût placé à la droite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne pût trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu, connaissez ceux qui vous appartiennent. Mes frères, notre part est presque assurée, et nous n’y pensons pas. Quand même, dans cette terrible séparation qui se fera un jour, il ne devrait y avoir qu’un seul pécheur de cette assemblée du côté des réprouvés, et qu’une voix du ciel viendrait nous en assurer dans ce temple, sans le désigner, qui de nous ne craindrait d’être ce malheureux ? qui de nous ne retomberait d’abord sur sa conscience, pour examiner si ses crimes n’ont pas mérité ce châtiment ? qui de nous, saisi de frayeur, ne demanderait pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres : “Seigneur, ne serait-ce pas moi ?” Sommes-nous sages, mes chers auditeurs ? Peut-être que, parmi ceux qui m’entendent, il ne se trouvera pas dix justes ; peut-être s’en trouvera-t-il encore moins. Que sais-je ? ô mon Dieu ! je n’ose regarder d’un œil fixe les abîmes de vos jugements et de votre justice ; peut-être ne s’en trouvera-t-il qu’un seul, et ce danger ne vous touche pas, mon cher auditeur ? et vous croyez être ce seul heureux dans le grand nombre qui périra ? vous qui avez moins sujet de le croire que tout autre ; vous sur qui seul la sentence de mort devrait tomber ! Grand Dieu ! que l’on connaît peu dans le monde les terreurs de votre loi, etc. »
Après ces terribles et alarmantes exhortations, l’orateur arrive avec convenance a cette conclusion morale. « Mais que conclure de ces grandes vérités ? qu’il faut désespérer de son salut ! À Dieu ne plaise ! il n’y a que l’impie, qui, pour se calmer sur ses désordres, tâche ici de conclure en secret que tous les hommes périront avec lui ; ce ne doit pas être là le fruit de ce discours ; mais de vous détromper de cette erreur si universelle, qu’on peut faire ce que tous les autres font, et que l’usage est une voie sûre ; mais de vous convaincre que, pour se sauver, il faut se distinguer des autres ; être singulier, vivre à part au milieu du monde, et ne pas ressembler à la foule. »
C’est à cet éloquent orateur que Louis XIV donna cet éloge qui est peut-être le plus beau qu’un prédicateur ait jamais obtenu. Après l’avoir entendu à Versailles, « Mon père, lui dit-il, j’ai écouté dans cette chapelle bien des grands orateurs, et toujours avec un vif plaisir ; mais vous, toutes les fois que je vous entends, je m’en retourne mécontent de moi-même, parce que je connais mieux mon propre cœur. »
Construction du discours dans toutes ses parties. §
Introduction, narration, explication. §
J’ai traité dans les chapitres précédents de tout ce qui est particulier à chacune des trois grandes scènes où peut s’exercer l’art oratoire : les assemblées populaires, le barreau et la chaire. Je vais maintenant m’occuper à établir les règles de la construction du discours qui sont communes à ces trois genres. Les vues générales que j’ai offertes pour distinguer l’esprit et le caractère des différentes espèces de l’éloquence étaient nécessaires pour l’application directe des principes que je vais présenter. Toutes les fois que quelques-unes de ces règles auront un rapport plus spécial avec le barreau, la chaire ou les assemblées nombreuses, j’aurai soin, chemin faisant, de les signaler.
Quel que soit le sujet sur lequel on veut parler, il est naturel, le plus communément, de commencer par quelque introduction, pour préparer l’esprit des auditeurs, puis de présenter le sujet, d’expliquer les faits qui s’y rattachent, d’employer des arguments pour établir son opinion et pour renverser celle de son antagoniste ; enfin, si la matière le permet, de tâcher d’émouvoir les passions de son auditoire ; et, après avoir dit tout ce qui semble nécessaire, de terminer le discours par une péroraison ou conclusion. C’est la nature elle-même qui semble nous indiquer cette marche. Les parties constituantes d’un discours régulier ou d’apparat sont donc au nombre de six : l’exorde ou introduction, le sujet ou division du sujet, la narration ou explication, l’argumentation pour établir ou réfuter, la partie pathétique, et la péroraison. Je ne prétends pas dire que chacune de ces parties doive entrer dans tout discours public, ou qu’elle doive toujours s’y présenter dans cet ordre ; il n’y a point de raison pour s’attacher aussi strictement aux formes, en toute occasion ; et ce serait même une faute qui rendrait le discours pédantesque et guindé. Un discours peut être excellent, quoique plusieurs de ces parties manquent entièrement ; l’orateur, par exemple, peut omettre l’exorde et entrer immédiatement en matière ; il peut être inutile de diviser ou d’expliquer ; on peut se borner à quelques raisonnements simples sur chaque côté de la question, et terminer immédiatement ; mais comme les parties que j’ai mentionnées sont les éléments naturels d’un discours régulier, et que, dans toute espèce de discours, quelques-unes de ces parties existent nécessairement, il est indispensable de traiter séparément de chacune d’elles.
Et d’abord se présente l’exorde ou introduction, qui appartient évidemment aux trois genres d’éloquence. Ce n’est pas une invention de la rhétorique ; il est fondé sur la nature, et suggéré par le bon sens. Lorsqu’un homme veut donner un conseil, instruire quelqu’un ou lui reprocher quelque chose, la prudence lui apprend, en général, qu’il ne doit pas agir brusquement ; mais bien préparer avec habileté les voies de la persuasion, disposer la personne à laquelle il s’adresse à l’écouter favorablement, et la diriger vers une série de pensées qui puisse lui faciliter, par la suite, les moyens d’atteindre le but qu’il a en vue. Tel est, ou tel doit être le dessein final de l’introduction. Aussi, Quintilien et Cicéron indiquent-ils trois fins principales auxquelles elle doit tendre : reddere auditores benevolos, attentos, dociles
.
Le premier objet de l’exorde est de se concilier les auditeurs, de mériter leur bienveillance et de les intéresser à l’orateur, et à la cause qu’il défend. Les sujets de l’exorde peuvent quelquefois, au barreau, être puisés dans la situation particulière où se trouve l’avocat ou la partie, ou dans le caractère et la conduite de ses antagonistes comparés avec les manières d’être et d’agir de l’orateur ; dans quelques circonstances, on peut les prendre dans la nature même de la cause, en la rattachant intimement à l’intérêt des auditeurs. La modestie et la candeur que montre l’orateur en entrant en matière est aussi un exorde heureux. Le second objet de l’introduction est d’exciter l’attention de l’auditeur, ce que l’on peut effectuer en le prévenant de l’importance, de la dignité, ou de la nouveauté du sujet, en lui donnant quelque idée favorable de la clarté et de la précision avec lesquelles on le traitera. Le troisième objet est de rendre l’auditoire docile et de le disposer à la persuasion, ce que l’on obtient en s’efforçant de repousser les préjugés qui peuvent s’élever contre la cause ou le côté de la question que l’on embrasse.
Tout exorde doit donc tendre à quelques-unes de ces fins. Si les circonstances n’exigent point qu’on y vise, si nous sommes certains de la bonne volonté, de l’attention, et de la docilité de l’auditoire, on peut, sans inconvénient, supprimer l’exorde, et sans doute, lorsqu’il n’est mis que pour la parade, il vaudrait mieux le supprimer, in parvis atque in frequentibus causis ab ipsa re est exordiri sæpe commodius.
(Cic.) Dans les causes ordinaires, l’apparat serait ridicule ; cependant le respect dû à l’auditoire ne permet souvent pas à l’orateur d’entamer brusquement son sujet, mais exige qu’il le prépare à ce qu’il va dire par un court exorde. Les introductions de Démosthène sont toujours simples et courtes ; celles de Cicéron sont plus abondantes et plus élaborées. Les anciens critiques distinguent deux espèces d’exorde qu’ils appellent principium et insinuatio, Le principium est celui où l’orateur déclare directement et simplement où il vise ; l’insinuatio est un tour « qui consiste à présenter à l’auditoire, au lieu de l’objet qu’on se propose, et pour lequel on sait qu’il a de l’éloignement, un autre objet qui l’intéresse, et qui, par ses rapports avec l’objet dont il s’agit, dispose d’abord les esprits à ne pas en être blessés, et les amène insensiblement à les voir d’un œil favorable. »
(Marm.) Insinuatione utendum est quum animus auditoris infensus est.
Cicéron, dans les causes pro Sextio, pro Plancio, pro Milone, pro Flacco, pro Cælio, pro Murena, mais surtout dans son second discours contre Rullus, nous offre d’admirables exemples d’exorde par insinuation.
« Tout exorde doit donner une idée générale de la cause, la préparer, en faciliter l’accès, ou bien encore la relever et l’ennoblir. Ceux où l’on veut captiver et émouvoir les juges se tirent presque toujours des endroits de la cause qui sont le plus susceptibles de mouvements oratoires ; néanmoins, prenez garde de les prodiguer, et contentez-vous de donner au juge une impulsion légère, afin qu’une fois ébranlé, le reste du discours achève de l’entraîner. »
(Cicéron, de Orat., lib. ii.)
Après avoir présenté ces vues générales sur la nature et le but de l’exorde, je vais offrir quelques règles de composition de cette partie du discours. Elles sont d’autant plus nécessaires que l’introduction mérite une grande attention. Il est toujours important de bien commencer, pour faire une impression favorable dès le début, où les esprits des auditeurs, encore libres et inoccupés, sont plus disposés à recevoir des impressions. Je dois ajouter qu’un bon exorde est souvent un travail difficile. Peu de parties du discours donnent à l’auteur plus de peine et demandent plus de délicatesse dans l’exécution.
La première règle est, que l’exorde soit simple et facile, qu’il naisse du sujet. Il doit paraître, suivant l’élégante expression de Cicéron effloruisse penitus ex re de qua tum agitur
. « Il doit toujours être soigné, piquant, nourri de pensées, revêtu d’expressions justes et élégantes, et surtout bien approprié à la cause. Il est en effet comme chargé de donner une idée du reste du discours, de le recommander à l’esprit de l’auditeur ; il doit par conséquent le charmer et l’attacher dès le premier abord. L’exorde doit être étroitement lié à la suite du discours ; il faut qu’il ressemble à un membre inséparable du reste du corps, et non au prélude détaché que fait entendre le musicien. »
(Cic. de Orat., lib. ii.)
C’est une faute très ordinaire que de puiser l’introduction dans quelque lieu commun qui n’a aucun rapport spécial avec le sujet qu’on traite. Elle paraît alors une partie détachée du discours ; tel est, en général, le vice des introductions de Salluste dans son Histoire des guerres de Catilina et de Jugurtha. Elles pourraient aussi bien servir d’entrée en matière à toute autre histoire, ou à un traité sur un objet quelconque, et, quoique élégantes, elles méritent le blâme, parce qu’elles n’ont pas de connexité nécessaire avec le sujet. Cicéron, quoique très correct en cette partie, dans ses Oraisons, n’offre pas la même exactitude dans ses autres ouvrages ; il résulte d’une de ses lettres à Atticus, qu’il avait l’habitude de préparer à loisir une collection d’introductions ou préfaces, prêtes à être adaptées à toute espèce d’ouvrage qu’il publiait. Par suite de cette singulière méthode, il lui arriva d’employer deux fois, par mégarde, la même préface dans deux ouvrages différents ; Atticus l’ayant informé de cette méprise, il la reconnut et lui envoya une nouvelle introduction.
Pour rendue l’exorde naturel et facile, je crois qu’une bonne règle à suivre serait de n’en former le plan qu’après avoir médité la substance de son discours. Cicéron indique cette méthode, et cependant, comme nous l’avons vu, il ne la suit pas constamment. Omnibus rebus consideratis, tum denique id quod primum est dicendum, postremum soleo cogitare, quo utar exordio. Nam si quando id primum invenire volui, nullum mihi occurrit, nisi aut exile, aut nugatorium, aut vulgare.
Lorsque l’esprit aura été échauffé et excité par une profonde méditation du sujet, les matériaux nécessaires pour la préface se présenteront plus facilement. (Cic. lib. ii de Orat.)
La correction de l’expression est également un objet important dans l’exorde. Elle est nécessitée par la situation même des auditeurs. Ils sont plus disposés à la critique que dans tout autre moment. Le sujet et les arguments ne les occupent pas encore. Leur attention porte entièrement sur le style et la manière de l’orateur. Il faut alors faire quelques efforts pour se les rendre favorables ; mais en même temps il faut éviter de mettre trop d’art dans cette partie, il serait plus facilement découvert que par la suite, et nuirait peut-être à la persuasion dans tout ce qui suivrait. Une simplicité correcte, une élégante aisance, sont les caractères propres de l’exorde, ut videamur, dit Quintilien, accurate non callide dicere
.
La modestie est une autre qualité qu’il faut acquérir ; les apparences de la candeur sont toujours favorables et prévenantes. Si l’orateur commence d’un air arrogant et superbe, l’amour-propre et l’orgueil des auditeurs sont immédiatement réveillés ; ils le suivent d’un œil jaloux dans ses progrès. La modestie de l’orateur doit paraître non seulement dans les expressions de l’exorde, mais dans toutes ses manières, ses égards, ses gestes, le ton de sa voix. Chaque auditeur voit avec plaisir ces marques de respect et de considération qu’on lui adresse. La modestie, sans doute, ne doit pas dégénérer en bassesse et abjection, et il est toujours utile à l’orateur de joindre à cette qualité un certain sentiment de dignité qui naît de la conviction, de la justice et de l’importance du sujet qu’il traite.
