Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série
Troisième série §
Octave Feuillet1 §
Je ne pourrai jamais dire beaucoup de mal des romans de M. Octave Feuillet. Ils m’ont fait tant de plaisir entre quinze et dix-huit ans que je leur en garde une reconnaissance éternelle et qu’il m’est encore difficile de les juger aujourd’hui en toute liberté. Il fallait bien que Sibylle fût charmante puisqu’elle me charmait si fort, et que Marguerite Larroque fût adorable puisque je l’adorais. Et quant à Bathilde de Palme, elle me troublait jusqu’aux moelles. Rien ne me semblait plus beau, plus noble, plus passionné et plus élégant que ces histoires d’amour. Ces sveltes amazones rencontrées dans les bois, si capricieuses et si énigmatiques ; ces jeunes hommes si beaux, si tristes et si prompts aux actes héroïques ; ces vieilles châtelaines et ces vieux gentilshommes si dignes, si polis et si fiers ; tout ce monde supérieurement distingué de ducs, de comtes et de marquis, cette vie de château et cette haute vie parisienne, ces conversations soignées où tout le monde a de l’esprit ; et, sous la politesse raffinée des manières, sous l’appareil convenu des habitudes mondaines, ces drames de passion folle, ces amours qui brûlent et qui tuent, ces morts romantiques de jeunes femmes inconsolées…, amour, héroïsme, aristocratie, Amadis, Corysandre et quelquefois Didon en plein faubourg Saint-Germain, tout cela me remplissait de l’admiration la plus naïve et la plus fervente, et m’induisait en vagues rêveries, et me donnait un grand désir de pleurer.
Définir ce charme des premiers romans de M. Octave Feuillet, chercher ce qui s’y est ajouté dans ses oeuvres plus récentes et pour quoi je préfère quand même les plus anciennes, tel est le dessein qui m’est venu en lisant la Morte.
I §
La plupart des romans de M. Octave Feuillet ont ceci de remarquable que ce sont des romans éminemment romanesques.
On sait que le roman, œuvre d’amusement et de pure imagination à l’origine, s’est transformé peu à peu, qu’il a serré de plus en plus la réalité, qu’il tend à devenir une peinture véridique et minutieuse de toute la vie contemporaine. Or, on pourrait presque dire que cette évolution du roman a été non avenue pour M. Feuillet. Il est trop évident que, venu après Balzac, il ne se doute même pas que Balzac ait écrit. Mais il y a plus, et, s’il est vrai qu’il procède quelque peu de George Sand et d’Alfred de Musset, on soutiendrait tout aussi justement que, sauf les modifications inévitables imposées par la différence des temps, une partie de son œuvre continue les romans d’amour et d’aventures du XVIIe siècle et, par-delà, les anciens romans grecs, et que M. Octave Feuillet est en quelque façon le descendant d’Héliodore et de Mlle de Scudéry. Sans doute les marquis et les comtesses ont remplacé tes princes d’Arménie et les reines de Trébizonde ; sans doute l’amour parle chez lui une langue moins diffuse, et les aventures qu’il imagine sont moins invraisemblables et plus intéressantes ; sans doute aussi ses amoureux et ses amoureuses ont plus de chair, plus de sang et surtout beaucoup plus de nerfs, que ceux des romans d’autrefois. Mais enfin l’amour fait le principal intérêt des histoires qu’il écrit ; l’amour y inspire des actions extraordinaires, et ses héros et ses héroïnes sont les plus distingués que puisse concevoir l’imagination des femmes et dos adolescents. Ses romans sont, par excellence, des romans ; ils répondent pleinement à l’idée que ce mot éveillait jadis dans les esprits, et c’est peut-être là leur meilleure originalité.
M. Octave Feuillet a gardé le don, le précieux don du romanesque. On entend assez ce que je veux dire, et c’est fort heureux qu’on l’entende sans autre explication, car le romanesque n’est pas chose commode à définir. Si je dis qu’il consiste, chez l’écrivain, dans l’invention et dans la peinture habituelles de personnages si beaux et si accomplis, de passions si fortes, de sentiments si nobles et si héroïques qu’on n’en trouve presque point de semblables dans la réalité, on me fera remarquer que le romanesque se confond avec la poésie et que, par exemple, tout le théâtre de Corneille est donc un théâtre romanesque. Et cela est vrai peut-être ; mais il faut faire tout de suite une distinction : c’est que le romanesque n’est pourtant pas toute la poésie.
Car la poésie est évidemment beaucoup plus large ; elle a pour matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans leur expression. Le romanesque, beaucoup plus restreint, est presque tout entier dans l’invention d’une humanité meilleure, et il peut se passer de l’expression plastique. Homère ni Racine ne sont romanesques. La poésie proprement romanesque est de sa nature un peu vague, fuyante, inconsistante. Les personnages qu’elle construit se ressemblent presque tous, n’ont point cette variété et cette abondance de traits individuels et précis que recherche une autre poésie et que fournit seule l’observation de la réalité. Bref, le romanesque est surtout un rêve moral.
Par suite, l’esprit romanesque, considéré non plus chez l’écrivain, mais chez les lecteurs et chez le commun des hommes, est une tendance à accepter comme vraies ces imaginations d’un monde meilleur et plus beau. C’est alors le don de ne point voir les choses comme elles sont, tristes, décevantes, brutales et immorales, et d’attendre toujours de la vie plus qu’elle ne peut apporter. Faculté bienfaisante ou funeste, selon les cas, mais plutôt bienfaisante si elle est portée à un tel degré que nulle expérience ne la décourage — ou si elle est tempérée par assez de bon sens et par assez de nécessités matérielles pour qu’on ne lui lâche la bride qu’à bon escient et en manière de divertissement passager.
Si mal que j’aie su distinguer la poésie et le romanesque, on a pu voir que le romanesque doit être principalement la poésie des créatures sentimentales, de celles qui connaissent peu la vie, qui n’éprouvent pas un grand besoin de vérité et pour qui l’art ne consiste pas avant tout dans l’expression : c’est-à-dire la poésie des enfants, des vierges et des jeunes femmes. Et c’est pourquoi le romanesque ne repoussera point, dans sa forme, un idéal de beauté un peu fade et d’élégance un peu convenue ; il aimera les cavaliers bruns, les amazones blondes, les ruines, les clairs de lune. Pour la même raison l’amour lui paraîtra le plus intéressant des sentiments, et de beaucoup, et même le seul digne d’intérêts. Et la vertu ne lui plaira qu’à la condition d’être excessive et héroïque. Amours passionnées, sacrifices sublimes, mœurs et décors Aristocratiques, voilà les éléments essentiels du roman romanesque, et vous les retrouverez dans les délicieuses histoires de M. Octave Feuillet. Ce sont rêves de jeune fille très pure : je suis heureux et un peu fier de m’y être plu. Et je souscris pleinement à ce petit discours de la grand’mère de Charlotte d’Erra :
Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas contre les idées romanesques qu’il faut mettre en garde la génération présente, mon bon monsieur, je vous assure… Le danger n’est pas là pour le moment… Nous ne périssons pas par l’enthousiasme, nous périssons par la platitude… Mais, pour en revenir à notre humble sexe, qui est seul en question, voyez donc les femmes dont on parle à Paris — je dis celles dont on parle trop est-ce leur imagination poétique qui les perd ? est-ce la recherche de l’idéal qui les égare ? Eh ! Seigneur ! ce sont, pour les trois quarts, les cervelles les plus vides et les imaginations les plus stériles de la création !… Mesdames et mesdemoiselles, croyez-moi, ne vous gênez pas !… soyez enthousiastes, soyez romanesques tout à votre aise…
Et, comme je serais flatté que les anges enviassent mes larmes, j’approuve tout à fait ces lignes du Journal d’une femme :
Mais tu me restes, ma fille… J’écris ces dernières lignes auprès de ton berceau… J’espère mettre un jour ces pages dans ta corbeille de jeune femme, mon enfant ; elles te feront peut-être aimer ta pauvre mère romanesque… Tu apprendras peut-être d’elle que la passion et le roman sont bons quelquefois avec l’aide de Dieu, qu’ils élèvent les cœurs, qu’ils leur enseignent les devoirs supérieurs, les grands sacrifices, les hautes joies de la vie.. Je pleure, c’est vrai, en te le disant ; mais il y a crois-moi, des larmes qui font envie aux anges !
II §
Vous vous les rappelez, ces premiers romans de M. Octave Feuillet : le Roman d’un jeune homme pauvre, l’Histoire de Sibylle et plus récemment, par un heureux retour à la manière de ses débuts, le Journal d’une femme ? Quelles amours ! quelles croyances ! quels enthousiasmes ! quelles aventures ! quelles élégances physiques et morales ! Et quels jolis voyages à travers le pays bleu !
Maxime est beau, spirituel, instruit, excellent cavalier, habile à tous les sports, noble, fier, héroïque ; et, s’il se fait appeler Maxime Odiot, il s’appelle aussi Maxime de Champcey d’Hauterive. Dans ces conditions-là ce n’est rien d’être pauvre. Il entre comme intendant chez les Larroque, et tout de suite il trouble profondément Mlle Marguerite. Mais cette jeune fille, horriblement malheureuse d’être riche et craignant toujours qu’on n’en veuille à sa dot, le traite avec la dernière impertinence. Eu vain il expose sa vie une première fois pour sauver le chien favori de l’orgueilleuse et amère enfant. Une autre fois il se trouve enfermé avec elle, par un accident imprévu, dans une vieille tour en ruines et manque de se casser le cou pour ne point la compromettre. Avant de se précipiter dans le vide, il a juré de ne l’épouser que lorsqu’elle serait aussi pauvre que lui, ou lui aussi riche qu’elle. Sur quoi Marguerite et sa mère sollicitent l’autorisation d’abandonner tous leurs biens à une congrégation religieuse ; mais heureusement une vieille demoiselle fort riche meurt en léguant sa fortune à son cousin Maxime. Et c’est exquis, car les princes Charmants ne sont-ils pas créés et mis au monde pour épouser les princesses des Hespérides ?
Mlle Sibylle de Férias, élevée au milieu des bruyères de Bretagne par un grand-père et une grand’mère qui ressemblent à deux pastels fanés et très anciens, veut, à cinq ans, chevaucher un cygne pour aller sur l’eau, apprivoise un fou, catéchise son vieux curé et l’amène à un sentiment plus élevé de sa profession, vient à Paris et, amoureuse d’un beau jeune homme qui s’appelle Raoul, tombe en syncope le jour où il déclare « qu’il a le malheur de ne pas croire ». Elle retourne désespérée dans ses landes. Il se déguise en peintre pour se rapprocher d’elle (mais beaucoup moins gaiement que dans le Sicilien de Molière) et vient barbouiller les murs de l’église dont elle est paroissienne. Rencontre, explication passionnée : elle ne comprend point le mariage sans la communauté absolue des croyances et des sentiments. Conclusion : ils ne s’épouseront pas, mais ils seront bons amis. Cependant elle a, sans le dire, offert sa vie à Dieu pour qu’il ramène Raoul au bercail. Tous deux font, à travers la lande, par le brouillard, une promenade sentimentale d’où elle rapporte une pleurésie, et Raoul, subitement touché de la grâce, met sur le front de la mourante le baiser des fiançailles. Et cela est doux comme un rêve blanc de première communiante ; et ce roman pieux est un roman troublant ; Sibylle est une folle adorable qu’on voudrait rencontrer sur son chemin ; et comme on mentirait pour lui prendre son cœur !
Charlotte d’Erra est venue passer un mois chez la grand’mère de son amie Cécile de Stèle. Il y a là deux jeunes hommes, le commandant d’Eblis — un soldat superbe et doux et son ancien compagnon d’armes, Roger de Louvercy, un pauvre infirme qui a le bras gauche mutilé et une jambe rétractée. Charlotte et d’Eblis ne tardent pas à s’aimer ; mais Roger étant devenu de son côté amoureux de Charlotte, le commandant se sacrifie en épousant Cécile, et Charlotte s’immole en offrant sa main à l’estropié. Hélas ! Cécile s’aperçoit bientôt que son mari ne l’aime pas et, dans une heure de folie, se livre au premier fat qui lui fait la cour. Puis, épouvantée de sa chute, elle s’en vient la raconter à Charlotte et va mourir la nuit dans la neige, en robe de bal. Charlotte, qui est devenue veuve, pourrait alors épouser d’Eblis, mais elle veut sauver au moins la mémoire de sa petite amie, et, bien que Cécile l’ait priée de remettre au commandant un billet où elle confesse sa faute, elle lui laisse croire que sa jeune femme est morte digne de lui, morte de n’être pas assez aimée. Si bien que d’Eblis se croit obligé d’expier et s’en va… Sacrifices sur sacrifices : en voilà quatre bien comptés, et qui tous supposent le courage le plus héroïque dans la plus haute délicatesse morale. On admire, on s’étonne, on est abasourdi par cette avalanche de générosités. Et l’on se sent si incapable d’une telle sublimité de conduite qu’on entre en confusion et qu’un peu d’irritation se mêle à notre émerveillement.
Et là-dessus des doutes vous viennent sur la justesse des propos de la vieille douairière prêchant le romanesque aux jeunes gens et aux jeunes filles. Dans la réalité, Maxime se casserait le cou la seconde fois s’il ne se noyait la première, et Mlle Marguerite serait bien avancée ! Si Mlle Sibylle n’était pas une jeune personne aussi romanesque, elle ne mourrait point et elle épouserait son Raoul, qui ferait un excellent mari et qui n’aurait d’ailleurs aucune répugnance à raccompagner à la messe. Et voyez comme le romanesque réussit à Charlotte et au commandant d’Eblis : ce sont eux les vrais meurtriers de la pauvre Cécile. Ainsi grogne en nous Sancho Pança. Mais qu’importe que notre vertu nous soit peut-être une source aussi abondante de souffrances que nos instincts mauvais et nos passions intéressées ! La douleur qui nous vient du sacrifice accompli porte d’ailleurs avec soi sa consolation. Et, si ce sont là actions pures, au moins nous avons vécu pendant une heure au milieu d’une humanité plus belle et plus noble, ce qui est un grand plaisir pour ceux qui n’aiment pas la réalité ou qui ne savent pas la voir. Ce plaisir, on le trouve un peu puéril et on a quelque peine à le goûter tout d’abord quand on s’est laissé corrompre par d’autres livres où le besoin de la vérité, même triste, surtout triste, s’étale avec quelque chose de maladif et d’outré ; mais, avec un peu d’effort, on s’affranchit de cette impression première ; on sent se réveiller au fond de son âme, sous les tristesses d’une expérience morose, sous le positivisme et le pessimisme acquis, cet amour des fables et des fictions, ce goût de l’irréel qu’apporte tout homme venant en ce monde. Les romans de M. Octave Feuillet apparaissent alors comme de ravissants mensonges, et peut-être comme les plus gracieux qu’on ait imaginés en ce siècle pour bercer les âmes jeunes et enchanter les esprits innocents.
III §
Heureusement ; du reste, parmi ces histoires si souvent chimériques et surtout dans les livres dont je n’ai pas encore parlé, circulent, piaffent, caracolent, pleurent, souffrent et meurent des femmes bien vivantes, d’un charme singulier et dangereux. On les voit, on les aime, on voudrait les étreindre, et on éprouve, à les découvrir là, un peu du plaisir qu’on sentirait à rencontrer des créatures de chair, élastiques et désirables, dans les clairières bleues du pays des ombres.
Car les autres personnages, s’ils ont plus de consistance que les « mânes » fabuleux, n’ont pourtant pas un relief assez fort pour rester longtemps dans l’esprit ; et leurs physionomies sont si faiblement individuelles que la mémoire les confond les uns avec les autres et ne tarde pas à brouiller leurs noms. Il y a d’abord les beaux ténébreux tels que Maxime Odiot et le commandant d’Eblis ; puis M. de Camors et les sous-Camors tels que Philippe et M. de Vaudricourt ; les jeunes gens élégants et insignifiants comme M. de Bévallans et d’autres dont le nom m’échappe ; les vieux gentilshommes un peu maniaques comme M. des Rameures ou M. de Courteheuse ; les vieilles femmes aimables et charitables comme Mme de Férias ou Mme de Louvercy ; les vieilles femmes évaporées comme Mme de Combaleu ou venimeuses comme Mme de la Roche-Jugan.
M. de Camors mis à part, presque toutes ces figures s’effacent et se mêlent un peu après qu’on les a vues. Mais les yeux des amoureuses nous suivent longuement, nous tiennent, nous hantent ; et nous les revoyons toujours. C’est Mme de Palme, c’est Marguerite, c’est Sibylle, c’est la comtesse des Amours de Philippe, c’est Julia, c’est Sabine, c’est Mme de Campvallon. A vrai dire, elles aussi se ressemblent entre elles : ce sont variétés d’un même type. Mais ce type est saisissant, séduisant, vraiment féminin, et l’on peut dire qu’il appartient presque en propre à M. Octave Feuillet. Si l’on en voulait chercher les origines, je crois bien qu’il faudrait remonter aux femmes de Racine et, par-delà, jusqu’à la Phèdre d’Euripide. Mais les femmes de M. Octave Feuillet sont plus singulières ; leur détraquement nous est moins expliqué. C’est peut-être avec la mystérieuse Amélie de René qu’on leur trouverait, à la rigueur, le plus de ressemblance.
Ces amoureuses ne ressemblent point à celles de George Sand, qui sont, en général, de tempérament sanguin, ni à celles de Balzac, qui sont plutôt des « cérébrales ». Les femmes de M. Octave Feuillet sont des nerveuses. Étranges, capricieuses, se connaissant mal elles-mêmes, elles vont, d’une marche inégale et folle, jusqu’au bout de leur passion. Elles effrayent et elles attirent, et, comme elles cachent une âme démente, mue par des forces aveugles et irrésistibles, dans des corps délicieux de patriciennes, elles sont à la fois redoutables et charmantes. Elles ont toutes ceci de commun, qu’elles procèdent par à-coups, sous l’impulsion subite d’un sentiment ou d’un désir plus fort qu’elles, si bien que leur conduite a presque toujours quelque chose de décousu et d’incohérent, et que souvent le lien échappe entre leurs démarches successives. Elles ont la parole brève, hardie, directe et comme involontaire. Elles ne sont ni tendres ni même sentimentales. Elles sont extrêmement sensuelles, quelquefois sans le savoir. Elles subissent profondément les influences de la température : elles s’abandonnent plus volontiers les jours d’orage. Quand elles ont rencontré l’homme qu’elles doivent aimer, elles passent, généralement par trois phases principales. Elles éprouvent d’abord à son endroit une sorte d’antipathie et de peur physique, comme si elle pressentaient vaguement qu’elles lui appartiendront tout entières et qu’elles souffriront par lui dans leur chair et dans leur coeur. Puis le désir s’allume en elles, et elles dardent alors sur l’homme, comme une arme mortelle, une coquetterie agressive, insolente, haletante, diabolique. Vient enfin la période soit de l’abandon complet et furieux, soit du désespoir et du suicide Quoi ! ces jolis monstres dans le « Musset des familles » Je vous assure qu’ils y sont. Je suis moi-même étonné que les traits communs à ces aimables créatures, ramassés avec scrupule, finissent par composer un petit animal aussi inquiétant. Mais est-ce ma faute si le plus aristocratique des romanciers est aussi un peintre de femmes des plus audacieux, je dirais presque des plus brutaux, en dépit de la parfaite politesse et des grâces de sa forme ?
Notez, du reste, qu’aucune de ces femmes ne pourrait guère être définie plus longuement que je n’ai fait : qu’aucune, par exemple, ne fournirait matière à une analyse comme celle que peuvent supporter Mme Bovary ou Mme de Raynal. Le charme des amoureuses de M. Octave Feuillet est dans leur étrangeté, et leur étrangeté vient de ce qu’elles nous sont très peu expliquées. Et ce n’est point certes un reproche que je lui adresse. Il n’y a point de psychologie des névrosées, et ce sont bien des névrosées que nous présente M. Octave Feuillet — des hystériques, dirait quelque mal appris. Seulement il n’étale pas leur cas pathologique, comme l’ont fait des romanciers d’une autre école. Ce sont des névropathes décentes et d’une élégance irréprochable. Et c’est pourquoi elles se ressemblent si fort. Comme elles n’ont que des apparences d’âmes dans leurs corps de jeunes possédées, comme elles ne sont presque jamais poussées que par la détente de leurs nerfs, on ne saurait dire qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Elles diffèrent d’âge, de situation et d’éducation ; il y en a qui meurent, il y en a qui se tuent et d’autres qui tuent ou qui tueraient ; mais, malgré la diversité des dénouements, on a cette impression que la petite comtesse qui meurt après la souillure est la même femme que Julia de Trécœur qui se tue avant ; que Julia est à son tour la même femme que Mme de Campvallon qui demeure triomphante dans son crime, et que Mme de Maurescamp ou Mme d’Hermany, c’est encore Mme de Campvallon. Ce sont des êtres mystérieux tout pleins d’inconnu, dont on peut tout attendre et dont on ne sait jamais au juste ce qui va sortir. Si bien que ce qui se dégage des histoires du plus spiritualiste et du mieux élevé de nos romanciers, et surtout de quelques-unes de ses figures de femmes, c’est, qu’il le veuille ou non, une conception purement déterministe de l’animal féminin.
La Petite Comtesse, Julia de Trécœur, Monsieur de Camors sont, à mon avis, les trois romans de M. Feuillet où cet animal est le plus bizarre et le plus « alliciant », dirait M. Paul Bourget La petite comtesse de Palme s’éprend d’un jeune homme mélancolique et austère qui l’a brutalisée. Elle le provoque, le harcèle, le supplie enfin de la sauver en l’épousant. A peine a-t-il refusé qu’elle se donne désespérément à un autre (pourquoi ?) et s’en vient mourir chez celui qu’elle aime Julia de Trécœur aime le second mari de sa mère. Après avoir traversé la période de la haine amoureuse et celle de la coquetterie incohérente (voir plus haut), elle s’offre à lui, hardiment, et, repoussée, se jette à cheval dans la mer du haut de la falaise. (La vision de ce suicide équestre est, soit dit en passant, une très belle chose. ) — Mlle Charlotte de Luc d’Estrelles, orpheline pauvre, s’est offerte un jour sans succès à son cousin Louis de Camors ; peu après, elle épouse pour sa fortune le général de Campvallon, puis ressaisit son beau cousin, l’oblige à se marier pour détourner les soupçons de son vieux mari, continue d’être à lui, est surprise une nuit par le général qui tombe foudroyé du coup, reprend et garde son amant épouvanté et qui ne l’aime plus, et tout cela sans l’ombre d’un remords Certes ce sont là, Bathilde, Julia et Charlotte, trois grandes amoureuses : elles aiment absolument, elles aiment furieusement. Mais quand on a dit cela, on a tout dit. Il est remarquable que Julia qui a quinze ans, aime exactement de la même façon que Mme de Campvallon, qui en a trente. Qu’importe ? C’est bien l’amour, l’amour des sens, ne vous déplaise, la « Vénus à sa proie attachée ». Et, comme elles aiment, nous les aimons, même folles, même criminelles, et cela est terrible.
IV §
Le contraste que forment ces amours fatales et effrénées avec des restes de romanesque innocent et avec un spiritualisme chrétien de plus en plus décidé, ou, si vous voulez, le contraste de certaines peintures de M. Octave Feuillet avec ses intentions, ou bien encore un mélange de réalité quelquefois brutale et de convention souvent insupportable : voilà ce qui rend, à partir de Monsieur de Camors, l’œuvre de M. Octave Feuillet très curieuse et un peu déconcertante. Je persiste à préférer ses premiers romans, que je trouve plus harmonieux et plus parfaits dans leur genre ; mais quelles combinaisons surprenantes dans les derniers !
Les données de ses romans, réduites à leurs termes essentiels, continuent d’être à peu près les mêmes. Toujours l’histoire de la séduction de l’homme par la femme. Toujours une femme très nerveuse et très énigmatique, et très passionnée ou très perverse. Quelquefois, en face du démon, un ange. Ainsi dans Monsieur de Camors, dans les Amours de Philippe, dans la Morte. Mais, à mesure que M. Octave Feuillet avance dans son œuvre, on dirait que, subissant indirectement, malgré lui et comme par contre-coup, l’influence de l’école naturaliste, il a été pris d’un besoin croissant d’être vrai (ce qui est bien), de frapper fort (ce qui est moins heureux), et aussi, par un mouvement contraire et en manière de protestation, d’un besoin d’être moral (ce qui lui a moins réussi).
Le premier besoin nous a valu les meilleures, on pourrait presque dire les seules analyses de sentiments que M. Feuillet ait écrites : toute la première moitié d’un Mariage dans le monde, où sont démêlées très finement et avec un choix très sûr de détails les causes qui doivent finir par éloigner l’un de l’autre une jeune femme pour qui le mariage est un commencement et un homme fatigué pour qui le mariage est une fin ; la plus grande partie de la Veuve, où la série des sophismes et des séductions par où un homme d’honneur peut être amené à violer un serment, est très délicatement graduée ; et encore la seconde partie du roman de la Morte, qui nous fait assister aux lents progrès du malaise et de la désunion entre un mari incroyant et une femme très pieuse qui a entrepris de le ramener à Dieu.
L’envie d’être fort et hardi tout en restant le romancier mondain par excellence, le caprice de combiner le vitriol et l’opoponax éclate un peu partout et, s’il faut donner un exemple, dans l’Histoire d’une Parisienne. Je rappelle le drame en deux mots. Jeanne Bérengère (quel joli nom !) a été mariée étourdiment par sa mère à M. de Maurescamp, une nature grossière qui ne comprend point les délicatesses de sa jeune femme. Rebuté par cet ange, il finit par « se retirer sous sa tente ». Jeanne, esseulée, cherche des consolations dans l’amitié de Jacques de Lerne, un viveur mélancolique et séduisant dont on peut se demander s’il est converti à l’amour immatériel ou s’il en joue en attendant mieux ; mais, provisoirement, il n’est qu’un adorateur platonique, un frère. Le mari de Jeanne Bérengère n’en croit rien et le lui tue en duel. Alors, pour se venger, elle se compromet avec un officier de chasseurs très fort à l’épée, l’affole en lui tendant, un soir, après dîner, un cigare qu’elle a mouillé de ses lèvres, et fait embrocher son mari par le chasseur.
L’histoire a du montant. Certains épisodes ne manquent pas non plus de saveur. Il y a une Mme d’Hermany qui reçoit, la nuit, un bellâtre dans le salon d’un hôtel de bains, et qui, surprise par Jeanne Bérengère, lui fait la plus jolie profession de nihilisme moral. « Elle s’est résignée à déchoir, à accepter les seuls plaisirs réels dont ce monde dispose. » — Jacques de Lerne raconte à Jeanne son premier amour, si pur, si poétique ! Une nuit, il se trouvait dans la chambre de la bien aimée, moins résigné que de coutume aux scrupules qu’on lui opposait ; mais la pauvre femme se jette à ses genoux, le suppliant d’être honnête homme : il cède à ses pleurs et s’en va comme il était venu. « Adieu, imbécile ! » lui crie-t-elle par la fenêtre La vieille Mme de Lerne voudrait que son fils, pour se ranger, devînt l’amant de Mme de Maurescamp, et la bonne dame s’y emploie avec le plus grand zèle…
Je m’arrête : voilà qui est assez complet. Mais savez-vous ce qui arrive ? Pour peu qu’on soit de méchante humeur, quelques-unes des élégances artificielles qui recouvrent ce fond grossier étonnent comme un contresens, ou comme une naïveté, ou comme une hypocrisie. Ou plutôt non, ce n’est point la vraie raison de notre énervement, car j’admets très bien qu’il se joue entre des personnages excessivement select des drames d’une brutalité hardie. Mais c’est qu’on se lasse de tout, et qu’ils sont un peu trop « distingués » à la fin ! Jeanne, qui est « une belle fleur », avec des « yeux magnifiques », est « souverainement intelligente », encore qu’elle entende sans rire les tirades de Jacques de Lerne. Celui-ci, avec « son beau visage fatigué et hautain », a tous les talents et compose des valses et des symphonies « d’un mérite tout à fait supérieur ». M. de Maurescamp a tout au moins un torse remarquable. Le décor n’est pas moins « distingué » : bals, chasses à courre, plage aristocratique. Et l’on adore, dans ce monde-là, les « grandes scènes dramatiques de la nature ». De « magnifiques éclairs » et « les jeux de la foudre sur l’Océan » accompagnent les cascades de Mme d’Hermany, Et le style est « distingué » à l’égal des personnages et du décor. Jacques trouve que « le divorce, dont on parle beaucoup cette année, enlève au mariage le sentiment de l’infini ». Il enseigne à Jeanne, comme un simple Bellac, « le sens divin des choses ». Je lis ailleurs que « l’amour de M. de Maurescamp ne contenait aucun élément impérissable : c’était, pour employer une expression de ce temps, « un amour naturaliste ». :
Voyez-vous le sourire dédaigneux et pincé ? Mais je voudrais bien savoir si les trois quarts des amours que nous conte M. Feuillet ne sont pas des amours « naturalistes » ! Le monde où ils se déroulent, il est vrai, et le style qui les enveloppe sont essentiellement aristocratiques ; mais aussi ils s’en piquent trop ! et, affectation pour affectation, celle de M. Feuillet n’est guère moins irritante que celle de M. Zola. C’est étonnant comme certains salons me font aimer le coron de Germinal. Pour Dieu ! montrez-nous une héroïne qui ne soit pas splendidement belle et mirifiquement intelligente ! Montrez-nous un amoureux qui ne soit pas un homme supérieur ! Montrez-nous en un au moins qui ne sache pas monter à cheval ! Vraiment ? tous les hommes et toutes les femmes sont comme cela au faubourg Saint-Germain ? Nous sommes forcés de vous croire sur parole, ne pouvant y aller voir, et cela nous dépite. L’étalage continuel de ce monde inaccessible a quelque chose d’impertinent et de désobligeant : vous nous faites bien durement sentir que nous ne sommes pas « nés ». Notre revanche, c’est que vos personnages, ne frayant pas avec nous, nous passionnent parfois médiocrement. Ce sont des « hommes du monde » : nous voudrions des hommes dessous. L’étrange affectation de ne regarder comme intéressante que la classe sociale la plus restreinte, et celle justement où l’originalité des individus a le plus de chances de s’effacer ou de s’atténuer ! Ouvrez les yeux : le monde est vaste, l’humanité infiniment variée, et il y a sur terre des hommes et des femmes autrement vivants et dignes d’attention que ceux qui vont à cheval au bois le matin ou celles qui ont leur loge à l’Opéra.
En même temps que le besoin de nous étonner à la fois par ses hardiesses et par sa distinction, des préoccupations de moraliste chrétien se trahissent de plus en plus dans l’œuvre de M. Octave Feuillet. Son spiritualisme va s’affirmant et, si j’ose dire, s’aggravant. Or c’est fort bien d’être spiritualiste, et nous le sommes tous ; mais par malheur le spiritualisme de M. Feuillet n’est pas toujours d’une qualité très rare : il n’est ni d’un grand philosophe ni d’un grand poète. Il s’étale avec une sécurité un peu béate : c’est comme qui dirait un spiritualisme un peu gros. Il a quelque chose de superficiel, de convenable et de convenu. Il se présente à nous non comme une foi personnelle et profondément élaborée, mais plutôt comme la doctrine officielle de la caste sur laquelle et pour laquelle M. Feuillet a coutume d’écrire. Trois ou quatre fois l’auteur de l’Histoire de Sibylle a prétendu nous démontrer qu’il n’y a point, en dehors des croyances chrétiennes, ou tout au moins en dehors des croyances spiritualistes (et je ne sais si je ne lui prête pas cette concession), de règle de vie qui puisse résister à l’assaut des passions. Or cela est contestable, l’homme n’étant pas un animal très logique. Celui qui ne se croit pas obligé par un pouvoir extérieur et divin peut fort bien se sentir obligé par lui-même, par une irréductible noblesse de nature, par une générosité instinctive. Et, d’un autre côté, il est très vrai que la foi religieuse peut être un frein, que plus d’une femme qui allait à confesse avant d’avoir un amant n’y va plus après ; mais quelques-unes aussi continuent d’y aller. En somme, on ne peut dire que ce soient les croyances chrétiennes ou spiritualistes qui créent, et conservent seules la conscience morale : on dirait plus justement que c’est la conscience qui se crée ces appuis extérieurs. Et il ne m’est même pas prouvé que toutes les consciences aient besoin de ces appuis. Il y a des croyants qui agissent mal en dépit de leurs croyances, et des incroyants qui agissent bien malgré leur incrédulité ; et cette remarque assurément n’a rien de rare. Il est certain que la foi religieuse apporte à certaines âmes un surcroît de force et de sécurité ; mais à quelles âmes et dans quelle mesure ? Cela est variable et impossible à déterminer. La petite comtesse, Julia de Trécœur, Cécile de Stèle sont de bonnes catholiques, et cela ne les empêche pas de se conduire comme on sait : M. Feuillet n’y a-t-il point songé ? Si Gandrax se tue, si M. de Camors manque à l’honneur, il nous dit que c’est qu’ils ne croient pas en Dieu : nous voyons clairement, d’après le récit même de M. Feuillet, que c’est encore pour bien d’autres raisons. Et c’est fort heureux pour lui qu’il ne prouve pas sa thèse : ses personnages ne la démentent, en effet, que parce qu’ils sont encore très suffisamment vrais et vivants. Mais ses illusions de moraliste candide ne m’en gâtent pas moins quelques-uns de ses plus beaux livres.
Je ne m’arrêterai guère sur l’histoire de Gandrax (Sibylle). L’invention en est un peu enfantine. Gandrax est un chimiste athée, d’ailleurs fort honnête homme ; sa religion, c’est l’amour de la science et de l’humanité. M. Octave Feuillet nous conte que, si ce chimiste devient l’amant de Mme de Val-Chesnay et si, congédié brusquement par cette coquette, il avale une fiole d’opium, c’est parce qu’il n’est pas chrétien. Mais je ne pense pas qu’il ait jamais été nécessaire de nier l’existence de Dieu pour pécher avec une femme du monde ; et, si Gandrax s’empoisonne pour une rupture, c’est apparemment qu’il a la tête un peu faible.
Le cas de M. de Camors est moins puéril. On connaît le fier début du livre : le suicide du père de Louis de Camors, son testament, le programme de vie qu’il trace à son fils et que M. Octave Feuillet résume comme il suit :
Développer à toute leur puissance les dons physiques et intellectuels qu’il tenait du hasard, faire de lui-même le type accompli d’un civilisé de son temps, charmer les femmes et dominer les hommes, se donner toutes les joies de l’esprit, des sens et du pouvoir, dompter tous les sentiments naturels comme des instincts de servage, dédaigner toutes les croyances vulgaires comme des chimères ou des hypocrisies, ne rien aimer, ne rien craindre et ne rien respecter que l’honneur : tels furent, en résumé, les devoirs qu’il se reconnut et les droits qu’il s’arrogea.
M. Feuillet affirme que, si Louis de Camors manque à l’honneur (c’est-à-dire au seul devoir qu’il reconnaisse), d’abord en trompant un homme qui doit lui être sacré, puis en épousant Mlle de Tècle sans quitter Mme de Campvallon, c’est que l’honneur n’est rien, est emporté par la passion comme une paille, quand il ne repose pas sur la morale, et sur la morale religieuse. Et cette affirmation implique que M. de Camors résisterait à la tentation s’il était bon catholique ou peut-être s’il croyait à la philosophie de M. Cousin. Or l’impression que laisse le livre est toute différente. M. Feuillet, par une singulière inconséquence, fait de M. de Camors la proie d’une de ces passions furieuses auxquelles un homme ne résiste guère, à moins d’une force morale que la foi ne donne pas, qu’elle peut seulement augmenter. Longtemps il lutte ; il ne cède qu’aux plus diaboliques ensorcellements de la plus savante des sirènes. Je jure que, quand il croirait à l’immortalité de l’âme et quand même il irait à la messe, il agirait exactement comme nous le voyons agir. Il est bien surprenant, cet homme si fort qui sans doute, dans la pensée de M. Feuillet, devait résumer en lui César, Alcibiade et le duc de Morny. Par deux fois il est amoureux, je dis follement amoureux, et ce n’est guère le fait d’un homme qui vit les yeux fixés sur le féroce testament de son père et que l’exercice de l’esprit critique, le détachement supérieur et le scepticisme transcendental auraient dû empêcher d’aimer de cette façon et à ce degré. Avec toutes ses affectations d’immoralité, il est constamment bon, tendre, généreux.
Vous vous rappelez, après la chute de la petite Mme Lescande, son étrange discours, puis le baiser qu’il met au bas de la robe de la jeune femme, et ses remords, et la scène bizarre du chiffonnier. Il a laissé rouler un louis dans la boue. « Ah ! monsieur, dit le chiffonnier, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat Ramasse-le avec tes dents, et je te le donne. » Et, quand le louis est ramassé : « Eh ! l’ami, dit Camors, veux-tu gagner cinq louis maintenant ? Donne-moi un soufflet, ça te fera plaisir, et à moi aussi. » Cette scène fameuse est de celles qui inquiètent et dont on peut se demander si elles sont puériles ou sublimes ; mais l’homme capable d’un pareil mouvement a certainement en lui un sentiment moral assez fort pour ne succomber qu’à des tentations exceptionnelles, et telles qu’un saint pourrait seul en triompher. Remarquez que sa faute même ne suffit point à le flétrir à nos yeux, tant nous sentons, malgré tout, de générosité en lui, et tant le châtiment de la faute est effroyable : souvenez vous qu’il en meurt, tout simplement. A coup sûr, si Mme de Campvallon ne se trouvait pas sur son chemin, s’il ne survenait pas dans sa vie un accident tout à fait extraordinaire, la moralité de Louis de Camors resterait fort au-dessus de la moyenne, quoiqu’il ne croie pas en Dieu : et alors que devient la thèse de M. Octave Feuillet ? Même, chose inattendue, bien loin que sa chute soit la conséquence de son incrédulité et de l’exécution de son programme athée, on peut dire qu’il ne s’est mis dans le cas de manquer à l’honneur que parce qu’il a manqué d’abord au reste de son programme. A parler franc, Monsieur de Camors est un roman contradictoire si l’on considère la thèse dont il est la prétendue démonstration ; mais je me hâte de dire que, si cette thèse était éliminée, si le héros de ce dramatique récit nous était donné pour ce qu’il est, à savoir pour une âme tendre et faible aux prises avec une doctrine de dilettantisme absolu trop forte pour elle, et qui inflige à son programme de vie de continuels et douloureux démentis, j’aimerais beaucoup Monsieur de Camors.
Mais nulle part la louable intention de défendre les saines croyances et de foudroyer le matérialisme ne s’est plus candidement étalée que dans le dernier roman de M. Feuillet, la Morte. Mlle Sabine Tallevaut séduit son voisin de campagne M. de Vaudricourt, et pour l’épouser, empoisonne sa femme. Au bout de six mois, elle déclare posément à son mari qu’elle ne l’aime plus et qu’elle entend vivre à sa guise et avoir des amants si cela lui plaît. Peu après, M. de Vaudricourt découvre le crime de Sabine et meurt de chagrin. Pourquoi Sabine est-elle ce monstre ? M. Feuillet ne nous le dissimule point : c’est parce qu’elle n’a pas appris le catéchisme, parce qu’elle a reçu d’un vieux médecin une éducation purement scientifique et laïque, et qu’avec son intrépide logique de femme elle pousse à leurs dernières conséquences les théories de la philosophie positiviste. M. Feuillet a voulu marquer dès le début que cette Locuste n’est qu’une darwiniste pratique, quelque chose comme un Lebiez en jupons : la première fois qu’elle apparaît à Vaudricourt, c’est en chasseresse braconnant sur les terres d’autrui et pénétrée des droits que lui confère la grande loi de la « lutte pour la vie ».