L’orateur, en commençant, ne doit pas trop promettre non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
. (Hor.) C’est infailliblement un principe général qu’il ne faut pas d’abord déployer toute sa force, mais s’élever et grandir graduellement. Il y a des cas cependant où il est louable de se présenter, dès le premier bord, d’un air fier et d’un ton hardi : lorsqu’on s’élève, par exemple, pour défendre une cause qui a été avilie et décriée par la clameur publique, un air modeste pourrait être pris pour un aveu. Par la hardiesse et la vigueur de son exorde, l’orateur doit s’efforcer de repousser le flot de la calomnie, et d’éloigner es préjugés en les affrontant sans crainte. Dans les sujets d’une nature pompeuse, dans les sermons où le sujet est frappant, une introduction magnifique produit quelquefois un effet heureux, si elle est bien soutenue par ce qui suit. Bossuet, Fléchier, et d’autres célèbres prédicateurs, commencent souvent leurs discours par des exordes travaillés et sublimes ; ils éveillent ainsi l’attention, et jettent de l’éclat sur le sujet. Mais il faut bien prendre garde de toucher une note trop élevée, et de commencer sur un ton qu’on ne serait pas capable de soutenir dans la suite du discours.
L’introduction doit habituellement être présentée d’une manière calme : c’est rarement la place de la véhémence et de la passion. Les émotions doivent marcher avec le discours. L’esprit des auditeurs doit être graduellement préparé avant que l’orateur puisse hasarder des sentiments forts et passionnés. Les exceptions à cette règle sont, lorsque le sujet est tel que son énonciation seule excite quelques vives émotions, ou que la présence inattendue de quelque personnage ou de quelque objet, dans une assemblée populaire, enflamme l’orateur, et le pousse à commencer avec une ardeur inaccoutumée. Ces circonstances justifient ce qu’on appelle l’exorde ex abrupto. Ainsi l’apparition de Catilina dans le sénat rend très naturel et très convenable cet exorde véhément de Cicéron dans sa première catilinaire : Quo usque tandem Catilina abutere patientia nostra.
De pareils exordes ne peuvent être hasardés que par un petit nombre d’orateurs : ils promettent une grande véhémence dans toutes les autres parties du discours, et il est très difficile de remplir l’attente des auditeurs.
Toutefois, quoique l’exorde ne soit pas le lieu où l’on doive tenter de produire de vives émotions, cependant je remarquerai qu’il faut préparer la voie à celles que l’on veut faire naître dans les parties subséquentes du discours. L’orateur doit, en commençant, diriger les esprits de ses auditeurs vers les sentiments sur lesquels il s’efforcera d’agir par la suite. Ainsi, par exemple, s’il veut exciter la compassion, l’indignation ou le mépris, il doit en semer les germes dans son introduction ; il faut qu’elle respire cet esprit qu’il veut inspirer à ses auditeurs. L’habileté et le grand art de l’orateur se manifestent en ce point important d’une manière frappante. C’est en commentant qu’il donne, pour ainsi dire, le ton du reste du discours.
Un autre principe de l’exorde est de ne pas anticiper sur quelques parties matérielles du sujet. Lorsque les moyens et arguments sur lesquels on doit insister par la suite sont indiqués et esquissés dans l’exorde, ils perdent la grâce de la nouveauté à leur seconde apparition. L’impression que l’on attend d’un point capital est toujours plus profonde lorsqu’elle occupe sa place naturelle.
Enfin, l’exorde doit être en harmonie avec la longueur et la nature du discours qui va suivre. Rien en effet ne serait plus absurde que d’élever un immense portique devant un chétif bâtiment, de surcharger d’ornements magnifiques le seuil d’une simple maison d’habitation, ou de donner à l’entrée d’un monument l’agrément d’un jardin de plaisance. Le sens commun indique que chaque partie d’un discours doit être accommodée au ton et à l’esprit du tout.
Telles sont les principales règles relatives à l’exorde ; elles s’appliquent également, en grande partie, à tous les genres de discours. Dans les débats judiciaires ou les discours de tribune, il faut avoir soin de ne pas employer une introduction d’un genre tel que l’adversaire puisse s’en emparer et le tourner à son avantage. Toutes celles qui sont puisées dans des lieux communs ou matières générales offrent cet inconvénient. Ce début ne manque jamais de donner à l’adversaire un avantage considérable, lorsque, par un léger changement dans le tour de notre exorde, il montre que les principes que nous avons avancés en commençant notre attaque lui sont tous favorables. Dans le cas de réplique, Quintilien fait une observation qui est digne de remarque, que l’exorde tiré de ce qui a été dit dans le cours du débat a toujours une grâce particulière ; et la raison qu’il en donne est juste et manifeste. Multum gratiæ exordio est, quod ab actione diversæ partis materiam trahit ; hoc ipso quod non compositum domi, sed ibi atque e re natum, et facilitate famam ingenii auget, et facie simplicis, sumpti e proximo sermonis fidem quoque acquirit ; adeo ut, etiam si reliqua scripta atque elaborata sint, tamen plerumque videatur tota extemporalis oratio, cujus initium nihil præparatum habuisse manifestum est.
Ces principes ne sont pas applicables aux sermons. Il est difficile, dans ce genre, que l’exorde formel n’ait pas un air de raideur. L’exorde explicatif tiré du texte même est le plus simple et souvent le meilleur ; mais il court risque d’être aride, et ne doit jamais être long. L’exorde historique produit généralement un bon effet : il éveille l’attention ; et en la portant sur quelque fait remarquable lié avec le texte ou le discours, il répand une clarté convenable, et ouvre la voie au sujet que l’on va traiter.
Après l’exorde vient la proposition ou exposition du sujet : à cet égard, nous n’avons rien à dire, si ce n’est qu’elle doit être aussi claire et distincte que possible, exprimée en mots simples et peu nombreux, sans aucune affectation. À cette seconde partie du discours succède la division ou plan de l’oraison : plusieurs observations sont ici nécessaires. Il ne faut pas croire que, dans tout discours, une division régulière, ou énonciation des parties, soit indispensable. Il y a mainte occasion où cette division ne serait ni nécessaire, ni même convenable : si le discours est bref, si l’orateur ne veut traiter qu’un seul point, ou qu’il préfère ne pas avertir ses auditeurs de la méthode qu’il suivra ou du but auquel il cherche à les conduire. Un certain ordre, sans doute, est essentiel à tout discours ; et chaque chose doit être arrangée de manière que ce qui précède éclaircisse et corrobore ce qui va suivre ; mais l’on peut y arriver par une méthode cachée. Ce que nous appelons proprement division est l’énonciation faite, pour instruire les auditeurs, de la méthode que l’on suivra.
Les oraisons sacrées sont celles où ces sortes de division sont le plus communément employées. Fénelon les désapprouve hautement : « elles dessèchent et gênent le discours, dit-il ; elles le coupent en deux ou trois parties qui interrompent l’action de l’orateur et l’effet qu’elle doit produire : il n’y a plus de véritable unité ; ce sont deux ou trois discours différents qui ne sont unis que par une liaison arbitraire. »
Il rappelle que les pères de l’Église n’en firent jamais usage, et qu’elles prirent naissance dans les écoles lorsque les discussions métaphysiques s’introduisirent dans les prédications ; cependant, comme ces divisions sont encore assez souvent adoptées, je vais tracer les règles matérielles qu’on y doit observer :
1º Que les diverses parties indiquées soient réellement distinctes ; c’est-à-dire que l’une ne se confonde pas avec l’autre ; ce serait une division fort absurde, par exemple, si, après avoir traité des avantages de la vertu, on se proposait de montrer ceux de la justice et de la tempérance, parce que le premier chef comprend évidemment le second, comme le genre contient l’espèce. Cette méthode de procéder envelopperait le sujet de nuages et d’obscurité.
2º Il faut suivre l’ordre de la nature, en commençant par aller du simple au composé, présenter d’abord les arguments qui serviront de base aux suivants ; que la division soit naturelle et facile ; qu’on ne torture pas le sujet, mais qu’il se développe lui-même : dividere non frangere.
3º Que les diverses parties de la division embrassent tout le sujet ; autrement la division ne serait pas complète : vous présenteriez un des coins du tableau sans donner une idée générale de sa composition.
4º Que les termes énonciatifs de vos divisions soient aussi concis que possible. Évitez toute circonlocution ; ici la précision est indispensable ; c’est elle surtout qui rend la division lucide et élégante.
5º Évitez de multiplier sans nécessité les subdivisions, ce qui produit toujours un mauvais effet. Ces subdivisions peuvent être convenables dans un traité de logique ; mais elles donnent au discours une apparence de sécheresse et d’aridité, et fatiguent inutilement la mémoire.
Au barreau et dans la chaire une division heureuse et convenable est d’une grande importance. Elle mérite le plus grand soin et la plus grande attention ; si l’orateur prend en partant une fausse route, il s’égare ; le discours devient embarrassé et languissant, et quoique les auditeurs ne puissent déterminer où naît la faute ou le désordre, ils en ont au moins la conscience, et ne se laissent plus affecter par les paroles de l’orateur.
La quatrième partie du discours est la narration ou explication du sujet ; je les réunis parce qu’elles sont soumises aux mêmes règles, et parce qu’elles tendent ordinairement au même but. Toutes deux doivent éclaircir la cause ou le sujet que traitera l’orateur suivant même qu’il développe aucun argument, ou qu’il ne fasse aucune tentative pour émouvoir les passions de ses auditeurs.
Dans les plaidoiries, la narration est souvent une partie très importante du discours, et exige un soin particulier. Outre qu’il n’est pas toujours facile de narrer avec grâce et lucidité, il y a, dans les narrations du barreau, une difficulté particulière. L’orateur ne doit dire que des choses vraies, et en même temps éviter tout ce qui pourrait nuire à sa cause. Les faits qu’il expose sont les matériaux qu’il va travailler ; les raconter de manière à ne pas sortir des bornes de la vérité, en les présentant toutefois sous le coloris le plus favorable à sa cause ; placer dans les circonstances les plus frappantes tout ce qui est à son avantage ; affaiblir tout ce qui peut lui préjudicier, sont les conditions nécessaires de la narration : elles exigent beaucoup de sagacité et d’habileté de la part de l’avocat. Il ne doit jamais oublier que s’il montre trop d’art il nuit à son propre dessein, en répandant le doute sur sa sincérité. Quintilien enseigne ce précepte, Effugienda in hac præcipue parte omnis calliditatis suspicio ; neque enim se usquam magis custodit judex, quam cum narrat orator ; nihil tum videatur fictum, nihil sollicitum ; omnia potius a causa, quam ab oratore profecta videantur.
Une autre difficulté qu’éprouve souvent l’avocat dans la narration des faits, est de rendre compte, d’une manière claire, de la procédure et de tous les incidents qui sont venus la compliquer ; d’exposer avec lucidité les divers chefs de la demande, d’établir avec clarté les qualités des parties, et de donner méthodiquement connaissance aux juges des pièces souvent volumineuses qui fondent ou appuient la demande. C’est alors que la concision et la lucidité deviennent des conditions essentielles. Tout ce qui n’est pas rigoureusement nécessaire doit être élagué avec sévérité. C’est l’usage et l’étude des modèles vivants qui peuvent seuls enseigner les moyens de dissimuler la longueur de la narration, ou de la rendre moins fastidieuse.
La clarté, la vraisemblance et la brièveté sont les conditions que les critiques demandent principalement dans la narration ; chacune d’elles entraîne suffisamment avec elle l’évidence de son importance. La clarté appartient à toutes les parties du discours ; mais elle est surtout indispensable dans la narration, lui doit jeter de la lumière sur tout ce qui suit. Un fait, une simple circonstance laissés dans l’obscurité ou mal compris par le juge, peuvent détruire l’effet de tous les arguments et de tous les raisonnements de l’orateur. Si la narration est invraisemblable, le juge n’y fera pas attention. Si elle est ennuyeuse et diffuse, elle le fatiguera et sera bientôt oubliée. Pour arriver à cette clarté, outre l’étude des règles générales que nous avons indiquées, la narration exige une attention particulière pour fixer clairement les noms, les dates, les lieux et chaque circonstance naturelle des faits racontés. Pour rendre la narration probable, il est nécessaire d’entrer dans quelques particularités relatives aux caractères des personnes dont nous parlons, de montrer que leurs actions ont été déterminées par des motifs vraisemblables et naturels. Pour être aussi concis que le sujet le permet, il faut rejeter toute les circonstances superflues ; par cela seul vous donnerez à votre narration plus de nerf et plus de clarté Toutefois la brièveté, qui est une qualité essentielle de la narration, ne doit être que relative. « Si l’on appelle brièveté, dit Cicéron, cette précision qui ne dit rien de trop, je l’approuve sans réserve ; si, au contraire, la brièveté consiste à n’employer que les mots strictement nécessaires ; elle est quelquefois utile ; elle nuit aussi quelquefois, parce que non seulement elle répand de l’obscurité, mais elle fait disparaître le principal avantage de cette partie du discours, qui est de plaire et de persuader par les formes adroites sous lesquelles on la présente. »
(Cic., l. ii.) Je crois que ceux qui ont l’expérience du barreau reconnaîtront, sans hésiter, la vérité du précepte de ce grand maître.
Cicéron est un modèle dans la narration. Ses discours en offrent mille exemples remarquables. La narration du célèbre discours pro Milone a été souvent et justement admirée. Son dessein est de montrer que malgré qu’en fait il soit démontré que Claudius a été tué par Milon ou ses esclaves, le meurtre cependant est justifié par la nécessité de la propre défense, et que Milon fut l’agresseur. Voici cet admirable passage : je l’extrais de la traduction de M. Géroult.
« Milon, après être resté ce même jour dans le sénat jusqu’à la fin de la séance, rentra chez lui, changea de vêtements et de chaussure, attendit quelque temps que sa femme eût fait tous ses apprêts, ensuite il partit, lorsque déjà Claudius aurait pu être de retour, s’il avait dû revenir à Rome ce jour-là. Clodius vient au-devant de lui à cheval, sans voiture, sans embarras, n’ayant avec lui ni ses gens qui le suivaient ordinairement, ni sa femme qui ne le quittait presque jamais, et Milon, ce brigand qui avait prétexté ce voyage pour commettre un assassinat, était en voiture, avec son épouse, enveloppé d’un manteau, suivi d’une troupe d’enfants et de femmes, cortège embarrassant, faible et timide.
« Le meurtre eut lieu devant une terre de Clodius, à la onzième heure ou peu s’en faut. À l’instant, du haut d’une éminence, une troupe de gens armée fond sur Milon ; ceux qui l’attaquent par-devant tuent le conducteur de sa voiture. Il se dégage de son manteau, s’élance à terre, et se défend avec vigueur. Ceux qui étaient auprès de Clodius tirent leurs épées ; les uns revinrent pour attaquer Milon par-derrière ; d’autres le croyant déjà tué font main-basse sur les esclaves qui le suivaient de loin. Plusieurs de ces derniers donnèrent des preuves de courage et de fidélité. Une partie fut massacrée ; les autres, voyant que l’on combattait autour de la voiture, et qu’on les empêchait de secourir leur maître, entendant Clodius lui-même s’écrier que Milon était tué, et croyant en effet qu’il n’était plus, firent alors, je le dirai, non pour éluder l’accusation, mais pour énoncer le fait tel qu’il est, sans que leur maître le commandât, sans qu’il le sût, sans qu’il le vît, ce que chacun aurait voulu que ses esclaves fissent en pareille occasion. »
Que Milon paraît tranquille ! s’écrie Quintilien, et que cela est éloigné d’un homme qui médite un assassinat. Il n’est certainement personne qui, en écoutant ce récit, ne se persuade qu’il s’agit ici d’un départ sans empressement et sans dessein, d’un simple voyage à la campagne. Quelle adresse dans le passage qui termine la narration. Les esclaves de Milon furieux, et voulant venger la mort de leur maître, on croirait qu’il va dire tuèrent Clodius ; c’est ce qu’aurait fait l’historien, mais l’orateur adoucit par l’expression une idée trop dure, trop choquante ; ils firent alors, sans que leur maître le commandât, sans qu’il le sût, ce que chacun aurait voulu que ses esclaves fissent en pareil cas.
Cochin narre en général les faits de ses causes avec beaucoup d’art ; on peut voir particulièrement un bel exemple de narration dans son mémoire pour M. le marquis d’Hautefort.
Dans les oraisons de la chaire où il y a bien rarement matière à narration, l’explication du sujet la remplace ; elle doit avoir les mêmes qualités, concision, clarté, lucidité. Le style doit être correct et élégant plutôt que pompeusement orné.
Argumentation. Partie pathétique ; péroraison. §
Le raisonnement, ou la partie argumentative du discours, va maintenant nous occuper. Quel que soit le sujet qu’on traite, l’argumentation est sans doute de la plus haute importance ; car le grand objet pour l’homme qui parle, dans toute occasion sérieuse, est de convaincre ses auditeurs de la bonté, de la justice, de la vérité de sa cause, et, au moyen de cette conviction, d’influencer leurs volontés ; le raisonnement et l’argumentation sont, comme je l’ai dit souvent, la base de toute éloquence mâle et persuasive.
Trois choses sont essentielles à l’argumentation : l’invention des arguments, leur disposition ou arrangement correct, leur expression de manière et dans un style tel qu’ils se présentent dans toute leur énergie.
La première ces qualités, l’invention, est évidemment la plus matérielle, et le fondement de tout le reste ; mais je crains qu’il ne soit au-dessus de la puissance de l’art de donner quelque secours réel à cet égard. La rhétorique est impuissante pour dicter à l’orateur des arguments sur chaque cause et sur chaque sujet, quoiqu’elle puisse lui être d’un merveilleux usage pour exprimer et arranger ceux que le sujet lui a inspirés. Car autre chose est de découvrir les raisonnements les plus propres à convaincre les hommes, et autre chose de présenter ces raisons avec le plus d’avantage. C’est à ce dernier but seulement que la rhétorique peut aspirer.
Les anciens rhéteurs tentèrent, il est vrai, d’aller beaucoup plus loin ; ils s’efforcèrent de former un système plus complet de rhétorique : ils prétendirent suppléer à l’invention, et enseigner les moyens de trouver des arguments sur chaque sujet et dans chaque cause De là leur doctrine sur les topiques, ou loci communes et sedes argumentorum, qui joue un rôle si important dans les ouvrages d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien.
Les sophistes grecs furent les premiers inventeurs de ce système artificiel d’art oratoire, et montrèrent une subtilité et une fertilité prodigieuse dans l’invention de ces lieux communs ; les rhéteurs qui leur succédèrent, éblouis par l’éclat de ce plan, travaillèrent à le réduire en un système si complet qu’on penserait qu’ils prétendaient enseigner les moyens mécaniques de devenir orateur sans le moindre génie. L’étude de ces préceptes pouvait produire des déclamations pompeuses et académiques, mais jamais d’utiles discours sur des affaires réelles. Les arguments solides et persuasifs doivent être tirés ex visceribus causæ, de la méditation profonde et de la connaissance complète du sujet. Ceux qui indiqueraient aux jeunes disciples de l’éloquence d’autres sources d’argumentation les égareraient, et en cherchant à faire de la rhétorique un art trop parfait, ils en rendraient l’étude inutile et dérisoire.
Je pense donc qu’il serait superflu d’insister sur cette doctrine de lieux communs de rhétorique ou topiques. Ceux qui croiraient pouvoir en tirer quelque avantage peuvent consulter Aristote et Quintilien, et ce que Cicéron a écrit sur cette matière dans son traité de Inventione, ses topiques et son second livre de Oratore ; mais, lorsqu’ils prépareront un discours destiné à convaincre les juges ou à produire un grand effet sur une assemblée, je les engage à laisser de côté leurs lieux communs, et à se livrer à un examen approfondi de leur sujet. Démosthène, j’ose l’avancer, ne consultait pas ces lieux lorsqu’il appelait les Athéniens aux armes contre Philippe, et lorsque Cicéron en fait usage, ils énervent ses discours.
J’arrive à la seconde qualité, c’est-à-dire à la disposition et direction des arguments, et ici l’art peut être d’un grand secours.
Deux méthodes différentes peuvent être suivies par les orateurs dans la direction de leurs raisonnements ; les noms que l’art leur donne sont l’analyse et la synthèse. La méthode analytique consiste à cacher le point que l’on veut prouver jusqu’à ce que l’on ait amené l’auditeur à la conclusion que l’on a en vue. L’orateur le conduit pas à pas de vérité en vérité, jusqu’à ce qu’il lui arrache la conclusion comme une conséquence naturelle de la chaîne de ses propositions ; c’est en général la méthode de d’Aguesseau. Elle a beaucoup d’analogie avec celle dite socratique, par laquelle Socrate réduisait au silence les sophistes de son siècle. C’est un genre de raisonnement fort adroit, que l’on peut employer avec succès lorsque les auditeurs sont extrêmement prévenus contre la cause ; par ce moyen, on les amène à la conviction par des degrés imperceptibles.
Mais il y a peu de sujets où cette méthode soit applicable, et peu d’occasions où il soit convenable de l’employer. Le mode de raisonnement le plus en usage et le mieux approprié à l’art oratoire est la synthèse : ici le point à prouver est d’abord présenté, et les arguments qui se succèdent sont destinés à l’appuyer et à convaincre les auditeurs.
Dans toute argumentation, une chose essentielle à observer est que, parmi les divers arguments qu’une cause peut offrir, il faut faire un choix de ceux qui paraissent les plus puissants, et les employer comme moyens principaux de persuasion. L’orateur doit se mettre à la place de l’auditeur, et considérer l’effet que produiraient sur lui les diverses raisons dont il se propose de faire usage pour persuader. Car il ne doit pas s’attendre à pouvoir duper ses auditeurs par l’art de la parole, c’est une chose beaucoup moins facile que les orateurs ne sont quelquefois disposés à le croire. L’intelligence et la sagacité appartiennent à tous les rangs, et l’orateur peut recevoir des éloges pour la beauté de son discours de la part d’un auditoire, qui cependant n’est nullement persuadé de la vérité de ce qu’il a dit.
En supposant les arguments bien choisis, il est évident que leur effet dépend en quelque sorte du bon ordre de leur disposition ; à cet égard, les règles suivantes devront être observées.
Et d’abord, il faut éviter d’entasser confusément des arguments différents par leur nature. Toute argumentation tend à prouver l’une de ces trois choses, qu’une proposition est vraie, moralement juste et convenable, qu’elle est bonne et profitable. Ce sont les trois grands sujets de discussion parmi les hommes, vérité, devoir, intérêt. Mais les arguments qui conduisent vers ces divers objets sont génériquement distincts. Leur confusion rendrait le raisonnement obscur et plat ; il est donc important que les diverses classes d’arguments qui s’adressent aux différents principes de la nature humaine soient distincts et séparés.
Ensuite, relativement aux différents degrés d’énergie des arguments, la règle générale est d’avancer par la voie de la gradation, ut augeatur semper et increscat oratio
. Cette marche doit être spécialement suivie lorsque l’orateur défend une cause claire, et qu’il a la confiance de pouvoir pleinement en prouver la bonté. Il peut alors hasarder de commencer par de faibles arguments, en s’élevant graduellement, et ne manifestant toute son énergie que lorsqu’il est certain d’avoir fait une impression victorieuse sur l’esprit de ses auditeurs, préparés déjà par ce qui a précédé. Mais cette règle n’est pas générale ; car, s’il se méfie de sa cause, et s’il n’a qu’un argument matériel qui lui serve d’appui principal, et qu’il mette moins de confiance dans le reste, il lui est souvent plus avantageux de présenter d’abord cet argument matériel pour préoccuper ses auditeurs, et faire au premier choc les plus grands efforts, afin qu’après avoir éloigné les préjugés, ou les avoir tournés à son avantage ses autres raisonnements puissent être écoutés avec plus de bienveillance. Lorsque, parmi la variété des arguments, il y en a quelques-uns que nous reconnaissons être moins concluants que les autres, et dont il est néanmoins nécessaire de faire usage, Cicéron nous engage à les placer au milieu, comme dans une position moins frappante qu’au commencement et à la fin de l’argumentation.
Enfin, lorsque nos raisonnements sont vigoureux et satisfaisants, plus ils sont distincts et séparés l’un de l’autre, plus leur effet est puissant. Ils peuvent alors soutenir l’isolement, qui augmente leur pouvoir en les plaçant dans tout leur jour. Mais lorsque les arguments sont douteux, et seulement du genre des présomptions, il est plus prudent de les accumuler en masse, de les rouler l’un sur l’autre ; ut quæ sunt natura imbecilla, comme dit Quintilien, mutue auxilio sustineantur
. Il en offre un bon exemple dans le cas d’un homme accusé d’avoir assassiné le parent dont il était héritier présomptif. Les preuves directes manquaient ; mais « vous attendiez sa succession, héritage opulent. Vous étiez dans la détresse, poursuivi par des créanciers inexorables. Vous aviez offensé ce parent dont vous étiez héritier, et vous saviez qu’il était sur le point de faire un testament pour vous priver de sa succession. Il n’y avait pas de temps à perdre. Chacune de ces circonstances isolée, ajoute ce même auteur, n’est pas concluante ; mais, rassemblées en un faisceau, elles produisent de l’effet. »
Le discours de Cicéron pour Milon nous offre un très bel exemple d’amplification distincte d’un argument persuasif. Il le tire d’une circonstance de temps. Milon était un des candidats au consulat, et Clodius fut tué quelques jours avant l’élection. Il demande si quelqu’un pourrait croire que Milon eût été assez pour éloigner de lui, à une époque si critique, et par plus odieux des assassinats, la faveur du peuple dont il recherchait avec tant d’anxiété les suffrages. Cet argument, rapproché du moment qui le suggère, paraît avoir un poids considérable, mais il ne suffisait pas de le présenter, il était susceptible d’être développé et placé dans la plus vive lumière ; l’orateur trace donc une peinture juste et frappante de cette inquiète sollicitude qu’éprouvent à cette époque les candidats aux magistratures, qui les rend si attentifs à mériter la bienveillance du peuple. Quo quidem tempore, dit-il, scio enim, quam timida sit ambitio, quantoque et quam sollicita cupiditas consulatus ; omnia non modo quæ reprehendi palam, sed etiam quæ obscure cogitari possunt, timemus ; rumorem, fabulam fictam, falsam, levem, perhorrescimus ; ora omnium atque oculus intuemur. Nihil enim est tam molle, tam tenerum, tam aut fragile, aut flexibile, quam voluntas erga nos sensusque civium, qui non modo improbitati irascuntur candidatorum, sed etiam in recte factis sæpe fastidiunt.