Cette pédante homicide a été imaginée pour nous faire peur ; mais qui veut trop prouver… Il serait ingénu de penser que l’incroyance, même radicale, conduit nécessairement au crime une créature humaine, même affamée de jouissances. Cette créature pourra fort bien n’être que modérément malfaisante ; car la bonne Nature a voulu qu’il y eût sur la terre, en dehors de toute morale, d’autres plaisirs que ceux des animaux de proie. Il y a, tout au moins, des affections naturelles, des mouvements de tendresse, une pitié humaine indépendante des religions. Opposez un peu à ce croquemitaine de Sabine l’assassin nihiliste de Crime et Châtiment, et vous verrez ce que je veux dire. La malfaisance ne semble un droit qu’aux âmes nées méchantes et perverses. Une femme qui peut faire de sa philosophie négative l’application qu’en fait Sabine est une « bête » que nul enseignement religieux n’eût pu dompter et qui d’ailleurs n’en eût accepté aucun. M. Feuillet lui-même nous montre, par l’exemple du vertueux docteur Tallevaut, qu’une doctrine vaut exactement ce que vaut l’âme qui l’embrasse : alors pourquoi rendre la philosophie du bonhomme responsable des crimes de Sabine ? Pourquoi tourner en thèse spiritualiste un vulgaire drame à la Montépin ?
Encore, l’outrance, l’injustice et la candeur de cette thèse, je les comprendrais chez un prêtre ou chez quelque chrétien exalté ; mais, je vous prie, en faveur de quel christianisme plaide donc M. Octave Feuillet ? Est-ce la foi des premiers chrétiens ou des jansénistes qui respire dans ce livre parfumé ? J’ai peur que ce ne soit simplement celle des classes dirigeantes, le catholicisme des gens « bien élevés » et, peu s’en faut, celui de la Vie Parisienne, celui qui n’interdit ni la paresse, ni les raffinements du luxe, ni les bals, ni les gorges et les bras nus livrés aux regards des hommes. C’est une chose singulière qu’une si belle orthodoxie dans les romans qui exhalent une telle odeur de femme. M. Feuillet est chrétien, je n’en doute pas ; mais il est surtout « bien pensant », ce qui est souvent une manière de ne pas penser. Pour lui comme pour beaucoup de personnes de la caste qu’il aime, le naturalisme en littérature et la démocratie en politique sont liés intimement à l’ensemble assez compliqué d’idées et de tendances qu’il nomme du nom commode de matérialisme. On se rappelle, dans Un roman parisien, l’homme foudroyé après le toast a la Matière. C’était édifiant et terrible comme ces histoires que racontent les capucins dans les missions. Il y a, certes, dans le spiritualisme de M. Feuillet, un dégoût honorable et, délicat de tout ce qui est bas et vil ; mais j’y soupçonne aussi du mécontentement et de la bouderie.
Malgré tout, j’ai ressenti, en lisant la Morte, quelque chose du ravissement où me jetaient les premières œuvres de M. Octave Feuillet. Imaginez que Sibylle ne meure point et épouse Raoul : ce sera un peu le mariage de Vaudricourt ; et Vaudricourt est proche parent de M. de Camors. Les deux premières parties du roman sont presque tout entières du Feuillet des meilleurs jours. Le comte-évêque et le vieux gentilhomme qui vit dans le XVIIe siècle, tant le nôtre l’écœure, ne m’ont point déplu ; et rien n’est gracieux comme la scène où Vaudricourt, franchissant le saut-de-loup du parc, trouve Mlle Aliette en train de manger des groseilles. Je me suis même laissé prendre d’abord aux yeux « énigmatiques » (naturellement) de Mlle Sabine. On est touché, quoi qu’on fasse, de la mort d’Aliette, qui sait que Sabine lui verse du poison et qui se laisse mourir (un peu trop docilement), croyant son mari complice de l’empoisonneuse, et du désespoir de Vaudricourt quand il sait que sa femme l’a cru capable d’un crime et qu’il se dit qu’elle ne sera jamais désabusée, puisqu’il ne croit pas à une autre vie.
Je retrouve, en maint endroit, le dramatique nerveux, rapide et saccadé qui donne tant de prix à la Petite Comtesse, à Julia de Trécœur et aux cinquante premières pages de Monsieur de Camors. Je retrouve ce style poli, souple, bien tenu, presque toujours précis, non pas coloré, mais fleuri, et cette allure qui me fait songer à un cheval de race, long, aux jambes fines, avec de subits frémissements à fleur de peau. Et enfin, repassant d’un coup d’œil l’œuvre de M. Octave Feuillet, je le bénis d’avoir sauvé le romanesque, d’en avoir renouvelé le charme et de lui être resté fidèle dans les temps d’épreuve. Et bien qu’une autre littérature m’ait fait connaître des plaisirs plus aigus, j’admire franchement de quelle grâce l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre a su manier le romanesque, quand je vois ce qu’est devenu ce vieil oiseau bleu entre certaines pattes.
Edmond et Jules de Goncourt §
C’est avec un peu de chagrin que nous avons vu M. Renan2 comprendre le roman dans ses dédains exquis, auxquels si peu de choses échappent. Je sais bien qu’il faisait, comme de juste, une exception en faveur de M. Victor Cherbuliez et des romanciers académiciens. Il admettrait sans doute quelques autres exceptions si on le pressait un peu, et cela nous suffirait, car ce ne sont pas les romans-feuilletons qui nous tiennent à cœur. Il n’en reste pas moins que M. Renan considère le roman comme un genre inférieur et peu digne, pour parler sa langue, des « personnes sérieuses », lorsque la science, la critique et l’histoire sont là qui offrent un meilleur emploi de nos facultés. En quoi meilleur, je vous prie ? C’est pure coquetterie de proclamer à tout bout de champ la supériorité de la science sur l’art, lorsqu’on est soi-même un si grand et si ondoyant et si troublant artiste. Ajoutez que le roman est bien réellement une forme, et non la moindre, de l’histoire des mœurs. Et quand il n’aurait aucune vérité, quand il ne serait pas, à sa façon, œuvre d’histoire et de critique, pourquoi le dédaigner ? Enfin, si ce n’est pas, à proprement parler, le roman qui m’intéresse, ce sera peut-être le romancier.
Nous prions l’auteur de la Vie de Jésus de faire un peu grâce au roman. « La vie est courte, dit-il, et l’histoire, la science, les études sociales ont tant d’intérêt ! » Eh ! les mœurs contemporaines n’en ont-elles pas aussi ? Et quant à la brièveté de la vie, c’est une vérité qui se plie à plus d’une conclusion « Une longue fiction en prose » vous paraît « une faute littéraire » ? De ces fautes-là j’en connais de délicieuses. Et, du reste, le roman tel que l’ont compris MM. de Goncourt n’est presque pas une fiction, ou du moins n’est pas une « longue fiction ». C’est la vie moderne, observée surtout dans ce qu’elle a de fébrile et d’un peu fou, sentie et rendue par les plus subtils et les plus nerveux des écrivains. Ces deux frères siamois de l’« écriture artiste », nous les aimons parce qu’ils sont de leur temps autant qu’on en puisse être, aussi modernes par le tour de leur imagination que tel autre par le tour de sa pensée, et aussi remarquables par la délicatesse de leurs perceptions et par leur nervosité que tel autre par la distinction de ses rêves et par le détachement diabolique de sa sagesse. C’est aux plus « modernes », sentants ou pensants, que nous allons de préférence. Or MM. de Goncourt ont donné comme qui dirait la note la plus aiguë de la littérature contemporaine ; ils ont eu au plus haut point l’intelligence et l’amour de ce qu’ils ont appelé eux-mêmes la « modernité » ; ils ont enfin inventé une façon d’écrire, presque une langue, qu’on peut apprécier fort diversement, mais qui est curieuse, qui a eu des imitateurs et qui a marqué sa trace dans la littérature des vingt dernières années Mais peut-être est-il nécessaire, pour les bien goûter, d’avoir un esprit peu simple et en même temps d’être de ceux « pour qui le monde visible existe3 ».
I §
« Ceux qui aiment tant la réalité n’ont qu’à la regarder », dit-on. Soit ; mais il n’est pas non plus sans intérêt de voir comment d’autres la regardent, sous quel angle, de quels yeux et dans quelle disposition d’esprit, et comment ils l’expriment, quel caractère ils aiment à en dégager, quel sorte de grossissement ils lui donnent, et par quel parti pris et par quelle loi de leur tempérament. Car, faut-il le répéter ? un écrivain n’est jamais un photographe, quand il le voudrait ; tout ce qu’il peut faire, c’est d’être idéaliste à rebours : le naturalisme tel qu’il a plu à M. Zola de le définir est une naïveté ou un défi. MM. de Goncourt sont si peu « naturalistes » au sens nouveau, que, dès 1859, croyant ne railler encore que M. Champfleury, ils mettaient dans la bouche d’un grotesque les idées et les professions de foi qu’a reprises et développées sérieusement la plume pesante et convaincue de M. Zola :
Je pense — dit Pommageot en s’animant — que toutes les vieilles blagues du romantisme sont finies ; je pense que le public en a assez, des phrases en sucre filé ; je pense que la poésie est un borborygme ; je pense que les amoureux de mots et les aligneurs d’épithètes corrompent la moelle nationale ; je pense que le vrai, le vrai tout cru et tout nu est l’art ; je pense que les portraits au daguerréotype ressemblent…
— C’est un paradoxe ! cria Florissac.
— Je pense qu’il ne faut pas écrire, là !… Je pense que Hugo et les autres ont fait reculer le roman, le véritable roman, le roman de Rétif de la Bretonne, oui ! je pense qu’il faut se relever les manches et fouiller dans la loge des portiers et l’idiotisme des bourgeois : il y a un nouveau monde pour celui qui sera assez fort pour mettre la main dessus ; je pense que le génie est une mémoire sténographique… Je pense… je pense…, voilà ce que je pense ! Et ceux à qui ça donne des engelures…, j’en suis fâché.
« Amoureux de mots, aligneurs d’épithètes », MM. de Goncourt le sont au plus haut point et souvent avec une grande puissance ; et c’est peut-être parce qu’ils étaient « amoureux de mots » qu’ils ont été amoureux de choses concrètes. Car le meilleur support d’une forme plastique, c’est encore l’observation passionnée du monde réel. Mais « naturalistes » selon l’esprit de M. Zola, ils ne le sont pas plus que Gustave Flaubert dans Madame Bovary. Il est certain qu’en écrivant son chef-d’œuvre, ce candide Flaubert n’a point su tout ce qu’il faisait ; il ne s’est pas dit : Écrivons un roman « expérimental » et « documentaire » qui commencera une série. Si ce poète et ce polisseur de syllabes a pu composer un livre qui fait date dans l’histoire du roman par plus de vérité qu’on n’en trouvait chez Balzac, surtout par une vérité plus constante, ce n’était sûrement pas en vertu d’une théorie expresse (pessimisme foncier et religion du style, voilà Flaubert : en critique, il avait fort peu d’idées claires) — mais c’était un peu « pour brider sa fantaisie4 » après la débauche de la Tentation de saint Antoine ; c’était aussi parce qu’il voyait dans la description exacte et ciselée des platitudes une manière d’ironie féroce où se délectait cet ennemi des philistins ; c’est enfin qu’amoureux avant tout d’une langue précise et concrète, il sentait que les détails de la vie extérieure appelaient d’eux-mêmes et lui suggéraient la forme arrêtée et tout en relief où triomphait sa virtuosité laborieuse. L’observation de la réalité fut toujours pour lui un moyen, non un but.
On entrevoit ici comment, quoi qu’en puisse dire M. Zola, il n’y a peut-être pas un abîme entre le romantisme et ce qu’il a appelé le naturalisme. Si l’on peut dire que le romantisme a consisté, pour une bonne part, dans le goût du pittoresque à outrance et des effets violents, on conçoit qu’il ait tourné assez rapidement au réalisme ; car, dès qu’il s’agit de forcer l’attention et d’ébranler les nerfs des dégoûtés, l’art qui peint la réalité contemporaine et qui en respecte ou en exagère les brutalités y réussira mieux que celui qui s’attarde aux âges passés ou qui donne aux choses d’aujourd’hui un air de fiction, l’air de « n’être pas arrivées » Notez que, d’un autre côté, par son développement naturel, parallèle, semble-t-il, aux progrès du sens critique et à l’accroissement de ses exigences, le roman tendait au réalisme. Le primitif roman d’aventures est devenu roman de sentiment, puis roman de caractères, enfin roman de mœurs et de milieux. C’est-à-dire qu’il est ailé serrant toujours de plus près la réalité et le détail de la réalité. Et comme cette marche paraît être dans la nature des choses, il serait bien inutile de s’en fâcher. Un retour en arrière, que quelques-uns espèrent et annoncent déjà, ne serait, je pense, qu’un caprice et une coquetterie de blasés. Et croit-on qu’à part d’honorables exceptions, les romans « idéalistes » qu’on fait encore soient beaucoup plus sains, plus simples et plus consolants que les autres ?
Quel singulier mélange de vitriol et d’opopanax nous offrent les derniers romans de M. Octave Feuillet ! Toute la littérature contemporaine est inquiète et malade.
C’est partout, sous des formes diverses, une recherche du rare, du raffiné, du brutal ou du poignant. Nulle joie, nulle sérénité. Ceux qui cultivent encore la fiction l’aiment perverse et troublante et ne sont peut-être pas les mieux portants. Les autres ont donné dans le réalisme, soit en haine du « bourgeois » et par amour du style plastique (comme Flaubert), soit par une morosité naturelle qui se complaît dans les laideurs et dans les brutalités (comme M. Zola), soit par la passion du moderne (comme MM. de Goncourt) On dit que ces écrivains se sont trompés, qu’ils ont plié l’art à nous donner une impression des choses fort différente de celle qu’on avait coutume de lui demander, qu’ils ont ainsi dépensé un art infini à aller contre le but même de l’art. Je n’en sais rien. S’ils sont malades, c’est avec une bonne partie de leur génération. Malgré tout, nous ne haïssons point ces livres qui nous offrent tant de sensations emmagasinées et tant d’humanité toute vive et toute proche de nous.
II §
Ce qui distingue MM. de Goncourt des autres romanciers de la même famille, c’est qu’ils sont les plus impressionnables et les plus tourmentés. Ils n’ont jamais cette impassibilité qu’avait Flaubert et qu’affecte M. Zola. Cette vie contemporaine qu’ils racontent, on sent qu’ils y tiennent par les entrailles ; ils frissonnent eux-mêmes de cette fièvre qu’ils décrivent. On voit qu’ils aiment leur temps pour ce qu’il a d’intelligent, de charmant, de brillant, de fou, de malade. Ils l’aiment en psychologues et en peintres. Écoutez Giroust dans Charles Demailly :
Est-ce beau ! est-ce beau ! Mais rendre ça !… et penser à tant de belles choses modernes qui mourront, mon cher, sans un homme, sans une main qui les sauve !… Ah ! que de crânes décors et que de crânes bonhommes, les boulevards, les Champs-Elysées, les Halles, la Bourse, est-ce que je sais5 ?…
Et Chassagnol dans Manette Salomon :
Bravo ! Le moderne…, vois-tu, le moderne, il n’y a que cela… Une bonne idée que tu as là… Je me disais ; Coriolis qui a ça, un tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu’un, un nerveux, un sensitif…, une machine à sensations, lui qui a des yeux… Comment ! il a son temps devant lui, et il ne le voit pas !… Le moderne, tout est là. La sensation, l’intuition du contemporain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et quelque chose de vous…, tout est là pour l’artiste… Un siècle qui a tant souffert, le grand siècle de l’inquiétude des sciences et de l’anxiété du vrai…, un siècle comme cela, ardent, tourmenté, saignant, avec sa beauté de malade, ses visages de lièvre, comment veux-tu qu’il ne trouve pas une forme pour s’exprimer ?… Que de choses dans ce sacré XIXe siècle ! etc., etc.6
Voilà ce qu’ont merveilleusement vu MM. de Goncourt. Et ils aiment et comprennent d’autant mieux la vie moderne qu’ils n’en sont pas distraits par d’autres prédilections plus solennelles. En fait d’antiquité, ils ne connaissent que la plus proche, une antiquité de cent cinquante ans ; et encore de cette antiquité ils ne connaissent bien que les mœurs et la vie mondaine. Ils semblent aussi peu empêtres que possible d’éducation classique. Il leur est arrivé, dans Madame Gervaisais, de parler de l’histoire de la philosophie de manière à faire sourire ceux qui la savent, ou simplement ceux qui sont « au courant ». Reid et Dugald-Stewart y sont appelés « les deux maîtres de la sagesse moderne7 », et le reste n’est pas moins étonnant. Leur Grèce et leur Rome à eux, c’est la France du XVIIIe siècle, et c’est surtout le XVIIIe siècle féminin et corrompu. Ils l’ont étudié à fond dans son esprit, dans son cœur, dans ses modes, dans son art, dans ses fanfreluches. C’est sans doute dans cette étude que s’est affinée d’abord leur curiosité, développé leur « sens artiste », et que leur goût s’est délicatement perverti. Ils sont sortis de là tout préparés à sentir et à rendre le pittoresque propre à notre époque. Mais, mieux encore que leurs études historiques, leur tempérament les y prédisposait. Ce tempérament est celui de leur premier héros. Ils ont mis beaucoup d’eux-mêmes dans Charles Demailly :
… Charles possédait à un degré suprême le tact sensitif de l’impressionnabilité…
(Le style est bizarre ; mais ne parlons pas encore du style de MM. de Goncourt. )
Il y avait en lui une perception aiguë, presque douloureuse, de toutes les choses de la vie… Cela, qui agit si peu sur la plupart, les choses, avait une grande action sur Charles. Elles étaient pour lui parlantes et frappantes comme les personnes… Cette âme qui se dégage des milieux de l’homme avait un écho au fond de Charles… Cette sensitivité nerveuse, cette secousse continue des impressions, désagréables pour la plupart, et choquant les délicatesses intimes de Charles plus souvent qu’elles ne le caressaient, avaient fait de Charles un mélancolique… Charles n’avait qu’un amour, qu’un dévouement, qu’une foi : les lettres. Les lettres étaient sa vie ; elles étaient son cœur8.
Tout cela peut se dire exactement des deux frères, et le dernier trait n’est pas moins vrai que le reste. Ils ont aimé passionnément les lettres, avec une sincérité entière et un désintéressement rare ; poussant bravement leur manière jusqu’à l’extrême, sans consentir jamais à des atténuations qui eussent peut-être suffi à leur amener le grand public ; poussant dans les derniers temps le courage de leur opinion jusqu’au baragouin le plus distingué.
Et leur talent est bien aussi celui de Charles Demailly :
… Talent nerveux, rare et exquis dans l’observation, toujours artistique, mais inégal, plein de soubresauts, et incapable d’atteindre au repos, à la tranquillité des lignes, à la santé courante des œuvres véritablement grandes et véritablement belles9.
On ne saurait dire plus juste : nous n’avons pas affaire à des inconscients, à des ignorants d’eux-mêmes. Encore une fois, ce qu’il y a d’éminent en eux, c’est la nervosité — et le sentiment de la vie moderne. On voit bien ce que cela signifie. Tâchons pourtant d’être un peu plus explicites que l’apocalyptique Chassagnol.
Je veux dire d’abord que MM. de Goncourt sentent avec une extrême vivacité et perçoivent dans un extrême détail les objets, les spectacles qui les entourent ; et que, tout secoués et presque souffrants de ces impressions multiples, délicates et quasi lancinantes (soit qu’ils les éprouvent pour la première fois ou qu’ils les retrouvent), il les traduisent sans les laisser s’amortir, dans une langue inquiète, impatiente et comme irritée d’être inégale à ce qu’elle veut rendre, et avec une fièvre où s’exagère encore l’acuité de l’impression primitive : si bien qu’on sent maintes fois dans leur style la vibration même de leurs nerfs trop tendus.
Un tel genre de talent ne peut s’appliquer tout entier, on le comprend, qu’à la peinture des choses vues, de la vie moderne, surtout parisienne. Cinq des romans de MM. de Goncourt, sur six, sont des romans parisiens. Leur objet, c’est « la modernité », laquelle est visible surtout à Paris. Ce néologisme s’entend aisément ; mais ce qu’il représente n’est pas très facile à déterminer, car le moderne change insensiblement, et puis ce qui est moderne est toujours superposé ou mêlé à ce qui ne l’est point ou à ce qui ne l’est déjà plus. La modernité, c’est d’abord, si l’on veut, dans l’ensemble et dans le détail de la vie extérieure, le genre de pittoresque qui est particulier à notre temps. C’est ce qui porte la date d’aujourd’hui dans nos maisons, dans nos rues, dans nos lieux de réunion. L’habit noir ou la jaquette des hommes, les chiffons des femmes, l’asphalte du boulevard, le petit journalisme, le bec de gaz et demain la lumière électrique, et une infinité d’autres choses en font partie. C’est ce qui fait qu’une rue, un café, un salon, une femme d’à présent ne ressemblent pas, extérieurement, à une femme, à un salon, à un café, à une rue du xviiie, ou même du temps de Louis-Philippe. La modernité, c’est encore ce qui, dans les cervelles, a l’empreinte du moment où nous sommes ; c’est une certaine fleur de culture extrême ou de perversion intellectuelle ; un tour d’esprit et de langage fait surtout d’outrance, de recherche et d’irrévérence, où dominent le paradoxe, l’ironie et « la blague », où se trahit le fiévreux de l’existence, une expérience amère, une prétention à être revenu de tout, en même temps qu’une sensibilité excessive ; et c’est aussi, chez quelques personnes privilégiées, une bonté, une tendresse de cœur que les désillusions du blasé font plus désintéressée, et que l’intelligence du critique et de l’artiste fait plus indulgente et plus délicate… La modernité, c’est une chose à la fois très vague et très simple ; et l’on dira peut-être que la découverte de MM. de Goncourt n’est point si extraordinaire, qu’on avait inventé « le moderne » bien avant eux, qu’il n’y faut que des yeux. Mais leur marque, c’est de l’aimer par-dessus tout et d’en chercher la suprême fleur. Cette prédilection paraîtra même une originalité suffisante, si l’on considère que l’Art vit plus volontiers de choses éternelles ou de choses déjà passées, qu’il a souvent ignoré ce qui, à travers les âges, a successivement été « le moderne », ou que, s’il l’a connu quelquefois, il ne l’a jamais aimé avec cette passion jalouse.
MM. de Goncourt sont donc des « modernistes », sans plus, qui adorent la vie d’aujourd’hui et qui l’expriment sans nulle simplicité.
Je recueille dans Charles Demailly un bout de conversation où l’on dirait qu’il s’agit d’un de leurs romans :
— Pas d’intrigue !
— Des épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie !
— Je vous dis qu’il y a un parti du haut embêtement…
— Ça ne m’a pas paru si mal.
Et moi je trouve le bouquin très fort, dit une voix nette comme un tranchant10.
Je le dis franchement, moi aussi, je trouve « leurs bouquins très forts ».
III §
Non par la composition pourtant. Comme leur talent naturel allait plutôt à la peinture curieuse et trépidante des « milieux » qu’à l’invention et à la narration continue d’« histoires » intéressantes, ils en ont, dès le premier jour, pris hautement leur parti, même avec affectation. Par là comme par le style, bien ou mal, ils ont innové. Charles Demailly est, je crois, parmi les romans qui comptent, le premier qui ne soit pas composé. Madame Bovary offrait déjà quelques tableaux qui semblaient peints un peu pour eux-mêmes et qui pouvaient presque passer pour des digressions ; mais leur lien avec l’action restait toujours visible. MM. de Goncourt rompent décidément ce lien. Sans doute leurs chapitres ne se suivent pas tout à fait au hasard : outre qu’ils se tiennent par l’unité du but, qui est la description de tel ou tel monde, on devine le plus souvent dans quelle intention délicate, pour quel effet de symétrie, de redoublement du d’opposition ils ont été disposés comme on les voit : leur désordre, est lui aussi, « un beau désordre ». Mais enfin la moitié de ces tableaux n’ont aucun rapport avec la « fable » et pourraient en être détachés sans qu’elle en reçût le moindre préjudice et sans même qu’on s’en aperçût. Dans Charles Demailly et dans Manette Salomon l’histoire commence juste au milieu du livre : Manette paraît pour la première fois à la page 179, Marthe à la page 204. Ces deux romans, qui ont chacun 400 pages, pourraient, si l’on gardait seulement le récit, n’en avoir qu’une cinquantaine. Sœur Philomène, Germinie Lacerteux, Renée Mauperin et même Madame Gervaisais ressemblent davantage à ce qu’on entend d’ordinaire par un roman ; mais l’action est encore morcelée, découpée en tableaux entre lesquels il y a d’assez grands vides. L’histoire va par bonds, nerveusement. Non que MM. de Goncourt soient incapables de faire un récit continu : voyez celui de la vie de Mlle de Varandeuil (Germinie Lacerteux) et celui de l’enfance de sœur Philomène : deux merveilles. Remarquez seulement que, ces deux récits étant rétrospectifs et explicatifs, il était interdit aux narrateurs de s’égarer en chemin. Ils ont dû à cette contrainte d’écrire leurs pages les plus sobres et les plus « classiques ». Mais ce n’est point leur allure ordinaire et naturelle. Au fond, ils n’aiment pas raconter ; ils ne peuvent souffrir le labeur d’un récit suivi, avec des passages nécessairement plus éteints, des transitions d’un épisode à l’autre. Leur sensibilité de névropathes n’admet que ce qui l’émeut ; il ne faut à leur besoin d’impressions fines ou violentes que des tableaux de plus en plus brillants et vibrants.
Quelques critiques leur ont vivement reproché ce dédain de la composition et d’avoir l’air (surtout dans Charles et dans Manette) de vider leur portefeuille au hasard, de secouer leurs notes pêle-mêle autour d’une maigre histoire. Il nous suffit que ce ne soient pas les notes de tout le monde. Je me fais fort, en retranchant beaucoup, en ajoutant très peu, de transformer Charles Demailly, sans beaucoup de peine, en un roman suivi et correctement composé ; mais je suis tenté d’estimer peu ce qui est si facile à faire. Et puis, ce ne serait plus Charles Demailly. L’harmonie d’une composition équilibrée est un charme ; le pêle-mêle des tableaux en est un autre. Leur désordre répond à celui de la réalité. Leur succession capricieuse semble reproduire celle des impressions de l’artiste. Un tel livre a la vie et la variété d’un album d’études.
Le Jardin des plantes ; un atelier de trente élèves ; une ville d’Asie Mineure racontée par un coloriste ; une partie de canotage la nuit ; quelques aperçus sur la cuisine russe ; une vente après décès d’artiste pauvre et malchanceux ; un atelier au crépuscule ; l’ouverture du Salon ; ce qu’on voit en omnibus le soir ; le corps d’un modèle ; une pluie de printemps au Palais-Royal ; une synagogue ; un bal masqué chez un peintre ; les amours d’un bohème et d’un singe ; un petit cochon dans un atelier ; l’auberge de Barbizon ; la forêt de Fontainebleau ; la Bièvre et ses paysages ; la plage de Trouville ; je ne sais quelle rue derrière Saint-Gervais ; une pleine eau, la nuit, dans la Seine, sous les ponts… — le tout mêlé de tirades amusantes et truculentes sur l’École de Rome, sur Ingres et Delacroix, sur les primitifs, sur le bourgeoisisme des artistes.. voilà ce que je trouve (et j’en passe), rien que dans la première moitié de Manette Salomon. Il y a un grand attrait dans ce bariolage et dans cet imprévu. Et n’est-ce pas là (si singulier que le rapprochement puisse paraître) le procédé de La Bruyère ? Style et « nervosité » à part, l’auteur des Caractères s’y prend-il autrement pour nous faire connaître la cour ou la ville, que MM. de Goncourt pour nous mettre sous les yeux le monde des artistes et celui des hommes de lettres ?
Je sais bien qu’il y a dans presque toutes leurs œuvres, des écarts, des fantaisies qui s’éloignent de l’objet du livre ; que, par exemple, le canotage nocturne de Manette pouvait se placer dans n’importe quel autre roman, et que l’aventure d’un goret taquiné par un singe dans un atelier n’était pas absolument indispensable à la peinture du monde des artistes. Mais, encore une fois, si ces fantaisies sont charmantes, qu’importe qu’elles soient inutiles ? Le roman d’ailleurs, est le plus libre des genres et souffre toutes les formes. Il y a les beaux romans et les méchants : il n’y a pas les romans bien composés et les romans mal composés. Une composition serrée peut contribuer à la beauté d’une œuvre ; il s’en faut qu’elle la constitue toute seule. On pourrait citer dans l’histoire des littératures des chefs-d’œuvre à peu près aussi mal composés que Manette. N’oublions pas enfin que deux ou trois seulement des romans de MM. de Goncourt ont besoin d’être ainsi défendus. Germinie, Renée et Sœur Philomène, sans nous offrir un récit aussi lié, aussi gradué que Madame Bovary, n’ont point de digressions trop insolentes.
IV §
Peu d’œuvres, dans leur ensemble, sont aussi harmonieuses que celle que nous étudions. Il y a une relation entre l’allure irrégulière et coupée du récit et le caractère d’un grand nombre de personnages. MM. de Goncourt, ces nerveux, sont, dans leurs romans inquiets, les grands peintres des maladies nerveuses Charles Demailly, Coriolis, Germinie, Mme Gervaisais, même la sœur Philomène et Renée « la mélancolique tintamarresque » sont à des degrés divers des névropathes, des personnes d’une sensibilité excessive et douloureuse et qui dégénère aisément en maladie, et par là aussi sont excellemment « modernes ».
Charles Demailly, homme de lettres, épouse par amour une jolie actrice, Marthe, petite personne jolie, sotte et sèche, qui le prend en haine, le calomnie, le torture dans son cœur et dans son honneur et le précipite enfin dans la folie incurable.
Coriolis de Naz, peintre et créole, prend pour maîtresse Manette Salomon, un modèle d’atelier, se trouve enlacé et opprimé par la juive, qui peu à peu s’est révélée en elle, la subit lâchement, renonce à ses amis, renonce au grand art, épouse tout en la détestant l’horrible maîtresse… C’est un homme avili, abruti, fini.
Une remarque en courant. Les deux sujets se ressemblent passablement. MM. de Goncourt ont éprouvé par deux fois le besoin d’exprimer leur peur de la femme, leur préjugé contre le mariage, et de montrer que l’artiste doit vivre seul pour être tout entier à son démon intime. La thèse est contestable, j’y trouve même quelque chose de légèrement arriéré. Plus d’un écrivain d’aujourd’hui est, en outre, un époux régulier et un père de famille prévoyant, et écrit quotidiennement le même nombre de pages entre sa femme légitime et son pot-au-feu. Et nous n’y voyons rien à reprendre. Mais il ne nous déplaît point que MM. de Goncourt soient artistes avec jalousie, prévention et intolérance. Cela cadre bien avec ce que nous savons déjà d’eux.
Continuons cette revue et suivons le roman de la tendresse et des nerfs, du monde des artistes dans le monde des bourgeois.
Mme Gervaisais, jeune veuve riche, intelligente et d’esprit indépendant, vient à Rome avec son petit enfant, s’éprend de la Rome païenne, puis s’en détache, subit ensuite dans son imagination et dans son cœur la Rome chrétienne, est décidément convertie par une maladie de son petit garçon et sa guérison miraculeuse, est prise d’une dévotion exigeante et insatiable, se livre à un directeur féroce, s’enfonce dans un ascétisme sombre, renonce à tout, même à l’amour maternel, s’éveille pourtant de cette folie à la voix de son frère, un soldat, qui l’éclairé brusquement sur son mal et qui veut la sauver ; mais elle tombe morte avant de quitter Rome, sous la bénédiction du pape Près d’elle, un autre malade, le petit Pierre-Charles, un bel enfant idiot, d’une sensibilité violente et qui aime furieusement sa mère. « La musique et son cœur, c’était tout cet enfant, un cœur où semblait avoir reflué, l’élargissant, ce qui lui manquait de tous les autres côtés.11 »
Renée Mauperin, « la jeune fille moderne », spirituelle, tapageuse, garçonnière, artiste, tendre, fière et charmante, adore son père, pleure quand, voulant la marier, il lui dit qu’il ne sera pas toujours là, ne peut jouer sans pleurer la Marche funèbre de Chopin. Renée a pour frère un jeune doctrinaire aux ambitions froides avec qui elle fait un joli contraste. Elle ne peut souffrir que ce jeune homme très fort change le nom de son père contre un titre acheté, afin de faire un riche mariage ; elle découvre en outre qu’il a eu pour maîtresse la mère de la jeune fille qu’il doit épouser. En voulant empêcher ce mariage, elle devient la cause involontaire de la mort de Henri et, brisée par de si fortes émotions, meurt lentement d’une maladie de cœur.
Germinie Lacerteux, une fille de paysans, venue à Paris après une enfance misérable, a été violée à quinze ans par un garçon de café. Elle est entrée comme servante chez une vieille demoiselle à qui elle se dévoue corps et âme. Un grand cœur, des sens détraqués et exigeants, une tête faible, voilà Germinie. Après plusieurs années de vertu, elle est prise d’une rage d’amour ; elle se dépouille et s’endette pour un jeune polisson du faubourg qui l’exploite et la maltraite de mille façons et l’abandonne enfin. Puis ce sont de frénétiques amours avec un ouvrier ivrogne et loustic. Puis c’est la prostitution aveugle et béante, en quête du premier venu, la rage suprême et toute bestiale de l’hystérie. Et au milieu de tout cela, la malheureuse garde son cœur d’or, continue de soigner sa vieille maîtresse avec idolâtrie, parvient à lui tout cacher. Et elle va ainsi, en proie à son corps, jusqu’à ce que la délivrance lui vienne dans un lit d’hôpital.
S’il est peu de romans plus brutaux que Germinie, très peu sont aussi délicats que Sœur Philomène. Encore une que son cœur tourmente, sinon son corps : malade du besoin d’aimer et de se dévouer, après une enfance pieuse, renfermée, mélancolique, elle se fait sœur de charité. Un interne, Barnier, lui inspire peu à peu un sentiment d’affection tout innocente. Cependant une ancienne maîtresse de Barnier, qu’il a beaucoup aimée, vient mourir à l’hôpital. Encore sous le coup de son chagrin, Barnier, qui est pourtant un brave et honnête garçon, ayant trop bu d’eau-de-vie ce soir-là et poussé d’ailleurs par les plaisanteries des camarades, tente d’embrasser la sœur, qui le frappe au visage. Barnier, peu après, se plonge dans l’absinthe, s’abrutit, finit par se faire exprès une piqûre anatomique. La sœur Philomène, toute changée, vient prier, la nuit, auprès du cadavre.
Le lendemain en se réveillant au bruit creux du cercueil cogné dans l’escalier trop étroit, Malivoire, se rappelant vaguement l’apparition de la nuit, se demanda s’il n’avait pas rêvé, et, allant machinalement à la table de nuit, il chercha sur le marbre la mèche de cheveux qu’il avait coupée pour la mère de Barnier : la mèche de cheveux n’y était plus.
On le voit, les personnages de MM. de Goncourt sont tous plus ou moins des malades, menés par leur cœur ou par leurs sens. Et c’est pour cela sans doute que, dans leur développement, dans la série de leurs états moraux, on remarque des lacunes, on surprend des effets qui paraissent sans causes, tout au moins des choses insuffisamment préparées et qui étonnent. Nous sommes ici très loin de la manière de Gustave Flaubert, très loin de Mme Bovary, qui est, elle aussi, une nerveuse, mais dont le développement pervers est si logique, dont les actes et les sentiments sont constamment déterminés par ce qui les précède ou par les circonstances extérieures. MM. de Goncourt ont laissé chez leurs malades une bien plus grande part d’inconnu et d’inexpliqué.
Si Charles Demailly était un pur sensitif et s’il aimait Marthe jusqu’au bout, sa folie finale n’aurait rien de surprenant. Mais Charles est en même temps un analyste très pénétrant, très lucide, très armé de sens critique ; de bonne heure il perce Marthe à jour, la voit telle qu’elle est, et de bonne heure il cesse de l’aimer. Dès lors sa folie, sans être inadmissible, n’apparaît pas comme un aboutissement inévitable et unique. Et puisque MM. de Goncourt voulaient nous peindre une folie d’artiste, d’homme de lettres, ils auraient pu observer que le plus souvent ce qui les conduit à Charenton, ce n’est pas une aventure de cœur ou quelque trahison, même atroce, mais plutôt la vanité exaspérée, une soif de gloire ou de jouissances impossibles, et que la folie prend plus volontiers chez eux (on en a vu des exemples dans ces dernières années) la forme de la monomanie des grandeurs. Peut-être, ce genre d’aliénation mentale, s’il leur avait plu de le choisir, eût-il été plus caractéristique du monde qu’ils voulaient décrire ; et ainsi l’histoire de Charles Demailly n’aurait pas l’air de faire double emploi avec celle de Coriolis.
Coriolis a beau être créole, sensuel, indolent, avoir besoin de caresses et être épris du corps de Manette, quand on connaît sa fine et fière nature et quand on le voit, presque dès le début, démêler la sécheresse et la dureté foncière de la juive, puis avoir conscience de la tyrannie que cette femme exerce sur lui, on s’étonne un peu qu’il descende, sans résistance et sachant où il va, jusqu’à l’avilissement complet ; que ce gentilhomme subisse la ladrerie de sa maîtresse, que ce sensuel lui sacrifie ses besoins de luxe délicat, que cet artiste passionné lui sacrifie l’art, et que, la haïssant depuis longtemps, il en vienne à l’épouser. Il y a là un mystère, une possession. En tout cas, la chute est peu graduée. D’un chapitre à l’autre on est surpris de retrouver Coriolis beaucoup plus bas qu’on ne l’avait laissé.
Mme Gervaisais a été élevée par un père imbu des idées du XVIIIe siècle ; c’est une femme instruite, presque une femme savante, « une philosophe ». Elle est, au commencement, fort tranquille et parfaitement équilibrée. Rien vraiment ne peut faire prévoir son étrange métamorphose. Il semble impossible que la Mme Gervaisais hystérique et fanatique de la fin du livre soit contenue dans celle-là, même en germe. Ajoutez que, dans le progrès de sa transformation imprévue, on pourrait signaler encore plus d’une étape brûlée. Et, ce qui n’est pas moins singulier, cette longue folie se dissipe d’un coup comme elle était venue, sous la colère affectueuse d’un officier retour d’Afrique. Jamais roman n’eut tant de trous.
Lorsque Henri Mauperin achète le nom de Villacourt, croyant la famille éteinte, Renée, cette adorable Renée qui est un si franc et si honnête garçon, ayant appris qu’il reste encore quelque part un Villacourt, lui envoie sans rien dire un numéro du Moniteur pour l’avertir qu’on lui vole son nom. Elle le fait dans les meilleures intentions du monde, par religion du nom paternel, surtout pour rendre impossible le honteux mariage de son frère. Il n’en est pas moins vrai que ce coup de tête est fort inattendu, qu’il y a là je ne sais quoi qui ressemble à une lâcheté et qui s’accorde mal avec le caractère de Renée tel que nous l’avions cru saisir.