De tout cela il conclut avec beaucoup de justesse, hunc diem igitur campi speratum atqu exoptatum, sibi proponens Milo, cruentis manibus scelus et facinus præ se ferens et confitens, ad illa augusta centuriarum auspicia veniebat ? quam hoc ne credibile in hoc !
Quoiqu’une pareille amplification soit extrêmement belle, cependant il faut y joindre cette précaution, de ne pas étendre trop loin les arguments et ne pas trop les multiplier ; ce qui servira plutôt à répandre du doute sur la cause qu’à lui donner du poids. La multiplication des raisonnements et leur extension au-delà des bornes naturelles, enlève beaucoup de ce vis et acumen qui doivent être le caractère distinctif de la partie argumentative de la raison. Il y a dans le raisonnement, comme dans les autres parties du discours, une certaine tempérance qu’on ne doit jamais oublier.
La troisième qualité de l’argumentation est, comme nous l’avons vu, d’être exprimée dans un style tel et de manière qu’elle jouisse de toute son énergie. À cet égard, je dois renvoyer le lecteur aux préceptes que j’ai indiqués en traitant du style, et aux principes que j’établirai ci-après en parlant du débit et de la prononciation. Je me bornerai à rappeler que la dialectique est comme le nerf de l’éloquence, que l’esprit philosophique du siècle en rend l’étude plus que jamais nécessaire ; et si la dialectique pouvait être séparée de l’éloquence, il vaudrait mieux être un fort dialecticien qu’un homme éloquent.
Je vais m’occuper maintenant d’une autre partie essentielle du discours que j’ai classée au cinquième rang, je veux parler du pathétique, où l’éloquence règne surtout dans toute sa puissance.
En traitant cette partie de l’éloquence, les anciens font les mêmes efforts qu’à l’égard de la partie argumentative ; pour former un système plus parfait de rhétorique, ils recherchent métaphysiquement la nature de chaque passion, ils les définissent et les décrivent, parlent de leurs causes, de leurs effets, de leurs corrélations ; puis tracent des règles pour les mettre en jeu. Aristote, en particulier, dans son traité de Rhétorique, discute avec beaucoup de profondeur et de subtilité la nature des passions. Sous le rapport philosophique, la lecture de ce traité peut être avantageuse ; mais je doute que cette connaissance philosophique des passions puisse donner cette qualité à un orateur auquel la nature l’aurait refusée. Ce talent résulte d’une sensibilité heureuse et forte de l’âme dont la nature seule peut nous douer, et qui est entièrement indépendante des connaissances spéculatives que l’on peut acquérir relativement aux passions. L’usage des règles et des préceptes sur cette partie de l’art oratoire ; ainsi que sur les autres, n’est point de suppléer au manque de génie, mais de le diriger dans la voie qu’il doit suivre, de l’assister afin qu’il puisse s’exercer avec plus d’avantage, et de prévenir les méprises et les erreurs où il pourrait tomber. Relativement au pathétique, les règles suivantes me paraissent devoir être observées.
La première est d’examiner soigneusement si le sujet en est susceptible, et quelle est la partie du discours où l’on peut le hasarder avec plus de succès. C’est le bon sens qui doit diriger à cet égard ; il est évident en effet qu’il y a beaucoup de sujets qui n’admettent nullement le pathétique, et que, relativement à ceux qui en sont susceptibles, une tentative hors de saison pour exciter les passions exposerait l’orateur au ridicule. Si nous voulons exciter quelque émotion durable, que le bon sens et la raison président à toutes nos tentatives ; ils inspireront à nos auditeurs la confiance nécessaire pour entrer avec chaleur dans la voie où nous voulons les entraîner ; ils justifieront à leurs propres yeux les émotions qu’ils ressentent, satisfaits qu’ils seront de ne s’être pas laissé abuser par une pure illusion ; autrement, quoique le discours de l’orateur puisse produire quelque excitation dans les esprits, elle cesse dès qu’il se tait, et l’émotion s’évanouit entièrement. Aussi la plupart des critiques assignent-ils au pathétique, comme place naturelle, la péroraison ou conclusion du discours ; et sans doute, toutes choses d’ailleurs égales, il vaut mieux réserver cette impression pour la fin, et laisser ainsi les esprits de ses auditeurs échauffés par le sujet, après que l’argumentation et le raisonnement auront produit tout leur effet.
La seconde : de ne pas séparer un des chefs d’un discours en forme, pour faire naître quelque passion ; de ne jamais avertir que vous allez être pathétique, en invitant votre auditoire, comme le font certains orateurs, à vous suivre dans votre excursion. Cela ne manque jamais de glacer les passions. Il faut saisir l’instant critique favorable à l’émotion, quelle que soit la partie du discours où il se présente ; et, après avoir suffisamment préparé ses auditeurs, les entraîner dans des circonstances telles, présenter à leurs yeux les images si brillantes, que leurs passions soient émues avant qu’ils aient pu s’en apercevoir. On y parvient souvent plus heureusement par quelques expressions inspirées par une chaleur naturelle que par des efforts prolongés et étudiés.
La troisième : qu’il faut soigneusement remarquer qu’il est bien différent de montrer aux auditeurs qu’ils doivent être émus, ou de les émouvoir réellement. Cette distinction n’est pas toujours suffisamment observée. Lorsque vous employez des arguments pour me faire sentir que je dois agir ainsi ; qu’il est juste, qu’il est convenable que j’éprouve tel sentiment en telle circonstance, vous ne faites que me préparer et me disposer à éprouver telle émotion, mais vous ne l’excitez pas actuellement. La nature a adapté à chaque émotion ou passion une série d’objets correspondants. Si vous ne les présentez pas à mon esprit, il n’est pas en votre puissance d’exciter en moi quelque sentiment. Je ne suis pas échauffé par la reconnaissance ; je ne suis pas touché de compassion lorsque l’orateur se borne à me montrer que ce sont de nobles sentiments, et qu’il est de mon devoir de les éprouver, lorsqu’il me gourmande pour mon indifférence ou ma froideur, parce qu’alors il ne parle qu’à ma raison et à ma conscience. Mais s’il peint d’une manière frappante, avec de vives couleurs, la ferveur et la tendresse de l’amitié, ou les souffrances d’un malheureux, alors seulement mon cœur commence à être ému, ma reconnaissance ou ma compassion sont excitées. Le plus puissant moteur de toute passion est d’abord la sensation : ainsi le sentiment de l’injure, ou la présence de l’offenseur, fait bouillonner la colère. Après l’influence de la sensation vient celle de la mémoire, à laquelle succède l’influence de l’imagination. L’orateur doit donc se servir de cette puissance de manière à frapper l’imagination de ses auditeurs par des circonstances si vraies et si éclatantes, qu’elles produisent sur eux les effets de la sensation ou du souvenir. Pour y parvenir, la seule méthode efficace est que l’orateur soit lui-même ému. Il y a mille circonstances intéressantes qui sont le fruit de la passion réelle, que l’on ne peut imiter, qu’aucun raffinement ne saurait suppléer. Il y a évidemment dans les passions quelque chose de contagieux.
Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflentHumani vultus.
L’émotion intime de l’orateur ajoute au pathétique de ses paroles ; ses regards, ses gestes, tout son être, exercent sur ceux qui l’entendent une puissance presque irrésistible. Mais je n’insisterai pas davantage sur ce point important, parce que j’ai déjà démontré que toute tentative pour exciter le pathétique, de la part d’un orateur qui resterait lui-même glacé, l’exposerait inévitablement au ridicule.
Quintilien, qui traite ce sujet avec beaucoup de sagacité, s’efforce de nous retracer la méthode dont il se servait pour s’identifier avec les passions qu’il voulait exciter dans les autres : il présentait à son imagination ce qu’il appelle phantasiæ ou visiones, de fortes peintures des malheurs ou des indignités qu’avaient soufferts ceux dont il plaidait la cause. Il se plaçait dans leur situation jusqu’à ce qu’il fût affecté par une passion semblable à celle qu’ils avaient eux-mêmes éprouvée : Ubi vero miseratione opus erit, nobis ea de quibus querimur accidisse credamus, atque id animo nostro persuadeamus : nos illi simus, quos gravia, indigna, tristia passus querimur. Nec agamus rem, quasi alienam ; sed assumamus parumper illum dolorem. Ita dicemus quæ in simili nostro casu dicturi essemus.
(Lib. vi, 31, 32.) C’est à cette méthode qu’il attribue ses succès ; et il est indubitable que tout ce qui tend à accroître la sensibilité d’un orateur doit ajouter à sa puissance pathétique.
La quatrième : qu’il est nécessaire d’étudier le langage des passions. Si nous observons comment s’exprime l’homme qui est sous l’influence d’une passion réelle et forte, nous trouverons toujours que son langage est simple et naturel ; il peut être animé par des figures vigoureuses et hardies ; mais il n’aura ni parure ni finesse. Il n’a pas le loisir de s’abandonner aux jeux de l’imagination ; son esprit est totalement envahi par l’objet qui l’échauffe ; il ne sent que le besoin de le représenter dans toutes ses circonstances, aussi fortement qu’il le conçoit. Tel doit être le style de l’orateur, lorsqu’il veut être pathétique ; et il y atteindra sans doute s’il exprime avec ardeur, simplicité et hardiesse, les sentiments réels qu’il éprouve. Nulle description ne peut alors réussir que celle écrite fervente calamo. Nous devons remarquer aussi qu’il y a une grande différence entre peindre à l’imagination et peindre au cœur ; la première de ces peintures peut être froide et étudiée, la seconde doit être rapide et ardente : dans l’une, l’apparence de l’art et du travail est pardonnable ; dans l’autre, il n’y a pas d’effet possible s’il ne paraît pas être l’ouvrage de la nature seule.
La cinquième : qu’il faut éviter de mêler rien d’étranger à la partie pathétique d’un discours. Gardez-vous de toute digression qui pourrait interrompre le cours naturel de la passion, lorsqu’une fois elle a commencé à naître et à s’élever, sacrifiez toutes beautés, quelque pompeuses et brillantes qu’elles soient, qui pourraient détourner l’esprit de l’objet principal, et amuser l’imagination plutôt que toucher le cœur. Il résulte de ce qui précède que les comparaisons sont toujours dangereuses, et généralement tout à fait impropres au milieu de la passion ; évitez même de raisonner hors de saison, ou au moins de présenter une suite longue et subtile de raisonnements, lorsque votre principal but est d’exciter des émotions vives.
Enfin la dernière : de ne jamais tenter de prolonger trop longtemps la situation pathétique : les émotions brûlantes sont trop violentes pour être durables. Nunquam debet esse longa miseratio, nam cum etiam veros dolores mitiget tempus, citius evanescat necesse est illa, quam dicendo effinximus, imago ; in qua, si moramur, lacrymis fatigatur auditor, et requiescit, et ab illo, quem ceperat, impetu ad rationem redit. Non patiamur igitur frigescere hoc opus ; et affectum, cum ad summum perdux erimus, relinquamus : nec speremus fore ut aliena mala quisquam diu ploret.
(Quint. Lib vi.) Épiez le moment favorable de faire retraite, de passer de la passion au ton calme, de manière cependant à descendre sans tomber, en conservant les mêmes sentiments, mais en les exprimant avec plus de modération. Quiconque ne sait pas s’arrêter et tente de conduire ses auditeurs dans la route des passions plus loin qu’ils ne peuvent le suivre, échoue toujours dans son dessein ; et en voulant les échauffer trop vivement, il emploie le moyen le plus efficace pour les glacer complètement.
Après avoir tracé ces règles relatives au pathétique, je puiserai dans Cicéron un exemple qui me servira à démontrer quelques-uns de ces principes, et principalement le dernier. Je le prendrai dans sa dernière Verrine, où il décrit la cruauté exercée par Verrès, alors gouverneur de Sicile, contre un certain Gavius, citoyen romain. Ce Gavius s’était échappé des prisons où il avait été jeté par les ordres du gouverneur. Sur le point de s’embarquer à Messine et se croyant en sûreté, il avait prononcé la menace que, lorsqu’il serait de retour à Rome, Verrès entendrait parler de lui, et qu’il lui ferait rendre compte de sa conduite pour avoir jeté dans les fers un citoyen. Le premier magistrat de Messine, créature de Verrès, le fait saisir immédiatement, et informe le proconsul de ces menaces. La conduite de Verrès, dans cette circonstance, est peinte de la manière la plus vive et avec les couleurs les plus propres à exciter contre lui l’indignation publique. Il remercie le magistrat de Messine de sa vigilance ; et, plein de rage, il se rend au Forum, ordonne que Gavius comparaîtra, appelle les bourreaux ; et, contre la loi, contre les privilèges avérés d’un citoyen romain, le fait dépouiller et battre de verges de la manière la plus cruelle. Cicéron continue ainsi : Cœdebatur virgis, in medio foro Messanæ, civis romanus, judices.