L’histoire de Germinie Lacerteux, une des plus liées, a pourtant ses sursauts. Il y a trop de caprice dans le développement de sa maladie ; il ne semble pas qu’elle se révèle assez tôt ; elle sommeille quinze ans entre la première souillure involontaire et le premier amour : c’est beaucoup. N’y a-t-il pas encore une solution de continuité entre son premier amour et son premier caprice de débauche, entre Jupillon et Gautruche ? Enfin n’y a-t-il pas dans la nature de Germinie certaines parties délicates qui semblaient devoir la préserver quand même de l’ignominie complète ?
La psychologie de sœur Philomène est plus simple et plus claire, et son développement suivi et logique. Sœur Philomène est une des plus charmantes figures que MM. de Goncourt aient créées, et la plus douce, la plus discrète, la plus voilée de pudeur. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils n’ont mis dans cette histoire d’une religieuse d’hôpital amoureuse d’un interne, amoureuse sans le savoir, aucune intention grossière, aucun esprit de banale irréligion. La peinture est délicieuse et d’une justesse exquise. Et pourtant, tout à la fin, quand Barnier est mourant, n’y a-t-il pas, dans la démarche désespérée et violente de la sœur auprès du curé de Notre-Dame des Victoires, quelque chose qui détonne avec tout le reste de son attitude, qui rompt brusquement la délicatesse de la peinture ? J’aimerais qu’elle continuât de souffrir silencieusement et de prier toute seule. Le dirai-je ? La mèche de cheveux dérobée me semble de trop et ne me plaît pas.
Et Barnier, ce garçon si bon et si tranquille, quelle folie lui traverse le cerveau ? Une fois la sottise faite, la forme que prend son repentir, son volontaire abrutissement par l’absinthe, son suicide, tout cela est-il d’accord avec l’idée qu’on nous a donnée de son caractère Dans Marthe et dans Manette, telles qu’elles nous sont d’abord présentées et telles qu’elles se montrent un assez long temps, qui pourrait soupçonner la petite créature haineuse et féroce et l’épouvantable juive sous qui succombent la raison de Charles et la dignité et le talent de Coriolis ? Un monstre surgit en elles à l’improviste ; et la première moitié des deux histoires ne se déroulerait guère autrement si Manette devait être l’ange gardien de Coriolis et Marthe la muse de Demailly.
Ainsi presque tous les principaux personnages de MM. de Goncourt ne se développent point dans des phases qui se lient et s’engendrent : ils se révèlent, de loin en loin, par des accès. Cette impression tient peut-être, en partie, à ce caprice de composition qui, comme nous l’avons vu, découpe un livre en tableaux presque toujours indépendants les uns des autres : les vides qui séparent les tableaux se répètent dans le processus des caractères. Ainsi un homme qui marche à l’intérieur d’une maison, si nous regardons du dehors, apparaît successivement à chaque fenêtre, et dans les intervalles nous échappe. Ces fenêtres, ce sont les chapitres de MM. de Goncourt. Encore y a-t-il plusieurs de ces fenêtres où l’homme que nous attendions ne passe point.
J’exagère un peu l’impression, mais elle est réelle. Ï1 y a du hasard dans ce que font et dans ce que deviennent les personnages que j’ai cités. Leur caractère étant donné, ce qui en sort n’en paraît pas sortir nécessairement Mais quelques-uns sont des malades et, en signalant ce qu’ils ont d’inexpliqué, c’est peut-être leur maladie même que nous leur reprochons. Pour les autres, si leur conduite a quelque chose d’inattendu, elle n’a rien, après tout, d’impossible. Ainsi, à peine ai-je formulé mes critiques que je ne suis plus si sûr de leur justesse. Il ne faut pas, quand on juge un roman, même de ceux qui reposent sur l’observation du monde réel, pousser trop loin la superstition de la vraisemblance psychologique. Le vraisemblable en ces matières est peut-être plus large qu’on ne se le figure d’ordinaire. Qui de nous, en y regardant d’un peu près, n’a surpris en soi, ou autour de soi, même chez les personnes qu’il pensait connaître le mieux, des phénomènes qui déroutent, des volontés ou des faiblesses qu’on ne s’explique pas entièrement, des effets dont les causes en partie se dérobent et qui font parler de la fatalité ou des nerfs, deux manières de nommer l’inconnu ? Mais il est peut-être vrai aussi qu’un roman doit être plus logique, plus lié, plus clair que la réalité, et que MM. de Goncourt se sont dispensés plus qu’il n’aurait fallu des règles les mieux fondées de la composition, de tout ce qui, dans une œuvre d’art, produit, pour employer leurs expressions « la tranquillité des lignes » et l’air de « santé courante », donne une impression de grandeur et de beauté, délivre de toute inquiétude l’émotion esthétique et mêle à l’admiration un sentiment de sécurité. On a parfois peur de se tromper en se laissant prendre à leurs chefs-d’œuvre décousus, et le plaisir qu’ils font manque de sérénité.
Non qu’ils ne soient en bien des passages de rares psychologues. Lorsque Romaine, amenée à l’hôpital, reconnaît dans Barnier son ancien amant, est opérée par lui d’un cancer au sein et meurt désespérée et blasphémante, ce qui se passe chez la sœur Philomène, ce qui s’éveille et se glisse d’inconsciente jalousie de femme sous ses scrupules et ses effrois de sainte, tout cela est profondément observé et nuancé à ravir Anatole (dans Manette Salomon) n’est pas seulement supérieur aux bohèmes de Mürger par la variété et la vérité souvent douloureuse de ses aventures : la nature complexe de cet étourdissant et très sympathique raté est merveilleusement démêlée. Rappelons quelques passages caractéristiques :
Anatole était le vivant exemple du singulier contraste qu’il n’est pas rare de rencontrer dans le monde des artistes. Il se trouvait que ce farceur, ce paradoxeur, ce moqueur enragé des bourgeois avait, pour les choses de l’art, les idées les plus bourgeoises, les religions d’un fils de Prudhomme… Il avait le tempérament non point classique, mais académique comme la France…12
… Ce tableau était, en un mot, la lanterne magique des opinions d’Anatole, la traduction figurative et colorée de ses tendances, de ses aspirations, de ses illusions… Cette sorte de veulerie tendre qui faisait sa bienveillance universelle, le vague embrassement dont il serrait toute l’humanité dans ses bras, sa mollesse de cervelle à ce qu’il lisait, le socialisme brouillé qu’il avait puisé çà et là dans un Fourier décomplété et dans des lambeaux de papiers déclamatoires, de confuses idées de fraternité mêlées à des effusions d’après boire, des apitoiements de seconde main sur les peuples, les opprimés, les déshérités, un certain catholicisme libéral et révolutionnaire, le Rêve de bonheur de Papety entrevu à travers le phalanstère, voilà ce qui avait fait le tableau d’Anatole …13
Anatole présentait le curieux phénomène psychologique d’un homme qui n’a pas la possession de son individualité, d’un homme qui n’éprouve pas le besoin d’une vie à part, d’une vie à lui, d’un homme qui a pour goût et pour instinct d’attacher son existence à l’existence des autres par une sorte de parasitisme naturel, etc.
Il avait au suprême point le sens de l’invrai. Une prodigieuse imagination du faux le sauvait de l’expérience, lui gardait l’aveuglement et l’enfance de l’espérance… et ne faisait tomber sur lui que le coup inattendu des malheurs, etc.
Anatole trouvait dans la misère les coudées franches de sa nature, la libre expansion, l’occasion de développement de goûts inavoués qui portaient ses familiarités vers les inférieurs etc.14.
Anatole est une des plus divertissantes figures de MM. de Goncourt, et des plus vraies. Mais combien d’autres, originales aussi et vivantes ! Dans Charles Demailly, la rédaction du Scandale, surtout le forban de lettres Nachette ; Giroust le dessinateur, toujours plein de bière et obsédé par le moderne ; et la table du Moulin rouge : Masson, qui est sans doute Théophile Gautier ; Boisroger, qui ressemble à Banville ; Franchemont, qui rappelle Barbey d’Aurevilly Dans Manette Salomon, Chassagnol le noctambule, le toqué d’art, avec ses monologues ahurissants ; Garnotelle, le type inoubliable du peintre académicien, de la médiocrité correcte armée de savoir-faire ; la kyrielle variée des amis d’Anatole, depuis M. Alexandre, l’artiste qui joue au Cirque « le malheureux général Mêlas » jusqu’au sergent de ville Champion, ancien gendarme des colonies ; et le paysagiste Crescent, et son excellente femme la mère aux bêtes, et tant d’autres Dans Sœur Philomène, la petite Céline ; dans Germinie Lacerteux, la monstrueuse mère Jupillon et son digne fils ; dans Madame Gervaisais, la mystique comtesse Lomanossow et le terrible père Sibilla ; dans Renée Mauperin, l’abbé Blampoix, confesseur des salons et directeur des consciences bien nées ; Henri Mauperin, le jeune homme sérieux et pratique, économiste et doctrinaire à vingt ans, « médiocre avec éclat et ténacité » (une des plus remarquables études de MM. de Goncourt, et de celles qui ont le plus de portée) ; et ce charmant Denoisel, à qui MM. de Goncourt ont évidemment prêté beaucoup d’eux-mêmes, comme à Charles et à Coriolis ; et M. et Mme Mauperin, et les Bourjot, et tout le monde enfin !…
Car si MM. de Goncourt ont la plume trop inquiète, trop prompte aux soubresauts, trop dédaigneuse des transitions pour nous présenter avec suite l’évolution d’un caractère, du moins ils excellent dans les portraits. Ils y mettent non seulement toute l’acuité de leur observation et tout le relief de leur style, mais encore (étant à cent lieues de l’impassibilité de Flaubert) une rage de verve, beaucoup d’esprit, et un esprit agité qui insiste, qui redouble, qui s’amuse, qui jouit de lui-même. Renée Mauperin est un livre ravissant, un des plus spirituels qui soient. Sur Garnotelle, dans Manette Salomon, ils sont inépuisables :
… Presque toute la critique, avec un ensemble qui étonnerait Coriolis, célébrait ce talent honnête de Garnotelle. On le louait avec des mots qui rendent justice à un caractère. On semblait vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la beauté de son âme. Le blanc d’argent et le bitume dont il se servait étaient le blanc d’argent et le bitume d’un noble cœur. On inventait la flatterie des épithètes morales pour sa peinture ; on disait qu’elle était « loyale et véridique », qu’elle avait la « sérénité des intentions et du faire ». Son gris devenait de la sobriété. La misère de coloris du pénible peintre, du pauvre prix de Rome, faisait trouver et imprimer qu’il avait des « couleurs gravement chastes », etc.
Tout le portrait de ce pauvre Garnotelle, vingt fois repris et complété, est une merveille de finesse, d’ironie, de férocité. On y sent l’entrain d’une vengeance personnelle contre l’artiste philistin.
De l’esprit, MM. de Goncourt en ont tant qu’ils veulent, et parfois aussi tant qu’ils peuvent, du plus subtil, du plus tourmenté ; un esprit qui est souvent, à l’origine, un esprit de pénétration aiguë et rapide, un esprit d’analystes, mais qui est plus souvent encore un esprit de stylistes, une coquetterie de l’imagination en quête d’expressions rares, d’alliances de mots imprévues, d’enfilades de synonymes d’un relief croissant ; une coquetterie à qui la justesse ne suffit point, qui ne s’en tient pas au brillant, qui va d’elle-même au raffiné, au singulier, à l’extravagant, qui renchérit sans cesse sur ses trouvailles et qui s’excite à ce jeu. Les exemples seraient innombrables : voyez seulement dans Manette Salomon la définition de la blague16 et la description de la danse d’Anatole17. Il y a là (et ces débauches sont fréquentes chez MM. de Goncourt et constituent presque leur ordinaire) l’ivresse d’une rhétorique particulière, un soûlerie de mots, une orgie de virtuosité. Ils sont intempérants et agités entre tous les stylistes.
Ils prêtent à leurs personnages lettrés, comme il est naturel, ce style et cet esprit. Je n’ai guère rencontré, pour ma part, des bohèmes et des petits journalistes aussi spirituels que ceux de la rédaction du Scandale. Mais, cet heureux mensonge signalé, il faut reconnaître que les conversations qui abondent dans ces romans ont au plus haut point l’allure et le ton de la conversation contemporaine, parisienne, boulevardière, de la conversation de café ou d’atelier, avec son laisser-aller, son débraillé, ses façons sans-gêne et touche-à-tout, ses hardiesses, son hyperbolisme, son tour sceptique et paradoxal, avec ses prétentions aussi et ses affectations, son ironie tournée au tic, sa manie de feux d’artifice. Manette Salomon, Charles Demailly et Renée Mauperin (avec Denoisel) sont, à ce point de vue surtout, trois livres ultra-parisiens, qui pourront, dans cent ans, donner à nos descendants une idée assez juste de la façon dont conversaient les plus spirituels et les plus blasés de leurs pères dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour le XVIIIe nous avons les conversations rapportées par Diderot dans les lettres à Mlle Volland. Le rapprochement pourrait être fertile en aperçus.
Tout l’esprit de MM. de Goncourt, étant moins une fleur de bon sens qu’une fleur d’imagination, et ayant ses origines dans leur extrême impressionnabilité, ne les empêche pas de nous émouvoir, et même assez souvent. Leurs fins de livre sont navrantes. Plusieurs de leurs tableaux sont d’une tristesse qui prend aux nerfs, qui fait mal, et d’autant plus qu’elle sort des choses et non plus, comme dans l’ancien roman dit idéaliste, d’une situation morale, généralement d’une lutte intérieure entre des sentiments contraires, exposée sous forme d’effusion solitaire ou de dialogues. Dans la nouvelle école, le pathétique se dégage plutôt de descriptions en grande partie matérielles. Ce n’est plus la « douce terreur » et la « pitié charmante » dont parlait Boileau : c’est quelque chose de plus désolé et de plus poignant ; c’est ce que je voudrais appeler une émotion pessimiste, une compassion qui, par-delà les souffrances particulières, va à la grande misère humaine, une sensation des fatalités cruelles. Voyez dans Sœur Philomène, l’agonie de Romaine, à qui l’on vient de couper le sein, le délire impie de la mourante, entrecoupé, dans la grande salle d’hôpital où souffrent tant de malheureuses, par la voix de la sœur récitant la prière du soir : « Hélas ! Seigneur, que puis-je faire en reconnaissance de tant de bonté ?… » — Voyez encore la dernière moitié de Germinie Lacerteux, la maladie jour par jour et la mort de Renée, quelques-unes des dernières pages de Manette Salomon, la lutte tragique de Charles contre la folie envahissante. Et j’ose ajouter : voyez Anatole allant enterrer Vermillon.. Les romans d’à présent (je parle toujours des romans littéraires) n’ont rien de bien consolant. On en est venu à regarder l’optimisme, dans les œuvres d’imagination, comme tout proche de la banalité. On aime que l’art soit pessimiste ; le sentiment qui conduit le romancier à voir et à peindre de préférence, dans la réalité, ce qu’elle a de tristesses et de cruautés absurdes, paraît un sentiment distingué ; on éprouve à le partager une sorte d’orgueil intellectuel, on y voit une protestation bien humaine contre le mal inexplicable. Ajoutez qu’il ne reste peut-être plus que cet art violent pour nous donner les émotions dont nous avons besoin. A plus forte raison peut-il seul contenter les écrivains qui le pratiquent, et qui, à supposer que nous soyons malades, doivent l’être encore plus que nous, étant parmi nous les premiers. On conçoit de reste que le tempérament de MM. de Goncourt et leur dédain des apparences mêmes de la banalité les ait détournés des romans « qui finissent bien ».
V §
Le plus souvent, c’est encore sur une description, sur un tableau que s’achèvent leurs petits drames lamentables : tant ils sont, avant tout, peintres et descripteurs ! Ils le sont avec passion, avec subtilité et à la fois avec exubérance. Ils ont le détail aussi menu et aussi abondant que Théophile Gautier, mais nullement sa sérénité, et, comme s’ils recevaient des objets une sensation trop forte, ils ont presque toujours, dans l’expression, une fièvre, une inquiétude. De leur regard attentif, aigu, ils voient les plus petites choses, ils en voient trop ; mais il faut tout de suite ajouter qu’ils les voient en artistes, non en commissaires-priseurs ; qu’ils ne notent, en somme, que celles qui ont une valeur picturale, qui sont susceptibles d’une traduction pittoresque. Et parmi celles-là ils accentuent celles qui se rapportent le mieux à l’impression générale qu’ils veulent produire. En un mot, leurs descriptions, comme celles de tous les grands peintres, rendent en même temps la figure exacte et l’âme des choses à un moment donné. Ce qui leur est propre (et je songe surtout aux descriptions de Manette et de Madame Gervaisais), c’est le tourment de tout sentir et de tout rendre sensible, c’est l’effort un peu maladif.
Prenons pour exemple la description de l’atelier de Coriolis au crépuscule. Le détail est infini, menu, extrêmement cherché ; mais il est un, j’entends subordonné à un effet d’ensemble. L’observateur regarde les objets l’un après l’autre, y poursuit la fuite lente du jour, note où en est sur chacun d’eux l’effacement de la lumière au moment où son regard s’y porte. Qu’on juge de la précision de cette chasse par quelques détails : «… La mélancolique métamorphose se faisait, changeant sur les toiles l’azur matinal des paysages en pâleurs émeraudées du soir… Au-dessus de la copie de Saint-Marc, du noir était entré dans la gueule ouverte du lion… Le parquet perdait le reflet des châssis de bois blanc qui se miraient dans son luisant… » Et voici le trait final : « Une paillette, sur le côté des cadres, monta, se rapetissa, disparut à l’angle d’en haut ; et il ne resta plus dans l’atelier qu’une lueur d’un blanc vague sur un œuf d’autruche pendu au plafond et dont on ne voyait déjà plus ni la corde ni la houppe de soie rouge. » Qu’on lise tout le morceau, on y sentira, parmi l’amusement des détails, la mélancolie légère de cette décroissance et de cet insensible effacement du jour dans un fouillis d’objets élégants et brillants qui se noient l’un après l’autre, doucement et silencieusement, dans la nuit.
On dira : Voilà un exercice fort inutile ! Nous répondrons simplement : Ces fantaisies sont curieuses et font, plaisir à ceux qui les aiment. Pour ne parler que de l’atelier de Coriolis, il est certain que la description n’en était pas absolument nécessaire à l’intelligence de son histoire ; mais, puisqu’il est encore permis de décrire le crépuscule à la campagne, il vaut peut-être la peine, pour changer, de le décrire dans un atelier.
On dira encore : Vos descriptions sont des inventaires. Le premier venu en ferait autant : il n’y a qu’à regarder et à prendre des notes Croyez-vous ? Essayez un peu pour voir. Nous pouvons fort bien accorder d’ailleurs que les descriptions sont des inventaires dressés par des artistes et des poètes, comme les inventaires sont des descriptions composées par des notaires. Les inventaires de MM. de Goncourt, ai-je dit, ont une âme. Ils accumulent les détails, mais toujours ils en résument la couleur générale et le sens. « De cette pauvre rivière opprimée, disent-ils en parlant de la Bièvre, de ce ruisseau infect, de cette nature maigre et malsaine, Crescent avait su dégager l’expression, le sentiment, presque la souffrance18. » Ce que Crescent fait pour la Bièvre, ils le font pour tout ce qu’ils décrivent. Conclusion et résumé d’un coin de la banlieue, l’été : «… Paysages sales et rayonnants, misérables et gais, populaires et vivants, où la nature passe çà et là entre la bâtisse, le travail et l’industrie, comme un brin d’herbe entre les doigts d’un homme19. » Conclusion et résumé d’une description du bois de Vincennes : «… Une promenade banale et violée, un de ces endroits d’ombre avare où le peuple va se ballader à la porte des capitales, parodies de forêts pleines de bouchons, où l’on trouve dans les taillis des côtes de melon et des pendus.20 » Dans la forêt de Fontainebleau, ils voient les plus petites choses : «… Son regard s’arrêta sur le rocher ; il en étudia les petites mousses vert-de-grisées, le tigré noir des gouttes de pluie, les suintements luisants, les éclaboussures de blanc, les petits creux mouillés où pourrit le roux tombé des pins. » Mais à côté ils sentent profondément les grands spectacles : la vallée de Franchart les fait rêver de cataclysmes préhistoriques, de nature antédiluvienne21. Il serait intéressant de comparer leur forêt de Fontainebleau à celle de Flaubert dans l’Éducation sentimentale, à celle de Michelet dans l’Insecte, à celle de M. Taine dans Thomas Graindorge, à celle de M. Alphonse Daudet dans les Rois en exil. On verrait MM. de Goncourt aussi exacts que Flaubert, presque aussi ivres que Michelet, et plus débordants et tourmentés que tous. Mais ils nous ont prévenus : ici non plus qu’ailleurs ne leur demandez « la tranquillité des lignes » ni « la santé courante ».
On ne saurait étudier leurs descriptions sans parler en même temps de leur style ; car c’est la volonté de peindre plus qu’on n’avait fait encore qui les a conduits souvent à se faire une langue, à inventer pour leur usage une « écriture artiste », comme dit M. Edmond de Goncourt. L’expression est juste, quoique bizarre. Ils considèrent les choses, avons-nous dit, autant en ouvriers des arts plastiques qu’en écrivains et en psychologues. Ils reçoivent de la réalité la même impression que le peintre le plus fou de couleurs et le plus entêté de pittoresque ; et cette impression se double chez eux du sentiment proprement littéraire. Les tons, les nuances, les lignes que le pinceau peut seul reproduire, ils font cette gageure de les rendre sensibles avec des phrases écrites ; et c’est alors un labeur, un effort désespéré des mots pour prendre forme et couleur, une lutte du dictionnaire contre la palette, des phrases qui ont des airs de glacis, des substantifs qui sont des frottis, des épithètes qui sont des touches piquées, des adverbes qui sont des empâtements, une transposition d’art enragée…
Les classiques, quand ils veulent peindre, emploient des mots abstraits qui évoquent d’abord un sentiment, puis une image, mais indéterminée «… Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux », ou des mots concrets qui évoquent une image précise, mais sommaire et rapide :
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.
A mesure que s’éveillent chez les écrivains certaines curiosités et que leur sensibilité se raffine, avec J.-J. Rousseau, avec Chateaubriand, on voit les images devenir plus nombreuses, plus nuancées et plus poussées dans le détail. Le goût de la nature a fait faire à la description un premier progrès, et très considérable. L’entrée dans la littérature d’écrivains initiés aux arts plastiques, qui en ont la science et la passion, marque un nouveau progrès, déjà inquiétant. Ils vont poursuivant le détail de plus en plus, et, tourmentés du désir de donner avec des mots la sensation même des choses, il leur arrive, comme à l’auteur de la Momie, de mêler à la langue littéraire des réminiscences et quelque chose du vocabulaire de l’atelier. Gautier porte l’abondance et la minutie, Flaubert la précision aussi loin qu’il se peut. Par-delà nous rencontrons MM. de Goncourt.
Un exemple nous fera mesurer le chemin parcouru depuis les classiques. Imminente luna, voilà un paysage d’Horace. Voici un paysage de MM. de Goncourt :
La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s’était tout à fait levée dans le ciel irradié d’une lumière de nacre et de neige, inondé d’une sérénité argentée, irisé, plein de nuages d’écume qui faisaient comme une mer profonde et claire d’eau de perles ; et sur cette splendeur laiteuse, suspendue partout, les mille aiguilles des arbres dépouillés mettaient comme des arborisations d’agate sur un fond d’opale… Anatole prit à gauche… Il était dans une petite clairière. L’éclaircie était mélancolique, douce, hospitalière. La lune y tombait en plein. Il y avait dans ce coin le jour caressant, enseveli, presque angélique de la nuit. Des écorces de bouleaux pâlissaient çà et là, des clartés molles coulaient par terre ; des cimes, des couronnes de ramures fines et poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts. Une légèreté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des arbres, ce qui dort de blanc, ce qui semble passer de la robe d’une ombre sous la lune, entre les branches, un peu de cette âme antique qu’a un bois de Corot, faisaient songer devant cela à des Champs Élysées d’âmes d’enfants.22
Mais on aura beau faire, une page écrite ne sera jamais l’équivalent d’un tableau ; les mots, de quelque façon qu’on les accumule et qu’on les arrange, ne pourront qu’évoquer chez le lecteur, s’il s’y prête, une image approchante des objets qu’on lui décrit. Il est donc un point où il faut s’arrêter dans cette voie, sous peine de forcer sans grand profit les ressorts de la langue. De dire où est exactement ce point, ce n’est pas très facile ; mais il est visible, à l’étrangeté fréquente de leur style, que MM. de Goncourt l’ont maintes fois outrepassé. Flaubert n’invente pas un mot nouveau, Gautier n’en invente qu’un petit nombre ou se contente de ressusciter des mots anciens. Tous deux écrivent purement ; tous deux respectent ce qu’on appelle le génie de la langue, c’est-à-dire, en somme, ses habitudes. Tous deux, l’un dans sa phrase laborieuse et courte, l’autre dans sa période copieuse, facile et un peu lente, sont extrêmement préoccupés de l’harmonie. Tous les « stylistes » antérieurs à MM. de Goncourt évitent les répétitions de mots, les cacophonies, les ruptures d’équilibre dans la construction des phrases, écrivent beaucoup pour l’oreille. MM. de Goncourt, au moins dans leurs peintures, écrivent uniquement pour les yeux. Stylistes, ils ne le sont point du tout à la façon des autres ; ils dédaignent dans le style tout ce qui ne sert pas à faire voir ou à faire sentir Mais, quand on parle de leur style, il faut distinguer entre leurs livres. Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux sont écrits purement. La forme de Charles Demailly (le premier de leurs romans qui ait paru) était beaucoup plus exubérante et parfois singulière. Dans Manette Salomon la manière triomphe. Dans Madame Gervaisais, le dernier roman qu’ils aient composé ensemble, on n’hésite pas à dire : C’est trop Et la bizarrerie du style s’est encore aggravée dans les livres que M. Edmond de Goncourt a écrits tout seul. C’est donc dans Madame Gervaisais que je puiserai des exemples soit des incorrections affectées, soit des manies de style qui sont devenues, vers la fin, familières aux deux frères.
Voici d’abord des sortes d’expressions redondantes par le rapprochement de deux mots de même racine : « Là, une haie de camélias plaquant ses feuilles et ses fleurs de cire contre le rocailleux d’une galerie de rochers23 » — «… débordant de la bordure turgide et gonflée des fleurs.24 » (Je néglige ici la synonymie absolue de turgide et de gonflée. ) — Parfois le pléonasme va jusqu’à l’incorrection choquante : « Ce qui lui manquait et lui faisait défaut, c’était une absence d’aliments à des appétits nouveaux25. » Ceci rappelle une phrase célèbre à l’École normale : « Messieurs, il y a dans votre préparation des lacunes dont il faudrait combler l’absence. »
Voici des mots inventés, peut-être inutilement : «… un paresseux lazzaronisme d’âme26 » — « notes trémolantes27 », — « obscurant le public28 », — « nuits insomnieuses29 », — « arrivée à une entière déréliction30. » A quoi bon ces mots nouveaux ? C’est que les auteurs, en proie à cette inquiétude, à ce désir inassouvissable d’une expression égale à leur impression, ont trouvé (là est l’affectation) que les mots connus étaient usés, n’accrochaient pas assez l’attention, et aussi (là est la part de sincérité) que ces mots ne rendaient pas tout ce qu’ils voulaient. Trémolantes est une expression musicale, ne peut s’appliquer qu’à des sons tremblantes peut s’appliquer à tout. Il y a dans lazzaronisme d’âme une image, et une image italienne, qui n’est pas dans nonchalance ou paresse. Obscurant ne pourrait être remplacé que par plusieurs mots. Sans sommeil n’a pas l’harmonie un peu triste de insomnieuses. Déréliction est une espèce de superlatif, implique quelque chose de désespéré qui n’est pas dans solitude ou abandon. J’entre autant que je puis dans la pensée de l’écrivain ; mais, si je devine ses raisons, elles ne me convainquent qu’à moitié.
Voici des expressions où la recherche de l’énergie et de la concision aboutit à l’étrangeté : « Au milieu d’un tapis vert, en plein soleil, le marbre d’une colonne brûlait de blanc devant un dattier31 » — «… Ses tumulus dévastés, volés de leur forme même32. » — « Souvent de petits enfants s’arrêtaient brusquement (devant Pierre Charles), frappés par la séduction naturelle, instantanée, le coup de foudre de leur beau à eux dans un autre33. »
Voici des redoublements de synonymes, des insistances qui retiennent l’attention en nous présentant deux ou trois fois de suite la même idée ou la même image : « Une espèce de dénouement, de déliement de sa nature comprimée, refermée, resserrée…34 » — «… Suppliciés par tous les raccourcis de la chute, toutes les angoisses des muscles, toutes les agonies du dessin ; tableau muet de la souffrance physique contre lequel venait frapper, battre, expirer le chœur des douleurs de l’âme35 ». » — «… Rome et ses dômes détachés, dessinés, lignés dans une nuit violette, sur une bande de ciel jaune, du jaune d’une rose-thé36. » — Ce procédé est habituel à MM. de Goncourt, même dans leurs pages les plus sobres : c’est un continuel essayage d’expressions. On dirait souvent qu’ils nous livrent le travail préparatoire de leur style, non leur style même, parce que l’impression de l’artiste se fait sentir plus immédiate et plus vive dans l’ébauche intempérante que dans la page définitive, et qu’ils craignent, en châtiant et terminant l’ébauche, d’en amortir l’effet. Leurs tableaux font quelquefois songer à l’envers d’une tapisserie, plus éclatant et moins net que l’endroit, et où les bouts de laine sont trop longs et un peu emmêlés.
L’épithète étant toujours, dans cette manière d’écrire, le mot le plus important, voici des tournures qui mettent l’épithète au premier plan en la transformant en substantif neutre (à la façon des Grecs) : «… Mais c’était le ciel surtout qui donnait à tout une apparence éteinte avec une lumière grise et terne d’éclipsé, empoussiérant le mousseux des toits, le fruste des murs…37 » — «… Des voix fragiles et poignantes attaquant les nerfs avec l’imprévu et l’antinaturel du son38. » — « Et il mit une note presque dure dans le bénin de sa parole inlassable et coulante39. »
Les mots abstraits surabondent dans cette prose si vivante : ce qui semble contradictoire, mais s’explique avec un très petit effort de réflexion. Le point de vue de MM. de Goncourt étant le plus souvent pictural, s’ils ont à décrire un groupe, ce qu’ils voient tout d’abord, ce sont des couleurs, des poses, des attitudes. Pour nous rendre cette première vue saisissante, mais sommaire, ce premier éblouissement d’un tableau réel, ils commencent donc, instinctivement, par en abstraire les teintes, les lignes, les mouvements ; et comme ils veulent leur donner dans la phrase la place d’honneur et les faire saillir uniquement, ils ne les expriment point par des adjectifs, qui seraient toujours subordonnés à un nom, mais par des substantifs nécessairement abstraits. Et ayant ainsi traduit l’impression générale, qui correspond au premier moment de la vision, ils la précisent par les mots qui viennent ensuite et qui marquent ce qu’on distingue au second coup d’oeil Si donc Mme Gervaisais entre dans une église de Rome, MM. de Goncourt ne diront pas : « Elle se mit à regarder… des femmes agenouillées…, des paysans vautrés… » Non, car ce qu’elle a vu d’abord, ce sont des lignes et des mouvements, c’est quelque chose d’agenouillé et de vautré ; après quoi, elle a remarqué que c’étaient des femmes et des paysans. MM. de Goncourt écriront donc : « Elle se mit à regarder, dans l’obscurité pieuse, des agenouillements de femmes, leur châle sur la tête…, des vautrements de paysans enfonçant de leurs coudes la paille des chaises…, un prosternement général…, des prières de jupes de soie et de jupes d’indienne côte à côte couchant presque leurs génuflexions par terre…40 » — Ils écriront, toujours dans le même système : « Cette sculpture des poses, des lassitudes, des absorptions… Le tableau la frappa surtout des confessions élancées de femmes qui, debout…41 » — «… Des adorations d’hommes et de femmes à quatre pattes…42 » — « Et je ne voyais qu’une sauvage et toute brute idolâtrie, un peu de la ruée de l’Inde sous une idole de Jaggernat43. » — « Un mur de colère, gâché de couleurs redoutables, plaquait au fond l’avalanche et le précipitement des damnés…44 » — « Sur l’escalier se faisait l’ascension lente et balancée, la montée sculpturale des Romaines…45 » — « Leurs femmes étaient là… immobilisées… dans un arrêt qui hanchait46. »
Notons, pour finir, l’emploi presque continuel, dans le récit, de l’imparfait au lieu du passé défini, l’imparfait ayant quelque chose d’indéterminé et prolongeant l’action pour nous permettre de la mieux voir et de la suivre.
Je crois avoir indiqué et expliqué les principales affectations de MM. de Goncourt. Ils ont « des sens délicats et poètes47 ». Ils s’évertuent à rendre leur style adéquat à leurs sentiments et à leurs sensations : ils trouvent que la langue ordinaire, telle qu’elle est établie par l’usage même de grands écrivains, y est impuissante : ils l’enrichissent audacieusement de vocables nouveaux et de tournures imprévues, troublent toutes ses habitudes, la tendent et la violentent à la faire crier. Cela leur est commun, sauf le degré qui chez eux est extravagant, avec les « décadents » de toutes les littératures. Ce qu’ils ont par surcroît, c’est, en un sens, le mépris de la phrase, le dédain de certaines petites règle d’euphonie, de cadence, de construction, (Je rappelle que j’ai surtout en vue Manette Salomon et Madame Gervaisais. ) Ces stylistes outrés ne sont nullement des rhéteurs. Il y a dans leur cas plus de naturel et de franchise qu’on ne croit. Je dirais presque que l’incorrection travaillée de ces artistes si savants fait songer à l’incorrection ingénue de cet ignorant de Saint-Simon. Ils n’ont vraiment souci que de peindre : la phrase va comme elle peut. Ils ignorent les scrupules de grammairiens.
Je pense qu’il faut voir une simple négligence, non une recherche harmonique qui dérogerait à leurs habitudes, dans cette première phrase de Sœur Philomène : « La salle est haute et vaste. Elle est longue et se prolonge dans une ombre où elle s’enfonce sans finir. » Ils écrivent tranquillement : « En peinture, il ne voyait qu’une peinture…48 » — Beaucoup de leurs périodes, si on les juge d’après les règles les moins contestables de la rhétorique classique, sont assez mal faites, n’ont ni harmonie ni dessin. J’en prends une au hasard, qui n’est pas une des pires. « La joie de midi glissait et jouait sur le luisant des feuilles, le brillant des fleurs, bourdonnait dans le silence et la chaleur ; et des vols de mouches, tour à tour blanches sur le vert et noires sur le blanc, s’embrouillaient dans l’air ou bien y planaient, les ailes imperceptiblement frémissantes, ainsi que des atomes de bonheur suspendus dans l’atmosphère49. » Les défauts sautent aux yeux d’un professeur de rhétorique : l’assonance de joie et de jouait, de fleurs et de chaleur ; ailes se rapportant grammaticalement à vols, si bien que les vols ont des ailes ; dans l’atmosphère faisait double emploi avec dans l’air ; l’ambiguïté de la construction qui fait douter si ce sont les vols ou les ailes qui ressemblent à des atomes de bonheur, ainsi que pouvant se rattacher également à l’un ou à l’autre de ces deux mots. Et il me semble bien que, dans la pensée de l’écrivain ainsi que ne se rattache ni à l’un ni à l’autre, mais à mouches, au mépris de la syntaxe. Les amis de MM. de Goncourt diront : Qu’importe si, en dépit des négligences et des incorrections, peut-être même avec leur aide, ils nous ont donné la sensation qu’ils voulaient ?
Mais cela justement fait question. Les incorrections, je crois, ne sont jamais nécessaires, et, quant aux autres nouveautés, il faudrait voir. Les phrases ou fragments de phrases que j’ai cités ont sans doute paru détestables à plus d’un lecteur, et c’est un sentiment qui peut se défendre. Je dois pourtant avertir que l’excentricité de ces locutions choquerait moins si on les rencontrait dans le texte, à leur place, surtout si on lisait tout un livre écrit dans ce goût (à moins qu’au contraire l’exaspération n’aille croissant). Madame Gervaisais, avec son style forcené, ne nous en offre pas moins, de la Rome catholique, une image extrêmement frappante et qu’on n’oublie pas. Allons plus loin : dans presque tous les cas, si l’on essaye de substituer à la locution extraordinaire inventée par MM. de Goncourt une locution conforme aux habitudes de la langue, on reconnaîtra que celle qu’ils ont préférée est réellement plus expressive, contient quelque chose de plus. Seulement, on fait deux réflexions. On se demande si l’effet de ces mots nouveaux ou de ces tournures inusitées n’est pas tout entier dans leur nouveauté même, et si, la nouveauté passant, l’effet ne disparaîtrait pas du même coup. En ce cas, les stylistes seraient dans l’obligation de renchérir toujours sur leurs hardiesses et d’innover au moins tous les vingt ans. Puis on se rappelle ce que Joubert disait déjà de Bernardin de Saint-Pierre, dont la couleur est pourtant fort tempérée auprès de celle de MM. de Goncourt : « Il y a dans son style un prisme qui lasse les yeux. Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne que dans ses écrits. » Que dirons-nous des auteurs de Manette Salomon et de Madame Gervaisais ? Il faudrait avoir exactement leurs yeux et leurs nerfs pour n’être jamais démonté par les étrangetés de leur peinture écrite. De bons esprits, même d’assez fins lettrés trouvent cela insensé, et le disent. D’autres trouvent cela fort curieux. J’ai peine, parfois, à aller au-delà de ce sentiment, et j’ai peur que l’œuvre de MM. de Goncourt, dans ses parties excessives, ne soit une brillante erreur littéraire, une méprise fort distinguée sur les limites nécessaires où doit s’arrêter l’effort des mots, sur la nature et la portée de leur puissance expressive.
VI. §
Avec tout cela, les romans de MM. de Goncourt sont considérables dans la littérature contemporaine. Ceux qui les aiment, les aiment chèrement et peut-être, comme il arrive, pour ce qu’ils ont de contestable et d’inquiétant. Ce goût malsain s’explique si l’on considère que ce qui nous attache à un grand artiste, c’est ce qu’il a de particulier, ce sont ses qualités propres et vraiment originales, c’est-à-dire précisément celles qui, développées à outrance et sans contrepoids, deviendront des défauts aux yeux des critiques non prévenus et des esprits amis de la mesure ; mais les initiés ne s’en apercevront point, ou bien, comme ces défauts ne font qu’accentuer la marque personnelle par où ils ont été séduits, s’ils les sentent, ils les aimeront comme des qualités de plus en plus singulières. Ces délicats cyniques sont capables de préférer, dans l’œuvre de MM. de Goncourt, sinon Madame Gervaisais, du moins Manette Salomon, comme ils préféreraient sans doute dans l’œuvre de Corneille Théodore, dans celle de Hugo les Mages ou Plein Ciel, dans celle de M. Dumas la Femme de Claude, et dans celle de M. Renan les Dialogues philosophiques. On peut ne pas raffiner à ce point ; mais ce qu’on doit accorder, c’est que l’originalité des deux frères est éclatante, que leur influence a été grande sur certains écrivains, que M. Émile Zola, surtout dans ses premiers romans, et M. Alphonse Daudet, surtout dans ses derniers, se sont souvenus, et pour le style et pour la composition, beaucoup plus de Germinie ou de Renée que de Madame Bovary.
Après cela, l’œuvre de MM. de Goncourt durera-t-elle ? Renée Mauperin, tout au moins, en serait fort capable. C’est parmi leurs six romans, celui qu’il faut faire lire d’abord aux profanes. Mais je ne sais pourquoi je soulève cette question d’immortalité. Les livres destinés à durer ne sont pas nécessairement les plus intéressants pour la génération où ils ont été écrits. Sainte-Beuve dit quelque part50 que chaque grande époque produit « des esprits qui semblent faits pour elle, qui s’en imprègnent et qui ne datent que d’elle en quelque sorte. » MM. de Goncourt semblent être, parmi les artistes de lettres, de ces esprits-là. Et, comme nous sommes des gens d’aujourd’hui, nous demandons la permission de goûter vivement ces poètes de la modernité.
Pierre Loti51 §
Je viens de relire presque sans un arrêt, à la campagne, serré contre la terre maternelle, sous un ciel amollissant et chargé d’orage, les six volumes de Pierre Loti. Au moment où je tourne la dernière page, je me sens parfaitement ivre. Je suis plein du ressouvenir délicieux et triste d’une prodigieuse quantité de sensations très profondes, et j’ai le cœur gros d’un attendrissement universel et vague. Pour parler, si je puis, avec plus de précision, ces deux mille pages m’ont, suggéré, m’ont fait imaginer un trop grand nombre de perceptions inattendues ; et ces perceptions étaient accompagnées de trop de plaisir et en même temps de trop de peine, de trop de pitié, de trop de désirs indéfinis et irréalisables… Mon âme est comme un instrument qui aurait trop vibré et à qui le prolongement muet des vibrations passées serait douloureux. Je voudrais jouir et souffrir de la terre entière, de la vie totale et, comme saint Antoine à la fin de sa tentation, embrasser le monde…
Vous pouvez, si cela vous plaît, juger excessive l’impression que laissent en moi ces romans. J’avoue moi-même que ma conscience de critique en est tout inquiétée. Les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature ne m’ont jamais troublé ainsi. Qu’y a-t-il donc dans ces histoires de Loti ? Car elles sont d’ailleurs composées avec une extrême nonchalance, écrites avec un vocabulaire restreint, en petites phrases d’une construction tout unie. Vous n’y trouverez ni drames singuliers ou puissants, ni subtiles analyses de caractères, puisque tout s’y réduit à des amours suivies de séparations et que les personnages y ont des âmes fort simples. Beaucoup de livres, anciens ou récents, supposent un tout autre effort de pensée, d’invention et d’exécution. Mais avec cela les romans de Loti m’envahissent et m’oppriment plus qu’un drame de Shakespeare, plus qu’une tragédie de Racine, plus qu’un roman de Balzac… Et c’est pour cela que je suis inquiet. Ont-ils donc un sortilège en eux, un maléfice, un charme qui ne s’explique point, ou qui s’explique par autre chose encore que par des mérites littéraires ?
Voici : ces romans ébranlent l’âme à la fois dans ce qu’elle a de plus raffiné et dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Ils frappent, si je puis dire, les deux touches extrêmes du clavier sentimental. Car d’un côté vous avez eu sous les yeux les objets les plus singuliers, vous en avez reçu les impressions les plus neuves, les plus rares, les plus aiguës ; et d’autre part vous avez éprouvé les sentiments les plus naturels, les plus largement humains, les plus accessibles à tous. Vous avez vu, de vos yeux de dilettante occidental épris de pittoresque, danser la upa-upa à Tahiti ; vous avez vu glisser les danseuses birmanes pareilles à des chauves-souris… ; et vous avez pleuré sur des aïeules, sur des enfants qui meurent ou sur des amants qui se séparent, avec le meilleur de votre âme, la partie la plus naïve et la plus saine de vous, et du même cœur que vous aimez votre mère ou votre pays natal. Vous avez connu les troubles de la sensualité la plus curieuse et la plus savante — et les émotions de la sympathie la plus pure et de la plus chaste pitié…
Ainsi vous goûtez dans ces livres le charme limpide des poèmes ingénus et le charme pervers des extrêmes recherches de l’esthétique contemporaine ce qui est au commencement des littératures et ce qui est à la fin. Telle page vous communique deux impressions distinctes, entre lesquelles il y a des milliers d’années et entre lesquelles il y a parfois aussi « l’épaisseur effroyable du monde ». Et le poète vous insinue peu à peu l’âme qu’il a lui-même, une âme qui serait contemporaine de l’humanité naissante et de l’humanité vieillie, et qui aurait parcouru la surface entière du globe terrestre ; âme amoureuse et triste, toujours inquiète et toujours frémissante. Et c’est de cette âme que vient aux petites phrases de Loti leur immense frisson… On peut voir, par l’exemple de Pierre Loti, comment, par quel détour, les vieilles littératures reviennent quelquefois à la simplicité absolue. Une extrême sensibilité artistique exercée par les objets les plus extraordinaires et qui se repose enfin dans la traduction des sentiments les plus ingénus ; ce qu’on a appelé « l’impressionnisme » aboutissant à une poésie purement naturelle : tel est à peu près le cas de l’auteur d’Aziyadé et de Pêcheur d’Islande. Or, à y regarder d’un peu près, on croit reconnaître que c’est l’« exotisme » des objets auxquels elle s’est d’abord appliquée qui a aiguisé à ce point sa sensibilité, et que ce sont certains sentiments engendrés par cet exotisme qui l’ont ramené à la belle simplicité des idylles ou des tragédies familières. Voyons comment a pu se faire cette singulière évolution.
I §
Des circonstances uniques ont contribué à former le talent de Pierre Loti. Après une enfance rêveuse et tendre, le voilà élève de l’École navale, puis en route à travers le monde. Cette vie de marin, si différente de la nôtre, songez quels effets elle peut avoir sur l’âme. Par les longues traversées, dans la solitude infinie des mers, l’idée persistante et le sentiment de l’immensité de l’univers et de la fatalité des forces naturelles doit vous remplir lentement d’une indéfinissable tristesse. Et, si ce sentiment peut se tourner en piété grave chez quelques-uns, il peut tout aussi bien se résoudre en un fatalisme résigné. Puis la profonde diversité des êtres humains sur les différents points du globe, la multiplicité des religions, des morales et des coutumes, n’est sûrement pas un encouragement à croire. Enfin les longs isolements et les abstinences de l’homme de mer sont coupés par des heures de folie et de revanche où ses sens longtemps sevrés se précipitent à leur assouvissement. Tout cela, courses à travers le monde, rêveries interminables et orgies violentes, est également propre à exaspérer la sensibilité et à vider l’âme de toute foi positive. A vingt-sept ans, Pierre Loti, qui a rêvé sur tous les océans et visité tous les lieux de joie de l’univers, écrit tranquillement, entre autres jolies choses, à son ami William Brown :
… Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la débauche sont deux grands remèdes… Il n’y a pas de Dieu ; il n’y a pas de morale ; rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible en attendant l’épouvante finale qui est la mort… Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi : j’ai pour règle de conduite de faire toujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne ; je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance…
Vous direz : Ces propos manquent un peu de nouveauté ; ceci est du plus vénérable romantisme ; Loti parle ici comme Lara, Manfred et le Corsaire, plus brutalement, voilà tout Oui ; mais Pierre Loti, élevé par bonheur en dehors de la littérature, est ici byronien sans le savoir et avec une entière sincérité. Il recommence, tout seul, pour son compte, l’évolution morale de son siècle. Et bien a pris à Pierre Loti de passer par la désespérance et la négation absolues ; car, à partir de ce moment, il parcourt le monde sans autre souci que d’y recueillir les sensations les plus fortes ou les plus délicates. Il ne considère plus l’univers visible que comme une proie offerte à son imagination et à ses sens. Et ce futur grand écrivain s’assigne un idéal de vie de plus en plus différent de la vie de l’écrivain et du littérateur de profession. Chétive et misérable vie, en effet, que celle du scribe occupé dans son coin à polir ses phrases et à noter ses petites observations sur un tout petit groupe humain, quand le monde est si vaste et l’humanité si variée ! Et que sont ces pauvres petits plaisirs intellectuels auprès des grandes joies animales de la vie physique ! Loti fortifie ses muscles, se fait un corps agile, souple et robuste, un corps de gymnaste et de clown. Ce corps, il le pare richement et le déguise en cent façons : il trouve à cela un plaisir d’enfant ou de sauvage. Il noue des amitiés étroites avec des êtres primitifs et beaux, Samuel, Achmet, Yves, créatures plus nobles et plus élégantes que les civilisés médiocres, et avec qui son esprit n’a point à s’efforcer ni à se contraindre et goûte d’ailleurs le plaisir de la domination absolue. Il jouit de la variété inépuisable des aspects de la terre, et plus encore peut-être de tout l’imprévu de l’animal humain. Il jouit de sentir qu’il y a entre certaines races de telles différences que jamais elles ne se comprendront, de sentir que les hommes sont impénétrables et inintelligibles les uns aux autres, comme l’univers est inintelligible à tous. Il aime des femmes de tous les types et de tous les genres de beauté dans tous les pays du monde : Aziyadé, Rarahu, Pasquala, Fatougaye : et chaque fois il connaît l’orgueil et le délice d’être aimé absolument, jusqu’à la mort. Il accomplit ainsi son rêve : jouir de tout son corps et jouir de toute l’étendue de la planète où ce corps a été jeté. Car n’est-ce pas une pitié que, pouvant connaître la terre entière et multiplier par là notre vie et notre être, nous demeurions confinés dans notre clapier ? Très réellement on peut dire que le songe de la vie aura été pour Loti fort supérieur à ce qu’il est pour nous et que la terre lui aura été autre chose qu’à nous, les immobiles. Il sera un des rares hommes qui auront habité toute une planète : moi, je mourrai n’ayant habité qu’une ville, tout au plus une province. Cette vie de Pierre Loti me paraît si belle que, pour me défendre en y songeant de l’amertume et de l’envie, j’ai besoin de me rappeler ces paroles de l’Imitation de Jésus-Christ : « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre et tous les éléments ; or c’est d’eux que tout est fait… Quand tout ce qui est au monde serait présent à vos yeux, que serait-ce qu’une vision vaine ? » (Livre II, chap. xx. ) Mais cela même ne suffit pas à me consoler.
II §
Or, un jour, tandis qu’il menait cette vie extraordinaire, Pierre Loti s’avisa de noter, pour son plaisir, ses impressions. Et cet officier de marine qui ignorait presque, si on l’en croit, la littérature contemporaine, qui n’avait pas lu une page ni de Flaubert, ni des Goncourt, ni de Daudet, se révéla d’emblée comme un des premiers entre les écrivains pittoresques et comme un des peintres les plus surprenants qu’on eût vus des choses exotiques.
Il est vrai que tout semblait conspirer pour faire de l’exotisme de Pierre Loti quelque chose de très pénétrant et de très puissant.
Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup plus de cent ans que l’exotisme a fait son entrée dans notre littérature. Il suppose un don qui ne s’est entièrement développé que très tard dans l’aveugle et routinière humanité : le don de voir et d’aimer l’univers physique dans tous ses détails. Ce don se réduit à fort peu de chose chez les hommes des temps primitifs et de l’âge moyen des civilisations. Ils voient les choses exactement, mais sommairement. Les hommes du moyen âge découvrent l’Orient, c’est-à-dire une nature, une humanité et un art très différents des leurs, et ils paraissent à peine s’en douter ; presque rien de cette étrangeté ni de ce pittoresque n’a passé dans les chansons de geste postérieures aux croisades ni dans les fabliaux. Ce n’est point un paradoxe, je vous assure, de dire que c’est de nos jours seulement que l’homme a eu des yeux, a su voir entièrement le monde extérieur. Si quelques poètes n’étaient venus, doués de facultés singulières, l’humanité aurait à jamais ignoré l’aspect de sa planète. C’est, je crois, Bernardin de Saint-Pierre, ce grand vagabond, ce génie hardi et tendre, qui a commencé à voir. Le premier, il a eu la perception émue de la flore des tropiques. Et c’est la nouveauté d’une région étrangère qui lui a dessillé les yeux, qui lui a permis de les ouvrir ensuite sur la nature de chez nous ; et ainsi c’est l’exotisme qui a définitivement introduit le pittoresque dans notre littérature. Puis Chateaubriand décrit l’Amérique, les forêts vierges, les pampas et les grands fleuves. Et alors le romantisme apparaît, dont le principal rôle est justement de décrire ce que nous n’avons pas coutume de voir : l’Espagne, l’Italie, l’Orient — et le moyen âge, l’éloignement dans le temps équivalant à l’éloignement dans l’espace. Sans doute le romantisme manque souvent de sincérité ; il tombe dans le convenu, dans le bibelot, dans la verroterie. Il y a fort à redire à l’Orient des Orientales et au moyen âge de Notre-Dame de Paris. N’importe : la faculté de voir, de jouir profondément des formes et des aspects des choses s’est éveillée et ne s’endormira plus. Et, du jour où cette faculté s’applique, non plus à des objets étrangers, mais à ce que nous avons tous les jours sous les yeux, la littérature nouvelle est née ; le romantisme engendre le naturalisme. Mais, si intéressantes que soient les descriptions de la réalité prochaine, l’exotisme, quand il est sincère, garde un charme particulier, un charme pénétrant et attristant. Je n’en veux pour preuve que certaines pages de Gautier, Salammbô, les deux volumes de Fromentin sur le Sahel et le Sahara, et les romans de Pierre Loti, ce roi de l’exotisme.
Tout, ai-je dit, semble avoir conspiré pour assurer cette royauté à l’auteur d’Aziyadé. Il y fallait au moins trois conditions. Il était bon, d’abord, que l’écrivain vît le monde entier, non seulement le Pacifique, mais les mers du Pôle, non seulement l’Amérique, mais la Chine, non seulement Tahiti, mais le Sénégal. Car, s’il n’avait connu qu’une ou deux régions, il risquait de se confiner dans leur description et de recommencer éternellement avec artifice ce qu’il aurait fait d’abord avec sincérité. Sa sensibilité devait d’ailleurs, pour s’aiguiser toujours plus et se rajeunir, s’exercer sur des objets aussi divers que possible. Or la visite complète de cet immense univers n’était guère permise et facile qu’à un homme de la fin de ce siècle. Pierre Loti a eu l’esprit d’y naître — et d’être officier de marine, c’est-à-dire condamné par sa profession aux pérégrinations sans fin Il fallait en second lieu que l’écrivain sût voir. Cela n’est pas si commun, du moins au degré où ce don était exigé ici. J’ai dit que l’humanité supérieure n’avait commencé que depuis un siècle à bien saisir la merveilleuse diversité de son habitacle. Aujourd’hui encore les simples et les trois quarts des hommes cultivés ne voient pas. J’ai souvent interrogé des paysans qui avaient été soldats dans l’infanterie de marine, qui avaient vécu en Chine, au Tonkin, aux Antilles, au Sénégal ; je vous assure qu’ils n’avaient rien vu. Et les bons missionnaires, préoccupés d’une seule idée, hantés de leur rêve d’évangélisation, ne voient guère mieux les « pays étranges ». Au reste, s’ils les voyaient bien, ils y prendraient tant de plaisir qu’ils n’auraient plus de courage pour l’action ; puis ils comprendraient l’abîme qui sépare les races et renonceraient à leur tâche impossible et sublime. Or Pierre Loti a éminemment le don de voir et de sentir. Il s’en explique dans Aziyadé avec un peu d’effort et quelque pédanterie ; mais cet effort même de l’expression marque bien qu’il connaît la rareté inestimable du don qui est en lui :
… Vous êtes impressionné par une suite de sons ; vous entendez une phrase mélodique qui vous plaît. Pourquoi vous plaît-elle ? Parce que les intervalles musicaux dont la suite la compose, autrement dit les rapports des nombres de vibrations des corps sonores, sont exprimés par certains chiffres plutôt que par d’autres. Changez ces chiffres, votre sympathie n’est plus excitée ; vous dites, vous, que cela n’est plus musical, que c’est une suite de sons incohérents. Plusieurs sons simultanés se font entendre ; vous recevez une impression qui sera heureuse ou douloureuse : affaire de rapports chiffrés, qui sont les rapports sympathiques d’un phénomène extérieur avec vous-même, être sensitif.
Il y a de véritables affinités entre vous et certaines suites de sons, entre vous et certaines couleurs éclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entre vous et certaines lignes, certaines formes. Bien que les rapports de convenance entre toutes ces différentes choses et vous-même soient trop compliqués pour être exprimés comme dans le cas de la musique, vous sentez cependant qu’ils existent…
Tout cela posé, passons à votre définition à vous, Loti. Il y a affinité entre tous les ordres de choses et vous. Vous êtes une nature très avide des jouissances artistiques et intellectuelles et vous ne pouvez être heureux qu’au milieu de tout ce qui peut satisfaire vos besoins sympathiques, qui sont immenses.
Enfin, il fallait que l’écrivain sût exprimer ce qu’il avait vu et senti. Combien d’hommes ont eu des impressions rares et des visions originales, dont nous ne saurons jamais rien, parce qu’ils étaient impuissants à les traduire par des mots ! Pierre Loti s’est trouvé posséder ce don suprême de l’expression. Et, comme il a grandi librement, en dehors de toute école littéraire, il lui a été donné d’avoir à la fois l’acuité de perception des plus subtils de ses contemporains et quelque chose de la simplicité de forme des écrivains primitifs. Ce cas est peut-être unique. Que diriez-vous d’un Homère qui aurait les sens d’Edmond de Goncourt ?
III §
Ici mon embarras redouble. Ce sortilège de Pierre Loti, comment le serrer d’un peu près et le définir avec quelque précision ? Il est d’abord dans les choses même que l’écrivain nous met sous les yeux. Nous nous laissons très facilement prendre à l’exotisme. C’est par là qu’il y a un siècle où Paul et Virginie, puis Atala s’emparèrent si puissamment de l’imagination du public. Les gens du peuple, les esprits simples adorent les romances qui leur parlent de choses qu’ils n’ont point vues, de lagunes et de gondoles, ou qui leur présentent un Orient de vignettes avec caravanes, minarets et yatagans. Un charme moins banal, mais pourtant de la même espèce, est pour nous dans les descriptions de Pierre Loti. Elles flattent d’abord le désir de nouveauté que nous portons en nous. Et ces évocations d’objets auxquels nos sens ne sont point accoutumés les émeuvent d’autant plus vivement. Puis ces choses inconnues, ces combinaisons encore inéprouvées de lignes, de couleurs, de sons, de parfums, nous donnent l’impression de quelque chose de lointain, de fugitif, nous rappellent que le monde est grand et que nous n’en atteignons jamais à la fois que d’infimes parcelles. Et enfin, par une sorte de contradiction, tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entrés dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés, nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes…
Ainsi il y a dans l’exotisme quelque chose de délicieux et de mélancolique. Il nous enchante comme un paradis et nous attriste comme un exil. Mais cette mélancolie et ce délice sont chez Pierre Loti d’une particulière intensité. Pourquoi ? Tout simplement (il faut toujours y revenir) parce qu’il sent plus profondément que nous et parce que personne ne rend avec plus de sincérité ni plus directement ses sensations, ni ne les arrange moins. Il ne craint ni le désordre ni les répétitions ; il n’a que des procédés primitifs et aucune « manière » dans son style. Continuellement, quand il désespère de rendre en entier une impression, il emploie avec ingénuité les mots « étrange », « inexprimable », « indéfinissable ». Mais ces mots ne sont jamais vides chez lui : ses tableaux sont si précis que ces mots vagues, loin de les affaiblir, les achèvent, les continuent en un prolongement de rêve. Et je n’ai pas besoin de dire que ses descriptions ne sont jamais purement extérieures, qu’il note habituellement du même coup la sensation et le sentiment qu’elle suscite en lui, et que ce sentiment est toujours très fort et très triste. Mais ce qui lui est particulier, c’est que sensations et sentiments se résolvent d’ordinaire en je ne sais quelle langueur de volupté et de désir, comme si le trouble qu’éveille en lui la figure de la Terre était un peu semblable à un autre trouble, à celui qui nous vient de la femme, et y disposait l’âme et le corps…
Tout cela est bien difficile à dire clairement. Ce qui est sûr, c’est qu’une langueur mortelle s’exhale de chaque page du Mariage de Loti, Tahiti, si loin, a l’attrait douloureux d’un paradis sensuel, inaccessible, où nous n’irons jamais. Terre édénique où la faune et la flore sont uniquement bienfaisantes, où il n’y a ni poisons ni serpents, où les hommes ne travaillent ni ne peinent, où les petites filles rieuses passent leur vie à se couronner de fleurs et à jouer, toutes nues, dans les clairs bassins où tombent les citrons et les oranges. L’humanité y est éternellement enfantine. La notion même du péché en est absente. Le vol, la cupidité, l’ambition et tous les vices qui en dérivent y sont inconnus, puisque la terre y nourrit les hommes sans travail et que la concurrence pour la vie ne s’y conçoit même pas. La souillure de la chair y est ignorée et aussi, par suite, la pudeur, que Hilton appelle impudique. L’influence de la terre, la douceur des choses, les parfums, la beauté de la nature et la beauté des corps, les brises attiédies du soir y conseillent si clairement et si invinciblement l’amour qu’elles l’absolvent par là même et qu’on ne songe point à y attacher une idée de souillure. Ce monde-là est le monde d’avant la Loi, laquelle a fait le péché, comme dit l’apôtre saint Paul. Tous les devoirs n’y sont que de charité naturelle, de bienveillance et de pitié. On y est engourdi par la béatitude de vivre, et l’abondance et la continuité des sensations agréables vous y berce dans un rêve sans fin… Mais en même temps le vieux monde fait des apparitions brusques et bizarres dans cette île enfantine où ses navires s’arrêtent en passant : et le vieux monde, c’est sans doute le péché, mais c’est l’effort ; c’est la douleur morale, mais c’est la dignité ; c’est le labeur, mais c’est l’intelligence. Et alors les délices de l’île paradisiaque prennent pour l’homme du vieux monde une saveur de fruit défendu. Il a vaguement peur de ce jardin du Pacifique où l’humanité ne souffre pas. Et la question s’agite obscurément en lui, de savoir ce qui vaut le mieux de cette vie délicieuse, innocente, insignifiante et puérile, ou de l’autre vie, la vie d’Occident, celle qui a le vice et le mal, l’effort et la vertu. Il reste déconcerté par cette disparition subite de la douleur dans un îlot perdu, à trois mille lieues de Paris et de Londres. A-t-il donc changé de planète ? Et ce qui augmente encore son trouble, c’est le mystère de cette race maorie qui vient on ne sait d’où, qui passe sa vie à rêver et à faire l’amour, qui n’a pour toute religion qu’une vague croyance aux esprits des morts ; de cette race voluptueuse et songeuse qui vit dans une nature trop belle, mais muette, où il n’y a pas d’oiseaux, où l’on n’entend que le bruit des flots et du vent ; de cette race sans histoire qui va décroissant et s’éteignant d’année en année et qui mourra d’avoir été trop heureuse… Et cependant la reine Pomaré donne un bal dans ses salons aux officiers de marine. L’un d’eux tient le piano et joue du Chopin. La reine est en robe de velours rouge. Les choses d’Europe et les choses polynésiennes font des contrastes fous. Et dehors, dans les jardins, des jeunes filles vêtues de mousseline chantent des choeurs, comme dans l’île d’Utopie ou dans les Atlantides ; puis les danses commencent, lascives, furieuses, qui finissent vers l’aube par la fête universelle de la chair… Mettez toutes ces impressions ensemble, et d’autres encore, indéfinissables, que j’oublie, et vous comprendrez qu’il n’y a rien de plus sensuel, de plus languissant, de plus mélancolique que le Mariage de Loti.
Aziyadé vous trouble d’une autre façon. D’abord par l’impression de volupté particulière qui s’en dégage, volupté profonde, absorbée, sans pensée ni parole. Ce lit d’amour, la nuit, sur une barque, dans le golfe de Salonique ; puis cette vie de silence et de solitude, pendant une année, dans une vieille maison du plus vieux quartier de Constantinople, je ne sais pas de rêve plus doux, plus amollissant, ni en qui s’endorment mieux la conscience et la volonté. Et ce n’est pas tout. Cette turquerie si connue, si usée, Pierre Loti a su la rajeunir. Comment ? En se faisant Turc, en prenant pour une année l’âme d’un effendi. Je ne pense pas qu’on ait jamais vu chez un artiste un plus bel effort de l’imagination sympathique, un tel parti pris de laisser façonner son âme aux influences du dehors comme une matière infiniment impressionnable et malléable et, pour cela, de borner sa vie aux sensations, ni, d’autre part, une si merveilleuse aptitude à les goûter toutes. Cela est extraordinaire et un peu inquiétant. Nous sommes en présence d’une âme qui s’est si bien livrée en proie au monde extérieur qu’elle est capable de vivre toutes les vies et qu’elle se prête à tous les avatars. Au fait, Pierre Loti a-t-il encore une âme à lui ? Peut-être en a-t-il plusieurs, peut-être son fonds le plus intime change-t-il réellement en changeant de séjour. Il nous fait sentir notre profonde dépendance du monde visible ; il nous ferait douter de notre personnalité et déraisonner à perte de vue sur l’énigme du « moi ».
Dans le Roman d’un spahi, l’impression générale est cruelle. Pierre Loti nous montre cette fois les aspects méchants de la terre. C’est le paysage le plus stérile, le plus hostile à l’homme, le plus désolé, le plus lugubre sous la lumière aveuglante ; les sables fauves, sans limites ; tachés d’affreux villages nègres comme de plaques de lèpre, ou de marécages pleins de poisons qui saignent horriblement au coucher du soleil. Et c’est l’humanité la plus misérable, la plus brutale, la plus proche des bêtes. Et c’est aussi l’amour noir et, certains jours, les danses hurlantes des corps d’ébène déchaînés par la Vénus animale. C’est le visage grimaçant de Fatou-gaye qui ressemble à un singe et à une petite fille… C’est tour à tour l’ennui morne et la volupté furieuse sous le poids du ciel en feu. Et vous vous rappelez l’abominable dénouement : la bataille des spahis et des nègres, la mort de Jean, de Fatou-gaye et de leur enfant, cette hideuse éclaboussure de sang dans l’enchevêtrement des grands végétaux éclairés à cru et qui ont, eux aussi, l’air vénéneux et féroce…
IV §
De cet exotisme voluptueux et triste dérivent certains sentiments très grands, très simples, éternels, par lesquels se prolongent et s’approfondissent les sensations notées. C’est d’abord le sentiment toujours présent de l’immensité du monde. On peut dire que l’image totale de la terre est obscurément évoquée par chaque paysage de Loti ; car chaque paysage ne nous retient que parce qu’il nous est nouveau et que nous le sentons séparé de nous par des espaces démesurés. Or ce sentiment apporte avec lui une tristesse : par lui nous connaissons clairement notre infimité, et que nous ne pourrons jamais jouir à la fois de tout l’univers. Et cette idée de la grandeur de la terre s’agrandit encore de celle de sa durée. Souvent il se glisse dans descriptions de Pierre Loti des visions géologiques, des ressouvenirs de l’histoire du globe. Une nuit de calme sur la mer équatoriale lui donne cette impression qu’aux premiers âges, « avant que le jour fût séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités d’attente ; les repos entre les créations devaient avoir de ces immobilités inexprimables. » La mer d’Islande a pour lui « des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé ». Les paysages de Bretagne lui font l’effet de paysages primitifs, tels qu’ils étaient il y a trois mille ans Mais tout de suite, tandis qu’il songe à l’énormité et à la durée de la terre, il la sent exiguë et éphémère ; car qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas infini et éternel ? Le sentiment incurable de la vanité des choses s’insinue dans ses plus vivantes peintures. A chaque instant l’idée de la mort les assombrit. Elle surgit naturellement, toute spontanée et toute nue, et l’effet en est toujours très puissant, car, nous avons beau faire, rien n’est plus triste, ni plus effrayant, ni plus incompréhensible que la mort. Enfin cette habitude des vastes spectacles naturels et des mélancolies où ils nous jettent traîne forcément après soi un certain dédain de ce qui tente et occupe les écrivains sédentaires, des civilisations étroites et de la vie des cités d’Europe, si déprimée et si factice. L’étude minutieuse des vices et des passions de quelque habitant des villes attire peu, quand on a la terre à soi. A qui a parcouru les cinq continents et la surface entière de la planète, les sujets qui passionnent Balzac semblent mesquins et sans intérêt.
Mais, de plus, c’est l’exotisme même de ses romans qui conseillait et imposait à Pierre Loti les sujets simples et les drames élémentaires. Les sujets ne pouvaient guère être que des histoires d’amour avec les femmes des différents pays que traverse le poète : amour sensuel et rêveur, amour absolu chez la femme ; amour curieux, orgueilleux, parfois cruel chez l’homme. Le drame, c’est le plus uni et le plus douloureux de tous : le drame unique, éternel, de la séparation des êtres qui s’aiment… Ainsi l’exotisme explique également, dans les romans de Pierre Loti, la nouveauté et l’intensité des sensations, et le caractère universel et largement humain des sentiments.
Et c’est pourquoi, quand le quêteur d’exotisme et d’impressions rares s’arrêtera au pays de France, il ne pourra que nous raconter des idylles, plus poignantes sans doute, mais aussi peu compliquées que Paul et Virginie, Graziella ou même l’épisode de Nausicaa dans l’exquise Odyssée. Car, outre que sa vie voyageuse lui a surtout fait connaître des hommes du peuple, des matelots, la satiété des impressions passionnelles, la misanthropie qui naît de l’excès d’expérience et le sentiment très net, chez un homme qui a vécu en dehors des cités, de ce qu’il y a d’artificiel, de misérable et d’inutile dans nos civilisations, lui font aimer et embrasser avec une ardente sympathie les êtres simples, plus intacts et plus beaux que nous, plus proches de cette terre dont il a parcouru la face et qu’il adore. Certes, j’aime les romans de Loti pour bien d’autres raisons ; mais je les aime aussi pour cette idée dont ils sont tout imprégnés, que l’âme d’un pêcheur ou d’une paysanne bretonne a mille chances d’être plus intéressante, plus digne d’être regardée de près que celle d’un chef de division, d’un négociant ou d’un homme politique. Si je ne puis être de ces privilégiés qu’on appelle des artistes et qui reflètent en eux et décrivent ce qui s’agite à la superficie de la terre, j’aime mieux être de ceux qui vivent tout près d’elle et qui en sont à peine sortis.
Pêcheur d’Islande, c’est encore, comme Loti, comme le Spahi, comme Aziyadé, l’histoire d’un amour et d’une séparation : l’histoire du pêcheur Yann et de la bonne et sérieuse Gaud, qui s’aiment et qui se marient, de Yann qui s’en va et ne revient plus, et d’une vieille femme dont le petit-fils s’en va mourir là-bas, « de l’autre côté de la terre ». Mon frère Yves, c’est l’histoire d’un matelot qui s’enivre à chaque descente à terre, et qui se marie, et qui devient père, et qui peut-être se corrigera ; et c’est l’histoire de l’étrange et touchante amitié de ce matelot et de Pierre Loti. Et je n’ai rien à dire de ces deux récits sinon que le pittoresque en est merveilleux, l’émotion pénétrante et la simplicité absolue. C’est, dans Pêcheur d’Islande, la pêche et les mers polaires ; dans Mon frère Yves, la vie de bord, les mers d’Orient et des tropiques et « la grande monotonie » de l’Océan ; dans les deux livres, la Bretagne, sa figure et son âme. C’est encore un effet de l’exotisme, qu’ayant visité le monde, vous revoyiez votre pays et les objets connus avec des yeux vierges et tout neufs et avec la même fraîcheur d’impression, le même étonnement que vous avez vu le Congo ou Tahiti… Mais Mon frère Yves et Pêcheur d’islande sont deux romans dont la simplicité exigerait, pour être analysée et définie, un trop difficile effort, et je n’ai voulu que montrer comment les trois premiers romans de Loti, ces œuvres rares, préparaient ces deux chefs-d’œuvre.
V §
Je garde une inquiétude. Je crains de n’avoir pas su rendre l’impression que ces livres font sur moi, et je crains aussi qu’on me reproche de n’avoir cherché à rendre que cette impression. On me dira : « Tous ces romans de Loti sont bien négligemment composés. » Est-ce ma faute, si je n’en souffre point Ou bien : « Ne trouvez-vous point quelque bric-à-brac et quelque verroterie dans cet exotisme, trop de rêva-rêvas, de colliers de soumaré, de palétuviers, de cholas, de diguhelas ? Nous ne pouvons point contrôler ces peintures ; cette abondance de détails ne se rapporte à rien de ce que nous connaissons… » Dirai-je que j’ai cet enfantillage, de trouver des charmes au mystère de ces mots ? Du reste, il n’y en a pas tant Ou bien : « La nature, dans ces romans, n’accable-t elle pas un peu l’homme ? C’eût été l’avis de M. Saint-Marc Girardin. N’y voudriez-vous pas un peu plus de psychologie ? » Pourquoi ? J’en trouve tout autant qu’il m’en faut, et j’y trouve celle qui y devait être « Mais que ne dites-vous, par exemple, que Pierre Loti procède de Musset et de Flaubert ? et que ne cherchez-vous à lui assigner son rang dans la littérature contemporaine ? » Hélas ! je suis si peu un critique que, lorsqu’un écrivain me prend, je suis vraiment à lui tout entier ; et, comme un autre me prendra peut-être tout autant, et au point d’effacer presque en moi les impressions antérieures, comme d’ailleurs ces diverses impressions ne sont jamais de même sorte, je ne saurais les comparer ni assurer que celle-ci est supérieure à celle-là « Mais nous ne tenons point à connaître les émotions que vous donnent les livres ; c’est sur leur valeur que nous désirons être édifiés. » Peut-être ; mais la plus belle fille du monde… Et d’ailleurs, je suis ici d’autant plus incapable de m’élever au-dessus du sentir, que Pierre Loti est, je pense, la plus délicate machine à sensations que j’aie jamais rencontrée. Il me fait trop de plaisir, et un plaisir trop aigu et qui s’enfonce trop dans ma chair, pour que je sois en état de le juger. A peine ai-je su dire que je l’aimais.
Henry Rabusson52 §
M. Henry Rabusson nous dit de celui de ses personnages qu’il aime peut-être le plus et où je pense qu’il a mis le plus de lui-même : « Maxime avait contre lui d’être un homme du monde et de peindre des hommes du monde — ce qui est pourtant plus intéressant que de peindre des ivrognes. Un critique, ou quelque chose d’approchant, ne lui avait-il pas déclaré net qu’il était impossible de s’intéresser à des personnages qui étaient tous comtes ou marquis ? »
Ce quelque chose d’approchant d’un critique avait tort. Oui, les comtes et les marquis sont plus intéressants que les ivrognes ; et ils le sont autant que les gens du peuple ou de la bourgeoisie — pas plus, mais autant. Et nous aimons beaucoup les marquis et les comtes de M. Rabusson. Très jeune encore, je crois, il est déjà, après M. Octave Feuillet, celui de nos romanciers qui a peint les mœurs mondaines avec le plus de grâce, de finesse et de compétence. Et, en même temps, il ressemble aussi peu que possible à l’auteur de la Morte. Il a un autre esprit, une autre philosophie, et l’on sent clairement qu’il est d’une autre génération. Tout cela nous apparaîtra à mesure que nous parcourrons ses ingénieuses études et nous permettra sans doute de définir son talent.
I §
Ce n’est pas sans raison que Maxime Rivols s’alarmait tout à l’heure. La prévention est assez forte aujourd’hui contre les écrivains qui peignent les « gens du monde ». C’est d’abord qu’il y a tant de romans aimés des simples (et je ne parle pas seulement des romans-feuilletons), où « le monde » nous est décrit avec des élégances qui rappellent celles des gravures de tailleurs ou de l’homme des « 100, 000 chemises » ! Le plus agaçant des romans naturalistes, le plus précieux dans le grossier, est moins odieux que tel roman de mœurs mondaines. Et puis, qu’est-ce que le monde ? On le savait avec une quasi-certitude aux deux derniers siècles et peut-être sous la Restauration, et on pouvait dire où il commençait et où il finissait. Mais aujourd’hui ? Il y a le monde du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré. Il y a la colonie étrangère du quartier de l’Arc de Triomphe. Il y a le monde des hommes de lettres et des artistes, et le monde des financiers, et le monde de la haute bourgeoisie, et le monde académique, et le demi-monde, non pas au sens où on l’entend à présent, mais tel que l’a défini M. Alexandre Dumas fils. Surtout il y a de multiples combinaisons de ces mondes divers.
Dès lors, qu’arrive-t-il ? Les personnes du monde qui était autrefois le vrai monde sont portées à croire que les peintures qu’on nous fait des mœurs mondaines ne ressemblent pas. Je demandais à une d’elles : « Moi, je ne sais rien ; mais vous qui savez, voyons, l’Aventure de Saint-Alais, par exemple, est-ce que c’est cela, le monde Mais pas du tout, me fut-il répondu. Où ce monsieur a-t-il rencontré de pareilles jeunes filles ? » Ce qui n’a pas empêché, d’autre part, M. Octave Feuillet de nous avertir que les jeunes filles du plus noble des faubourgs tiennent entre elles des propos « à faire rougir des singes ». A qui donc se fier ?
Tous ont raison sans doute. C’est un certain ensemble d’habitudes et une certaine manière de vivre qui constitue le monde. C’est aussi la richesse. Il s’agirait de fixer ce qu’il faut de revenu à un homme intelligent et bien élevé pour commencer à être du monde, et ce qu’il en faut à un imbécile ou à un rustaud. L’écart serait grand entre les deux chiffres. On peut à la rigueur être du monde, du moins en passant, quand on a un habit noir. On peut toujours et sûrement en être quand on a trois cent mille francs de rente. La ploutocratie d’un côté, l’art et la littérature de l’autre, ont rompu et brouillé ses frontières, et personne ne s’y reconnaît plus. Il est vrai que, justement à cause de cette indécision et de cette variété, il reste toujours au descripteur des mœurs mondaines quelque chance d’être tombé juste. Mais aussi il y aura toujours quelqu’un qui lui contestera ce mérite et ce bonheur.
D’autre part, un rêveur me tient ces propos excessifs :
- — Non, décidément, vrais ou faux, tous ces romans de mœurs mondaines m’exaspèrent. Ils sont d’une lecture presque douloureuse pour les pauvres diables. Ils donnent l’idée de la vie la plus élégante, la plus somptueuse, la plus digne en somme d’être vécue. Ils évoquent des cavaliers beaux, spirituels, habiles à tous les exercices du corps, aisés, victorieux, sûrs de plaire, qui jouissent de tout leur être et dont l’occupation est de cueillir toutes les fleurs des plaisirs les plus réels. Le sage se dit en vain qu’il y a quelque chose de supérieur et de meilleur, qui est de chercher la vérité ou d’assister au train des choses comme à un spectacle. Cette philosophie n’est que résignation. En réalité, on serait heureux de contribuer de sa personne à ce que ce spectacle a de brillant. Que n’eût point donné Jean-Jacques Rousseau pour n’être pas gauche auprès des femmes, pour les séduire par autre chose que son génie d’écrivain, par des dons purement extérieurs et frivoles ! M. Renan, qui a toutes les franchises, ne nous cache point l’envie que lui inspire la destinée des hommes du monde. Au fond, le rêve endormi dans quelque repli secret du coeur, chez moi-même et chez beaucoup d’autres, notre rêve inavoué, désavoué même souvent par nos habitudes et notre allure, c’est le rêve de don Juan. Or ce rêve est réalisé, du moins en partie, par les héros des romans mondains. Et nous disons qu’ils nous agacent, et nous affectons de les dédaigner : la vérité est que leur sort nous remplit d’envie et de tristesse. Il n’y a qu’une réflexion qui nous apaise : c’est que tout est vanité. Généralement, quand on dit cela, on le dit avec mélancolie ; cela ne passe point pour une constatation des plus gaies : c’est bien à tort. Il est fort heureux que tout soit vanité ; c’est la grande consolation. Car, si tout n’était pas vanité, si toute vie n’était attendue par la mort, il serait horrible de songer que nous ne connaissons qu’une vie médiocre, que nous n’avons pas de génie, que nous ne faisons rien de grand, que nous ignorons même à peu près la vie sensuelle et passionnelle et les « mille et trois » de don Juan, et que nous ne sommes pas « comme des dieux », ainsi que parlent les livres saints. Mais, encore que l’idée de la vanité universelle soit un grand soulagement, nous préférons quand même aux romans de la vie élégante les romans de la vie plate, misérable et grossière — parce qu’ils nous emplissent d’une infinie pitié.