(Chaque mot s’élève au-dessus de celui qui le précède dans la description de ce crime flagrant, et le judices est jeté à la fin avec beaucoup de propriété.) Cum interea nullus gemitus, nulla vox alia istius miseri, inter dolorem, crepitumque plagarum audiebatur, nisi hæc, Civis romanus sum. Hac se commemoratione civitatis, omnia verbera dejecturum a corpore arbitrabatur. Is non modo hoc non perfecit, ut virgorum vim deprecaretur, sed cum imploraret scepius usurparetque nomem civitatis, crux, crux inquam, infelici et ærumnoso, qui nunquam istam potestatem viderat, comparabatur. O nomen dulce libertatis ! o jus eximium nostræ civitatis ! o lex Porcia, legesque Semproniæ ! o graviter desiderata et aliquando reddita plebi romanæ tribunitia potestas, huccine tandem omnia reciderunt, ut civis romanus in provincia populi romani, in oppido fœderatorum ab eo, qui benificio populi romani fasces et secures haberet ; deligatus, in foro, virgis cœderetur ?
Rien de plus beau, rien de mieux conduit que ce passage. Toutes les circonstances sont parfaitement choisies pour exciter la compassion des auditeurs pour Gavius, et leur indignation contre Verrès.
Le style est simple et l’exclamation passionnée, l’appel à la liberté, aux lois, est bien placé, et dans le véritable style de la passion. L’orateur, pour exagérer encore la cruauté du préteur, ajoute ce coup de pinceau : Verrès fait ériger un gibet pour Gavius, non pas dans le lieu ordinaire des exécutions, mais sur le rivage de la mer opposé aux côtes de l’Italie, « Afin que cet homme qui se disait citoyen romain pût, du haut de sa croix, apercevoir l’Italie et sa maison. »
Cette basse insulte, faite à un homme mourant, est le dernier trait du tableau ; « ce n’était pas Gavius seul que Verrès insultait, c’était vous, ô Romains, c’était chaque citoyen qui m’écoute ; il vous bravait dans la personne de Gavius, et montrait quel mépris il avait conçu pour le nom romain et les libertés romaines. »
Jusqu’à présent tout est beau, animé et pathétique, et le modèle eût été parfait si l’orateur s’était arrêté à ce point, mais son génie fleuri et redondant le conduit plus loin. Ce ne sont plus ses auditeurs qu’il veut animer contre Verrès, mais les bêtes, les montagnes, les rochers. Si hæc non ad cives romanos, non ad amicos nostræ civitatis, non ad eos, qui populi romani nomen audissent, denique si non ad homines, verum ad bestias ; aut etiam ut longius progrediar, si in aliqua desertissima solitudine, ad saxa et ad scopulos, hæc conqueri et deplorare vellem, tamen omnia mula, atque inanima, tanta et tam indigna rerum atrocitate commoverentur.
Malgré toute la déférence que nous devons à un aussi éloquent orateur, nous devons déclarer que cette dernière partie est déclamatoire et non pathétique. C’est pousser trop loin le langage de la passion ; chaque auditeur s’aperçoit immédiatement que c’est une figure de rhétorique qui peut lui plaire, mais qui, loin de l’enflammer davantage, attiédit son émotion. Tel est le danger de donner trop de latitude à une imagination riche, lorsque l’on veut faire une impression profonde.
Il ne nous reste plus à traiter que de la péroraison. Je n’ai que peu de choses à dire sur ce sujet, parce qu’il varie beaucoup, suivant la nature du discours qui le précède ; quelquefois tout le pathétique est plus convenablement placé dans la péroraison ; quelquefois, lorsque le discours a été entièrement argumentatif, il est bon de le terminer par un résumé qui retrace rapidement tous les arguments employés, et laisse dans les esprits une impression complète et énergique de leur ensemble. La grande règle pour la péroraison, celle que la nature elle-même nous indique, c’est d’y placer les moyens que nous croyons les plus capables de faire triompher notre cause. Il y a des affaires où la péroraison est inutile : Nemo dubitaverit multas esse causas, in quibus nullo loco sit necessaria, si breves et simplices fuerint
(Quint. l. vi.)
Dans les sermons, la péroraison est formée ordinairement des conséquences que l’on tire de ce qui a été dit ; mais elle doit résulter nécessairement de ce qui précède, et ne pas paraître une espèce de superfétation ajoutée au corps principal du discours, ce qui ne tendrait qu’à affaiblir l’effet que l’ensemble de la composition est destiné à produire.
Un des plus éloquents orateurs modernes, Bossuet, termine d’une manière très touchante l’oraison funèbre du prince de Condé, par ce retour sur lui-même et sur son âge avancé. « Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours, au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince ! dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte. Heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de la vie, les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »
Ces dernières phrases terminent cette oraison, mais toute la péroraison, trop longue pour être insérée, est un chef-d’œuvre d’éloquence.
Dans toute oraison, c’est une chose importante de saisir l’instant précis de terminer, de manière à conduire le discours jusqu’à un juste point ; de ne pas conclure d’une manière subite et inopinée, et de ne pas non plus tromper l’attente d’un auditoire qui pense être arrivé à la fin, en continuant à suspendre la conclusion jusqu’à ce qu’il soit fatigué de nos longueurs. Il faut aussi tâcher de prendre congé de bonne grâce, et ne pas finir par une phrase languissante et traînante, de manière à laisser les esprits de ses auditeurs dans un état convenable d’excitation ; et les renvoyer avec une impression favorable du sujet et de l’orateur.
Prononciation et débit. §
Après avoir traité les parties principales de l’art oratoire, il me reste encore à parler d’un autre sujet fort important, savoir la prononciation ou le débit. Les anciens orateurs y attachaient la plus haute importance. Cicéron et Quintilien rapportent que Démosthène, interrogé sur cette question : quelle est la principale qualité de l’orateur, répondit, L’action ; on lui demanda quelle était la seconde ; L’action, dit-il ; puis quelle était la troisième : L’action, répondit-il encore. Il n’est pas étonnant qu’il ait accordé au débit une si haute considération, et que, pour s’y perfectionner, il n’ait pas craint ces travaux pénibles et assidus que tous les anciens ont eu grand soin de rappeler ; car sans aucun doute rien ne mérite une plus grande attention. Un penseur superficiel peut considérer les inflexions de la voix et du geste comme de purs ornements du discours, et des moyens secondaires de captiver un auditoire ; mais il n’en est pas ainsi. L’action est intimement liée avec ce qui est ou devrait être le but de tout discours public, la persuasion, et par conséquent mérite l’attention des plus graves et des plus sévères orateurs, aussi bien que les soins de ceux qui ne veulent que plaire.
Il faut considérer, en effet, que toutes les fois que nous portons la parole, notre intention est sans doute de faire quelque impression sur ceux qui nous écoutent ; et de leur transmettre nos idées et nos émotions. Or, le ton de notre voix, nos regards, nos gestes, sont autant que nos paroles les interprètes de nos sentiments et de nos idées, et même l’impression qu’ils font est souvent plus forte que celle de nos paroles. Nous voyons fréquemment qu’un coup d’œil expressif, un cri passionné, sans aucune articulation de mots, transmettent aux hommes des idées plus frappantes, font naître dans eux des passions plus fortes, que ne pourrait le faire le plus éloquent discours. L’expression de nos sentiments par le cri ou le geste a l’avantage d’être la langue de la nature. C’est ce mode d’exprimer la situation de nos âmes que la nature a dicté à tous les hommes, et que tous ont la faculté de comprendre. Les mots, au contraire, sont des symboles conventionnels et arbitraires de nos idées, et par conséquent doivent faire une impression moins vive. Cela est si vrai que, pour compléter la signification des mots, nous sommes presque toujours obligés de nous aider de l’action, de la prononciation, et du débit ; et celui qui, en parlant, se servirait simplement des mots sans les fortifier par les tons propres et les accents prosodiques, ne ferait sur nous qu’une impression faible et peu distincte, souvent même ne nous transmettrait qu’une conception ambiguë et douteuse de ce qu’il a dit. La connexion entre certains sentiments, et la manière de les exprimer est même si intime, que celui qui ne les manifeste pas de cette manière ne peut jamais nous persuader qu’il pense ou qu’il ressent les sentiments qu’il énonce ; son débit donne un démenti à tout ce qu’il affirme. Marcus Callidus accusait un individu de tentative d’empoisonnement sur sa personne, mais soutenait l’accusation d’une manière languissante. Cicéron, qui plaidait pour l’accusé, s’empara de cette circonstance comme d’une preuve de la fausseté de l’accusation : An tu, M. Callidi, nisi fingeres, sic ageres ?
Les grands objets que tout orateur doit avoir nécessairement sous les yeux, pour former son débit, sont d’abord de parler de manière à être pleinement et facilement entendu par tous ceux qui l’écoutent ; ensuite de s’exprimer avec grâce et véhémence, de manière à plaire et à émouvoir son auditoire.
L’orateur, avant tout, doit sans doute tâcher de se faire entendre par tous ceux qui l’écoutent, et remplir avec sa voix l’espace occupé par l’assemblée. La puissance de la voix est une qualité naturelle, mais l’art peut néanmoins lui prêter de grands secours, Augentur autem sicut omnium, ita vocis quoque bona, cura et negligentia minuuntur
. (Quint.) L’usage fortifie les organes en les assouplissant, et permet à l’oraeur d’augmenter le volume de sa voix, sans en altérer le diapason. La voix a son médium, c’est l’état naturel, et par conséquent c’est ce ton qu’il faut généralement employer dans les discours publics ; trop basse, la voix devient sourde, trop haute, elle fatigue l’orateur, et par conséquent l’auditoire ; en tenant le médium on peut d’ailleurs changer plus facilement de ton, toutes les fois que les circonstances l’exigent.
Une règle, également utile pour se faire bien entendre, est de fixer les yeux sur une des personnes les plus éloignées de l’assemblée, et de se figurer qu’on lui adresse la parole. Nous prononçons naturellement et mécaniquement nos paroles avec un degré de force suffisant pour nous faire entendre de celui auquel nous nous adressons, pourvu qu’il soit à la portée de notre voix ; mais il faut éviter de parler trop haut en public comme dans la conversation ordinaire, cela fatigue extrêmement l’oreille des auditeurs, et donne à 1’orateur l’apparence peu agréable d’un homme qui s’efforce d’arracher l’approbation par la véhémence et la force des sons.
Une prononciation bien distincte contribue peut-être davantage que l’intensité des sons, à faire clairement entendre l’orateur, elle consiste dans l’articulation complète de toutes les lettres et de toutes les syllabes. La quantité de son nécessaire pour remplir un large espace est moins considérable qu’on ne le croit généralement, et avec une bonne articulation, une voix plus faible peut atteindre plus loin qu’une voix forte qui ne la posséderait pas.
Pour bien articuler, il faut en prendre le temps. La volubilité et la précipitation rendent la prononciation plus difficile. Cependant il ne s’ensuit pas qu’il faille peser et compter ses paroles de manière à rendre le discours insipide et fatigant. Mais la précipitation est un défaut plus commun, et dont il faut tâcher de se garantir avec soin, parce que lorsqu’il est une fois passé en habitude, il est extrêmement difficile de s’en corriger. Une bonne prononciation donne du poids et de la dignité au discours ; elle permet à la voix de ménager des repos qui procurent à l’orateur la faculté de nourrir ses sons, et de leur donner plus d’harmonie ; elle le rend maître de lui-même, au lieu qu’une articulation rapide et précipitée répand souvent dans les idées du désordre, qui est le plus grand ennemi d’une bonne exécution dans la carrière de l’art oratoire : Promptum sit os, dit Quintilien, non præceps, moderatum, non lentum.
À ce qui précède il faut ajouter la propriété de la prononciation, ou attention scrupuleuse de donner à chaque mot qu’on prononce le son que l’usage le plus parfait lui attribue, et éviter les prononciations vulgaires ou locales ; c’est un défaut grave et trop commun peut-être parmi les jeunes gens de province qui se destinent au barreau. Les Gascons, les Normands, etc., donnent aux mots une intonation particulière qui n’est pas nationale. Ceux qui ne peuvent vaincre cette prononciation vicieuse ne doivent exercer les fonctions d’avocat que dans les localités où elle est tolérée. D’ailleurs, chaque mot, dans les discours publics, doit être prononcé exactement de la même manière que dans la conversation. Bien des gens errent à cet égard. Lorsqu’ils parlent en public, avec solennité, ils prononcent les syllabes d’une manière différente qu’ils ne le font ordinairement ; ils les allongent et les traînent en pensant donner ainsi de la force et de la gravité à leurs discours et ajouter à la pompe de la déclamation. C’est un des plus grands vices qu’on puisse introduire dans la prononciation ; il donne au discours une physionomie théâtrale et un air affecté qui lui enlèvent beaucoup de son agrément et de son effet.