Le peuple, lui, adore les romans qui se passent « dans le plus grand monde », parce que le peuple est naturellement bon et résigné et parce qu’il est d’une divine inconscience. Lorsque son imagination est amusée, il ne fait point de retour sur soi. Il lui suffit que d’autres aient une vie exquise et brillante, et, tandis qu’il se la figure grossièrement, il en jouit à sa façon, par l’émerveillement et par le respect. Nous, point. Il arrive d’ailleurs presque toujours que celui qui nous fait des peintures du monde s’y complaît trop visiblement, se sait bon gré d’être si bien au courant des élégances, prodigue les détails qui nous les révèlent. Et cette affectation devient vite déplaisante.
II §
Si je rapporte ces réflexions, c’est pour ajouter tout de suite qu’elles n’atteignent point M. Rabusson. Le monde qu’il peint, il le définit clairement et à plusieurs reprises. Et ce monde lui plaît assurément, et il marque çà et là quelque satisfaction de le si bien connaître ; mais il n’en est point ébloui, il s’en faut.
Oh ! non, il n’en est pas ébloui. Son plus grand mérite, c’est peut-être d’avoir apporté dans l’étude de la vie élégante la franchise un peu brutale, sous la politesse de la forme, et le goût de vérité un peu misanthropique qui est si fort en faveur aujourd’hui. C’est là le premier trait qui distingue M. Rabusson de M. Octave Feuillet. Mais, au reste, on peut se demander si c’est bien le même monde qu’il a décrit (dans une disposition d’esprit différente), ou si par hasard il n’a pas eu un autre monde sous les yeux. Car il n’est plus, le monde du XVIIe siècle, ni celui du XVIIIe, ni celui même de la Restauration et du gouvernement de Juillet. Tous ces mondes, quoique très divers entre eux, avaient cependant des rites communs, un ensemble de préjugés et de conventions, une tenue extérieure, une hypocrisie bienfaisante, une commode exagération de politesse… Tout cela a été fort entamé depuis trente ans. Le monde n’a su défendre ni ses frontières ni ses traditions. L’homme qui grondait tout à l’heure avait tort ; car le monde est très suffisamment ouvert et assez bon enfant ; il n’a plus rien de mystérieux ni d’inaccessible. Voyons-le tel que nous le découvre M. Rabusson.
Ce monde est tout simplement le monde qui s’amuse, que l’on peut voir aux premières représentations, aux courses, au cirque, au Bois, et qu’il n’est pas très difficile de côtoyer ou même de traverser par-ci par-là. Il se compose d’un peu de tout : de vieille noblesse, de noblesse récente, de noblesse achetée, de haute bourgeoisie, d’étrangers riches et d’hommes de Bourse. M. de Trièves, dans l’Aventure de Mlle de Saint-Alais, le définit, ce semble, merveilleusement :
Voyez-vous, le monde n’a sa maison d’être qu’avec le luxe et par le luxe ; c’est une association pour le plaisir, ou ce n’est rien. Et il en a toujours été ainsi, quoi qu’on dise. L’amour, l’intelligence, le talent, l’esprit même, tout cela non seulement peut se passer du monde, mais a toujours vécu hors de lui, loin de lui, sauf par accident. Ce qu’il lui faut, c’est un dévergondage élégant d’esprit et de mœurs, n’excédant, pas les limites de la tenue ; il n’aime pas le vice parce que le vice est salissant ; mais sa morale, toute en surface, repose sur des principes pour rire, qui seraient de pures niaiseries, n’était la nécessité de maintenir un certain décorum dans toute assemblée nombreuse, où la licence dégénère forcément en grossièreté…
C’est ce que M. Rabusson en dit de plus favorable ; mais ailleurs il prend joliment sa revanche. Il nous parle de cette « aristocratie submergée qui se maintient, vaille que vaille, à la surface de notre société remuée — dont elle pourrait bien n’être que l’écume, quoiqu’elle affiche assez volontiers la prétention d’en être la crème. » Il ne dissimule point que la vie qu’on mène là est « nulle et attirante comme le vide », ni que les membres de cette confrérie flottante ne sont point tous des modèles de grâce et de distinction :
Quand ils furent assis côte à côte sur deux de ces chaises de louage si bêtement alignées pour le plus interminable des divertissements chorégraphiques, ils furent frappés en même temps de la vulgarité d’ensemble de cette pépinière de mondains et de mondaines.
— Mon Dieu ! dit Geneviève, c’est donc vraiment la fin du monde ?
— Oui, la fin de notre monde. Mais qui est-ce qui y croit encore, au monde ? Ceux qui n’en sont pas et voudraient bien en être et surtout faire croire qu’ils en sont…
Enfin M. Rabusson n’a pas grande confiance dans la durée des vestiges médiocrement reluisants du monde d’autrefois. La fâcheuse franchise, mortelle aux fictions, avec laquelle il juge la société mondaine, il la retrouve dans cette société même, comme une cause de dissolution :
… Après le monologue, des trépignements de joie, auxquels se mêlèrent, il est vrai, bon nombre d’appréciations résumées d’un mot par des gommeux pleins de bon sens : Idiot ! infect ! crevant ! Tout le monde s’ennuyait à fond et presque franchement La franchise et le besoin de vérité, qui sont l’honneur et font l’ennui de notre époque, condamnent à une mort prochaine les débris à peine vivants de la société. Le mensonge et le convenu la soutenaient ; le triomphe du vrai la tue.
Si M. Rabusson voit sans illusion la populace mondaine, on ne saurait dire non plus qu’il nous ait surfait ses héros. Prenez les plus sympathiques et les plus brillants. Roger de Trémont est un gentil garçon et un officier fringant, mais avec un assez grand fond d’ingénuité, et, s’il est charmant, c’est par ce qui lui manque pour être un mondain accompli. Même le duc de Trièves, le représentant par excellence de la haute vie, n’en impose pas autrement à M. Rabusson. Il a vite fait de le percer à jour. Il jauge le bagage et prend la mesure de ce don Juan de façon à rassurer l’amour-propre de ceux qui voient la fête du dehors. Il arrive parfois à tel brave homme d’artiste, de savant ou d’écrivain, un peu gauche et taciturne, de s’émerveiller de la rapidité de conception et d’esprit de tel homme du monde et de se faire à lui-même l’effet d’un sot quand il voit cet agrément, cette finesse, cette abondance de conversation. Il est tenté de croire, du moins la première fois, à un pétillement naturel d’idées, à un don surprenant, extraordinaire. M. Rabusson limite et réduit ce don en le définissant :
Le duc de Trièves avait le don de la conversation, si précieux pour se faire bien venir des femmes, que l’on prend avec des mots chatoyants comme on prend certains poissons avec des mouches artificielles et les grenouilles avec du drap rouge. Il était du petit nombre de ces oisifs parisiens qui retiennent des spectacles multiples auxquels les convie la mode, de ce long et ininterrompu défilé de tableaux, de statues, de morceaux de musique, de pièces de théâtre, de cérémonies et de fêtes, des couleurs, des sons, voire des idées, qu’ils cataloguent, au fur et à mesure, dans leur mémoire et dont l’ensemble constitue pour eux une mine féconde, inépuisable d’impressions et de souvenirs, lesquels, habilement mis en œuvre et adaptés aux exigences du moment, leur fournissent toujours à propos le thème inutilement cherché par tant d’autres…
III §
Il y a apparence, après tout cela, que vous ne rencontrerez ici ni les grandes passions, ni les héroïsmes, ni les crimes, ni le romanesque tour à tour délicieux et tragique des romans de M. Octave Feuillet. Le monde étant, ainsi qu’on a vu, une association élégante et riche pour le plaisir, M. Rabusson ne nous montre que ce qui y fleurit le plus naturellement : la sensualité, la galanterie, la vanité, la curiosité physique et morale.
Si l’on va tout au fond des choses, on trouvera que le véritable et le principal objet des réunions mondaines, c’est l’exhibition de la femme, accommodée, attifée, harnachée, habillée ou déshabillée de la meilleure façon possible pour charmer les yeux des hommes et pour les tenter. Etudiez l’espèce de plaisir que vous avez pu prendre quelquefois à ces réunions ; rappelez-vous les bras, les épaules nues, les jeux de l’éventail, les corsages plaqués, la toilette qui exagère toutes les parties expressives du corps féminin : vous reconnaîtrez que ce n’est guère par les grâces de la conversation, volontiers insignifiante, que vous avez été séduit, mais que l’attrait du sexe était pour beaucoup dans votre plaisir. Est-ce par hasard pour vous donner des joies intellectuelles que les femmes découvrent leur nuque jusqu’aux reins et qu’elles s’imprègnent de parfums qui flottent autour de leur corps et qui leur font une atmosphère, si bien qu’en s’approchant on se croit tout enveloppé d’elles ? Qu’elles se l’avouent ou non, ce n’est point aux âmes qu’elles veulent parler. Leur but suprême est qu’on les désire. Et, de même, le dernier but des mondains dont c’est le métier d’être mondains est de plaire aux tentatrices, de leur plaire jusqu’au bout, de plaire à toutes celles qui sont désirables. Le plus bel effort de la civilisation la plus raffinée, c’est de mettre les sexes aux prises dans les conditions les plus propres à rendre la lutte charmante ; c’est de multiplier, de nuancer et de prolonger les bagatelles à demi innocentes et tout le jeu préliminaire de l’amour, afin de sauver les oisifs de l’ennui. Ce qu’ils cherchent tous, hommes et femmes, c’est le plaisir ; et, si ce n’est pas toujours expressément ce que M. Renan, parlant aux jeunes gens, appelait « le paradis de l’idéal », c’est du moins ce qui y mène. Même quand on sait qu’on n’ira pas jusque-là, et même quand on n’y songe point, ces amusements, flirtage ou galanterie, n’ont une aussi exquise saveur que parce qu’ils y pourraient conduire. Le « monde » apparaîtrait, à quelque puritain qui aurait de l’imagination, comme un libre harem, inavoué, inachevé et épars. Les hommes et les femmes continuent de faire, dans les salons, ce qu’ils faisaient aux âges lointains, dans les antiques forêts. Sous l’enveloppe de la politesse et des conventions sociales, les mêmes instincts primordiaux continuent d’agir. Ils ont beau jeu dans cette oisiveté de la richesse. Seulement ils prennent le plus long.
M. Rabusson n’a rien dissimulé de tout cela. Son premier roman, Dans le monde, est là-dessus d’une franchise hardie sous la grâce aisée de la forme. En plus d’un endroit il parle aux sens, délicatement et éloquemment. L’histoire du gentil officier, amant d’une duchesse qui le déniaise et le forme, puis d’une demi-mondaine qui se moque de lui, jusqu’à ce qu’il épouse une jolie fille de son monde, est une histoire de galanterie plus que d’amour. Ce récit rappelle un peu, par le sujet et par le tour, avec moins de libertinage, certains romans du dernier siècle :
La duchesse se borna à fermer avec sa main la bouche de Roger en l’appelant : « Fou ! » Elle ne l’appela pas : « Enfant ! », trouvant sans doute qu’il était décidément hors de page. Puis elle le mit à la porte, après qu’il lui eût embrassé les mains et ce qu’il pouvait attraper des bras avec une ferveur et un entrain auprès desquels la dévotion malpropre des pèlerins baiseurs de reliques n’est positivement qu’un…
Je m’arrête. Il y a là un mot brutal. Je vous disais bien que M. Rabusson n’a aucune timidité. C’est le plus simplement et le plus rapidement du monde que la duchesse aime l’officier :
… Elle se redressa avec un mouvement de joie orgueilleux et hardi, en murmurant :
— Franchement, ce serait dommage !
Qu’est-ce qui serait dommage ? De se donner ou de se garder Plus probablement ceci que cela, car une charmante figure mâle, ornée de fines moustaches et de grands yeux noirs à cils ombreux, couronnée de cheveux bruns coupés ras et poussant dru, passait dans la glace à chaque instant, montrant, dans un sourire très doux, des dents juvéniles, toutes blanches et au grand complet…
Un dîner, une visite, cela suffit. La troisième fois qu’elle le voit, elle se donne à lui. Il est vrai aussi qu’il est son ancien petit camarade d’enfance : les souvenirs de cette sorte agissent puissamment sur le bon cœur des femmes. Et elle se donne généreusement, avec un entrain de tous les diables, dans ces rendez-vous de Versailles qui nous sont si bien contés, avec des détails si savoureux et des nuances si subtiles. Puis elle apprend que Roger lui est infidèle. Elle revient pourtant, elle revient le cœur gros de chagrin et de reproches. Rappelez-vous ce qu’il lui dit, et pourquoi elle lui pardonne, et surtout rappelez-vous pourquoi il aime mieux, cette fois, les ténèbres des rideaux fermés. Bien d’autres pages sont d’un homme qui se connaît aux choses d’amour. Quand la duchesse voit Roger pour la première fois, la jeunesse du bel officier lui remémore la décrépitude du défunt duc ; et M. Rabusson, employant par badinage le mode lyrique qui permet tout, nous explique en quoi l’amour des vieux peut préparer les femmes à l’amour des jeunes. On sent que le conteur a longuement regardé les femmes, et de près. Que dites-vous de ces réflexions sur la mimique de Mme de Guébriac :
… Qu’elle se penchât vers lui d’un insensible mouvement ou se retirât un peu en arrière, il lui semblait la sentir se rapprocher ou s’éloigner comme s’il l’eût tenue dans ses bras. C’était le triomphe de cette stratégie de l’impudeur savante, qui fait parler les lignes et les contours autant et plus clairement que la voix, que les yeux mêmes ; qui met dans une courbe, dans un balancement du buste, dans une saillie du corsage, dans un développement du bras, dans une retraite de la jambe, toutes les forces concentrées de la chair, tout l’appât d’un corps lascif qui se promet…
IV §
Mais cette sensualité que développe la vie du monde est plus fine qu’impétueuse ; les grandes passions ne se rencontrent guère dans ce milieu artificiel. Pourquoi ? C’est d’abord qu’on est là presque toujours en scène. La vanité se mêle à l’amour et le contient ou le limite. Le sentiment du ridicule est un excellent contrepoids à la passion, l’empêche d’envahir le cœur tout entier. Puis, comme le choix est grand dans tout cet étalage, une partie au moins de l’esprit et du cœur reste disponible, prête aux aventures qui peuvent se présenter. La dissipation de la vie ne permet guère le recueillement où se nourrissent et croissent d’ordinaire les profondes amours. On est trop distrait, et, d’autre part, on est trop averti ; on a trop de science et d’expérience, on a trop l’habitude de se tenir et de se surveiller. La plupart des drames tempérés que nous conte M. Rabusson impliquent nécessairement chez les personnages un certain sang-froid, une certaine possession d’eux-mêmes, jusque dans les moments où ils sont le plus émus. Jamais ils ne perdent complètement la tête Dans le Roman d’un fataliste, Blanche de Servières a été léguée par son père à Marc de Bréan, qu’elle n’aime pas. Un héros de roman ferait le généreux, délierait la jeune fille. Marc lui dit fort posément : « Je vous tiens ; je ne vous lâcherai pas comme cela ; attendons. » — Dans l’Amie, Germaine April, aimée de Maxime Rivols, raconte tout à sa femme, et celle-ci, de son côté, prévient le mari de Germaine, s’entend avec lui pour surveiller les deux autres ; et cette situation infiniment délicate, cet équilibre des plus instables se maintient pendant plus de cent pages. Ce n’est point Vénus tout entière à sa proie attachée, oh ! non.
Les hommes sont des artistes et des dilettantes de l’amour. Au fond, les moyens les intéressent plus que la fin. Car la fin, on la trouve où l’on veut — et c’est toujours la même chose. Oh ! que Maxime Rivols est bien le type accompli de l’homme de lettres amoureux ! C’est sans doute un lieu commun de dire que la littérature, en se mêlant à tous les sentiments de l’écrivain, les atténue ou les déforme. Mais comme ce lieu commun est vrai ! L’écrivain — j’entends celui qui par vocation observe les hommes et transcrit ses observations — peut se jouer à lui-même la comédie de la passion. Souvent même il s’y laisse prendre, mais rarement tout entier ; et toujours il se reprend. Il voudrait jouir, souffrir sans arrière-pensée, sans autre préoccupation que son amour. Il sait très bien quels sentiments il devrait avoir ; il les simule et il croit les éprouver. Mais presque toujours, au moment décisif, au moment où d’autres ne s’appartiennent plus, tout à coup il s’aperçoit qu’il se regarde faire, qu’il est moins acteur que spectateur. Le don essentiel de l’écrivain, le don de voir toutes choses « transposées », pour parler comme Flaubert, en sorte qu’elles ne sont plus « qu’une illusion à décrire », est presque incompatible avec la vie passionnelle. Puis les souvenirs des expériences morales consignées dans les livres lui reviennent sans cesse ; il y compare, malgré lui, ou cherche à y conformer sa propre aventure. Il prévoit à chaque instant ses propres mouvements et ceux de la femme qu’il aime ou qu’il se figure aimer. La réalité, même celle où il est engagé le plus profondément, lui est, quoi qu’il fasse, matière d’art. Toutes les différentes phases des amours de Maxime et de Germaine, Maxime les prépare, les pressent, les étudie. Il aime sans aimer, il aime exprès : et c’est pourquoi il cesse d’aimer dès qu’arrive l’heure des résolutions suprêmes, du jour où son amour, en se prolongeant, risquerait de compliquer irrémédiablement sa vie, cesserait d’être un exercice agréable et ingénieux, une occasion d’expériences et de vérifications morales. Tout artiste digne de ce nom est par là même capable du « crime d’amour ».
Après le dilettante qui écrit, voici le dilettante qui n’écrit pas, supérieur peut-être au premier par la façon dont il entend la vie, par la sagesse plus rare qu’implique le rôle qu’il s’est donné. Si, au bout du compte, il n’est pas plus dupe que l’autre de ses sensations et de ses sentiments, du moins il en jouit avec un peu plus de sécurité. Il n’est point tourmenté du vague et perpétuel souci de les considérer du point de vue du livre pour les exprimer ensuite littérairement. Ce n’est point l’expression de sa vie, c’est sa vie même qui est pour lui l’œuvre d’art. Il fait des expériences pour en faire, non pour les écrire. Sa philosophie est plus parfaite que celle de l’artiste qui écrit — et qui trahit par là quelque ingénuité, car il se figure apparemment qu’il vaut la peine d’écrire et que la gloire littéraire est quelque chose. Le dilettante qui n’écrit point, qui ne rêve ni n’expérimente que pour lui-même, me semble avoir à la fois plus de fierté et plus de vraie finesse d’esprit. La plus belle vie, la plus intelligente et la plus spirituelle, ce n’est peut-être pas celle des écrivains, même de ceux qui ont laissé de beaux livres : c’est celle des grands curieux qui ont vécu leur vie sans l’exprimer, et dont personne aujourd’hui ne sait les noms.
Le duc de Trièves, qui n’est pas auteur, a plus de plaisir et déploie autant de ressources d’esprit avec Mlle de Saint-Alais que Maxime avec Germaine. Il faut voir avec quel art il conduit la séduction d’Edmée. Tout se fait en quatre ou cinq conversations, mais combien subtiles et artificieuses ! La première fois, il fait sa déclaration et ajoute qu’il ne peut se marier parce qu’il est à peu près ruiné ; la seconde fois, il inquiète Edmée en lui montrant l’hypocrisie et le néant de la morale mondaine ; la troisième fois, il lui fait entendre qu’ils pourraient se marier chacun de son côté, et lui fait presque accepter l’adultère dans l’avenir ; la quatrième fois, comme elle se révolte, il la prend dans ses bras, connaissant la puissance de l’étreinte ; puis il se remet à la pervertir par des conversations hardies, « en lui mettant sous les yeux, au moyen d’exemples impressionnants pris autour de lui, la dépravation du monde, découlant, hélas ! disait-il, d’une sorte de fatalité dans les besoins, les conventions, les usages auxquels se trouve subordonnée son existence même. » — Mais justement la méthode de Trièves est trop parfaite, trop concertée. Rien d’irréfléchi, d’involontaire. L’aime-t-il ? Il la désire assurément ; mais son plus grand plaisir est de sentir qu’il la déprave : plaisir tout intellectuel. Quand il se décide à faire un peu violence à Edmée, on pressent que c’est par logique, parce qu’il faut toujours en venir là, pour achever l’œuvre commencée et aussi « pour voir ». Il a la science et l’adresse des célèbres séducteurs des romans du XVIIIe siècle : il n’a pas leur entrain ni leur fougue ; il n’a pas ce qui rend le désir irrésistible ; il ne tient pas assez au dénouement. C’est un Valmont désenchanté et anémié.
Au reste, si vous tenez compte de la différence des sexes et des rôles, vous constaterez chez plusieurs des femmes de M. Rabusson quelque chose d’assez semblable et, dans l’amour même, une certaine incapacité d’aimer absolument. D’abord il n’y a pas une seule ingénue, et peut-être, en effet, ne peut-il pas y en avoir dans ce monde particulier. Même Geneviève de Rhèges n’en est pas une. Quant aux jeunes filles émancipées et aux jeunes femmes, elles aiment avec trop d’esprit. Ce qu’elles voient, ce qu’elles entendent, ce qu’elles devinent, la vie qu’elles mènent, toutes les impressions qu’elles reçoivent les façonnent singulièrement, agissent sur elles de deux manières presque contradictoires. D’un côté, leur sensualité s’éveille et s’aiguise ; point d’ignorance ; peu de pudeur ; le langage libre ; l’allure risquée. Elles se délectent à côtoyer les précipices et à se pencher au-dessus. Mais en même temps elles manquent de l’espèce de courage qu’exigent les chutes complètes. Elles songent trop aux conséquences. Elles n’ont point de générosité. Elles sont sensuelles avec circonspection. Elles répètent, avec plus de grâce et moins de brutalité, l’horrible mot de Mme Campardon dans Pot-Bouille : « Tout excepté ça ! » Elles ne veulent pécher que par pensée et par intention ; le reste leur fait peur. C’est proprement le péché de malice, cher aux races expérimentées et affaiblies. Cela est vrai, à des degrés divers, d’Edmée et de Germaine : Edmée, une jeune fille trop savante et trop curieuse — sauvée par sa science précoce et par sa fierté ; Germaine, une jeune femme qui a la coquetterie des sens, « une coquetterie épidermique, animale, d’un caractère étrange, presque monstrueux, féminin quand même », sauvée, celle-là, on ne sait par quoi, par sa froideur foncière, par sa paresse, parce qu’il faut un effort pour franchir le dernier pas…
Mais que nous importe que ces fausses honnêtes femmes soient sauvées ? Nous les aimerions peut-être mieux si elles se perdaient. Nous avons envie de leur adresser, avec colère, l’adorable, le délicieux discours d’Octave à Marianne :
… Combien de temps pensez-vous qu’il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez, pour obtenir d’elle un accueil favorable ? Elle est comme vous dites, toute pleine d’un esprit céleste, et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu’un paysan à son seigneur. Cependant regardez comme elle est bonne personne !… Ah ! Marianne ! c’est un don fatal que la beauté ! La sagesse dont elle se vante est sœur de l’avarice, et il y a parfois plus de miséricorde pour ses faiblesses que pour sa cruauté Bonsoir, cousine ; puisse Célio vous oublier !
Chose bizarre, celle qu’on aime le mieux, de toutes les femmes de M. Rabusson, c’est, avec la bonne duchesse d’Altenay, cette pauvre Florence Arnaud, la déclassée, qui a eu quatre amants et qui voudrait tant un mari, et à qui le petit Gilbert échappe, justement parce qu’elle l’aimait peut-être, celui-là, et qu’elle n’a pas été sa maîtresse. N’y a-t-il pas une saveur exquise de sagesse indulgente et très renseignée dans ces simples réflexions :
Gilbert échappait à Florence, bien malgré lui. Et cette fois peut-être Florence, au rebours de ce qui s’était produit pour elle à quatre reprises différentes, eut été plus habile en se montrant plus faible. Elle se fût attaché cet enfant, qui l’aimait, cet enfant assez homme déjà pour ne pouvoir lui pardonner de l’humilier dans sa chair, mais qui lui eût pardonné tout le reste, sans doute, moyennant quelques serments et beaucoup de volupté.
V §
Je crois bien que M. Rabusson n’a rien écrit de plus attendri que ces lignes. Il n’y a aucune émotion dans ses romans. C’est d’une sécheresse qui me ravit. L’attitude de l’écrivain est continuellement celle d’un observateur un peu dédaigneux. Il a le tour d’esprit d’un moraliste et surtout d’un « maximiste » : on tirerait de ses livres toute une collection de maximes et réflexions, dont on ferait un joli manuel du mondain et de l’homme à bonnes fortunes.
Quant à la philosophie qui s’en dégagerait, vous avez pu l’entrevoir. Ce n’est en aucune façon le spiritualisme convenable et convenu des romans romanesques ; c’est exactement le contraire de la philosophie de M. Octave Feuillet. M. Rabusson ne croit pas beaucoup à la liberté humaine (pas la moindre trace de lutte morale dans ses histoires), ni au bonheur de vivre (tous ses romans pourraient finir, comme l’Amie, par ces mots : « Pourquoi la vie ? »).
On ne saurait douter qu’il n’ait mis dans le Roman d’un fataliste sa propre philosophie. Le livre est piquant, s’il n’est pas clair. Marc de Bréan, qui se dit fataliste, montre une surprenante activité et prend des initiatives devant lesquelles l’homme le plus énergique hésiterait. L’œuvre est-elle donc ironique ? Ou bien M. Rabusson veut-il nous faire entendre qu’aux heures mêmes où son héros déploie, le plus de volonté, il subit encore des impulsions irrésistibles et cachées et reste passif en pleine action ? Mais, si ce point demeure obscur, ce qui ne l’est pas, ce sont les sentiments de Marc sur le monde et sur la vie. Voici de ses réflexions, au hasard :
… Je serai toujours un mauvais magistrat. Cette idée que des hommes peuvent juger des hommes, non pas seulement au point de vue utilitaire, mais au nom de la vérité, de la conscience universelle, de l’absolu, me paraît de plus en plus baroque et monstrueuse.
… La Providence est une divinité maladroite, qui ne fait rien pour raffermir son culte toujours chancelant, mal assis dans le cœur de l’homme ; elle vous reprend d’une main (elle doit avoir des mains puisqu’on lui prête un doigt) ce qu’elle, vous a donné de l’autre, de sorte que l’observateur attentif finit par s’apercevoir qu’il n’y a rien, dans ces alternatives de générosité et de rigueur, qui différencie clairement son action de celle du hasard au passe dix ou à la roulette.
… Je m’incline donc une fois encore devant la suprême inconscience, devant la toute-puissante déraison qui semble gouverner les choses humaines… Je me résigne ; mais cette résignation me dégrade et m’abrutit : je la maudis.
Il y a donc dans ces romans mondains (ne vous y trompez point) la même philosophie à peu près que dans les Rougon-Macquart. Au fait, le fond des choses est le même dans les salons que dans les assommoirs. Mais ce qui distingue M. Rabusson, ce qui le sépare autant de M. Paul Bourget que de M. Émile Zola, ce qui le rattache aux conteurs d’il y a cent ans, c’est qu’il a le pessimisme fringant et que son fatalisme caracole. Il caracole presque trop : par exemple, dans ce passage de Madame de Givré, dix pages avant le coup de pistolet dont elle tue son amant en voulant tuer son mari — le seul coup de pistolet qui soit tiré dans les romans de M. Rabusson :
… Et leur causerie était joyeuse, intime et douce comme un simple bavardage d’amoureux. A les entendre, nul n’eût supposé que cette femme allait se mettre hors la loi, que tous deux allaient se mettre hors l’honneur Que pèsent, à ces heures-là, les systèmes complets de morale à l’usage des esprits philosophiques ? La morale des philosophes est une morale de cabinet qui ne les suit guère dehors ; tant qu’on raisonne doctoralement, inter libros ou inter pocula, c’est superbe, plein de simplicité, de grandeur et d’harmonie ; mais deux beaux yeux que l’amour fait arder ont bien vite raison de toutes les rigueurs théoriques de ces belles doctrines, lesquelles, en de certains, moments, sembleront toujours à quiconque ne les a pas inventées de simples jeux de savants. Et, fût-on soi-même l’inventeur du système réfrigérant dont on invoque le secours dans les grandes crises de la passion, on ne tarde pas à se dire, mettant de côté tout amour-propre d’auteur, qu’il n’y a pas de système qui vaille une caresse de femme aimée, ni de traité de morale que l’on puisse mettre en balance avec l’immorale, mais toute-puissante volupté d’un amour heureux.
Cela n’est-il pas d’un tour galant ? Il est charmant, le style de M. Rabusson — pas toujours très pur ni exempt de toute phraséologie, mais fin, souple, aisé, élégant (c’est le mot auquel je reviens toujours). Tel de ses tableaux parisiens (le Concours hippique, si vous voulez, dans son premier roman) a la justesse et la vivacité d’une aquarelle d’Heilbuth ou de Brown-Lévis. Avec cela, surtout dans les analyses de sentiments, des lenteurs, des nonchalances, et quelquefois la longue phrase un peu traînante, la période fluide qui s’étale dans la Princesse de Clèves et qu’on retrouve encore dans les romans du XVIIIe siècle.
Tout cela ne laisse pas de faire à M. Rabusson une physionomie assez spéciale. On peut croire, à première vue, qu’il procède de l’auteur de Monsieur de Camors : il s’en faut du tout au tout. Oubliez Madame de Givré, écartez Jane Spring, qui me paraît fort embellie ( Dans le monde), et quelques autres personnages un peu convenus, et vous reconnaîtrez que M. Rabusson a failli écrire plus d’une fois le roman naturaliste des mœurs mondaines (le naturalisme n’étant point une chose de forme, mais de fond). M. Rabusson serait donc quelque chose comme un Feuillet sans illusions et sans foi, avec un peu de l’esprit et du style d’un Crébillon fils ou d’un Laclos. Il serait fort capable d’écrire les Liaisons dangereuses de cette fin de siècle.
Jules de Glouvet53 §
Les romans rustiques de George Sand ont merveilleusement fructifié. On trouverait aujourd’hui une bonne demi-douzaine de romanciers, jeunes ou mûrs, les uns éminents, les autres au moins distingués, qui n’écrivent guère que sur la campagne et sur ses habitants.
Ce goût n’est pas chose absolument nouvelle en littérature ; il s’est déjà rencontré dans des sociétés d’une culture raffinée, au temps de Théocrite, au temps de Virgile, chez nous au siècle dernier ; mais il est certainement plus fort et plus profond aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été.
Des professeurs vous diront que les anciens, qui ont tout connu, ont connu aussi bien que nous l’amour de la nature. Et là-dessus on cite, à la vérité, de fort beaux paysages, encore que très sobres, de Théocrite, de Lucrèce, d’Horace, de Virgile, surtout l’admirable cri des Géorgiques : « Oh ! les champs, le Sperchius, le Taygète foulé par les danses des filles de Sparte ! Oh ! menez-moi aux fraîches vallées de l’Hémus, et que je m’y enveloppe de l’ombre éployée des feuillages ! » Mais que sont ces impressions fugitives, ces brèves effusions éparses, auprès de l’enthousiasme continu et de l’immense amour qui possède l’âme entière de quelques-uns de nos contemporains C’est, dit-on, le même sentiment ; ce n’est qu’une différence de degré. Mais cette différence même ne vous paraît-elle pas prodigieuse ?
Notez que cette belle passion, qui éclate à certains moments chez quelques poètes anciens, s’est tue pendant des siècles et des siècles. Elle semble se réveiller chez les poètes de la Pléiade française, mais imitée, apprise, affaiblie ; ce n’est vraiment qu’un reflet. Au XVIIe siècle, elle sommeille encore. Toujours on nous cite les trois phrases de Mme de Sévigné sur le rossignol, la fenaison et les feuillages d’automne, quelques vers de La Fontaine et l’allée de tilleuls de Mme de Lafayette : c’est peu. En réalité, l’étincelle jaillit de Jean-Jacques Rousseau ; puis la flamme grandit, attisée par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par Lamartine, par George Sand, par Michelet, et aujourd’hui elle consume délicieusement les tendres coeurs de faunes et de sylvains d’ailleurs très civilisés.
Je crois que les plus récentes conceptions de l’histoire du monde, surtout la théorie de l’évolution, ont contribué à développer ce sentiment. Au lieu que le XVIIe tout imprégné de philosophie cartésienne, mettait l’homme à part de la nature, nous nous sommes replacés au milieu des choses ; nous nous sommes mieux saisis comme une partie intégrante et inséparable de l’univers visible ; nous nous sommes sentis mêlés à tout le reste par nos obscures et profondes origines, plus proches du monde des plantes et des animaux, plus proches de la terre dont nous sortons, et nous l’avons mieux aimée. Cette idée est mieux entrée en nous, que l’homme n’est que l’effort dernier, l’épanouissement de la Vie totale. Et nous avons enfin entièrement connu à quel point la terre est belle, douce, mystérieuse, maternelle et divine.
Une curiosité assez nouvelle est encore venue fortifier cet amour, l’a nourri, entretenu, l’a préservé de l’ennui et des défaillances. Beaucoup d’écrivains de notre temps se sont épris des arts plastiques ; plusieurs se sont fait des yeux de peintres et par là ils ont mieux joui de l’immense Cybèle. Il s’est trouvé des gens (et j’en connais plus d’un) qui l’ont adorée comme une maîtresse et comme une divinité, passionnément et dévotement ; des fanatiques pour qui le meilleur plaisir ou même le plaisir unique a été le spectacle de la vie de la terre, de ses formes, de ses couleurs, de ses métamorphoses ; des initiés capables de passer une journée au bord de l’eau pour voir l’eau couler, ou sous les bois pour respirer la fraîcheur féconde, pour entendre le bruissement des feuilles et la palpitation des germes et pour boire des yeux toutes les nuances du vert ; capables d’y passer même la nuit pour y surprendre des effets de lune, pour assister à des mystères, pour s’enchanter de la féerie qui se lève dans les taillis aux heurts crépusculaires.
Et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus si différents des hommes d’autrefois, même des hommes d’il y a cent ans, il faut tenir grand compte de celle-là, et que cet amour de la nature a profondément modifié l’âme humaine (je ne parle, bien entendu, que d’une
élite). Car cet amour suscite une sorte de rêverie qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d’une vague et flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie universelle. Il nous emplit d’une sensualité tranquille et qui nous préserve des emportements de l’autre. Il nous fait éprouver que nous sommes entourés d’inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère, qui risquerait de se perdre par l’abus de la science et par la sotte confiance qu’elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer, volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans notre pays d’origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est un grand bien ; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de nous-mêmes ; et ce qui est charmant, c’est que nous la sentons qui s’endort et que nous nous en souvenons sans en souffrir Il serait beau de voir un jour (et pourquoi pas ?) l’humanité vieillie, dégoûtée des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter les villes, revenir à la vie naturelle et employer à en bien jouir toutes les ressources d’esprit, toute la délicatesse et la sensibilité acquises par d’innombrables siècles de culture. L’humanité finirait ainsi à peu près comme elle a commencé : les derniers hommes seraient, comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus subtils que les membres de l’Institut d’aujourd’hui, et aussi beaucoup plus philosophes. C’est un peu le vieux rêve naïf de Rousseau et de beaucoup d’autres songeurs. Au fait, le bonheur final où la race humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux sous cette forme que sous celle d’une civilisation industrielle et scientifique. Seulement nous en sommes encore très loin. Nos faunes les plus Convaincus ont des rechutes, reviennent à Paris, se laissent reprendre à l’attrait malfaisant des plaisirs artificiels, des curiosités inutiles, de la vie inquiète.
En même temps que nous aimons mieux la campagne, nous comprenons mieux les paysans. Les lettrés élégants du siècle dernier aimaient les paysans à la façon de citadins : ils en faisaient des peintures enjolivées et convenues, goûtaient surtout la « naïveté » des « villageois » à cause du contraste qu’elle fait avec la « corruption des villes ». Aujourd’hui nos artistes trouvent les paysans assez intéressants en eux-mêmes. Ils les voient comme ils sont. Ils les aiment pour leur inconscience plus grande, pour ce qu’ils ont gardé de rude et de primitif, pour la poussée, plus forte chez eux, des antiques instincts, et parce qu’ils font partie de la campagne et sont en parfaite harmonie avec elle. Même on ne trouve jamais les paysans assez paysans. On peint de préférence les plus bruts, les plus intacts ; on a des tendresses pour les « innocents » et les idiots, parce qu’ils représentent l’humanité presque toute neuve et toute fruste, et telle à peu près qu’elle dut sortir de l’âge du bronze. Là encore, dans ces préférences singulières, l’influence des découvertes ou des spéculations scientifiques est aisée à saisir et aussi ce goût de la réalité qui domine depuis trente ans dans la littérature. Comme nous regardons de plus près, nous voyons mieux l’inépuisable et divertissante variété des choses. Nos artistes ne décrivent plus, comme on l’a fait, la campagne ni le paysan en général, mais des paysans et des pays particuliers, souvent très différents les uns des autres, et avec leur caractère, leur esprit, leurs mœurs, leurs usages. Les romanciers se sont partagé la France, chacun nous peignant sa province natale ou celle qu’il connaissait le mieux ; et l’on pourrait former, en réunissant leurs tableaux, une sorte de géographie pittoresque et morale de la patrie française. Rappelez-vous le Berry de George Sand, la Touraine de Balzac, l’Alsace d’Erckmann-Chatrian, la Normandie de Flaubert et de Maupassant, la Provence de Paul Arène et d’Alphonse Daudet, la Lorraine d’André Theuriet, les Cévennes de Ferdinand Fabre, le Quercy de Léon Cladel et de Pouvillon… Et voici le Maine de M. Jules de Glouvet, dont je voudrais parler aujourd’hui.
I §
J’ai besoin de rappeler ici que la perfection littéraire d’une oeuvre n’est pas, même pour un lecteur très lettré, l’unique mesure du plaisir qu’il y prend. On est tenté de croire que le critique, lui du moins, n’a pas d’autre mesure ; mais cela ne lui est point possible, quand il le voudrait. Et, par exemple, il y a des livres qui sont d’un artiste incomplet, où il serait facile de signaler des fautes et des lacunes, et qui plaisent néanmoins par la sincérité avec laquelle ils laissent transparaître l’homme qui les a composés, son caractère, son tour d’esprit, ses habitudes, sa condition sociale. (Il faut, bien entendu, que cet homme soit intéressant et supérieur à la moyenne des esprits. ) — C’est par là d’abord que les romans de M. Jules de Glouvet sont aimables. Il est fort probable qu’il y a plus de charme et de poésie dans les romans rustiques de M. Theuriet, une imagination plus robuste et plus touffue dans ceux de M. Ferdinand Fabre, un art plus délicat dans ceux de M. Pouvillon ; mais le Marinier, le Forestier, l’Étude Chandoux (sans compter, qu’il s’y rencontre des parties vraiment belles) m’amusent et me retiennent parce qu’à chaque instant je sens, je vois par qui ces romans ont été écrits. Je sens que l’auteur doit être un magistrat, un propriétaire rural, un agronome, un chasseur, un érudit-amateur et un bon humaniste. Tout cela fait à ses livres une figure à part, ce qui est l’essentiel et ce qui suffirait à me les faire goûter, quand même cet homme de loi lettré et ami des champs ne serait point, par-dessus le marché, un poète bien authentique.
Le magistrat a l’œil lucide et le goût de l’exactitude minutieuse. Souvent il a dû, pour rétablir la scène de quelque crime, examiner des plans d’appartement, regarder de près des mobiliers, passer en revue, et méthodiquement, de menus objets. S’il compose des romans, ses descriptions devront se ressentir de cette habitude professionnelle. Et en effet, toutes les fois que M. de Glouvet décrit, on dirait qu’il s’est « transporté sur les lieux » pour en « dresser l’état ». Voyez ce fragment d’une description dans le Berger :
… Le logis occupe une moitié de la chaumine, sans communication avec l’autre, qui sert à tous usages et tient lieu de bûcher. La bergerie s’appuie perpendiculairement à cette chambre noire et se prolonge dans la direction du carrefour, terminée par un fournil aux crevasses lierrues… La barrière à claires-voies, qui donne accès du chemin dans la cour, est chargée d’un pavé massif à son extrémité fixe, de telle sorte que le battant, facilement poussé de dehors, revient tout seul à son point de départ par l’effet du contre-poids. Dans cette cour, les auges pour abreuver le troupeau, une brouette chargée de paille ; près du mur, une meule à aiguiser, et, au-dessus, un sabot cassé, servant de gaine aux lames usées. Des balais de bruyère sont debout contre la porte de l’écurie. On entend par la lucarne le bêlement d’un mouton malade. La grande fourche est piquée dans le fumier, à côté du râteau qui sert à mettre les crottes en monceau…
Remarquez, outre la minutie excessive des détails juxtaposés, le luxe des explications techniques. Vous trouverez dans chacun des romans de M. de Glouvet une bonne douzaine d’inventaires de ce genre. Et ses paysages aussi sont, pour la plupart, des inventaires et n’arrivent que rarement à faire tableau : c’est la nature vue par un juge d’instruction qui a appelé le paysage « à comparoir ». Dans le Marinier, les détails abondent sur la vie du fleuve, sur la manœuvre des bateaux, sur leur disposition intérieure, etc. : a-t-on la sensation de la Loire ? Dans le Forestier, toute la forêt nous est expliquée, et les mœurs et les métiers de ses habitants : a-t-on la sensation de la forêt ? En général, l’œil de M. de Glouvet décompose, mais ne résume pas : il nous laisse faire ce travail et se contente de nous le rendre facile. Il apporte, d’ailleurs, dans ses notations successives d’objets particuliers, une merveilleuse netteté, et qui n’est pas un petit mérite, même en littérature Et il va sans dire que j’exagère ici mon impression ; mais je continuerai à l’exagérer pour être clair.
Un magistrat sait son code, a appris à se reconnaître dans les affaires embrouillées, dans les questions d’héritage et d’intérêt. Or, il est naturel de se servir de ce qu’on sait, et la science de M. de Glouvet vient d’autant mieux à propos, que la chicane tient une assez grande place dans la vie des paysans. Vous trouverez dans le Marinier et dans la Famille Bourgeois des questions d’héritage et d’argent expliquées avec tant de clarté qu’elles en deviennent intéressantes, même si vous les séparez du drame où elles jouent leur rôle. Et l’Étude Chandoux vous fera voir, dans un détail et avec une netteté qui vous rempliront d’aise, comment s’enfonce un pauvre diable de notaire, comment il lutte, à quelles manœuvres il peut recourir et comment il arrive à la banqueroute. Visiblement le romancier prend plaisir à nous exposer ces choses, et ainsi l’intérêt de la fable se double pour nous de l’intérêt qu’on prend toujours à voir élucider une affaire compliquée.
Un magistrat, un homme dont la profession est de faire respecter la loi et de punir les méchants, doit être très préoccupé de morale et, s’il écrit, en mettre dans ses livres. Et, en effet, les romans de M. de Glouvet sont très moraux. Assurément il n’a pas la naïveté de nous montrer la vertu toujours heureuse ; mais il châtie le vice et le crime avec une infaillible régularité. Je ne prétends point que ce souci de corriger les mœurs en racontant des histoires s’étale grossièrement ; mais très souvent il se devine. Il y a dans l’histoire de Jean Renaud, qui fait tant de bonnes actions, qui nourrit son grand-père, puis une vieille pauvresse, qui sauve son ennemi d’un incendie et qui adopte un orphelin, quelque chose qui fait songer à ces livres de lecture des écoles primaires écrits pour la « moralisation » des enfants. Et je ne m’en plains pas, car ce souci d’un bon cœur n’est point incompatible avec l’art ni avec l’observation ; il implique de la cordialité, de la simplicité, de la gravité ; puis, la littérature d’aujourd’hui nous a tant déshabitués des « récits moraux et instructifs » que, lorsqu’il s’en présente un par hasard, on est tout prêt à trouver cela original, on est charmé, on est ému et on s’en sait bon gré ; on se dit comme le Blandinet de Labiche : « Mon Dieu ! que les hommes sont bons ! » et en même temps on jouit de sa propre bonté.
C’est ainsi que l’Idéal, qui est un livre tout plein de bons sentiments et où même les sermons abondent, lu à la campagne, dans un milieu paisible et patriarcal, m’a fait passer d’agréables heures. — M. d’Artannes, un gentilhomme qui a toutes les vertus et beaucoup d’expérience et d’esprit, se fait le mentor d’une fillette et s’applique à former son esprit et son cœur. Puis il part pour le pôle Nord et revient au bout de quelques années ; mais, dans l’intervalle, Hélène, qui a grandi, est devenue une mondaine enragée, une amazone excentrique. D’Artannes la morigène, la reconquiert, la ramène au sérieux, lui fait épouser (ô candeur !) un brave homme de ses amis. Bientôt l’élève s’ennuie, recommence sa vie folle ; d’Artannes continue de veiller sur elle : elle l’envoie promener… jusqu’au jour où ils reconnaissent qu’ils s’aiment d’amour. Ils se le disent, car ils sont sûrs d’eux : ce sont leurs âmes qui s’aiment, et c’est là sans doute « l’Idéal ». Mais (et ici reparaît la perspicacité du magistrat, qui doit être en même temps un homme très moral et très clairvoyant) un jour la chair reprend ses droits : de quoi les deux amants se punissent en se séparant pour jamais. Cela veut-il dire que « l’Idéal » est une région où il est difficile d’habiter longtemps ? ou bien que « l’Idéal », ce n’est pas seulement l’union des âmes ? Le sens du livre reste un peu obscur. Mais, au reste, tout ce que mon dessein m’oblige à signaler ici, c’est un je ne sais quoi dans le ton, une nuance, un rien, ce qui fait que c’est bien une « magistrature » que d’Artannes exerce sur sa jeune amie, et que la gravité du charmant directeur sent quelquefois la barrette du juge.
Un magistrat, c’est souvent un monsieur qui possède des maisons de campagne, des fermes et des terres. Il s’occupe d’agronomie, passe ses vacances dans ses domaines, les parcourt en guêtres et en habit de chasse, cause avec les paysans, s’intéresse à leur sort, va voir l’instituteur, offre aux élèves de l’école primaire des livrets de caisse d’épargne, préside dans son canton les comices agricoles, gémit sur la désertion des campagnes et se plaint que l’agriculture manque de bras. C’est ce propriétaire rural et cet économiste éclairé qui a écrit une partie des romans de M. de Glouvet. C’est lui qui nous démontre, dans l’Étude Chandoux et dans la Famille Bourgeois, non point sèchement, mais avec quelque chose du sentiment et de la poésie de Virgile au troisième livre des Géorgiques, combien il est funeste aux familles rurales de quitter les champs pour la ville, la richesse solide et la paix de leur vie campagnarde pour les emplois de la bourgeoisie ou pour l’oisiveté vaniteuse.
La fermière Rose Chandoux vend sa ferme, s’installe en ville, veut que son fils soit notaire. Elle le met au collège, où le lourdaud n’apprend rien. On lui achète tout de même une étude ; on compte sur un beau mariage pour la payer. Tous les mariages manquent. Chandoux s’enfonce, Chandoux tripote, s’associe avec un homme d’affaires qui n’est qu’un coquin, mange la grenouille, est arrêté… Ses parents se sont ruinés pour lui, et sa sœur, à cause de lui, n’a pu épouser un brave garçon qui l’aime. Morale : si Rose Chandoux avait gardé sa ferme, son fils serait riche et n’irait pas en prison.
La vieille demoiselle Geneviève Bourgeois, propriétaire d’un beau domaine acquis par plusieurs générations de fermiers, reste seule avec les deux enfants de son frère défunt, Gustave et Adèle. Elle a le tort de les gâter et de les mettre au lycée et au Sacré-Cœur. Adèle, ambitieuse et sèche, épouse un vieux pour sa fortune, la dévore en quelques années et, après toutes sortes d’intrigues malpropres pour pousser son mari, se retrouve veuve et sans un sou, et se réfugie à Paris, où nous savons bien ce qu’elle deviendra. Gustave, moins pervers mais paresseux et médiocre, après avoir tenté de tout, tombe dans la misère et la crapule. Tous deux ont ruiné leur tante, qui meurt de chagrin. Morale : s’ils étaient restés à la Cassoire, tout cela ne serait pas arrivé.
La thèse que soutient ici M. de Glouvet est si juste qu’il ne faut pas lui en vouloir si ces deux romans sont un peu trop conçus comme des démonstrations. En réalité, à moins d’une vocation spéciale et de circonstances exceptionnelles, un fils de paysan qui se fait bourgeois et qui embrasse, comme on dit, les professions libérales, y perd presque toujours, et de plusieurs façons. Il y perd certainement en bien-être. Puis, la vie d’un notaire, d’un avoué, d’un professeur, n’est-elle pas une vie mesquine, pleine de contraintes et de servitudes, à côté de celle d’un propriétaire rural ? De même, un ouvrier des villes est souvent moins heureux qu’un salarié de la campagne. Enfin, le travail des champs garde toujours une noblesse : il est si naturel, si nécessaire pour que l’humanité vive, qu’il en devient auguste ; c’est le travail antique, connu des patriarches et des rois. Aujourd’hui, celui qui vit sur un sol qui lui appartient est le plus libre des hommes, est vraiment roi dans son domaine. Joignez que la terre, paisible et patiente, régie par des lois éternelles, communique à ses travailleurs quelque chose de sa paix et de sa sérénité. Mais l’homme des villes, s’il exerce une « profession libérale », est bientôt marqué d’un pli professionnel et, si c’est un métier manuel, d’un pli d’esclavage. Et quoi de plus déplaisant d’ailleurs que tel ouvrier qui a lu ou que tel bourgeois à moitié lettré et à moitié intelligent ? Par contre, c’est parmi ceux qui ne savent pas lire que l’artiste a le plus de chance de trouver des paysans originaux et de grande allure, et c’est moins dans la Touraine ou l’Ile-de-France que dans les provinces reculées, mieux défendues contre les « bienfaits de la civilisation » Et pourtant il faut bien qu’une sélection se fasse, que les classes dites supérieures soient entretenues et rajeunies par celles d’en bas. Mais peut-être n’est-il point nécessaire ou même est-il mauvais de tant aider à cette ascension : elle se fera d’elle-même, dans la mesure où il le faut.
Un magistrat qui est quelque part propriétaire rural, presque seigneur de village, s’intéresse à ce coin de terre, à ses us, à ses traditions, à son langage. Il recherche l’origine des superstitions locales, comme fait M. de Glouvet dans le Berger. Volontiers il sera membre de quelque société d’archéologie, et linguiste ou philologue à l’occasion. M. de Glouvet a étudié le vieux français et a sans doute collectionné les archaïsmes usités dans sa province. Souvent il interrompt le dialogue pour nous donner l’étymologie d’un mot ou d’une locution :
— Et Léontine, qu’en dit-elle ?
— Pas grand’chose. On la chapitre en répétant que je suis trop ci et trop ça, pour la dégoûter. D’aucunes fois elle s’en guémente, souventes fois non.
Se guémenter, verbe très usité sur les bords de la Loire, signifie proprement : s’inquiéter. Le Tourangeau Rabelais l’a employé à plus d’une reprise. Mais on devrait écrire : quémenter, car le mot vient sans nul doute de « quément », forme primitive de l’adverbe comment ; d’où le sens littéral : « se quémenter, se demander comment.54. »
On comprend, après cela, que M. de Glouvet n’ait point résisté à la tentation d’écrire en
vieux style des contes moyenâgeux. Je sais que cet exercice est assez facile, pour l’avoir pratiqué une fois par hasard, et j’ai connu des élèves de rhétorique qui y réussissaient mieux que dans le français d’aujourd’hui. On écrit « moult, adoncques, las ! guerdon, oubliance, gente damoiselle, madame la Vierge, cuider, ardre, se ramentevoir », etc. ; on fait aller les substantifs et les adjectifs deux par deux et l’on supprime le plus de pronoms personnels et d’articles possible ; puis on y fourre la chevalerie de la Chanson de Roland, l’amour mystique du cycle d’Artus, la dévotion des Mystères et la gaillardise des Fabliaux. C’est bien simple. L’inconvénient, c’est qu’à moins d’être de la force de M. Paul Meyer ou de M. Gaston Paris, on arrive à se composer, sous prétexte de « vieil françoys », un jargon aimable, mais hétéroclite, où se mêlent la syntaxe et le vocabulaire de trois ou quatre époques différentes. Qu’importe, après tout ? Même quand on n’est pas capable d’apporter dans cet exercice l’imagination drue, robuste, copieuse, qui sauve et soutient les Contes drolatiques de Balzac, ces contes sont encore agréables à ceux qui les écrivent, et d’aventure à ceux qui les lisent, et c’est le cas des Histoires du vieux temps de M. Jules de Glouvet. On a l’illusion, lorsqu’on n’est pas un grand philologue, de lire un texte du moyen âge sans être arrêté par les perpétuelles difficultés des textes authentiques ; on goûte le charme combiné de la mièvrerie de la forme et de la simplicité des sentiments ; et, comme il est convenu que le moyen âge est naïf, comme son langage nous paraît tel (peut-être parce qu’il est en général plus lent et plus empêtré que le nôtre, ) on savoure de bonne foi cette naïveté. C’est le moyen âge mis à la portée de tout le monde, un bric-à-brac littéraire assez semblable à celui que nous aimons dans nos mobiliers, où nous préférons parfois du faux vieux aux si jolis meubles soyeux et capitonnés qu’on nous fabrique aujourd’hui.
Un bon magistrat est aussi un bon humaniste. Il lit les classiques latins ou même il les traduit. Il se souvient que Montaigne, Montesquieu, de Brosses ont été des magistrats. Il tourne des chansons ; il soigne sa correspondance, et ses amis disent : « Le président un tel, ah ! quel esprit charmant ! et quel lettré ! » Assez souvent il s’est formé un idéal de l’élégance du style, d’où le poncif n’est pas tout à fait absent.
M. Jules de Glouvet cite volontiers Théocrite et Virgile et il a des descriptions qui, je ne sais comment, semblent « élégamment » traduites d’une pièce de vers latins :
Le soleil dardait ses rayons brûlants sur la plaine desséchée. Les champs limités par de maigres rangées d’ormeaux, avaient un aspect morne et grillé. De la terre poussiéreuse des effluves chauds s’élevaient ; les cigales grinçaient sous les herbes jaunies ; l’alouette planait lourdement, cherchant l’ombre. Des moissonneurs, coiffés de larges chapeaux de paille, allaient et venaient dans la vaste pièce de blé. Les faucheurs, haletants et l’échiné pliée, avaient entr’ouvert leur chemise ; la sueur coulait sur leur poitrine velue. Les, faux sifflaient en cadence et les épis dorés se couchaient sous l’oblique morsure (obliquo morsu).
Les traits sont exacts, les épithètes sont justes : l’impression d’ensemble fait défaut. C’est tout l’opposé de l’« impressionnisme » dans le style, que j’essayais dernièrement de définir55. M. de Glouvet n’hésite pas à écrire que le filet retient dans ses mailles « la perche vagabonde » et qu’il cueille à fleur d’eau « les habitants de la vague ». Il nous montre les peupliers « élancés » et les appelle « hôtes murmurants de la falaise ». Dans le même paragraphe, il nous parle de « fleurs mignonnes » et de « mystérieux ombrages ». C’est dire qu’il se contente d’écrire comme vous, comme moi, comme tout honnête homme de lettré peut le faire en s’appliquant.
Ailleurs il lui arrive de mêler, dans la même phrase, des archaïsmes et des locutions toutes modernes. Cela fait quelque chose d’assez hybride :
Le désert de Tessé faisait partie de son être ; mais le sentiment chez lui était passif, et ses accoutumances complétaient son cadre sans émouvoir sa pensée.
(Nous voyons dans la même page que « sa nature s’adaptait aux côtés dominants de cette vie physique. »)
Un chapitre commence ainsi : « Le berger demeura plusieurs mois dans cette griève malaisance. ». Et quelques lignes plus bas nous le voyons qui « s’appesantit sous le fardeau de ses chimères inavouées ». Tant de styles n’arrivent pas à faire un style. M. de Glouvet écrit quelquefois comme un poète ému et qui trouve sa langue sans trop y songer ; plus souvent comme un magistrat qui a des lettres.
… Et dire que je n’aurais peut-être pas vu tout cela si je n’avais pas su que M. de Glouvet est avocat général !
II §
Mais c’est assez chicaner sur son plaisir. Si M. de Glouvet n’est peut-être pas partout un écrivain accompli, il s’est montré, comme j’ai dit, poète en plus d’un endroit, et, une fois, poète puissant dans le Berger.
Je ne veux point parler de ses romans bourgeois, qui pourtant ne sont point ennuyeux, mais où je n’ai pas fait de découvertes et dont les dialogues ont quelquefois le tort de rappeler ceux de Paul de Kock. Je laisse même de côté des figures vivantes, mais d’une invention facile, telles que la fermière Rose Chandoux, la terrible mère qui veut faire un notaire de son fils, et Geneviève Bourgeois, la vieille fille héroïque, gardienne jalouse de la terre familiale, dont la vie n’est qu’un amer et silencieux sacrifice aux derniers du nom, et qui meurt sur ce cri : « Il n’y a plus de Cassoire ! »
Je ne retiens que trois figures : Jean Renaud, Marie-Anne et André Fleuse. Idéalisées ? cela m’est égal : elles pourraient être vraies, et elles sont grandes.
Les cent premières pages du Forestier sont vraiment savoureuses : l’enfance de Jean Renaud, pauvre abandonné qui n’a d’autre mère ni d’autre institutrice que la forêt ; sa communion avec les arbres et les plantes ; la poursuite du sanglier ; le désir qui le secoue, qui l’étrangle, d’avoir un fusil… C’est bien à l’enfance d’un jeune faune que nous assistons, et la pénétration de la petite créature par le milieu où elle se développe est aussi intime et profonde qu’il se peut. Plus tard on pourrait trouver, comme je l’ai déjà indiqué, que ce braconnier fait tout de même trop de bonnes actions ; mais il semble que sa bonté soit un produit naturel de sa vie en pleine nature, qu’elle soit aussi spontanée que son amour de la forêt. Son héroïsme de la fin garde ce même caractère : c’est sa forêt qu’il défend contre l’étranger.
Marie-Anne, n’étant qu’une pauvre ouvrière, a épousé un riche batelier qui l’aimait, Louis Mabileau. Le lendemain de la noce, Louis est tué sur son bateau, dans une manoeuvre. « Alors elle fit le serment de ne jamais coucher dans un lit de terre ferme et de passer toute sa vie en marinier, sur cette Loire qui avait été le berceau, l’amour et le tombeau de son Louis. Elle jura aussi de garder en tout temps ses vêtements de deuil. Aucune femme n’a mieux tenu parole. » Marie-Anne est bonne, brave, fière et triste. On la calomnie, on l’insulte, car les femmes qui vivent sur l’eau sont suspectes dans le pays : elle n’en a point souci… Une fois, dans une inondation de la Loire, elle sauve au péril de sa vie des parents pauvres de son mari, des maraudeurs qui habitent une île du fleuve. Ce sont d’affreux bandits qui, à la fin, tentent de l’assassiner pour avoir son bien. Un petit marinier qui l’aime sans le dire veille sur elle… ; mais elle meurt, peu après, sur son bateau.
Cette femme en deuil, immobile et vivant d’un souvenir, M. de Glouvet a su nous la faire voir. Il a su, dès sa première apparition, la fixer dans une attitude qu’on ne peut plus oublier :
Une femme tenait la barre du gouvernail.
Cette femme était vêtue de noir.
Aux signaux qu’on lui adressait de la jetée elle répondit en agitant son mouchoir à plusieurs reprises, puis retomba dans son immobilité sculpturale.
M. de Glouvet a eu cette fois la chance rare de dresser en pied une figure humaine qui représente un sentiment très général et très beau sous une forme concrète et dans des conditions très particulières et très pittoresques. Marie-Anne, c’est la statue du veuvage éternel sur un bateau de Loire. Ainsi apparu, le spectre du « marinier noir » ne nous quitte plus.
Et il reste aussi dans la mémoire, André Fleuse, le grand berger. « Le grand berger s’arrête au sommet de la colline… » C’est la silhouette entrevue par Sully Prudhomme :
Dans sa grossière houppelande,Le pâtre, sur son grand bâtonPenché, les mains sous le menton,Est ramant rêveur de la lande.
C’est le fantôme évoqué par Victor Hugo dans ce vague et magnifique poème, Magnitudo parvi :
Dieu cache un homme sous les chênesEt le sacre en d’austères lieuxAvec le silence des plaines,L’ombre des monts, l’azur des cieux…
Le pâtre songe, solitaire,Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;Il ne connaît rien de la terreQue ce que broute la brebis.
Pourtant il sait que l’homme souffre ;Mais il sonde l’éther profond…
La Judée avait le prophète,La Chaldée avait le berger…
La foule raillait leur démence,Et l’homme dut, aux jours passés,A ces ignorants la science,La sagesse à ces insensés…
Ce roman du Berger est, à mon avis, le chef-d’œuvre de M. de Glouvet. Un souffle le traverse ; il a la grandeur, une poésie abondante et naturelle ; c’est une idylle tragique qui a quelque chose de fruste, de primitif et de mystérieux. Les personnages sont tout près de la terre, et de là leur beauté. On dirait qu’ils sont à peine sortis de la matrice universelle, à peine dégagés de la boue féconde des antiques déluges, et que leurs yeux viennent à peine de s’ouvrir sur le monde, tant ils y sentent d’inconnu et tant leurs idées sont simples et leurs sentiments abrupts.
Surtout la haute stature du berger domine le livre. Cet innocent qui est sorcier est grand par tout ce qu’il rappelle :
Savant dans la découverte et l’emploi des herbes, pénétré d’une confiance aveugle en leur puissance, ne descendait-il pas en ligne droite du berger antique dont Virgile a chanté les croyances ? « Méris m’a fait présent de ces plantes cueillies dans le Pont, où elles croissent nombreuses. J’ai vu Méris, par la vertu de telles herbes, se changer en loup et traverser d’un bond les longues forêts, ou faire sortir les morts de leurs tombeaux ; je l’ai vu de même transporter les moissons d’un champ dans un autre. »
André Fleuse fait songer aussi aux ascètes de la Thébaïde, dont la solitude faisait des voyants, et, par-delà, aux plus anciens hommes, aux pâtres chaldéens. André Fleuse connaît les herbes ; il prédit l’avenir, il jette des sorts, il « sait les mots ». Ce n’est qu’à regret qu’il écrase la mouche qui menace ses ouailles ; et quand il a pris le loup il n’ose le tuer, il le laisse partir ; car Fleuse sait que partout, dans les animaux, dans les insectes, dans les plantes, dans les choses, dans le vent, dans la nuit, il y a des âmes, des esprits inconnus auxquels il ne faut pas toucher :
Son idée, que l’analyse n’avait pas affaiblie, qui, en l’absence de toute formule, s’était changée en sentiment, vivait robuste dans ce crépuscule intellectuel : l’idée de l’homme chétif soumis à son grand gardien, l’Invisible.
J’aime particulièrement les pages où M. de Glouvet nous conte l’enfance de l’Innocent et « comment on devient sorcier » :
… Lui, cependant, qu’on évitait dans l’ordinaire de la vie, qu’on entourait d’un superstitieux respect à certaines heures, n’écoutait pas impunément tout ce monde qui lui chuchotait d’un ton craintif :
— Fleuse, Fleuse, tu sais ce que les autres ne savent point, té !
… Il ne raisonna rien, mais à la longue se sentit plus rapproché de l’inconnu, qui l’attirait, que de ses semblables, qu’il n’aimait pas ; il finit par découvrir des formes et des mouvements dans l’ombre, où les gens de la plaine passaient sans rien voir. Il devint halluciné, eut des visions. Crédule comme les autres, il crut les autres sur parole, même quand ils causaient de lui ; écouta dans l’espace où le surnaturel parle aux âmes simples, et entendit. On le faisait voir en lui répétant ce qu’il avait vu ; on l’amenait à comprendre à force de lui expliquer ce qu’il avait entendu…
Qu’est-ce qu’il entend donc, le grand berger, et qu’est-ce qu’il voit ? L’ombre, les souffles, l’indéterminé, je ne sais quoi, rien du tout ; c’est aussi simple que cela. Mais ne voir dans l’univers physique que l’enveloppe, le symbole de quelque chose d’inconnu, pressentir un abîme sous chaque forme visible, se croire entouré de forces insaisissables et inintelligibles, dégager le rêve de chacune de ses impressions, jouir des apparences et néanmoins s’apercevoir à chaque instant que nous ne comprenons rien au monde…, c’est être éminemment poète. Voilà par où cet innocent nous plaît. C’est si vrai, que nous sommes enveloppés de mystère ! La science recule un peu la limite où il commence, et par là elle nous le fait oublier. Parce que nous voyons clair à deux ou trois pas autour de nous, nous ne nous souvenons plus qu’au-delà de ce cercle de lanterne c’est le gouffre, c’est l’inexpliqué… Et pourtant quoi qu’on en ait dit, le monde que la science nous permet de concevoir n’est peut-être pas si beau que celui d’André Fleuse. Sully Prudhomme s’écrie dans son enthousiasme candide :
Il est tombé pour nous, le rideau merveilleuxOù du vrai monde erraient les fausses apparences…
Le ciel a fait l’aveu de son mensonge ancien.Et, depuis qu’on a mis ses piliers à l’épreuve,Il apparaît plus stable affranchi de soutien,Et l’univers entier vêt une beauté neuve.
Je l’ai cru autrefois, et je n’en suis plus si sûr. Nous avons sur le monde des notions que les anciens n’avaient pas ; mais notre puissance d’imaginer n’est pas plus grande que la leur. Nous connaissons maintenant que le soleil est à tant de mille lieues, qu’il y a des étoiles à des millions de lieues de la terre, etc. ; mais le voyons-nous ? nous le figurons-nous ? Non. Eh bien ! alors, en quoi ce ciel est-il plus beau que celui des anciens hommes ? Nous le savons plus grand qu’ils ne le savaient : nous ne l’imaginons pas plus grand qu’ils ne l’imaginaient. Or, la poésie n’est qu’imagination et sentiment. Trop de science la tue. Un dieu personnel qui saurait tout et pour qui l’univers serait parfaitement clair n’en jouirait que comme d’une machine bien agencée ; il savourerait des rapports de nombre ; il n’aurait qu’un plaisir de mathématicien : il ne rêverait jamais. Un dieu omniscient ignorerait par là même la poésie. Vraiment il est fort heureux pour nous que le monde soit inintelligible : nous en faisons ce que nous voulons.
Ce mystère répandu dans tout le livre enveloppe un drame simple et violent, un drame de rapacité villageoise ; et ainsi M. de Glouvet a su donner pour ressorts à son âpre poème le sentiment le plus profond et la passion la plus forte des hommes qui vivent de la terre : la superstition et l’avarice ; l’une effarée jusqu’à l’hallucination l’autre exaspérée jusqu’au meurtre.
Le fermier Buré a chassé le vieux Robine, son beau-père, à qui il doit le gîte et la nourriture pendant quatre mois. Robine vient trouver Fleuse ; il est conduit par sa petite fille, Louise de la Ronce-Fleurie, une enfant sage, naïve et droite, et qui vénère son grand-oncle le berger. Fleuse, silencieux, ramène le vieux Robine chez Buré : « Vous devez quatre mois ; faites-le souper. » Buré et sa femme geignent et réclament. Fleuse ajoute : « T’as son bien ; soigne-le. » — Mais quelques jours après le vieux Robine est trouvé pendu chez son gendre. Fleuse vient et devine que c’est Buré qui a étranglé le bonhomme, puis l’a pendu à l’une des solives du plafond (car sous un des ongles du vieux il découvre un cheveu rouge, rouge comme les cheveux de Buré). Et avec de grands gestes et des « mots » il maudit la maison en partant. Dès lors le malheur s’abat sur la ferme ; les récoltes manquent, les bestiaux meurent, et Buré chaque nuit voit revenir le pendu… Il vient enfin supplier Fleuse de le délivrer ; il se traîne au bord de la fosse où le berger vient justement de prendre un loup… Le loup saute par-dessus Buré fou de terreur et qui se croit changé en « garou »… Le malheureux s’adresse à Marin Langevin, un marchand de miel, un gars qui en sait long, et lui promet la main de sa fille s’il « conjure le sort ». Marin échoue… Marin et Buré essayent alors, pour vaincre le grand berger, de tuer son bouc favori, Noiraud. Le bouc se défend, saute sur les épaules de Marin, le chevauche dans une course éperdue… Marin se repent. Il a été le promis de Louise ; il obtient d’elle son pardon, Louise l’amène au grand berger et au bouc Noiraud, qui, toujours sans rien dire, pardonnent aussi… Buré vient encore supplier Fleuse. Le grand berger est inflexible… Buré saisit une fourche et va tuer le grand berger, quand le bouc Noiraud survient, reconnaît son ennemi, se jette sur lui furieusement, et après une lutte fantastique le bouc, vainqueur de l’homme, le précipite dans le « Puits-à-l’Anglais ».
Je ne veux pas savoir si le crime de Buré n’est pas un bien gros crime pour un petit profit, ni si l’innocent ne fait pas preuve de beaucoup de sagacité pour un innocent dans la scène où il convainc de meurtre Buré le roux. Encore une fois, le livre a de la grandeur. Ce bouc qui dénoue le drame redouble encore l’impression d’épouvante et de mystère : il convenait qu’un animal eût un rôle, et un rôle humain, dans une histoire d’hommes si voisins de l’animalité primitive. Et c’est aussi une idée grande et belle d’avoir fait de l’innocent un juge et un justicier, d’avoir fait briller dans ce cerveau trouble une seule lumière, la conscience, qui apparaît alors comme quelque chose de primordial, d’inexpliqué, de divin. Cet idiot a de brèves paroles qui viennent, on le dirait, de plus loin que lui. Par là le drame s’agrandit encore, revêt par endroit une majesté de poème symbolique. Vraiment le Berger est un beau livre. Je ne me demande plus du tout s’il a été écrit par un magistrat ; cela m’est devenu fort égal ; et si, avec une mauvaise foi insigne, je me suis livré à cette recherche irrévérencieuse à propos des autres livres de M. de Glouvet, c’est que peut-être ils ne sont pas à la hauteur du Berger.
Joséphin Soulary56 §
Demandez à qui vous voudrez ce que c’est que M. Joséphin Soulary, on vous répondra : « C’est l’auteur du sonnet des deux mères…, vous savez ? » Les mieux renseignés ajouteront : « C’est un poète de Lyon, un ciseleur de vers et le plus grand sonnettiste du siècle. »
Voilà, je crois, sur M. Soulary, l’opinion courante, où il y a, naturellement, à prendre et à laisser. M. Soulary est le poète du siècle qui a fait le plus de sonnets ; ce n’est pas la même chose que d’en être le premier sonnettiste. Il est vrai qu’il est en effet l’auteur des Deux Cortèges ; mais, heureusement pour lui, il a fait beaucoup mieux. Il est vrai aussi que M. Soulary est un poète de Lyon ; mais Lyon, à ce qu’il me semble, n’a pas autrement marqué sur lui : il est provincial beaucoup plus que Lyonnais. L’éloignement de Paris a eu pour lui des avantages et des inconvénients qu’il est intéressant de démêler et a certainement été une des causes de son originalité.
Relisons-le, ce qu’on ne fait guère, car l’entreprise est laborieuse si on la veut mener d’un trait. Mais, en somme, on n’y perd pas son temps. Outre qu’on a le plaisir, çà et là, de faire d’agréables découvertes et qui reposent, on voit se dégager peu à peu la physionomie d’un poète intéressant qui n’est pas du tout de Paris et qui n’est presque pas d’aujourd’hui, mais qui semble être venu d’Italie et dater de la Renaissance ; qui n’a subi que très peu l’influence des poètes contemporains et qui, par bien des points et par ses qualités aussi bien que par ses défauts, est comme en dehors et à part du mouvement poétique de notre temps.
I §
À première vue, il est heureux pour un poète d’avoir fait un jour un sonnet, une pièce d’anthologie, que tout le monde connaît et récite. C’est une chance d’immortalité. Pas si sûre qu’on le croirait, cependant. Pour nos pères, Millevoye était le poète du Jeune Malade ; Soumet, de la Pauvre Fille ; Guiraud, du Petit Savoyard. Aujourd’hui ces « chefs-d’œuvre » nous font un peu sourire. La Feuille, d’Arnaud, plus légère, a mieux résisté, et surtout le sonnet d’Arvers. Mais il peut arriver aussi que le choix du « chef-d’œuvre » unique auquel reste attaché le nom d’un poète ait été arbitraire et maladroit et que la pièce trop connue fasse tort à d’autres qu’elle dispense de lire et qui valent quelquefois mieux. Car justement ce qui fait qu’une poésie devient populaire, est insérée dans les recueils de morceaux choisis, dans les Abeilles ou les Corbeilles de l’enfance, ce sont bien sans doute des mérites réels, mais c’est aussi une certaine banalité dans le sentiment, la composition ou le style.
J’ai peur que ce ne soit le cas pour les Deux Cortèges. L’examen de ce sonnet nous montrera ce qu’est M. Soulary quand il est le plus de sa province. Comme les choses les plus connues le sont toujours moins qu’on ne croit, et que, dans tous les cas, il peut se trouver d’honnêtes gens qui ne sachent point par cœur ce morceau fameux, on me laissera le remettre sous les yeux du lecteur.
Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.L’un est morne : il conduit le cercueil d’un enfant ;Une mère le suit, presque folle, étouffantDans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.
L’autre, c’est un baptême. Au bras qui le défendUn nourrisson gazouille une note indécise ;Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,L’embrasse tout entier d’un regard triomphant.
On baptise, on absout, et le temple se videLes deux femmes alors, se croisant sous l’abside,Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;
Et, merveilleux retour qu’inspire la prière,La jeune mère pleure en regardant la bière,La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.
Soyons un peu pédant et rogue et, comme dit quelque part M. Joséphin Soulary, ouvrons sous les pas de l’innocent auteur « la fosse où vit la Critique glacée, le formica-leo ». D’abord ce n’est point là le style ni la manière d’un « ciseleur ». La ciselure implique une forme essentiellement plastique, aux contours très nets et très arrêtés, comme celle de Gautier dans Émaux et Camées ou de M. Leconte de Lisle presque partout. Le style de M. Soulary est plutôt celui d’un écrivain très laborieux et très inégalement heureux dans ses rencontres ; il ne cisèle pas, il complique et entortille, ce qui est bien différent. Cette fois-ci il n’était pas en veine. Voyez que de mots inutiles : En feu…, qui la brise…, qui le défend…, qu’il épuise ! — Notez qu’il n’est pas ordinaire ni convenable qu’une mère donne à téter à son enfant dans une église : tout ce septième vers est donc parasite. Et notez aussi qu’on ne donne pas « l’absoute » aux enterrements des petits enfants La mère embrasse du regard son enfant tout entier : il est donc bien grand, ce petit ? Encore deux mots peu nécessaires Et moins nécessaire encore l’apposition : Merveilleux retour qu’inspire la prière ; car ce « retour » (le mot est un peu bien vague), est-ce la prière qui l’inspire ? et n’est-ce pas simplement la bonne nature ? Oncques ne vit-on sonnet aussi chevillé.
Je sais bien que, comme l’a théologalement démontré Théodore de Banville, on ne saurait faire de vers français sans chevilles. Et même ce rutilant paradoxe n’est, au fond, qu’un truisme. Cela veut dire que, pour rimer, il faut chercher la rime, que, pour faire des vers, il faut observer la mesure, et que, ni la rime ni le rythme ne se présentant d’eux-mêmes, il faut quelquefois, pour exprimer une idée en vers, y employer d’autres mots que pour l’exprimer en prose. L’essentiel est que ces mots cherchés, et qui ne s’imposaient pas plutôt que d’autres, paraissent venus spontanément, ou que, s’ils semblent tirés d’un peu loin, ce défaut de naturel soit compensé par le plaisir que donne le sentiment de la difficulté vaincue, ou par quelque effet de rythme, d’harmonie, de sonorité.
Par exemple, dans ces vers de Victor Hugo :
A chaque porte un camp, et — pardieu ! j’oubliaisLà-bas, six grosses tours en, pierre de liais,
la cheville est patente, insolente, énorme ; mais on la lui passe parce qu’elle est amusante et donne une rime rare.
Voici une cheville d’une autre espèce :
C’est là que nous vivions Pénètre,Mon cœur, dans ce passé charmantJe l’entendais sous ma fenêtreJouer le matin doucement.
Il est certain que la fin du premier vers et tout le second forment une cheville ou que, tout au moins, si le poète avait écrit en prose, il n’aurait guère senti le besoin d’apostropher ici son cœur. Mais, d’autre part, cette parenthèse n’a rien de choquant et la diction peut même la rendre touchante ; elle est dans le sentiment de la strophe et de tout le morceau. Elle n’en est point une partie nécessaire ; mais elle en est une partie harmonieuse et concordante. Il y a toujours, dans une strophe ou dans une phrase poétique, un ou plusieurs vers qui expriment ce qui devait être dit ; et, tout autour, des vers qui traduisent des idées, des sentiments, des images accessoires et qu’on pourrait à la rigueur remplacer par d’autres. Ce sont donc, si l’on veut, des chevilles ; mais elles peuvent être agréables et sembler naturelles ; car, étant donnée la rime du vers qui exprime l’idée nécessaire, le vocabulaire est assez riche et les désinences des mots sont assez variées pour qu’il soit toujours possible de rendre, dans un vers de rime pareille, quelque idée dépendante et voisine. Je ne me plains donc pas de trouver des chevilles dans le sonnet de M. Soulary : je me plains seulement de leur nombre et de leur médiocre qualité. Elles ne valent pas ce qu’elles coûtent, voilà tout.