Nous nous sommes occupé de l’intonation, qui n’est que le degré d’élévation et de force de la voix dans le discours, puis de l’articulation ou action d’assembler et d’exprimer les lettres et les mots ; il nous reste à parler d’un autre objet non moins important ; je veux dire de l’art de placer ses repos ou moments de respirer. C’est une chose difficile et qui mérite notre attention. Dans tout discours public, l’art de ménager sa respiration de manière à ne pas être obligé de séparer des mots qui ont entre eux une telle liaison qu’ils doivent être prononcés de la même haleine, exige beaucoup de soin. Pour éviter ce défaut, l’orateur doit d’abord se pourvoir d’une quantité d’air suffisante à ce qu’il doit prononcer. D’autre part, c’est une erreur d’imaginer que la respiration n’est permise qu’à la fin de chaque période, et lorsque la voix tombe naturellement ; on peut reprendre haleine dans les intervalles des périodes, lorsque la voix n’est qu’instantanément suspendue, et par cet artifice fournir aux périodes les plus longues sans interruptions choquantes.
C’est le sens qui doit toujours diriger les pauses de la voix ; et si l’orateur se forme arbitrairement une certaine mélodie ou ton qui exige des repos différents de ceux indiqués par le sens, il a contracté sans doute une des plus mauvaises habitudes où puisse se laisser entraîner un orateur. Les pauses des discours publics doivent être calquées sur le ton de la conversation ordinaire, et non pas sur la manière guindée et artificielle qui résulte de la lecture des livres où la ponctuation nous dirige. En général, cette ponctuation est très arbitraire, souvent capricieuse et fausse ; elle introduit une uniformité de ton dans les pauses, qui est extrêmement désagréable : car nous devons observer que pour rendre les pauses gracieuses et expressives, elles doivent non seulement être convenablement placées, mais de plus être accompagnées du ton de voix que la nature du repos indique elle-même. Quelquefois c’est une légère et simple suspension de voix, quelquefois un certain degré de cadence dans l’intonation, quelquefois enfin, ce ton, cette cadence qui avertit que la phrase est terminée. Dans toutes ces circonstances, c’est la nature qui doit nous diriger. Nous devons observer de quelle manière elle nous enseigne à parler, lorsque nous sommes engagés dans un discours, réel et sérieux avec d’autres hommes.
À l’égard de l’accent oratoire, je n’en parlerai que très brièvement. Il varie ses tons à l’infini suivant qu’on exprime le pathétique, l’interrogation, l’ironie, l’admiration, la colère, ou toute autre passion. C’est l’oreille, c’est la nature qui doivent nous guider dans cette partie importante du débit. Il diffère essentiellement de l’accent prosodique, ou grammatical, que la prononciation générale détermine ; il est le signe de l’émotion qu’éprouve l’orateur, la voie sympathique par laquelle il la communique à ceux qui l’écoutent. Il a autant de modifications et de nuances qu’il y a de sensations : Omnis enim motus animi suum quemdam a natura habet sonum… voces ut chordæ sunt intentæ quæ ad quemque tactum respondeant, acuta, gravis ; cita, tarda ; magna, parva… aliud enim vocis genus iracundia sibi sumat : acutum, incitatum, crebro incidens ; aliud miseratio ac mœror : flexibile, plenum, interruptum flebili voce ; aliud metus ; demissum, et hæsitans, et abjectum ; aliud vis : contentum. vehemens, imminens, quadam incitatione gravitatis ; aliud voluptas : effusum, lene, tenerum, hilaratum ac remissum ; aliud molestia : sine commiseratione, grave quiddam et uno pressu ac sono obductum…
Cicéron entre dans de grands détails à cet égard. Il est inutile de le suivre dans ses observations théoriques ; la nature indiquera suffisamment à l’orateur doué de sensibilité le caractère des intonations propres à la situation ; l’usage, l’observation, la flexibilité des organes, et surtout le sentiment, donneront à l’accent oratoire cette vérité si puissante pour produire de profondes émotions. L’orateur en parlant doit être vrai ; pour y parvenir il doit moduler le ton général de ses discours sur celui d’une conversation animée et pleine de sentiment. Nous pouvons remarquer que tout homme, lorsqu’il s’échauffe dans une conversation ordinaire, ou qu’il se trouve engagé dans un discours sur une matière qui l’intéresse, a un ton et une manière de dire éloquents et persuasifs : quelle est la raison pourquoi nous sommes habituellement si froids et si peu convaincants dans nos discours publics ? sinon notre éloignement du ton naturel du discours et notre débit artificiel et affecté ? Rien de plus absurde que de penser qu’aussitôt qu’on se présente en public, il faille immédiatement négliger la voix dont on fait usage pour les habitudes de la vie, et prendre un ton étudié, une cadence tout à fait étrangère à sa manière naturelle. Cela gâte le débit et le fait dégénérer en une monotonie ennuyeuse et rebutante. Que l’orateur étudie la manière que la nature lui enseigne d’exprimer les sentiments ou les mouvements de son cœur ; qu’il se figure par la pensée un débat élevé au milieu d’une conversation de gens graves et sages dans lequel il doit prendre part ; qu’il observe de quelle manière, avec quel ton, quelles inflexions de voix, il s’exprimerait dans une telle occasion, lorsqu’il serait le plus animé et chercherait les moyens les plus propres à se faire écouter ; qu’il s’empare de ces observations ; qu’il ne les oublie pas lorsqu’il paraîtra en public, qu’elles soient la base de sa manière de prononcer, et il aura acquis sans doute la méthode la plus sûre de rendre son débit agréable et persuasif.
Cependant, dans quelques occasions, l’oraison solennelle exige que les tons soient élevés au-dessus du style du discours ordinaire. Dans une harangue étudiée et d’apparat, l’élévation du style, l’harmonie des périodes, déterminent presque nécessairement une modulation de voix plus arrondie, qui se rapproche davantage du ton musical, que de celui de la conversation ; il en résulte ce que l’on appelle la déclamation. Mais quoique ce mode de prononciation s’élève considérablement au-dessus du discours ordinaire, cependant il doit encore trouver sa base dans les tons naturels d’une conversation grave et pleine de dignité.
La plupart de ceux qui parlent en public laissent leur débit se former accidentellement, ou suivant que tel genre de voix leur paraît plus agréable, ou qu’un modèle artificiel a captivé leur imagination. Ils acquièrent par ces moyens l’habitude d’une prononciation qu’ils ne peuvent jamais varier. Le point capital qu’on ne doit jamais oublier, c’est d’imiter les tons propres que la nature elle-même nous dicte pour exprimer chaque sentiment ; de parler toujours avec cette voix, et de ne pas nous former une manière fantastique, en concevant l’absurde idée qu’elle est plus belle et préférable à celle que la nature nous enseigne.
Il me reste maintenant à parler du geste, ou de ce qui est appelé action dans le discours. La règle fondamentale pour la propriété de l’action est, sans aucun doute, la même que celle que j’ai donnée pour la convenance du ton. Observez les regards et les gestes par lesquels se manifestent avec plus d’avantage, dans la vie sociale, l’ardeur, l’indignation, la compassion et les autres émotions de l’âme, et qu’ils vous servent de modèles. Quelques-uns de ces regards et de ces gestes sont communs à tous les hommes. Il y a aussi certaines particularités qui distinguent chaque individu. L’orateur doit se servir de la manière qui lui est la plus naturelle, car il en est ici de même que pour le ton. Il ne s’agit pas de se prescrire une certaine série de mouvements et de gestes que l’on croit les plus convenables ou les plus agréables, et de les pratiquer en public, lors même qu’ils n’ont aucune analogie avec ceux qui nous sont habituels dans la vie privée. Donnons à nos gestes et à nos mouvements le caractère et l’expression de la nature ; en suivant religieusement cette règle, nous éviterons que l’étude ne leur donne une apparence de raideur et d’affectation.
Toutefois, quoique la nature soit la base principale de l’action, j’accorde cependant, dans cette matière, quelque influence à l’étude et à l’art. En effet, quelques hommes sont naturellement peu gracieux dans leurs mouvements, et la rudesse dans les gestes peut, en partie au moins, être corrigée par l’application et le soin. L’étude de l’action, pour le discours public, consiste donc principalement à se préserver de mouvements maladroits et désagréables, et à se familiariser avec ceux qui sont les plus naturels et les plus convenables à l’orateur. Pour arriver à cette fin, quelques écrivains ont conseillé de pratiquer devant un miroir pour juger soi-même de ses gestes. Mais je crains qu’en général on ne soit pas toujours bon juge de l’agrément de ses propres mouvements, et qu’on ne s’expose à déclamer longtemps devant un miroir avant de corriger aucun de ses défauts. Le jugement d’un ami, dans le goût duquel on puisse avoir confiance, offrira plus d’avantage aux jeunes praticiens que tous les miroirs dont ils pourraient faire usage. Quintilien, dans le dernier chapitre du onzième livre de ses Institutions, établit un grand nombre de règles relatives à l’action et au geste, et tous les auteurs modernes se sont bornés à le copier sur ce sujet. Je ne crois pas que de pareils principes, présentés par écrit ou verbalement, puissent être d’une grande utilité, à moins qu’on ne mette en même temps sous les yeux des jeunes disciples des modèles pratiques.
Sans entrer dans de grands détails à cet égard, je me bornerai à rappeler que nos mœurs modernes nécessitent une grande modération dans le geste, surtout au barreau. Le lieu, le costume, le genre, tout se réunit pour exiger de la gravité et de la simplicité dans l’action. Le calme est d’ailleurs le caractère de la sécurité que donne au jurisconsulte la connaissance intime de la matière, et la conviction de la bonté de la cause à laquelle il prête son ministère. Entraîné par la vivacité du raisonnement, par la chaleur de la contradiction, le feu de la passion ou le pathétique de la circonstance, l’action peut se développer et s’animer ; mais elle doit être bientôt ramenée au caractère qui appartient au genre, c’est-à-dire à la modération et à la simplicité.
L’orateur doit se présenter en public avec dignité, droit et ferme, afin d’avoir la plus grande liberté de mouvements. L’expression des traits de son visage doit être en harmonie avec la nature de son discours. À défaut d’émotion, un regard sérieux et mâle est le plus convenable. Ses yeux doivent se promener avec noblesse sur son auditoire ; les mouvements de la main droite sont plus gracieux, et cependant ne paraissent pas devoir exclure ceux de la main gauche ; les émotions vives exigent que les deux mains exécutent des mouvements analogues. Les gestes doivent être faciles et larges ; les mouvements serrés et rétrécis sont généralement peu gracieux. Ils doivent partir de l’épaule et non de l’avant-bras. Les mouvements obliques sont les plus agréables. Évitez soigneusement de les presser ou de les multiplier, on peut exprimer des sentiments vifs avec des mouvements doux et gracieux.
M. Delamalle et tous les gens de goût blâment cette habitude presque générale au barreau d’accompagner chaque phrase, souvent même chaque membre de phrase, d’un mouvement affirmatif de l’avant-bras. Ce geste continuel, et peu agréable en lui-même, devient fatigant pour les spectateurs par sa monotonie. De plus, il perd sa valeur en devenant trivial, et ne peut plus être employé avec succès lorsqu’il serait convenable et nécessaire. Évitez aussi l’habitude vicieuse de frapper sur le barreau, de lever fréquemment le bras droit ou les deux bras pour découvrir les mains embarrassées par la toge, et généralement tous les gestes qui dégénéreraient en mouvements habituels et mécaniques.
Je n’ajouterai plus à ce que j’ai dit sur ce chapitre que cette considération : pour réussir dans le débit, rien n’est plus nécessaire à l’orateur que de se mettre en garde contre une certaine divagation d’esprit qui est très commune chez ceux qui commencent à parler en public. Il doit se recueillir et être maître de lui-même ; pour y parvenir, il ne trouvera pas de meilleur moyen que de s’efforcer de s’identifier entièrement avec son sujet, de se convaincre de son importance et de sa gravité, et de s’appliquer plutôt à persuader qu’à plaire. Il parviendra plutôt à flatter son auditoire, lorsque le désir de lui plaire ne sera pas son seul et principal but. C’est l’unique moyen de s’élever au-dessus de cette honte et de cette timidité qu’inspire souvent l’auditoire, et qui sont si propres à déconcerter l’orateur et à lui faire oublier ce qu’il doit dire, et la manière dont il doit l’exprimer.