Quant à l’idée du sonnet, elle est ingénieuse et d’un effet sûr, et je ne me demande pas si le sourire de la mère qui enterre son enfant est aussi vraisemblable que les pleurs de l’autre. Sans cette opposition, plus de sonnet ; et ce qui a fait la fortune de celui-ci, ce ne peut être, nous l’avons vu, la perfection de la forme : c’est qu’il présente deux figures et deux tableaux qui se font pendant, comme ces chromolithographies accouplées dont l’une représente le Départ pour la chasse et l’autre le Retour de la chasse, ou bien le neveu surpris par l’oncle et l’oncle pincé par le neveu. Je suis peut-être de méchante humeur ; mais il me semble qu’il y a dans les Deux Cortèges quelque chose de cet art un peu banal, quelque chose qui sent le goût de la province et les Jeux floraux.
Les « chefs-d’œuvre » de ce genre ne sont malheureusement pas rares chez M. Joséphin Soulary. Voici l’Escarpolette, petit drame en cinq tableaux. 1er tableau : une petite fille se balance sur une escarpolette. 2e tableau : le poète rêve ; il voit maintenant deux amoureux sur l’escarpolette. 3e tableau : « Bon ! les voilà trois sur l’escarpolette » : le père, la mère et l’enfant. 4e tableau : « Ils sont deux sur l’escarpolette » : l’enfant est mort. 5e tableau : « Il n’en reste qu’un sur l’escarpolette » : le père est mort à son tour. Dénouement : la fillette tombe de l’escarpolette et se casse la tête ; le « gars » qui la regardait s’écrie : « Quel malheur ! » et le poète, sans y penser, répond : « Qu’importe ? » Et le lecteur se pose cette question : Quelle différence y a-t-il entre une escarpolette et une balançoire ?
Autre guitare, comme dit Victor Hugo. Le cordonnier Sutor fait des brodequins pour sa maîtresse Pholoé, au moment où Alexandre entre dans Persépolis. Il est tellement à sa besogne qu’il ne voit point passer le conquérant. Mais Pholoé le voit et le trouve beaucoup mieux que Sutor. « Grands Dieux ! dit-elle, qu’Alexandre est donc beau ! »… Et, pour abréger, Alexandre, vexé de l’indifférence de Sutor, met le feu à Persépolis :
Le grand roi se vengeait d’un cordonnier coupableDe ne l’avoir pas regardé !
Un jour le poète, étant mort, va, suivi de son chien, frapper à la porte du Paradis ; et, comme saint Pierre ne veut pas laisser entrer le fidèle animal et que saint Roch lui-même, invoqué, fait le cafard et se récuse, le poète et son chien errent à l’aventure dans la région où sont les ombres des bêtes… Et cela est un rêve, et cela s’appelle Dans les limbes, et il est difficile d’imaginer un badinage plus soigné et plus long.
II §
Je ne cacherai pas que je cherche en ce moment les côtés faibles de M. Joséphin Soulary, non pour le diminuer, mais pour le définir plus sûrement.
Une autre preuve qu’il est bien de sa province, c’est sa malveillance à l’endroit de Paris :
Que Paris nous fasse la loiPar un côté brillant qui frappe,Par un certain… je ne sais quoi,Par une certaine… (aidez-moi,Le mot m’échappe),
Je tiens ce point pour éclairci…
Eh bien ! ce « certain je ne sais quoi », qui en effet n’est pas aisé à définir, M. Soulary a beau s’en moquer : il lui manque absolument. Je n’ignore pas qu’il manque aussi à beaucoup de Parisiens ; mais enfin, s’il y a des provinciaux à Paris, il y en a peut-être encore plus en province. Ce « je ne sais quoi », ne serait-ce pas le goût, la crainte de paraître trop content de son esprit, le discernement rapide du point qu’il ne faut pas dépasser sous peine de devenir affecté et ridicule ? Tout au moins, si on est ridicule à Paris, on l’est à la mode d’aujourd’hui, non à la mode d’il y a deux ou trois cents ans. Or, dans les trois quarts de ses poésies, M. Soulary n’est ni un romantique, ni un parnassien, ni un névropathe, mais un « précieux » des temps passés. C’est que la province garde mieux que Paris les vertus, les défauts, les travers, les modes d’autrefois. Il y a des coins où l’on découvre encore des jansénistes, des camisards, des comtesses d’Escarbagnas, des poètes de ruelle, etc., parfaitement conservés. Toute la vieille France se retrouve en province, çà, et là, par fragments. Et c’est ainsi que M. Soulary, Lyonnais de Lyon, est un confrère de Voiture et un ami de Cathos et de Madelon.
Il n’est pas de style plus laborieux et plus cherché, de gentillesse plus emberlificotée. Voulez-vous savoir ce que devient, torturé par ce poète de trop d’esprit, une idée toute simple comme celle-ci : « Si j’avais appris à compter quand j’étais enfant, je serais plus riche que je ne suis ? »
Ha ! si depuis ce jour où je tombai noviceA l’école, en quittant le sein de ma nourrice,J’avais su déchiffrer l’hiéroglyphe saintQui, de la corne d’or multipliant l’hélice,Fait sourdre un million sous le nombre succinct,Je n’aurais pas connu, Misère, ton supplice.
Ailleurs nous rencontrons des amants qui « égrènent le rosaire d’or que l’amour mit pour l’homme au cou de la femme ». Nous apprenons que les plaintes du cuivre « font courir un frisson qui tient l’âme debout » et « qu’en vain nous déplaçons l’amer levain du souci notre hôte ». Et voici ce que dit aux femmes honnêtes Marie la révoltée :
Paissez, brebis ; le bouc expie !Par nous le mal essentielCroît au sentier de l’œuvre pieQui vous conduit tout droit au ciel.
Cathos eût eu plaisir à entendre appeler un grain de poussière : « l’atome ailé qu’aucun pouvoir ne tue. » Elle eût approuvé cette périphrase qui signifie que l’homme, à l’automme, devient sérieux :
Comme elle (la terre), son fils l’homme a pris un maintien grave ;De ses jours de folie il fait payer le tortAu devoir qui l’étreint dans son rude ressort ;
et, dans la description d’une gypsie :
Un amulette où l’art imiteQuelque Diane au front cornu,Des deux seins fixant la limite,Veillait aux mystères du nu.
Je ne parle pas des « regards qui se tendent en grande fixité », ni des pleurs qui « se font brèche dans de grands yeux doux » (ce ne sont peut-être que des incertitudes de langue ou des sacrifices à la rime). Et je ne parle pas non plus des simples mignardises, qui sont innombrables. Toute fille est fillette. Tout est petit, mignon, coquet et coquin ; et le cordonnier de Persépolis, faisant des brodequins pour sa maîtresse, qualifie ses pieds d’« espiègles » et de « gentils bourreaux ».
III §
Il est donc fort singulier que ce soit M. Soulary qui ait écrit ce vers :
Le sentiment du beau, c’est l’horreur du joli.
Eh ! qu’entend-il par le joli ? Est-ce que vraiment il croit avoir jamais aimé et cultivé autre chose ? Au reste, il a bien tort de creuser un tel abîme entre le joli et le beau ; car le joli n’est déjà pas si laid, et c’est peut-être le beau dans le tout petit, à moins que ce ne soit la coquetterie du tout petit dans le beau.
Toute chose, en passant par les mains de M. Joséphin Soulary, se rapetisse, s’amignote, s’amenuise, s’amignardise. Parfois, des idées qui avaient de la grandeur ou des peintures commencées d’un trait net, ferme, saisissant, se tournent en gentillesse, en pointe, en badinage grêle et vieillot. Lisez la pièce intitulée Émotions nocturnes : la première partie en est fort belle. Un homme, longeant un bois, la nuit, éprouve le vague effroi de tout ce qui grouille, bruit, glisse ou chuchote dans les derni-ténèbres :
La nuit tend sur le ciel brouilléSes ailes d’argent ponctuées ;La lune, comme un soc rouillé,Laboure le champ des nuées.
L’œil, aussi loin qu’il peut plongerDans la perspective indécise,De chaque objet voit émergerLa Peur debout, couchée, assise.
L’élytre, invisible grelot,Sonne l’essor du scarabée ;Sous les mousses le surmulotGrignote une noix dérobée.
De tous côtés partent des sons,Notes grêles, sourdine éteinte ;On chuchote dans les buissons,La flaque gémit, l’herbe tinte.
Des formes vagues d’oiseaux lourdsDans l’air entre-croisent leur voie…
L’homme se croit poursuivi par un être mystérieux qui le talonne. Il fuit, il arrive chez sa maîtresse. Ô chute ! l’eau-forte aboutit à la vignette, les beaux vers pittoresques aux petits vers. « Nigaud, lui dit son amoureuse, c’est ton ombre dont tu avais peur. L’ombre qui te suit, c’est un veuf en peine. Dieu fit les ombres pour aller par paires. Marions-nous, et nos deux ombres se consoleront, et, dans neuf mois, de nos deux ombres il en sortira une troisième, et ainsi de suite ; et, à ce compte, quand nous serons douze, nous serons vingt-quatre, toute une armée pour mettre la peur en déroute. »
J’y songeais, dis-je, ô ma Lucy !Mais vingt-quatre est un bien gros nombre :Moitié, c’est déjà grand souci,Même en lui retranchant son ombre.
Et patati et patata. C’est joli assurément. Encore peut-être n’est-ce que gentil.
La Gypsie est encore une pièce qui commence par de beaux vers sonores et colorés et qui se termine par une toute petite chute, plus ridicule que risible. La gypsie est la personnification de la nature, de la poésie, de la liberté, de l’amour aventureux, de la sainte bohème. Le fou qui la suivrait, dit le poète, serait pauvre, honni des bourgeois, et se damnerait. « Il perdrait la sainte chimère de l’hyménée éternel mais il n’aurait pas de belle-mère ! »
La nature, adonisée, a des frisettes, essaye des mines et fait la petite folle. Voyez ce que devient le large et magnifique printemps de Lucrèce ou de Virgile, le divin embrassement de Jupiter et de Cybèle. Le Soleil et la Terre échangent des petits vers. Phébus, faisant des jeux de mots, dit à sa petite femme : Ave, Maïa. Et elle l’appelle « bel ange » et « époux enjoué ». Ailleurs,
La terre est la fiancéeDu gentil soleil ;La nouvelle en est criéePar Avril vermeil ;
et nous avons tout le détail de la noce. Le mari prépare la chambre. Le lit d’opale a pour rideaux des nuages agrafés aux étoiles. Puis la mariée s’habille. La Terre met son corset, et ses roses le font craquer, etc.
Vous connaissez cet autre thème éternel et grandiose : l’impassibilité de la nature opposée à la douleur et à la fugacité de l’homme. Or, voici un tout petit sonnet, quatorze petits vers, qui vous offrent, réduits à des proportions minuscules, le Lac, la Tristesse d’Olympio et le Souvenir de Musset. Un petit amant désespéré reproche à la Nature son sourire ; et la Nature, plaisantine, mignarde et lilliputienne, lui répond :
Nigaud ! que ton cœur éperduSe cherche une autre associée !
Deux pinsons qui vont s’adorerA leurs noces m’ont conviée :Je n’ai pas le temps de pleurer
Ou bien le Soleil fait le pitre. C’est l’hiver ; la toile est baissée, le théâtre est fermé. Le Soleil cependant « prépare sa rentrée ».
Et, tandis qu’on grelotte, il vient par intervalleRegarder plaisamment, l’œil au trou du rideau,La grimace que fait son public dans la salle.
Le poète voit si petit qu’il nous décrit en détail la navigation de deux papillons sur une feuille de frêne, « l’un trônant à la poupe, l’autre siégeant au gouvernail » :
On voit passer sous leur corsageDes frémissements convulsifs,Et leur regard dégageMille rayons lascifs.
Des papillons qui ont des regards lascifs ! Et il les voit ! C’est de la poésie d’oiseau-mouche ou de libellule.
Je pourrais multiplier les exemples à l’infini, et cela m’afflige. Car ce ne sont point ici amusettes d’un moment, comme on en peut trouver dans Émaux et Camées ou dans les Chansons des rues et des bois. Ces amusettes sont presque toute la poésie de M. Joséphin Soulary. Quels sont, croyez-vous, les interlocuteurs d’une Querelle de ménage ? L’âme, le corps et la mort, tout simplement. L’âme et le corps se chamaillent en style familier et bourgeois, comme pourraient faire M. et Mme Denis sur l’oreiller conjugal. Vous sentez le piquant ? La Mort, qui passe, fait de l’esprit et les met d’accord Mais voici le « comble ». C’est un sonnet intitulé : la Belle-mère (encore ?), et où le poète développe cette pensée que, puisque nous sommes les époux de la Vie et que la Vie est fille de la Mort, nous avons la Mort pour belle-mère !
Vous avez vu, aux vitrines des boulevards, ces images ingénieuses, compliquées, ineptes, qui représentent de loin une tête de mort, et, de près, une nichée d’enfants ou le profil de Mme Sarah Bernhardt. Justement, non loin de ce chef-d’œuvre, s’étalent d’ordinaire Ma femme et Ma belle-mère, deux sujets qui se font pendant comme dans les Deux Cortèges. Et je songe avec tristesse que, si un photographe appliqué pouvait, par un jeu savant de lignes, insérer dans la tête de mort la silhouette de la belle-mère au lieu du profil de Sarah Bernhardt, il aurait « transposé » fort exactement le sonnet de M. Soulary : il aurait fait en art ce que M. Soulary a fait en poésie. Ce serait aussi spirituel ; ce serait de même qualité et de même hauteur.
Dans ce genre de poésie, l’Amour, le terrible Amour d’Hésiode, le bel adolescent d’Anacréon, s’appelle « Bébé » (les Jeux divins ; Enfant terrible). Une série de sonnets d’amour porte ce titre coquet et badin : « La battue au sentiment », tandis qu’une série de sonnets presque philosophiques est intitulée : « L’affût au raisonnement ». Et quand le poète médite sur la destinée humaine, il appelle cela « agacer ce vieux sphinx du néant ».
Les allégories abondent, on a pu le voir déjà, chez M. Joséphin Soulary. Il y en a de gracieuses, de singulières et de belles. Mais souvent aussi une allégorie qui pouvait être simplement belle tourne au jeu d’esprit, à la bluette difficile à force d’être soutenue et poursuivie avec exactitude et dans les moindres détails (et c’est là, on le sait, une des caractéristiques du « précieux »). Ou bien l’allégorie offre une image bizarre, déplaisante, malaisée à concevoir et à accepter, comme dans Misericors :
Fi ! les courts ailerons ! C’est une moquerie !A peine ils cacheraient nos deux cœurs à la fois.
Qu’est-ce que cela veut dire, et de quels ailerons s’agit-il Oh ! tout simplement des ailerons d’une jeune fille. Vous entendez bien, c’est une jeune fille qui a des ailerons, et non point par métaphore, comme quand on dit à une femme du meilleur monde en lui offrant son bras : « Madame, vous offrirai-je mon aileron ? » Or, en tirant ces ailerons « vers le ciel », on peut les allonger. « Essayons ! » dit la vierge. Et on lui tire ses ailerons, et bientôt « ils mesurent trois cœurs à l’aise » ; puis ils en tiennent douze, puis cent, et enfin toute l’humanité pourrait s’y blottir. Et voici le mot de l’allégorie :
… Sans retard volons à Dieu, ma belle !L’aiglon qui marche à terre est un oiseau, moins l’aile,Et l’amour, dès qu’il prend de l’aile, est charité.
Remarquez en passant qu’il n’y a que M. Soulary pour appeler une femme « ma belle » au moment où il lui dit solennellement : « Volons à Dieu ! »
IV §
Assurément on découvrirait chez M. Soulary, si on voulait autre chose que ce que nous y avons vu. On discernerait même chez lui le Lyonnais : il a le mysticisme, parfois un anticléricalisme de canut ; et le sentiment révolutionnaire lui inspire des pièces violentes et mélodramatiques sur la misère du peuple. On reconnaîtrait aussi le poète du XIXe siècle à son affectation de néo-hellénisme, à son amour de la nature, à son amertume, à son pessimisme. Mais tout cela prend chez lui la même forme mignarde, entortillée, tarabiscotée, et cette forme est bien réellement son tout.
M. Soulary est un Italien. Ses ancêtres, les Solar, de Gênes, ont, paraît-il, apporté à Lyon l’industrie des velours brochés d’or et d’argent. Lui, c’est avec des mots qu’il fait ses broderies compliquées à plaisir. Ses aïeux littéraires sont les poètes de la Pléiade, les précieux du XVIIesiècle et les concettistes italiens, Guarini ou le Tasse de l’Aminta. Son sonnet des Rêves ambitieux rappelle par la facture tel sonnet de Joachim du Bellay ; ses Métaux font songer aux Pierres précieuses de Remy Belleau. Il a, comme Ronsard, un fonds gaulois qui perce çà et là sous la mignardise transalpine. Et par-delà ces poètes raffinés il se rattache aux troubadours. Il est dans notre siècle le représentant inattendu du gai savoir et de la poésie menue des cours d’amour. Bref, et pour ne retenir que ses traits essentiels, M. Soulary est un concettiste et un provincial.
Et c’est parce qu’il est resté provincial qu’il a pu être un concettiste aussi outré. C’est le séjour de la province qui lui a permis de conserver intact et de développer son aimable manie et d’abonder ainsi dans le sens de la gentillesse. Et n’est-ce pas être original, après tout, que de procéder de Guarini ? A Paris, il eût apparemment subi des influences contemporaines. Et puis, à Paris, la lutte pour la vie et pour la gloire est d’une extrême âpreté : il y a des petits jeunes gens qui égorgeraient leur meilleur ami — surtout leur meilleur ami — pour arriver plus vite à la « notoriété » ou à la fortune. La paix de la province entretient l’aménité des mœurs, encourage à la rêverie et aux ouvrages de patience. La sécurité que donne un traitement fixe est aussi très bonne pour cela. Et rien de tel que les loisirs du bureau pour se faire une belle main et pour apprendre l’écriture ornée avec des oiseaux dans les majuscules.
Il y a de la douceur dans la gentillesse, quelque chose de plaisant dans la mignardise et d’intéressant dans l’affectation. Pourquoi détester chez un poète ce qu’il est permis d’aimer chez une femme : la coquetterie, le désir de plaire se traduisant soit par les petits airs de tête, soit par les indexions de voix câlines et à demi fausses, soit par l’arrangement symétrique et compliqué de petits objets, chiffons, rubans, oripeaux ? Il est d’ailleurs arrivé plus d’une fois à M. Soulary de s’arrêter en deçà de la mignardise et de l’extrême subtilité et de se contenter d’être gracieux, tendre, spirituel, ingénieux, délicat. Voyez les Deux Roses, Des pas sur le sable, A Éva, Dans les foins, Oaristys, Devise amoureuse, Aux morts, A une jeune fille poète, Si l’on me disait…, Ce beau printemps. Il se pourrait bien que M. Soulary fût le roi des poetae minores. Et n’allez pas croire que ce soit peu de chose !…
La jeunesse du grand Condé d’après M. le duc d’Aumale57 §
Ce doit être une chose agréable que d’être prince, non pas roi ou empereur (ceux-là ont de trop lourdes servitudes, s’ils ont peut-être des joies d’orgueil plus intenses), mais grand seigneur porteur d’un grand nom historique, prince en retraite dans une démocratie et, si vous voulez, vaguement prétendant. D’abord, il y a des chances pour que l’on soit heureusement doué et, par les qualités physiques et intellectuelles, au-dessus de l’ordinaire. Je n’irai pas jusqu’à dire avec La Bruyère que « les enfants des dieux se tirent des règles de la nature, que le mérite chez eux devance l’âge et qu’ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance ». Il s’est rencontré des princes d’une nullité incontestable, même aux yeux de l’observateur le plus respectueux. Mais enfin une vieille race est, dans son ensemble, une sélection qui s’est poursuivie pendant des siècles. Les hommes tout à fait médiocres de cœur et d’esprit y sont, je crois, l’exception ; et les moins doués ont encore un orgueil du sang, un sentiment de la tradition, qui leur permettent de garder quelque tenue. Et quant à ceux, en plus grand nombre, qui naissent intelligents et distingués, on dirait qu’on leur en sait plus de gré qu’aux autres hommes, sans doute parce qu’ils pourraient mieux se passer de ces dons ; et il semble aussi qu’il leur soit plus facile qu’à nous d’user de cette intelligence pour se composer une vie élégante et délicieuse à souhait. En outre, ce ne doit pas être un mince plaisir, et c’est tout au moins une raison de vivre, que de savoir que l’on continue une race célèbre, de retrouver son nom mêlé partout à l’histoire, de reconnaître des aïeux dans les conducteurs de peuples et parmi les premiers acteurs qui ont joué publiquement leur rôle sur la scène du monde. Nous autres, nous continuons une foule anonyme, et c’est une foule anonyme qui nous continuera. Nous sommes, pour ainsi dire, coupés du passé, et ce n’est guère que dans le présent que nous avons des intérêts. L’inutilité de la vie nous apparaît plus aisément, à nous qui, si nous représentons quelque chose, le représentons avec des millions d’autres êtres. Eux, ils n’ont qu’à se laisser vivre pour faire partie de l’histoire. Ce que les autres hommes n’obtiennent que par un génie, une fortune ou un effort exceptionnels : le souvenir de la postérité, la mention de leurs noms dans les annales futures, les princes en sont sûrs par cela seul qu’ils sont venus au monde, et si tout est vanité, comme je n’en doute point, cela est pourtant une des vanités les plus recherchées des mortels. Enfin un respect les entoure, presque involontaire chez ceux qui le leur témoignent ; ils lisent presque à chaque instant, dans les yeux, dans les gestes, dans toute l’attitude de ceux qui les approchent et même des personnes les plus considérables, qu’ils sont d’une espèce supérieure et privilégiée.
Mais ce doit être aussi une chose bien désagréable d’être prince. Leur nom les opprime autant qu’il les soutient. Ces respects qu’on leur rend, ils ne savent point s’ils s’adressent à leur sang ou à leur personne. S’ils ont leurs orgueils que nous ne connaissons pas, il est aussi des fiertés dont ils ne pourront jamais goûter la joie d’une âme parfaitement tranquille. Quel que soit l’éclat de leurs mérites personnels, on ne le distingue jamais nettement de celui qu’ils tirent de leur naissance. S’ils sont d’une Société savante, ils ne sauront jamais au juste si c’est pour leurs livres ou pour leur nom. Ils sont les moins libres des hommes. Il y a tels sentiments qu’ils doivent avoir, telles opinions qu’ils doivent professer, et cela quand même dans leur for intérieur ils en auraient de toutes différentes. Mais cela même ne leur est guère possible, et le plus souvent les convenances impérieuses de leur position façonnent jusqu’à leurs pensées intimes. Les limites dans lesquelles leur sens propre peut s’exercer et se mouvoir publiquement sont fort étroites, et, comme cette contrainte est inséparable de leur grandeur et même la préserve, ils s’y résignent facilement ou plutôt n’ont point à s’y résigner, car ils ne la considèrent pas comme une contrainte. Mais en réalité, et quoiqu’ils ne s’en aperçoivent pas toujours, ils sont véritablement, corps et âme, les esclaves de leur nom. Cette servitude énorme s’ajoute pour eux aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements humains.
Ce n’est guère que sur les mœurs qu’ils pourraient s’accorder quelque liberté, et jadis ils laissaient volontiers leur corps prendre la revanche des esclavages de leur esprit ; mais beaucoup d’entre eux se refusent aujourd’hui cette consolation Ils vivent enfin dans un monde très restreint ; ils ne se trouvent de plain-pied qu’avec un très petit nombre d’hommes : ils ne peuvent donc connaître les hommes qu’imparfaitement. Ils ne les voient pour la plupart que sous un angle très particulier et très étroit, et dans une attitude de respect ou de défiance. Un prince ne peut pas vivre en pleine mêlée humaine, vivre dans la rue, aller où il lui plaît, frayer tranquillement avec des gens de toute classe. Presque partout il gêne ou est gêné Un prince ne peut, à vingt ans, publier des vers. Il n’a ni la liberté ni les moyens d’écrire des romans naturalistes, impressionnistes, pessimistes, analytiques ou autres. Il ne peut faire de la critique. Le malheureux ne peut écrire que sur l’économie politique ou sur l’histoire diplomatique ou militaire, et là encore il n’a jamais ses coudées franches.
Oui, cela est triste d’être prince. On vit et on meurt isolé de l’immense humanité. On ne voit guère, de la grande comédie, que des fragments arrangés. On n’a de visions un peu curieuses, on ne découvre à plein les hommes qu’en temps d’émeute et de révolution. En somme, s’il est vrai, comme je le pense, que la vie la plus digne d’être vécue est celle qui nous permet de connaître l’humanité à tous ses étages, sous tous ses aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans tous ses recoins moraux, le mieux est d’être né du peuple, et du plus petit. Car d’abord c’est le seul moyen de voir de près les mœurs, les sentiments, les âmes des humbles et la lutte pour l’existence sous ses formes les plus simples et les plus tragiques. On voit ainsi la vie à nu et l’on se fait un cœur compatissant. On apprend en même temps ce qu’il peut y avoir quelquefois d’originalité intellectuelle et morale sous la misère et l’humilité des apparences. Et de là, si l’on a un peu de bonheur, on peut monter, traverser tous les mondes ou même y séjourner successivement, connaître les bourgeois, les marchands, les bohèmes, les artistes, les politiques et ceux qu’on appelle les gens du monde. Et il n’est pas mauvais non plus d’avoir été élevé par les prêtres, puis par l’Université, d’avoir reçu une éducation tour à tour religieuse et purement laïque : cela vous aide dans la suite à comprendre un plus grand nombre de choses. On peut, à ce compte, recueillir des impressions précises et variées sur tout ce que la réalité offre d’intéressant, et on le peut encore plus aisément si l’on a eu soin de se conserver libre et d’éviter le mariage, qui, comme dit La Bruyère, « remet chacun dans son ordre ». Mais ce voyage philosophique à travers les compartiments de la société humaine n’est possible, comme j’ai dit, que si l’on part du plus bas. Le voyage en sens contraire ne se fait point. L’écrivain ou le dilettante né du peuple peut quelquefois hausser son observation jusqu’aux grands en parcourant toute la région intermédiaire : un grand ne sort point de sa classe, sauf en des occasions extraordinaires et trop rapides, et est condamné à une assez grande ignorance, à une pauvreté relative d’impressions. Heureux ceux qui ne sont d’abord qu’une tête dans la foule, quand il est donné à cette tête de circuler librement dans cette foule, d’en visiter les replis et de la refléter tout entière ! Prince ne puis, bourgeois ne daigne, curieux suis.
I §
Pourquoi ces réflexions, dont les unes sont peut-être justes et les autres assurément excessives, m’ont-elles été suggérées par les deux nouveaux volumes qui viennent de paraître de l’Histoire des princes de Condé ? Car elles n’y ont, je l’avoue, que peu de rapport.
Tout ce qu’il est permis de dire, c’est d’abord que certaines parties de l’Histoire des princes de Condé ont forcément plus d’intérêt pour l’auteur que pour nous. Il n’était point possible de séparer leur histoire de celle de notre pays, car ils y ont tous été mêlés en vertu même de leur naissance ; mais ils y ont été mêlés à des degrés et avec des mérites fort inégaux. Dès lors qu’arrive-t-il ? S’il s’agit du Condé de la Ligue ou du grand Condé, à la bonne heure ; ils sont assez considérables pour servir de centre à une histoire politique et militaire de leur temps. Mais si c’est le père du duc d’Anguien qu’on nous présente, nous sommes un peu fâchés de voir le récit d’une partie de la guerre de Trente ans tourner autour de ce médiocre personnage. Que sera-ce quand M. le duc d’Aumale en viendra au fils et au petit-fils du vainqueur de Rocroy ?
Encore leurs figures pourraient-elles être intéressantes malgré l’insignifiance du rôle qu’ils ont joué, si l’auteur pouvait marquer leurs traits avec une liberté entière. Mais (et c’est là mon second regret) on sent trop, à certaines timidités, à certaines habiletés aussi, que l’histoire de ces princes a été écrite par leur cousin et leur héritier, qu’il leur est attaché par les liens du sang et de la reconnaissance. Je sais bien que cela même double l’effet de plusieurs passages du livre. Lorsque M. le duc d’Aumale lut à l’Académie le récit de la bataille de Rocroy, l’auditoire fut traversé d’un frisson qu’il n’aurait probablement point senti si le lecteur n’avait pas été un descendant de Henri IV. Je sais aussi que M. le duc d’Aumale ne dit jamais que la vérité, et que son histoire n’a point le ton ni l’allure d’un panégyrique. Mais dit-il toujours toute la vérité ? ou, si vous voulez, la voit-il toute ? Vous me direz qu’il est arrivé à des bourgeois, écrivant sur les rois et sur les princes, d’apporter dans leur étude un respect beaucoup plus superstitieux et d’être beaucoup plus éblouis par le nom de leurs héros que M. le duc d’Aumale. Mais il ne s’ensuit pas que le noble historien se soit trouvé lui-même dans les meilleures conditions pour nous faire une peinture absolument fidèle du grand Condé Je ne nomme que celui-là, car c’est lui qui remplit la moitié du troisième volume et tout le quatrième. Il est, d’ailleurs, de beaucoup, le plus grand homme de sa race. Je m’en tiendrai donc à lui. Aussi bien je n’ai pu parvenir à m’intéresser à la personne de Henri II de Bourbon.
Or, le portrait gravé qui est dans le quatrième volume me met déjà en défiance. La tête de Condé est bien connue ; mais, par un surcroît de conscience, je suis allé consulter les estampes de la bibliothèque Victor Cousin. Il y a là une trentaine de portraits de Condé, depuis l’enfance jusqu’à l’âge mûr. Deux de ces portraits, l’un de Poilly, l’autre de Nanteuil, sont des merveilles d’exécution et sont aussi, on le sent bien, d’une entière fidélité. Car, outre qu’ils se ressemblent entre eux, ils ressemblent au buste anonyme, d’une vérité si brutale, qui se trouve au musée de la Renaissance. Il n’y a pas à dire, le grand Condé était laid, si la laideur consiste dans un éloignement par trop audacieux des proportions moyennes du visage humain. Un nez démesuré ; de grands yeux qui devaient être beaux, mais à fleur de tête ; pas déjoués : deux profils collés ; une bouche vilaine, soulevée par les dents obliques ; en somme, un nez et deux yeux, et presque rien avec ; une laideur puissante, fascinatrice si l’on veut, qui devait s’illuminer et devenir superbe dans les moments de passion ou dans l’ivresse des batailles. Si l’on avait à imaginer quelque chef de bande idéal, le type même de l’aventurier et de l’homme de proie, c’est bien cette tête-là qu’on lui mettrait sur les épaules. C’est là proprement une tête d’aigle, comme celle de Mirabeau est une tête de lion, celle de Robespierre une tête de renard, celle de Louis XVI une tête de mouton. Eh bien ! cette tête magnifique, extraordinairement expressive, M. le duc d’Aumale en a eu peur, et cela n’est pas bien pour un amateur et un collectionneur de tableaux. Il est allé chercher je ne sais quel portrait officiel peint par Stella, et il en a fait faire, sous la direction et avec la complicité de M. Henriquel Dupont, une gravure adoucie et affadie qui lui arrondit les joues, qui lui donne un menton, qui lui façonne une bouche aimable, qui l’enjolive et l’éteint, qui le passe tout entier à la pierre ponce et qui, finalement, le fait ressembler à Mlle Bartet : bref, un portrait flatté, souriant, convenable, à l’usage de la famille.
II §
Ces adoucissements et ces atténuations, je crains que M. le duc d’Aumale ne les ait fait subir aussi au portrait moral de son héros. Ce n’est là qu’une impression ; mais, me souvenant quel terrible homme a été le grand Condé, je comptais voir son caractère se dégager, dès son enfance, avec un tout autre relief. Or, j’assiste à une enfance comprimée, studieuse, sérieuse et docile de jeune prince qu’on chauffe et qu’on pétrit de bonne heure et durement pour son rôle futur. Mais peu ou point de traits originaux et significatifs. Ce Condé enfant, ce Condé adolescent, je les vois mal et je suis un peu déçu. Sans doute j’avais tort d’attendre autre chose que ce qu’on me donne : c’est apparemment qu’il n’y a rien de plus. Et, après tout, cette histoire du dur dressage d’un enfant à son métier de prince et de général est fort intéressante en elle-même, et M. le duc d’Aumale nous la raconte avec beaucoup de vivacité et de charme et dans un style qui a en même temps de la tenue et de la grâce.
J’ai lu, pour ma part, avec une sorte d’admiration mêlée de pitié ce récit de l’éducation d’un prince. A peine né, son père l’enlève à sa mère, craignant pour lui l’air de Paris et plus tard « l’influence de ces femmes élégantes dont Madame la Princesse était toujours entourée », et l’envoie au château de Montrond, en Berry, sous la garde de mercenaires. A quatre ans et demi, le petit duc fait son entrée à Bourges pour y être baptisé. Il trouve aux portes de la ville la noblesse, le clergé, les officiers de justice, quatre mille bourgeois sous les armes, et conçoit nettement, une fois pour toutes, qu’il n’est point de la même pâte que les autres hommes. Et il entend cinq discours, héroïquement, sans broncher, sans dormir, déjà redressé et roidi dans son rôle de prince — à quatre ans et demi ! Peu après commence pour le pauvre petit, sous la direction d’un Père jésuite et d’un vieux gentilhomme, une éducation impitoyable, à haute pression, que je remercie le ciel de m’avoir épargnée. Il semble avoir été d’une surprenante précocité. A sept ans, il jouait au soldat en latin ; à onze ans, il avait terminé sa rhétorique (au collège Sainte-Marie, de Bourges) et « maniait le latin comme sa propre langue ». M. le duc d’Aumale nous donne quelques-unes des lettres latines qu’il écrivait à son père à cette époque. Elles sont d’une terrible « élégance ». J’y prends une phrase au hasard : Interim haec rudimenta devoveo primi mei in rhetorica tirocinii, quae, tametsi impolita sint atque inculta, hahebunt tamen veniam, quia tironis sunt et fortasse parient delectationem, quia sunt filii. (En attendant, je vous dédie ces premiers essais de ma rhétorique. Vous n’y trouverez ni art ni politesse ; mais vous les lirez avec indulgence, parce qu’ils sont d’un apprenti, et peut-être avec plaisir, parce qu’ils sont de votre fils. ) Voilà qui n’est point mal pour un enfant de onze ans ; mais mon insupportable méfiance me suit partout. Je songe à ce que nous dit M. le duc d’Aumale du recueil de poésies latines que le duc d’Anguien offrait à son père en termes si élégants, et j’ai peur que recueil et dédicace ne soient partis des mêmes mains. « Le Père Pelletier, nous confesse avec esprit M. le duc d’Aumale, eut peut-être plus de part que son élève à la composition du recueil. Cependant il n’y travailla pas seul ; l’écriture change souvent, et dans tout le volume il y a tant d’emprunts à l’antiquité et à la fable, une si grande abondance de figures de rhétorique, une telle variété de rythmes depuis l’hexamètre jusqu’à l’ode tricolos tétrastrophos, le tout mêlé à une si profonde horreur de l’hérésie, qu’on peut attribuer l’œuvre au corps enseignant de Bourges. »
Puis le duc d’Anguien apprend la philosophie et tes sciences. « Toutes ces études furent poussées à fond. » Pousser à fond l’étude des sciences et de la philosophie entre onze et treize ans, cela est tout à fait remarquable. A la fin de chaque division du cours, il soutient des thèses qu’il fait imprimer et distribuer aux ministres, aux principaux magistrats, aux chefs du clergé, à Paris, en province et jusqu’à Rome. Puis c’est le droit et l’histoire où il s’applique avec beaucoup d’ardeur, considérant expressément les grands personnages historiques comme des maîtres et des sortes de prédécesseurs dans un rôle qu’il jouera à son tour. « C’est un esprit auquel il faut de l’emploi », disait fort justement son précepteur le P. Pelletier. Joignez à cela les exercices physiques, la danse, la paume, l’équitation, la chasse, à laquelle il paraît dès lors s’adonner furieusement. Ici se placent deux de ces anecdotes que recherchaient Bouvard et Pécuchet méditant une Vie du duc dAngoulême. Un jour, il donne tout son argent à deux paysans ruinés par les recors. En revanche et avec plus d’entrain, j’en suis sûr, il défend contre une émeute un procureur fiscal.
A quinze ans il vient à Paris faire sa révérence au roi, se rend à Saint-Maur auprès de sa mère, « qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de voir souvent », et va rejoindre son père dans son gouvernement de Dijon, où il complète ses études. Il revient à Paris, entre à l’Académie royale, qui était une sorte d’École militaire, et commence à aller dans le monde, à l’hôtel de Condé et à l’hôtel de Rambouillet, où il rencontre une foule de jolies personnes et notamment cette touchante Marthe du Vigean dont il devient quelque peu amoureux. Pourquoi, sur ces amours, M. le duc d’Aumale nous renvoie-t-il à Victor Cousin ? N’a-t-il point d’autres documents ?
M. le Prince avait d’ailleurs fixé le nombre et la durée des visites que le duc d’Anguien pouvait faire à sa mère. Mais la princesse, blessée par ces prescriptions, peut-être aussi trouvant que son fils « ne faisait pas d’assez bonne grâce son compliment aux dames », lui dit « qu’il n’était pas nécessaire de venir souvent ». Il est vrai qu’elle se ravise un peu après, C’est égal, la tendresse manque singulièrement dans cette éducation. A quinze ans, le duc d’Anguien n’avait pour ainsi dire pas vu son père ni sa mère. « En apprenant, en imposant le respect à son fils, dit M. le duc d’Aumale, Henri de Bourbon négligea de faire naître, de développer dans cette jeune âme certains sentiments délicats, de toucher certaines cordes qui n’ont jamais vibré dans le grand cœur de Condé. » A la bonne heure ! Mais quelles « cordes » ? Au moins l’apprendrons-nous dans les volumes suivants ? Trop de litotes et de prétéritions. Un jour, M. de Benjamin, directeur de l’Académie royale, se met d’accord avec le P. Pelletier pour empêcher le jeune duc d’aller à un divertissement chez sa mère : M. le duc d’Aumale a le courage d’avouer que « cette conspiration contre d’innocents plaisirs ne fut pas du goût de M. le duc » et que « pendant quelques jours M. de Benjamin n’eut pas à se louer de lui ». Mais tout de suite il ajoute, craignant d’en avoir trop dit : « Ce fut de courte durée. »
A dix-sept ans, le duc d’Anguien va prendre possession du gouvernement de Bourgogne en l’absence de son père. Il est vrai « qu’il fut réglé que le jeune gouverneur ne prendrait résolution sur aucun objet important sans l’avis d’un conseil dont son père avait nommé tous les membres ». Ce qui n’empêche point M. le duc d’Aumale d’attribuer pieusement à ce gouverneur de dix-sept ans tout le mérite des mesures qu’il prend et des rapports qu’il signe. Ici, bien que son père l’entretienne maigrement et refuse même un habit neuf au gouverneur de Bourgogne, le pauvre enfant respire un peu. Il va dans les bals, dans les mascarades, il joue, il « passe joyeusement son temps ». Son père avait eu soin de le flanquer d’un nouveau jésuite, le P. Mugnier ; mais ce jésuite était un brave homme qui calmait M. le Prince quand le petit duc avait trop perdu au jeu et qui avait pour son élève d’assez grandes tolérances, comme on le voit par ce passage impayable d’une de ses lettres : « Quelques scrupuleux de Dijon, même de nos Pères, m’ont reproché tels divertissements (les mascarades) à cause du masque. Je me suis défendu par bonnes raisons dont l’une est la modestie que M. le duc m’a promis de garder en telles actions. » Et M. le duc d’Aumale ajoute, non moins plaisamment : « Il y a lieu de croire que M. le duc tenait sa promesse. » Vous pensez bien que, pour moi, je me garderais bien d’en douter.