En terminant ce chapitre, je ne puis m’empêcher de renouveler le conseil de se préserver de toute affectation, elle vicierait essentiellement le débit. Que votre manière, quelle qu’elle soit, vous appartienne entièrement ; ne vous formez pas un genre qui ne vous serait pas naturel, soit par imitation, soit en imaginant quelque modèle fantastique. Tout ce qui est naturel, quoique accompagné de quelques défauts, peut cependant plaire, parce que nous apercevons l’homme à découvert, et que ses paroles semblent partir du cœur. Au lieu qu’un débit enrichi de quelques grâces et beautés empruntés, s’il ne paraît pas facile et aisé, s’il sent l’art ou l’affectation, ne peut manquer de rebuter. Pour parvenir à une correction, à un débit parfaitement gracieux, il faut qu’un si grand nombre de talents naturels concourent ensemble, que peu d’orateurs peuvent se flatter d’arriver à ce degré de perfection ; mais la plupart des hommes peuvent atteindre à une manière efficace et persuasive qui, dans ses effets, est peu inférieure à la première, s’ils veulent se préserver d’habitudes fausses et corrompues, suivre la nature, et parler en public comme ils parlent dans la vie privée. Si l’orateur a quelque défaut capital dans le geste ou dans la prononciation, il doit d’abord commencer par le corriger dans ses habitudes journalières, afin de ne pas être obligé, lorsqu’il sera engagé dans un discours public, de porter son attention sur ses tons et ses mouvements, ce qui donnerait à son débit un air étudié et affecté. Il ne doit plus s’occuper que de son sujet et de ses sentiments, laissant à la nature et à des habitudes rectifiées d’avance le soin de moduler et d’animer son débit.
Moyens de se perfectionner dans l’art oratoire. §
J’ai traité complètement des différents genres d’éloquence, de la composition, du discours, et de l’action ; mais avant de terminer, il me semble utile de présenter quelques vues générales sur les moyens les plus propres à perfectionner l’art oratoire et sur les études les plus nécessaires pour arriver à ce but.
L’éloquence, dans la véritable acception du mot, n’est pas un talent commun et facile à acquérir. Certes, pour composer une harangue fleurie sur quelque sujet ordinaire, ou pour la débiter de manière à plaire à ses auditeurs, il ne faut pas un talent surnaturel ; mais, quoique celui qui a atteint ce degré de capacité mérite quelques louanges, cependant l’idée que je me suis efforcé de donner de l’éloquence est bien plus élevée. C’est un grand effort des puissances humaines. C’est l’art de persuader et de gouverner les esprits. Il ne se borne pas à plaire à l’imagination, il parle à l’entendement et au cœur ; il émeut les auditeurs à un tel degré qu’il les saisit et les entraîne, et qu’il ne les abandonne qu’après avoir laissé dans leurs âmes des impressions fortes et profondes. Combien de qualités naturelles et acquises sont nécessaires pour arriver à cette perfection ! une imagination forte, vive et chaleureuse, une sensibilité rapide du cœur jointe à un jugement solide, à un sens droit, à une grande présence d’esprit, perfectionnés par une grande et longue attention au style et à la composition, et soutenus par les avantages extérieurs, et cependant importants, d’un port noble et d’une manière gracieuse, d’une voix pleine et sonore. Combien de raisons pour n’être pas surpris qu’un orateur parfait et accompli soit un phénomène parmi les hommes.
Toutefois ne nous décourageons pas. Entre la médiocrité et la perfection, il y a un vaste intervalle ; beaucoup d’espaces intermédiaires peuvent être remplis avec honneur, et plus la perfection est rare et difficile, plus celui qui aura approché du but, même sans l’atteindre, aura mérité de gloire. Le nombre des orateurs qui se sont élevés au plus haut rang est peut-être moindre que celui des poètes que la renommée place au premier degré. L’étude de l’éloquence donc cet avantage sur celle de la poésie, que dans ce dernier art
Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré.
Mais dans l’éloquence il n’en est pas ainsi. On peut occuper un rang distingué, quoique inférieur. Prima sequentem honestum est secundis tertiisve consistere.
(Cic.) L’éloquence admet différents genres. Le simple et le tempéré, aussi bien que le pathétique et sublime. Et le génie qui ne peut atteindre le dernier peut briller avec gloire et utilité dans le premier.
C’est une recherche oiseuse d’examiner lequel de la nature ou de l’art contribue le plus à former l’orateur. Dans tous les talents, la nature doit être le premier agent : c’est elle qui accorde la capacité primitive ; elle répand les germes, mais la culture est indispensable à leur développement. Il est certain que l’étude et l’instruction sont plus nécessaires au perfectionnement du génie naturel dans l’art oratoire que dans la poésie ; et quoique la poésie puisse tirer de grands secours de la critique, cependant un poète, sans l’assistance de l’art et par la seule force de son génie, peut s’élever plus haut que ne serait capable de le faire l’orateur qui n’aurait jamais fixé son attention sur les règles du style, de la composition et de l’action. Homère s’est formé lui-même. Démosthène et Cicéron ne doivent leur perfection qu’à leurs travaux aidés des secours que leur offraient ceux de leurs devanciers. Après ces observations préliminaires, nous arrivons à l’objet principal de ce chapitre, c’est-à-dire à traiter des moyens les plus propres à perfectionner l’éloquence.
Et d’abord, ce qui occupe le premier rang dans l’ordre de ces moyens, c’est le caractère personnel ou la disposition du cœur. Pour être véritablement éloquent et persuasif, rien n’est plus nécessaire que d’être un homme de bien. C’était une maxime favorite des anciens rhéteurs, non posse oratorem esse nisi virum bonum
. Il est sans doute agréable de trouver une pareille liaison entre la vertu et l’un des arts libéraux les plus élevés ; et je crois qu’il est facile de démontrer que ce n’est pas un pur sujet de déclamation, mais que cette liaison est indubitablement fondée en vérité et en raison.
En effet, examinons si quelque chose contribue plus à la persuasion que l’opinion que nous nous sommes formé de la probité, de la candeur et des autres qualités morales de la personne qui s’efforce de nous persuader. Cette opinion donne du poids et de la force à tout ce qu’elle dit ; elle y ajoute même de l’agrément, elle nous dispose à l’écouter avec attention et plaisir, et éveille en nous une partialité secrète pour l’avis qu’elle défend. Au contraire, si nous soupçonnons dans l’âme de l’orateur la ruse, la mauvaise foi, la corruption ou la bassesse, son éloquence perd tout effet ; elle peut nous amuser et nous plaire, mais on la considère comme un artifice, comme une fourberie, comme une parade de l’art de parler, et, vue sous ce jour, qui peut-elle persuader ? Nous lisons avec plus de plaisir un livre, si nous avons une bonne opinion de son auteur ; mais, lorsque nous avons sous les yeux l’orateur, qu’il s’adresse à nous, qu’il nous parle sur quelque sujet important, l’idée que nous avons conçue de son caractère doit avoir une influence bien plus puissante.
D’ailleurs, rien n’est plus favorable que la vertu pour nous soutenir dans la poursuite des études honorables. Elle excite en nous un généreux désir d’exceller sur nos concitoyens, elle nous accoutume au travail, elle laisse à l’esprit toute sa liberté, le rend maître de lui-même, exempt de ces passions honteuses, et dégagé de ces vils penchants qui ont toujours été les plus grands ennemis de tous utiles progrès. Cette considération n’a pas échappé au tact fin de Quintilien. Quod si agrorum nimia cura, et sollicitior rei familiaris diligentia, et venandi voluptas, et dati spectaculis dies, multum studiis auferunt, quid putamus facturas cupiditatem, avaritiam, invidiam ? Nihil enim est tam occupatum, tam multiforme, tot ac tam variis affectibus concisum, atque laceratum, quam mala mens. Quis inter hæc litteris, aut ulli bonæ arti, locus ? non hercle magis, quam frugibus in terra sentibus ac rubis occupata.
Une autre considération non moins importante, c’est que les sentiments les plus puissants pour affecter les autres hommes sont ceux que l’on puise à la source pure de la vertu. Aucun langage n’est mieux entendu, n’est plus énergiquement senti que celui qui est dicté par des sentiments vertueux et honorables. Il donne à nos discours une ardeur, un feu qui manquent rarement d’allumer de semblables flammes dans l’âme de nos auditeurs. Ici l’art et l’imitation sont impuissants. C’est l’éclat naturel, c’est la vérité du sentiment, qui transmettent, comme un feu électrique, les émotions que nous éprouvons. Aussi les plus illustres orateurs, Cicéron, Démosthène, n’étaient-ils pas moins distingués par quelques-unes de ces hautes vertus, telles que le patriotisme et l’amour du bien public, que par leur éloquence. Sans doute, c’est à ces vertus que leur éloquence dut une grande partie de ses effets ; et les discours de ces orateurs qui respirent le plus cet esprit vertueux et magnanime sont ceux qui ont surtout mérité l’admiration des siècles. Il est donc indispensable à ceux qui veulent exceller dans les genres les plus nobles de l’éloquence de cultiver l’habitude de toutes les vertus, de perfectionner et d’épurer leurs sentiments moraux. Le véritable orateur sera donc un homme doué de sentiments généreux, de sensations vives, d’un esprit porté vers l’admiration de tout ce qui est grand, noble et élevé. Il joindra à ces qualités des vertus mâles, une sensibilité extrême et profonde à toutes les injustices, à tous les malheurs, à tous les chagrins qui pourraient affliger ses concitoyens, un cœur facile à attendrir, capable de prendre part avec chaleur aux injures des autres, et de se placer dans leur situation. L’orateur doit aussi savoir allier la modestie au courage : l’un prévient favorablement ceux qui l’écoutent, l’autre lui donne cet air de fermeté qui convient à l’homme fort de la conscience que ce qu’il dit est conforme à la vérité et à la justice.
Après ces qualités morales, ce qui est le plus nécessaire à l’orateur, c’est un vaste fonds de connaissances. Cicéron et Quintilien insistent beaucoup sur ce point. Quod omnibus artibus et disciplinis debet esse instructus orator.
C’est-à-dire qu’il doit avoir reçu une éducation libérale, et s’être formé par l’étude régulière de la philosophie et des arts libéraux.
Il ne faut pas oublier que
Scribendi recte, sapere est, et principium et fons.
Cicéron était non seulement le plus éloquent, mais le plus savant des Romains. C’est à l’étude de la philosophie qu’il devait cette richesse d’élocution que nous admirons dans ses écrits. Vouloir séparer l’orateur du philosophe, c’est vouloir le rapetisser et tarir les sources de son talent. Platon, le premier, a dit qu’un lien commun unit tous les arts et toutes les sciences dont la noble étude charme et élève l’esprit de l’homme ; et cette vérité a été développée de nos jours de la manière la plus lumineuse. D’Aguesseau veut que l’éloquence soit étroitement liée à la philosophie. Fénelon désapprouve ces gens qui vivent au jour la journée, sans nulle provision. « Malgré leurs efforts, dit-il, leurs discours paraissent toujours maigres et affamés. »
L’orateur étendra donc autant que possible le domaine de ses connaissances. La logique, la rhétorique, la physique, la métaphysique, le droit public et privé, l’économie politique, la géographie, la statistique, la physiologie, quelques notions générales de mathématiques et d’astronomie, entreront dans le cadre de ses études, et la philosophie, cette majestueuse souveraine des sciences, viendra régner sur ces précieuses connaissances. Platon, dans son Phédon, n’accorde qu’au philosophe d’être orateur ; c’est donc surtout l’homme moral qui doit être l’objet de nos études. Mais, pour connaître l’homme au moral, il ne suffit pas de le suivre dans toutes les habitudes de la vie sociale, d’examiner ses appétits, ses penchants, ses caprices, ses passions, ses vertus, ses vices, il faut aussi étudier l’homme physique. Ses organes matériels sont les conditions essentielles de son être, leur perfection ou leur imperfection détermine toujours une capacité ou aptitude plus ou moins grande, un penchant plus ou moins irrésistible vers le bien ou vers le mal. Dans l’état actuel des sciences, il est impossible d’avoir une connaissance satisfaisante de l’idéologie et des passions humaines, sans avoir étudié la physiologie organique, et le jurisconsulte retirera toujours de grands avantages de l’étude philosophique de l’anatomie du corps humain. Quelques idées générales d’astronomie élèveront l’âme de l’orateur au-dessus de sa sphère ordinaire d’action, il ne verra plus dans l’univers qu’un grand tout dont toutes les parties sont liées par des ressorts invisibles ; et, frappé d’admiration pour le souverain maître de la nature, tout en reconnaissant la faiblesse relative de l’homme, sa créature, il sera fier néanmoins de voir à quelle prodigieuse hauteur l’esprit humain s’est élevé. En effet, c’est surtout dans les sciences physico-mathématiques que le génie de l’homme se montre avec plus d’éclat ; il a dérobé le secret de la nature ; il a deviné l’univers. L’étude des autres sciences lui présentera aussi de grands avantages ; elle augmentera la masse de ses idées, elle lui permettra de parler avec justesse sur les sujets qu’elles embrassent, lorsque les devoirs de sa profession, sa position sociale ou les circonstances, l’appelleront à donner son avis sur ces importantes matières. Elle ajoutera à la confiance de ses concitoyens dans les lumières d’un homme qui n’aura pas borné ses études à une seule science, mais qui, les embrassant toutes, aura considéré celle dont il s’occupe spécialement comme un centre vers lequel il aura fait converger tous les rayons lumineux qu’il aura pu recueillir.
Le bon sens et la science sont donc les fondements de l’éloquence. Une attention scrupuleuse au style, à la composition et à toutes les parties de l’art oratoire peut seule aider l’orateur à déployer avec avantage la masse de connaissances qu’il a acquises. Mais cette masse, ces matériaux, ce n’est pas dans la rhétorique qu’il doit les puiser. Celui qui plaide au barreau doit avoir une connaissance complète de la loi, et de tout ce qui peut être utile à sa profession sous le rapport doctrinal ou expérimental, pour soutenir et convaincre les juges. Le prédicateur doit s’appliquer à l’étude de la théologie, des pratiques religieuses, de la morale et des passions humaines, pour être riche d’instruction, et devenir persuasif sur tous les sujets. L’orateur de tribune se familiarisera avec les affaires qui sont du ressort de l’assemblée à laquelle il appartient ; il étudiera les formes, les usages, et portera une attention scrupuleuse à tous les faits qui peuvent être le sujet des délibérations.
L’orateur ne demeurera pas étranger aux études littéraires, à la poésie, qui peut embellir son style, et lui fournir de vives images et d’agréables allusions, à l’histoire, où il peut puiser une expérience utile et prématurée. Imprimis vero abundare debet ovator exemplornm copia, cum veterum tum etiam novorum adeo ut non ea modo, quæ conscripta sunt historiis, aut sermonibus velut per manus tradita, quæ que quotidie aguntur, debeat nosse ; verum ne ea quidem, quæ a clarioribus poetis sunt ficta negligere.
(Quint., lib. XII, cap. 4.) Un travail assidu, et jamais interrompu par les plaisirs, une espèce d’enthousiasme continuel pour l’art ou la profession qu’il exerce, sont des choses indispensables pour former l’orateur. C’est cet honorable enthousiasme qui caractérisait les grands hommes de l’antiquité, c’est lui qui doit distinguer les modernes qui voudront marcher sur leurs traces.
L’orateur formera son style par la lecture des grands modèles, qui l’enrichiront de nouvelles idées, qui rectifieront et agrandiront les siennes, et donneront à sa pensée une impulsion plus rapide, en excitant en lui une noble émulation. Mais il dédaignera une imitation servile qui déprime le génie ou plutôt trahit sa stérilité.
Cicéron recommande aussi l’étude des bons modèles, et se sert d’une comparaison frappante de vérité. « De même qu’en me promenant au soleil, dit-il, je vois bientôt mon teint se hâler, quoique je ne sorte pas de chez moi dans cette intention ; ainsi quand je lis attentivement ces ouvrages, je m’aperçois que leur style donne de la couleur au mien. »
Mais, en supposant même ses modèles bien choisis, il évitera de se laisser séduire par une aveugle admiration, car decipit exemplar vitiis imitabile
. Il ne faut pas oublier que, même dans les modèles les plus achevés, il y a toujours quelque chose qu’il ne serait pas convenable d’imiter. Il faut s’étudier à acquérir une idée juste des beautés caractéristiques de chaque écrivain ou de chaque orateur, et n’imiter que leurs bonnes qualités. Jamais on ne doit s’attacher trop fortement à un modèle quel qu’il soit ; et celui qui agirait ainsi se laisserait certainement séduire et entraîner à une imitation affectée et fautive. Il doit tâcher de réunir en lui toutes les différentes vertus de ses modèles. Saurin, Bourdaloue, Fléchier, Massillon, Bossuet, d’Aguesseau, Cochin, Rousseau, Pascal, l’éloquent Buffon, Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, et mille autres écrivains immortels qui font la gloire de la nation, offriront à l’orateur de nombreux modèles pour former sa diction, et donner à son style du coloris et de l’élévation.
À l’étude des auteurs anciens et modernes joignons la fréquentation des orateurs vivants ; c’est en les suivant, en les étudiant, en les méditant, qu’on peut leur ravir ces qualités estimables qui les distinguent, se les approprier et s’en parer avec orgueil.
Outre l’étude des modèles, de fréquents exercices de composition et d’action sont très propres à perfectionner les facultés intellectuelles et physiques ; la composition, quel qu’en soit le genre, doit toujours être extrêmement soignée. Celui qui veut écrire ou parler correctement doit, dans les compositions qui paraissent les plus triviales, en écrivant une lettre, et même dans le discours ordinaire, étudier soigneusement la propriété de l’expression. Je ne prétends pas dire qu’il ne faut jamais écrire ou prononcer un mot que dans un langage élaboré et artificiel ; cela donnerait au style de la raideur et de l’affectation, ce qui est pire mille fois que la plus grande négligence ; mais on peut observer que dans chaque chose il y a une manière bienséante et propre, en regard de laquelle se trouve placée l’exécution fautive et grossière du même objet ; cette manière convenable est souvent la plus simple, et celle qui paraît la moins recherchée ; mais l’attention et le goût sont nécessaires pour s’en former une juste idée : une fois acquise, nous devons en conserver toujours l’image, et tracer sur ce modèle tout ce que nous disons, tout ce que nous écrivons.
Les analyses, les discussions critiques, l’étude des diverses acceptions des mots, les versions ou traductions, sont des exercices très propres à former le jugement, et à enrichir l’imagination. Ce sont des moyens efficaces d’acquérir ce copia verborum, cette facilité d’expression, si nécessaire à l’orateur. Mais nous avons déjà parlé de ces divers exercices, nous y renvoyons le lecteur.
Les conférences de jeunes gens qui se destinent à la même profession offrent aussi de grands avantages.
« C’est, disait un avocat distingué, pour prévenir les inconvénients sans nombre de ces études solitaires, qu’ont été inventées les conférences. Cette heureuse méthode par laquelle plusieurs esprits mettent en commun leurs travaux et leurs sciences, fait évanouir presque toutes les difficultés ; par elle chaque associé revient de chaque assemblée riche des réflexions et des connaissances de tous les autres qu’il a de même enrichi des siennes. Cet heureux mélange tourne au profit de tous, car il n’en est pas des trésors de la science comme de ceux de la fortune ; on les donne sans s’appauvrir, on les partage sans les diminuer. À la faveur de ces associations studieuses, tout prend une face plus riante, on a moins de fatigue et plus de plaisirs. Ce travail a un but fixe, un objet déterminé ; l’émulation vient animer de son puissant aiguillon les efforts qui, sans elle, sont toujours tièdes et languissants.
« Qu’il me soit permis, puisque je parle de conférences, de dire un mot de celles auxquelles on donne l’apparence même d’un tribunal ou, sous des noms supposés à l’aide d’une cause feinte, deux jeunes défenseurs viennent, dans les formes même de l’audience, et avec le ton qui lui convient, s’exercer à la partie la plus importante de l’éloquence, l’action. C’est là qu’on perd cette timidité qui altère souvent les meilleures choses, et étouffe les plus beaux mouvements ; cette gêne, cette contrainte, ennemie née du naturel et des grâces ; là, des critiques familières et réciproques indiquent à chacun la partie faible de son talent, ou les défauts qui l’obscurcissent, et lui épargnent ces leçons données par un public mécontent ; leçons terribles qui ne se manifestent que par des revers, et ne corrigent que par des chutes. C’est là qu’on oublie les fictions dont on est environné, pour se livrer avec ardeur à un exercice après lequel on aspire ; c’est là enfin que chacun peut traiter à son gré les plus grandes causes et les plus petites ; s’exercer dans tous les genres, prendre tous les tons, s’instruire à adapter à chaque sujet des mots et des discours convenables, prendre une expérience anticipée des mouvements de l’audience, et souvent apprendre quel est le genre de son talent. »
Cicéron approuve ces combats simulés par lesquels les jeunes praticiens se forment aux luttes sérieuses de l’audience ; mais, ajoute-t-il, en se livrant à cet exercice, la plupart ne songent qu’à développer leur voix sans lui donner les inflexions convenables ; ils cherchent la volubilité de la langue et l’abondance des mots. Ils ont entendu dire, qu’en parlant, on apprend à parler, et c’est ce qui les abuse. On dit aussi, et avec autant de vérité, qu’en parlant mal, on apprend à mal parler. Si donc, il est utile, dans ses exercices, de parler souvent sans préparation, il l’est plus encore de prendre du temps pour réfléchir, méditer son sujet, et le traiter avec soin ; mais la méthode, sans contredit, la plus efficace, et, convenons-en, celle que nous suivons le moins, à cause du travail qu’elle exige, c’est d’écrire beaucoup, quam plurimum scribere
. (De Orat., l. I.)
Je n’ajouterai plus que quelques réflexions sur cette importante matière : les conférences, telles qu’elles sont organisées aujourd’hui, à Paris par exemple, sont certainement de la plus grande utilité ; mais elles pourraient devenir plus avantageuses, si l’on ne se bornait pas y discuter des points de doctrine ou questions de droit ; ou mieux encore, si à ces conférences judiciaires on joignait des conférences moins nombreuses et plus choisies, que l’on emploierait plus spécialement aux exercices de composition et d’action. La lecture à haute voix, la déclamation accompagnée de gestes, les travaux d’analyse, les rapports sur des questions philosophiques et littéraires, etc., suppléeraient à ce qui manque aux conférences où l’on s’occupe exclusivement de la plaidoirie, et contribueraient beaucoup à développer les facultés physiques et intellectuelles du jeune orateur.
Plusieurs critiques français ont traité avec succès de l’éloquence. Fénelon, Rollin, Batteux, Crevier, Gibert, Camus, Falconet, Lacretelle aîné, M. Delamalle et plusieurs autres, ont écrit sur l’art oratoire ; mais quoique les travaux de ces estimables écrivains puissent être d’une grande utilité, aucun d’eux ne forme un traité complet d’art oratoire. Les essais d’institutions oratoires à l’usage de ceux qui se destinent au barreau, méritent seuls, par leur importance et surtout par les excellentes observations d’expérience qu’ils contiennent, une attention particulière.
Mais c’est surtout aux anciens écrivains originaux que nous devons nous attacher ; et celui que sa profession appelle à parler en public mérite des reproches, s’il ne se familiarise pas avec eux. Les anciens rhéteurs ont sans doute le défaut d’être trop systématiques, comme je l’ai démontré ; ils veulent aller trop loin : mais la méditation de leurs ouvrages est indispensable pour arriver au seul but raisonnable de la rhétorique, c’est-à-dire éveiller le goût, l’aider et l’enrichir, et montrer au véritable génie la route qu’il doit suivre.
Aristote a posé les fondements de tout ce qui a été écrit par la suite sur cet objet ; ce génie étonnant et immense qui fait honneur à la nature humaine, et qui jeta de la lumière sur tant de sciences diverses, a recherché, avec beaucoup de pénétration, les principes de la rhétorique. Le premier, il arracha des mains des sophistes cet art important, et y introduisit le raisonnement et le bon sens. C’est dans son traité de rhétorique que l’on peut trouver quelques-unes des idées les plus profondes qui aient été conçues sur les passions et sur les mœurs, quoique dans cet ouvrage, comme dans ses autres écrits, son extrême brièveté le rende souvent obscur. Les rhéteurs grecs qui lui succédèrent, et dont la plupart est ignorée, se bornèrent à édifier sur les bases posées par Aristote. De tous ces critiques, deux seulement subsistent encore, Démétrius de Phalère et Denis d’Halicarnasse ; ils ont tous deux écrit sur la construction des phrases, et méritent d’être lus, surtout Denis d’Halicarnasse dont le goût est très judicieux et très correct.
Il est inutile de recommander la lecture des ouvrages de rhétorique de Cicéron, tout ce qu’a écrit sur l’éloquence un aussi éloquent orateur est digne de la plus grande attention. L’ouvrage le plus important qu’il nous ait transmis sur ce sujet est son traité de Oratore, divisé en trois livres ; aucune des œuvres de Cicéron ne paraît plus achevée, le dialogue est travaillé, les caractères bien soutenus, et l’ensemble est beau et agréable ; on peut, il est vrai, lui reprocher des digressions trop fréquentes ; on souhaiterait que ses règles et ses observations fussent moins vagues et moins générales ; mais toujours est-il qu’on peut en tirer beaucoup d’utiles enseignements, et que ce n’est pas un petit avantage de connaître les propres idées de Cicéron sur l’éloquence. L’Orator ad Brutum est aussi un traité important ; et, en général, les ouvrages de rhétorique de Cicéron respirent ces hautes et sublimes idées de l’éloquence qui sont si propres à former le goût et à créer cet enthousiasme de l’art qui est de la plus haute importance pour y exceller.
Mais de tous les anciens qui ont écrit sur l’art oratoire, le plus instructif et le plus utile est Quintilien. Je connais peu d’ouvrages qui renferment plus de bon sens, et qui montrent un plus haut degré d’un goût juste et pur que les Institutions de Quintilien. On y retrouve presque tous les principes de la saine critique. Il a classé dans un ordre excellent toutes les idées des Anciens sur la rhétorique ; il est lui-même un écrivain éloquent. Quoique quelques parties de ses ouvrages contiennent trop de ce système technique et artificiel qui était alors en vogue, et que, par cette raison, elles puissent paraître souvent sèches et rebutantes, cependant j’engagerai à ne les point négliger ; ces parties techniques peuvent être utiles aux avocats. Peu d’hommes d’un jugement plus sain et plus parfait que Quintilien se sont appliqués à l’étude de l’art oratoire.
J’ai rempli la tâche que je m’étais prescrite, j’ai présenté une analyse rapide et complète des principaux préceptes de la rhétorique et de l’éloquence, je m’estimerai heureux si, en simplifiant ces sujets importants, j’ai pu contribuer à ranimer le goût d’éloquence dont l’étude doit, aujourd’hui, entrer essentiellement dans le cadre de toute éducation libérale.
FIN.