Mais ce bon temps ne dura guère. Son père, en homme avisé, lui fait épouser Mlle de Brézé, une petite fille chétive et insignifiante, mais nièce du tout-puissant cardinal. Heureusement le duc d’Anguien s’en va peu après comme volontaire au siège d’Arras. Dès la première rencontre, il se bat éperdument. « Après avoir tiré à bout portant ses deux pistolets, il désarme de sa main et fait prisonnier un capitaine de cuirassiers de l’empereur. » Nous savons par les témoignages des contemporains qu’il donnait toujours de sa personne dans la mêlée, que le combat l’enivrait et le transfigurait, et qu’il apparaissait alors, les yeux flamboyants, tout rouge de sang, « pareil au dieu Mars ». Mais tout de suite après ce furieux noviciat, il tombe dangereusement malade. « Un instant on le crut fou. » Il en réchappe ; il vient à Paris. Son père, qui continuait à le surveiller de fort près, l’arrache à la société des petits-maîtres : « Ils feront de mon fils un joueur et un libertin. » Il n’aimait pas la femme à qui on l’avait marié. Mme la Princesse note dans une lettre, comme un fait digne de remarque, qu’il s’est laissé embrasser par sa femme et lui a fait quelques caresses. Richelieu, qui avait un œil dans l’alcôve du duc d’Anguien, prenait fort mal sa discrétion calculée à l’égard de la duchesse. C’est sur tout cela que nous voudrions avoir quelques détails. Après la tyrannie paternelle, la tyrannie du cardinal s’appesantissait sur le fougueux adolescent. Une fois, à Lyon, il se dispense d’aller rendre ses devoirs au vieil archevêque, frère du grand ministre : Richelieu l’oblige à aller faire, tout frémissant de rage, amende honorable au bonhomme. Pourtant le cardinal l’appréciait et l’aimait. Il le recommande avant de mourir, au roi qui, mourant lui-même, lui donne un commandement en chef.
Enfin ! il allait donc pouvoir dépenser librement l’extraordinaire somme de vie et d’énergie qui était en lui et que tout avait comprimé jusque-là. Nous avons été étonnés de le trouver, après tout, si docile ; mais quelle revanche il prendra ! Son éducation prépare de deux manières le Condé que nous connaissons. D’abord elle est dirigée tout entière en vue du premier rôle qu’il doit jouer, et cette idée lui a toujours été présente, en sorte que sa fierté même a pu être intéressée à se plier aux rudes programmes qu’on lui imposait. De plus, cette éducation a été absolument sans tendresse ; elle n’a pu développer en lui que l’orgueil et la force de la volonté. Durement élevé, il manquera de douceur. Longtemps contraint, dès qu’il sera libre il éclatera ; il fera des choses héroïques et superbes, et bientôt il en fera de monstrueuses ; son éducation, par ce qu’elle a de spécial, nourrit son orgueil, et, par ce qu’elle a de tyrannique, en prépare le débordement.
III §
A vingt et un ans, il se révéla grand homme de guerre, par la science déjà, mais surtout par un instinct merveilleux, par un don de nature. La guerre était évidemment, de tous les travaux humains, celui où ses facultés essentielles et le fond de fougue animale qu’il portait en lui trouvaient le mieux leur emploi. Il fit la guerre avec allégresse et, l’on n’en saurait douter, avec génie.
Jadis, quand j’étais beaucoup plus jeune, je concevais mal ce génie-là ; je n’en saisissais point la beauté propre. Un grand poète me semblait un être infiniment supérieur à un grand général. Je me disais : « Je vois bien qu’un chef d’armée doit avoir une certaine lucidité et une certaine force d’intelligence. Il s’agit, en effet, de combiner, pour un but précis, des éléments multiples et qui soutiennent entre eux des rapports compliqués. Rien que pour mettre en branle un régiment, que de choses dont il faut tenir compte : le nombre des hommes, leur état physique et moral, la vitesse de leur marche, la forme des terrains, la nature du sol, les chemins, la température, les mouvements possibles de l’ennemi ! Et, ce qu’on ne sait pas, il faut le deviner. Et il faut, en outre, leur assurer la subsistance et combiner avec leur marche celle des convois de vivres. Quand on doit faire ce travail pour un certain nombre de régiments ou de groupes plus considérables et lier entre elles et subordonner les unes aux autres des évolutions déjà si complexes en elles-mêmes, le calcul devient étrangement difficile. Mais enfin l’effort intellectuel qu’exige cette opération ne diffère pas essentiellement de celui que fait un bon joueur d’échecs. Il s’agit, ici et là, d’avoir à la fois sous les yeux, de retenir en même temps dans le champ de son attention une grande quantité de mouvements accomplis et de mouvements projetés et leurs relations actuelles et futures. Or, cela ne suppose qu’une aptitude particulière qui peut d’ailleurs s’allier à une foncière médiocrité d’esprit. Les hommes de guerre ne m’éblouissent point. Plusieurs, du reste, n’ont même pas eu cette sorte d’intelligence que je viens de dire : le hasard a presque tout fait pour eux, et il y a eu plus d’une bataille gagnée à l’insu de celui qui commandait. Dans tous les cas, les facultés dont est composé le génie d’un soldat sont presque toujours d’une espèce assez humble ; le degré seul en est quelquefois éminent. »
Ainsi raisonne-t-on à l’âge heureux où l’on a toutes les impertinences. Mais, à mesure qu’on vit, on acquiert un sens plus exact des réalités. Ce qui met tout de suite une énorme distance entre le joueur d’échecs et le général d’armée, c’est que ce dernier opère sur des éléments concrets, changeants, fuyants, variables, et sur une matière vivante. Les pièces de son échiquier sont des groupes d’hommes faits de chair, d’os et de nerfs, et d’une âme agissante et sentante. Il y a toujours dans ces masses une terrible somme d’inconnu, une continuelle menace de surprise. On ne sait jamais ce qu’il en sortira, ni ce qui dort dans cette âme collective, si capricieuse, sujette à des mouvements inexpliqués et contagieux. Il faut certainement un don spécial, une volonté, une confiance peu communes pour agir directement sur ces masses obscures. Il faut un ascendant, un je ne sais quoi d’assuré et de dominateur, qui s’impose de lui-même à ceux qui servent d’intermédiaires entre ces multitudes vivantes et vous. Après avoir osé décider, il faut oser commander. Si vous croyez que cela n’est rien ! Je m’en sens si profondément incapable que je commence à admirer ceux qui ont cette puissance en eux.
A la terreur qu’on doit éprouver au moment de mouvoir ces masses mystérieuses, joignez le sentiment d’une responsabilité formidable. Ce qu’on ordonne ainsi, c’est la mort de milliers de créatures humaines, et c’est une prodigieuse quantité de tortures physiques et de souffrances morales. Et, par-delà le champ de bataille, ce qui est en jeu, ce dont on décide d’un mot, d’un geste, c’est l’intérêt, l’honneur, le bonheur de plusieurs millions d’autres hommes aujourd’hui et dans l’avenir. Aucun acte humain n’a des conséquences ni si immédiates, ni si lointaines, ni si sérieuses, que celui d’un général en chef. Jugez quelle force d’âme il exige et de quel tremblement intérieur il doit être accompagné !
Et c’est par là que le rôle de l’homme de guerre devient d’une incomparable grandeur. Il fait l’histoire non pas, comme le politique ou l’écrivain, par des préparations et influences éloignées ; il fait l’histoire directement, sur place ; il y met la main, sans métaphore. Ce qu’il taille dans de la chair, ce qu’il pétrit dans du sang, c’est la destinée d’un peuple. La guerre est l’action par excellence. Qu’est, auprès de celle-là, l’action du poète ou de l’artiste ? Leur œuvre même dépend au fond de celle du soldat. Et voyez : la part que le hasard a toujours dans le succès des batailles et qui me semblait tout à l’heure diminuer le mérite des chefs d’armée, rend, au contraire, leur fonction plus tragique et plus solennelle. Ils sentent que ni les calculs de la prudence, ni le courage, ni la rapidité et la vigueur de la décision ne suffisent ici et que, faisant l’histoire, ils la font avec quelqu’un qui ne se montre pas, qui est peut-être contre eux, et qu’ils collaborent avec un grand inconnu. Il me semble qu’ils doivent frissonner par moments, être saisis d’un effroi mystique. Aussi tous les grands hommes de guerre ont-ils eu besoin de croire à leur étoile, c’est-à-dire à une volonté divine, plus forte que tout, et qui leur donnait la victoire.
Un de mes amis qui a fait la campagne de 1870 en qualité de lieutenant, qui depuis est entré dans l’Université, et que je n’hésitais point à juger beaucoup plus intelligent que les trois quarts de nos commandants de corps, me disait l’autre jour : « Je n’ai jamais commandé plus de deux cents hommes. Or, je sais bien que la première fois que j’ai dû m’en servir devant l’ennemi, j’étais diablement ennuyé. Je m’en suis tiré parce que je n’avais guère à faire preuve d’initiative ; mais un bataillon de mille hommes m’aurait fort gêné, si j’avais dû le faire manœuvrer. Et cependant j’avais plus d’une fois commandé un bataillon… sur le champ de manœuvre. »
C’est bien cela. Ce qui fait la grandeur d’un général en chef, outre l’intelligence calculatrice et organisatrice qu’il doit posséder à un degré remarquable, c’est qu’il doit agir, et dans les conditions les plus terribles, les plus propres à paralyser la volonté. Il y faut un génie particulier qu’il serait puéril de juger inférieur, par la qualité, à celui du grand peintre ou du grand écrivain. Et de fait, cette espèce de génie-là ne se rencontre pas plus fréquemment que les autres. C’est, du reste, un don moral autant qu’intellectuel. Cela n’est point, je pense, pour le diminuer. Ce don, le duc d’Anguien l’avait évidemment, et peut-être même n’y a-t-il point d’autre grand général chez qui ce don ait éclaté plus purement, ait moins été mêlé à d’autres.
IV §
A vingt et un ans il gagne la bataille de Rocroy. Cela est unique, car Alexandre et Napoléon avaient du moins quelque vingt-cinq ans quand ils gagnaient leurs premières batailles.
Oui, c’est bien lui qui eut le principal honneur de la journée : il est impossible d’en douter après le récit de M. le duc d’Aumale. Dans ce récit fort bien fait, très clair, malgré la multiplicité des détails, emporté d’un beau mouvement et comme traversé d’un souffle de joie héroïque, le duc d’Anguien est toujours en scène, toujours au premier plan ; c’est lui qui fait tout, et tout tourne autour de lui. Et c’est bien lui qui, au milieu de la bataille, a l’idée du fameux mouvement qui nous valut la victoire. Vous vous rappelez les commencements de l’action ? Pour dire les choses tout en gros, chaque armée a son infanterie au milieu et sa cavalerie sur les ailes. Tandis que notre aile droite, avec le duc d’Anguien, culbute l’aile gauche des ennemis et s’avance même par-delà la première ligne de leur infanterie, leur droite met notre gauche en déroute. Ici, écoutez le narrateur :
… Du point où le duc d’Anguien avait fait halte pour rallier derrière la ligne espagnole ses escadrons victorieux, il ne pouvait saisir les détails de ce tableau ; mais la direction de la fumée, la plaine couverte de fuyards, la marche de la cavalerie d’Alsace, l’attitude de l’infanterie ennemie, tout lui montrait, en traits terribles, la défaite d’une grande partie de son armée. Il n’eut pas un instant d’accablement, il n’eut qu’une pensée : arracher à l’ennemi une victoire éphémère, dégager son aile battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs. Quelques minutes de repos données aux chevaux essoufflés lui ont suffi pour arrêter le plan d’un nouveau combat, conception originale dont aucune bataille n’offre l’exemple. Laissant Gassion sur sa droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, il fait exécuter à sa ligne de colonnes un changement de front presque complet à gauche, et aussitôt, avec un élan incomparable, il la lance ou plutôt il la mène en ordre oblique sur les bataillons qui lui tournent le dos.
Voilà qui est explicite. Mais mon embarras est grand, car j’ai sous les yeux une autre étude sur la bataille de Rocroy, écrite aussi par un homme du métier et d’après des documents authentiques, et j’y lis cette description d’un autre mouvement non moins décisif :
… Mais, au moment où la situation était le plus critique, où le duc d’Anguien se démenait sur place contre l’infanterie wallonne (cela, c’est le mouvement de tout à l’heure), où la droite ennemie, dirigée par Melo, s’apprêtait pour un dernier effort, il se produisit dans les derniers rangs une oscillation étrange, suivie d’une vaste clameur, d’un cri général de Sauve qui peut ! C’était Gassion qui, en poursuivant l’ennemi, était arrivé au-delà de la deuxième ligne espagnole (les tercios wallons), c’est-à-dire sur un terrain plus élevé que celui où se trouvait la masse des combattants. De là il avait pu voir ce qui se passait à la gauche française. Alors, par une inspiration digne d’un grand capitaine, il avait arrêté ses escadrons, les avait reformés, puis, tournant brusquement en arrière de l’armée espagnole, était venu prendre en queue leur aile droite triomphante.
Pas un mot de cela dans M. le duc d’Aumale. Ce mouvement de Gassion, la seule trace que j’en découvre, c’est peut-être dans ce bout de phrase qu’on a lu : « Laissant Gassion à droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, Anguien », etc. Rien de plus. Je recueille, à travers le long récit de M. le duc d’Aumale, les quelques phrases qui concernent Gassion : elles ne lui attribuent qu’un rôle effacé et tout subalterne. Au commencement de la bataille, « tous les escadrons sont sur une seule ligne ; Gassion en conduit sept et prend à droite, Anguien à gauche, un peu en arrière avec huit ». Puis, après le mouvement tournant, « les fuyards qui se jettent en dehors, dans la direction du bois, sont ramassés par Gassion ou par les Croates ». Six pages plus loin, Gassion empêche les fuyards de se rassembler et veille du côté du nord, guettant l’armée de Luxembourg, car Beck peut encore survenir. Enfin « Gassion s’est rapproché avec ses escadrons ». Et c’est tout. Sirot joue un bien autre rôle que Gassion. On pourrait retrancher toutes les phrases où celui-ci est nommé sans enlever au récit rien d’essentiel. Ainsi, pour M. le duc d’Aumale, Gassion n’a rien fait ; pour d’autres, c’est lui le véritable vainqueur. Qui croire ?
Je n’ai ni la prétention ni les moyens de trancher la question. Je ne puis avoir que des impressions dont je vous permets de ne pas tenir compte, car elles ne sont pas d’un grand homme de guerre ni même d’un curieux suffisamment renseigné. Mais je lis encore dans le mémoire favorable à Gassion : «… Quant au duc d’Anguien, il n’est pas en arrière de son infanterie, à l’endroit d’où l’on domine l’action, mais en avant de l’un des escadrons, comme un simple capitaine d’avant-garde. Il part bravement à la tête de ses hommes, sans s’occuper ni de sa gauche ni de son centre, et s’acharne à combattre sur place, laissant à ses lieutenants, Gassion et Sirot, le soin de le tirer d’affaire. » La dernière phrase est sévère et sans doute injuste ; mais j’avoue que j’avais été moi-même un peu surpris de voir un général en chef s’engager à fond de train, dès le début, à la tête d’un escadron, et se mettre ainsi dans l’impossibilité d’embrasser l’ensemble de l’action, de la diriger et de parer aux surprises. Au reste, en dépit des panégyristes officiels, et si nous en croyons Gui Patin, le bruit courut, à Paris, dans les salons, que le duc d’Anguien avait montré trop de jeunesse et que, si le combat s’était terminé à notre avantage, l’honneur en revenait uniquement à M. de Gassion. L’ingénieur du roi, M. de Beaulieu, qui nous a laissé sur les batailles de cette époque une série de gravures presque toujours fort exactes, représenta le combat au moment même où Gassion exécute son mouvement tournant. Et le nouveau secrétaire d’État, Michel Le Tellier, écrivit à Gassion cette lettre que M. le duc d’Aumale ne cite pas et n’avait pas à citer, et dont les termes me paraissent très significatifs :
Monsieur, la bonne part que vous avez eue en la gloire de la bataille de Rocroy a été publiée si hautement et est si connue de tout le monde, qu’il n’a pas été besoin que vos amis se soient mis en peine de faire savoir à la reine de combien de valeur et de prudence a été accompagnée la conduite que vous avez tenue en cette occasion si importante, etc.
Mais il y a plus. Nous avons vu quelle place insignifiante tient Gassion dans la narration de M. le duc d’Aumale : or, avant de commencer son récit, M. le duc d’Aumale nous fait un portrait de Gassion beaucoup plus développé que celui des autres généraux, très coloré et très vivant :
Gassion était connu de M. le Duc, qui avait déjà servi avec lui. Et d’ailleurs, qui alors ne connaissait « le colonel Gassion », favori de Gustave-Adolphe, distingué et protégé par Richelieu ? Homme de guerre autant qu’on peut l’être, n’ayant rien du courtisan ni de passion que pour son métier, également prompt à la repartie et à l’action, on ne rencontre guère de figure plus originale… Depuis le 10 décembre 1641, il était mestre de camp général de la cavalerie avec autorité sur les autres maréchaux de camp. Exigeant beaucoup des troupes, toujours au premier rang, souvent blessé, indulgent aux pillards et terrible « dégâtier », comme on disait alors, il était adoré de ses soldats. Robuste, infatigable, usant force chevaux, très habile à manier ses armes, mais payant peu de mine, petit, replet, le visage osseux et presque carré, ses traits, son regard, annonçaient l’audace et la résolution plutôt que la supériorité de la pensée. Nous allons voir Gassion au pinacle, le plus actif, le plus clairvoyant des éclaireurs, le plus prompt, le plus vigoureux des officiers de bataille, réunissant ces parties si rares qui font le général de cavalerie complet.
Il est vrai que M. le duc d’Aumale ajoute : « Il n’avait pas l’étoffe d’un général en chef. » Il n’y en a pas moins une disproportion évidente entre ce portrait et le rôle presque nul que le narrateur prête à Gassion pendant la bataille. Et d’autre part, après avoir ainsi escamoté Gassion, M. le duc d’Aumale nous dit, dans les réflexions qui terminent son chapitre : « Ainsi que Sirot, Gassion sut presque deviner la pensée de son chef et lui donner le concours le plus intelligent et le plus énergique. » Qu’est-ce à dire : « sut presque deviner » ? S’il sut deviner la pensée de Condé, c’est donc que Condé ne la lui avait point dite, et cela signifie qu’elle est bien de lui, Gassion. Mais « deviner presque », voilà une nuance que j’ai du mal à saisir.
Enfin ce Gassion, qui ne fait rien que « prendre à droite » et « ramasser les fuyards », le duc d’Anguien demande pour lui, avec insistance et dans plus de dix lettres, le bâton de maréchal. On lit dans ces lettres, qui font le plus grand honneur à Condé : « Je m’adresse à vous pour vous supplier de vouloir faire reconnaître les services que M. de Gassion a rendus en cette occasion d’une charge de maréchal de France. Je puis vous assurer que le principal honneur de ce combat lui est dû. » — « Je vous supplie de considérer qu’on en a fait d’autres (maréchaux) qui n’avaient pas gagné des batailles si avantageuses que celle-ci : il est vrai qu’il ne commandait pas l’armée, mais il a si bien servi que je vous avoue lui devoir une grande partie de l’honneur que j’ai eu. » Et Espenan et le duc de Longueville parlent exactement de la même façon.
« Gassion aussi, dit M. le duc d’Aumale, avait écrit à Mazarin ; dans sa lettre, courte d’ailleurs, il avait trouvé moyen de ne parler que de lui-même. » Voyez-vous percer la malveillance ? Si Gassion ne parle que de lui, c’est peut-être qu’il eût été fort empêché de faire de son général en chef un éloge sans réserves.
Au surplus, je me contente d’émettre des doutes. Il me suffit que la bataille de Rocroy ait été gagnée. Qu’elle l’ait été par Condé ou par Gassion, cela m’est assez égal, car j’aime autant l’un que l’autre. Mais cela, visiblement, n’est pas égal à M. le duc d’Aumale : c’est bien naturel, et c’est tout ce que je voulais dire. Il serait ridicule et j’espère qu’il serait inutile de vouloir diminuer la gloire militaire de Condé. Qu’à vingt ans et à sa première action il ait commis quelques fautes, quoi de surprenant ? Il n’en a pas moins « gagné la bataille », lui aussi, par la confiance qu’il sut dès l’abord inspirer aux soldats, par son ascendant sur tous ceux qui l’approchaient, par la flamme qui était en lui, par le bonheur de son étoile. Cela vaut souvent une tactique impeccable. Du reste, au siège de Thionville, à Fribourg, à Nordlingen, nous ne trouvons plus de ces méchantes querelles à lui faire. On se représente ordinairement le grand Condé comme un capitaine d’un génie tout spontané et qui devait plus à l’inspiration qu’à la science : M. le duc d’Aumale s’applique à nous montrer qu’il fut aussi un excellent tacticien, un ingénieur habile et savant, et nous le croyons sans peine.
L’Histoire des princes de Condé s’arrête à la bataille de Nordlingen : la partie la plus intéressante de la vie du duc d’Anguien reste donc à raconter. C’est là que nous attendons M. le duc d’Aumale avec impatience. J’avoue que je lui ai fait çà et là un procès de tendance ; mais j’ai si grand’peur qu’il ne cède à la tentation d’embellir ou d’adoucir les traits du caractère de son héros ! L’intérêt de son oeuvre y perdrait, et je ne vois pas ce qu’y gagnerait le grand Condé. Car on n’en fera jamais un très bon homme ; mais, de plus, arrangé, il serait moins original ; et, d’autre part, notre défiance, mise en éveil, irait plus loin que la vérité. Si donc M. le duc d’Aumale conclut un jour, comme Bossuet, que la qualité essentielle de son héros fut la bonté, nous ne demandons pas mieux ; mais que ce soit à bonnes enseignes !
Gaston Paris et la poésie française au moyen âge58 §
I §
Depuis qu’on nous a fait entendre que c’étaient les privat-docenten qui avaient gagné la bataille de Sedan, beaucoup de bons esprits se sont figurés chez nous qu’un moyen indirect, mais sûr, de préparer la revanche était d’établir des textes grecs, latins ou romans ; et l’érudition a envahi la France. Elle règne même normale et dans les Facultés. Elle règne même dans les lycées, où l’on fait de la philologie en huitième et où l’on initie aux « nouvelles méthodes » les petits garçons à grands cols et à culottes courtes
Je respecte beaucoup cette manie. Fût-elle toujours stérile (ce qui n’est pas), je n’oserais m’en plaindre : car elle comble de joie ceux qui s’y livrent et elle fait du même coup le bonheur des autres par les railleries faciles auxquelles elle prête. Je reconnais d’ailleurs qu’il est peut-être aussi puéril de se moquer de l’érudition en bloc, que de faire de l’érudition comme quelques-uns en font.
Vous imaginez tout ce qu’on peut dire là-dessus :
- — Oui, sans doute, l’érudition, comme nous la voyons pratiquée par les trois quarts des érudits, est, sous ses airs graves, une des plus futiles entre les occupations humaines. La race n’est pas éteinte des gens qui, du temps de la Bruyère, recherchaient avec passion si c’était la main gauche ou la main droite qu’Artaxercès avait plus longue que l’autre. Les neuf dixièmes des variantes que tel philologue, après avoir pâli sur les manuscrits, introduit dans le texte d’un auteur grec ou latin, sont parfaitement insignifiantes. Je ne suis nullement curieux de savoir combien il y a au juste de génitifs locatifs dans Virgile. Je ne puis dire combien j’ai peu de souci de connaître la date exacte de chacune des comédies de Plaute. Sur cent inscriptions que l’on découvre et que l’on déchiffre, il n’y en a pas deux qui nous révèlent quelque chose d’un peu intéressant. L’homme qui passe une année à déterrer dans quelque village d’Italie et à cataloguer de vieux pots en se demandant s’ils sont étrusques, fait une besogne pour laquelle je n’arriverai jamais à me passionner. Si l’on me disait qu’on vient de découvrir un almanach de tous les fonctionnaires romains en telle année, j’accueillerais la nouvelle avec sang-froid et je prierais qu’on me dispense de le lire. Or, tous les efforts des épigraphistes ne vont pas à reconstituer la dixième partie de cet almanach, pour lequel, s’il existait, je ne me dérangerais pas. Les trois quarts des textes du moyen âge, laborieusement établis et publiés par des hommes persévérants, distillent un insupportable ennui et nous apprennent moins de choses essentielles que le portail de Notre-Dame de Paris. Le travail enragé de presque tous les érudits sur le passé n’aboutit la plupart du temps qu’à découvrir ou à démontrer de petits faits purement contingents, absolument vides de signification, et dont il n’y a rien à tirer pour la connaissance de l’humanité et de son histoire.
Quoi de plus inutile et de plus frivole que ces recherches ? Elles ne supposent d’ailleurs, chez ceux qui s’y sont voués, que de la patience, une sagacité moyenne et le goût d’une certaine activité sans invention, qui peut fort bien s’allier à une réelle paresse d’esprit. Elles sont le refuge des honnêtes gens à qui la grande curiosité, le sentiment du beau et le don de l’expression ont été refusés. Et pourtant ces médiocres occupations, « amusant leur intelligence par des difficultés faciles » (pour parler comme fait Flaubert à propos de Binet et de ses ronds de serviette), les gonflent d’aise et d’orgueil. L’érudit jouit de savoir des choses que les autres hommes ignorent. L’érudit méprise au fond les poètes, les romanciers, les critiques, les journalistes. L’érudit est plein de morgue, parce qu’il fait partie d’une espèce de confrérie occupée de choses mystérieuses, qui a ses traditions, ses rites, son langage. L’érudit est entêté : il tient d’autant plus au résultat de ses recherches que ce résultat est plus mince : il ne veut pas avoir perdu son temps. L’érudit a l’esprit court : l’épigraphie l’empêche de comprendre l’histoire ; la philologie l’empêche de comprendre la littérature ; l’archéologie l’empêche de comprendre l’art. L’érudit, confiné dans sa tâche méticuleuse et inféconde, vit en dehors de la réalité, de la grande comédie humaine, et ne se doute pas à quel point elle est amusante et variée. L’érudit a un faible pour l’Allemagne. Il en a plein la bouche, de la « science allemande ». Bref, l’érudit est un être affreux, misérable et superflu.
Mais que de choses aussi à dire en faveur de l’érudit ! Il est vrai qu’il y en a de plusieurs sortes, et ce n’est peut-être pas de la même que je vais parler maintenant.
D’abord, lequel des deux fait la besogne la plus vaine, de l’érudit qui découvre les choses inutiles du passé, ou du « chroniqueur » qui raille l’érudit et qui conte et commente les choses inutiles du présent ? Est-il plus intéressant de savoir que Vultéius était, vers l’an 125, maire d’un village d’Italie, ou que Mme de Sainte-Veloutine portait l’autre jour un corsage vert à brindilles de jais ? Puis, l’érudit a ce mérite de n’écrire que pour quelques centaines d’érudits, comme le poète écrit pour une cinquantaine de poètes. Or, de travailler pour un si petit nombre de personnes et de tenir leur estime pour une suffisante récompense de son labeur, cela ne suppose-t-il pas une fierté qui a sa noblesse ? Ajoutez que ce labeur est le plus désintéressé de tous. L’érudit cherche la vérité pour elle-même : il l’accepte et l’aime toute seule et toute nue. Il l’aime, non seulement en dehors de toute application pratique, mais il l’aime quelle qu’elle soit, et même négligeable et stérile. Il admet d’avance l’insignifiance possible du résultat de ses efforts. Cette abnégation, quand on y pense, n’a-t-elle pas quelque chose d’héroïque et de touchant ?
Mais, au reste, l’érudit est soutenu par cette idée qu’il travaille à une grande œuvre collective, où l’effort de chaque ouvrier peut sembler de peu de fruit, mais où l’effort de tous est nécessairement fécond. Si quatre-vingt-dix-neuf inscriptions ne nous apprennent rien, la centième pourra fixer un point d’histoire important. Si quatre-vingt-dix-neuf variantes n’ajoutent ni sens ni beauté à un texte ancien, la centième pourra nous donner un beau vers. La date exacte d’un ouvrage peut être indifférente : elle peut aussi marquer clairement l’influence d’une littérature sur une autre, ou des événements politiques sur la littérature. Mille petits pots, en terre rouge ou brune, ne seront que des petits pots, quelques-uns avec des bonshommes dessus : le mille et unième sera précieux pour l’histoire de l’art ou des religions, complétera pour nous le sens d’un mythe, nous fera mieux connaître l’âme des anciens hommes.
L’érudit patient est comme le bon artisan du moyen âge qui s’appliquait à bien tailler sa pierre pour la cathédrale future sans savoir où cette pierre serait posée ni si elle serait vue des fidèles, heureux pourtant de collaborer pour son humble part au monument élevé à la gloire de Dieu. Il faut aimer les érudits, leur pardonner leurs petits travers, leurs étroitesses de spécialistes et leur vue de myopes. Ce sont les manœuvres dévoués et pieux des belles architectures édifiées par les grands esprits. Ils préparent les matériaux qui servent à écrire les beaux livres. C’est par leurs découvertes que s’élargit, en somme, la philosophie des sages, et que se renouvellent l’inspiration des poètes et la curiosité des dilettantes. Leurs travaux de fourmis et de termites modifient à la longue, chez les êtres les plus intelligents de notre espèce, la vision du monde et de l’histoire. Ils contribuent à la conscience de plus en plus claire que l’humanité supérieure prend de soi. Ils sont comme l’humus où poussent ces fleurs spirituelles : le génie d’un Taine ou d’un Renan.
Et je suis encore plein de respect pour les érudits parce que leur manie implique l’amour du passé, et que cet amour est une piété et une vertu. C’est le passé qui nous a faits : malheur à qui ne s’y intéresse point et honte à qui le méprise ! Rien ne me touche plus que de savoir ce qu’ont été mes pères lointains, ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont écrit, ce qu’ils ont pensé, ce qu’ils ont souffert, comment ils ont songé le songe de la vie — et de retrouver leur âme en moi. C’est le passé qui fait le prix du présent et qui donne au présent sa forme. C’est dans le passé qu’il faut vivre, fût-ce pour en avoir pitié : en nous attendrissant sur nos ancêtres, c’est sur nous-mêmes que nous nous attendrissons. Je jouis de sentir à tout mon être des racines si profondes dans les temps écoulés et d’avoir tant vécu déjà avant de voir la lumière. L’avenir n’est que ténèbres et épouvante : toutes les fois que j’essaye de me figurer ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, je sors de ce rêve avec un malaise horrible, une rage de ne pas savoir, un désespoir d’être né si tôt, une terreur devant l’inconnu. Au contraire, le rêve du passé est plein de charmes secrets : il prolonge ma vie par-delà le berceau, il éveille en moi l’imagination pittoresque et il me fait éprouver que j’ai un bon cœur. Joignez que l’étude du passé est souvent une excellente leçon de sagesse et qu’elle nous enseigne doucement la vanité des choses tout en nous intéressant à cette vanité même.
Il me plaît donc de croire que la plupart des érudits ont, au fond, l’âme bonne. Beaucoup s’écartent avec soin des luttes âpres du présent, se trouvent bien dans leurs templa serena, qui sont tout voisins de ceux du philosophe. L’érudition est très propre à développer en nous l’esprit de détachement, la pitié, la bonté. Si l’érudit s’appelle quelquefois Hermagoras59, il peut s’appeler aussi Silvestre Bonnard, et c’est alors une créature délicieuse, car nulle ne joint plus d’intelligence à plus de candeur.
II §
Il peut également s’appeler Gaston Paris. Il est alors plus jeune, plus mêlé aux choses du siècle, moins rêveur, moins hanté par saint Doctrové, et assurément les élèves de l’École des chartes ne le traiteront jamais comme ils traitent l’exquis Silvestre en se promenant sous les ombrages du Luxembourg. M. Gaston Paris est un des exemplaires accomplis de l’érudit lettré de notre temps. Il est un des ouvriers qui, tout en taillant leur bloc, pourraient le mieux dessiner le plan de la cathédrale. On sent sous ce philologue un savant, un philosophe, un artiste. Cependant qu’il s’applique à sa tâche minutieuse, il se tient au-dessus. Il a réuni, voilà quelques mois, une petite partie de ses leçons sous ce titre : la Poésie au moyen âge ; et l’on ne sait ce qui est le plus intéressant dans ce volume, de M. Paris étudiant le moyen âge, ou du moyen âge étudié par M. Paris. Je dirai donc un mot sur l’écrivain, puis un mot sur l’objet de ses études.
M. Gaston Paris a d’abord, au plus haut degré, l’esprit scientifique. Je ne connais pas de plus belle définition de cet esprit que celle qu’il en donne dans une leçon sur la Chanson de Roland, faite au Collège de France le 8 décembre 1870 :
«… Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. Ainsi comprises, les études communes, poursuivies avec le même esprit dans tous les pays civilisés, forment au-dessus des nationalités restreintes, diverses et trop souvent hostiles, une grande patrie qu’aucune guerre ne souille, qu’aucun conquérant ne menace, et où les âmes trouvent le refuge et l’unité que la cité de Dieu leur a donnés en d’autres temps. »
Et voici une autre page où cet amour de la vérité s’exprime comme ferait la foi jalouse d’un croyant, en laisse voir les scrupules, les délicatesses, les pieuses intransigeances :
… Il y a au cœur de tout homme qui aime véritablement l’étude une secrète répugnance à donner à ses travaux une application immédiate : l’utilité de la science lui paraît surtout résider dans l’élévation et dans le détachement qu’elle impose à l’esprit qui s’y livre ; il a toujours comme une terreur secrète, en indiquant, au public les résultats pratiques qu’on peut tirer de ses recherches, de leur enlever quelque chose de ce que j’appellerai leur pureté.
Qu’est-ce que cet amour de la vérité, poursuivie en dehors de tout intérêt matériel ou moral, à plus forte raison en dehors de toutes les théologies et dans l’oubli de toutes les explications qu’on a pu tenter de l’univers et de sa destinée qu’est-ce que cet amour, sinon une religion encore ? Sans doute le seul plaisir de l’enquête expliquerait en grande partie le courage de l’érudit ; mais il y a, je crois, autre chose. Cette recherche désintéressée, pour être soutenue avec l’espèce d’héroïsme qu’y apportent certains esprits, suppose, ou la foi en cette idée que la vérité est bonne, quelle qu’elle puisse être, où la résignation à la vérité même triste, même décevante, même inintelligible. Or ces deux sentiments, confiance ou soumission à l’ordre éternel des choses, ont assurément un caractère religieux. Tout érudit a nécessairement au fond du cœur, qu’il le sache ou non, la profession de foi de Sully-Prudhomme :
La Nature nous dit : Je suis la Raison même,Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés60, etc.
L’univers n’a peut-être aucun but ; mais, s’il en a un, on peut croire que c’est d’être connu de l’homme, de se réfléchir enfin entièrement et exactement dans l’homme. Le savant, l’érudit, qui contribue à cette connaissance totale en se gardant des interprétations hâtives et incomplètes qui en retarderaient le progrès est donc l’homme du monde qui se conforme le mieux à la pensée divine. Et c’est pour cela que la passion scientifique a chez quelques savants la sérénité et l’énergie d’une foi religieuse et qu’ils apparaissent à la foule avec quelque chose de l’antique prestige des prêtres.
Un des charmes de M. Gaston Paris, c’est que ce culte absolu du vrai s’allie chez lui avec les plus beaux et les plus délicats des sentiments humains. Et d’abord il aime sa patrie presque autant que la vérité. La définition de l’esprit scientifique que je citais tout à l’heure a été donnée en plein siège de Paris ; et, ce qu’il y a de touchant, c’est l’embarras de l’érudit scrupuleux à qui la patrie monte aux lèvres et qui dit qu’il l’oubliera, et qui ne peut cependant songer à autre chose. Est-ce sa faute, à lui, si ce qui fait un peuple, l’amour du sol et le sentiment de l’honneur national, est déjà dans la Chanson de Roland ? Toute cette leçon, faite au bruit des obus allemands, tourmentée, embarrassée de déclarations peu s’en faut contradictoires, me paraît par là même d’une éloquence singulière. Je ne puis me tenir de détacher de la conclusion ces lignes où l’émotion de l’érudit, tout en se contenant, teint son style d’une couleur charmante :
… Certes nous avons eu, depuis la Renaissance, une littérature plus belle, plus variée, plus riche pour le cœur et pour l’esprit que la poésie rude et simple de Roland ; et, quand nous revenons écouter ce langage naïf en sortant des harmonies savantes de nos grandes œuvres littéraires, il nous semble entendre le bégayement de l’enfance. Mais surmontons cette première impression, prêtons une oreille attentive et sympathique, et nous reconnaîtrons que cet enfant robuste et sain, plein de vigueur, de bonté et de courage, que cet enfant qui est déjà le grand peuple français parle aussi la grande langue française. Elle aura plus tard des accents plus souples, plus nuancés, plus délicats ; elle n’en aura jamais de plus pleins et de plus justes, ni qui se fassent entendre de plus loin…
Ainsi ce prêtre austère de l’érudition a le cœur le plus sensible du monde. Et ce collationneur de vieux textes a l’esprit éminemment philosophique. Travailleur de bibliothèques, déchiffreur de parchemins, habile à fixer une date par des rapprochements et des déductions et à dresser la généalogie d’une famille de manuscrits, il l’est autant qu’aucun professeur de l’École des chartes. Lisez l’étude sur le Pèlerinage de Charlemagne, où il établit la date, l’origine et le sens de la vieille chanson : vous y verrez ce qu’il peut y avoir d’intérêt dans ces menues besognes. Le chapitre sur la légende religieuse de l’Ange et l’Hermite est encore un modèle de clarté, de précision et de sagacité. Mais déjà l’érudit s’y double d’un historien et d’un philosophe. Regardez-y de près : cette étude des transformations d’un vieux récit populaire contient comme un raccourci de l’histoire des religions. Ce travail est un de ceux qui nous montrent le mieux comment l’examen d’une question très particulière peut servir à l’éclaircissement de questions essentielles et très générales, et quel rapport il peut y avoir entre l’effort obscur d’un vieil archiviste acharné sur quelque manuscrit poudreux et l’œuvre glorieuse d’un Mommsen ou d’un Renan. Et que dirons-nous des études où M. Gaston Paris n’expose que des idées générales, de celle qu’il consacre, par exemple, aux Origines de la littérature française ? Il est impossible de mieux démêler les éléments constitutifs de cette littérature ni de mieux raconter la formation première de notre génie national. Mais, après avoir admiré cette exposition si large et si précise, si majestueuse et si pleine, songeons qu’elle résume tout un amoncellement d’études spéciales, minutieuses, insignifiantes, sans lesquelles cette exposition n’est pourtant pas possible ; qu’un érudit de l’espèce de M. Paris absout des milliers d’érudits et justifie leur existence, et qu’il faut que d’innombrables chartistes préparent l’histoire pour qu’un seul puisse l’écrire.
Enfin ce savant de tant de patriotisme et cet érudit de tant de philosophie est, par surcroît, un artiste, un poète. Je vous recommande son admirable leçon sur la Poésie du moyen âge, sur la poésie de sa religion, de sa science, de sa vie entière. Vous y verrez que non seulement M. Paris comprend le moyen âge, mais qu’il le sent, qu’il a pénétré l’âme de nos aïeux et qu’il a su la faire revivre, sans quitter l’attitude du savant, par la vivacité de son impression, et, sans quitter le ton de l’exposition scientifique, par la magie des mots. Cela est d’autant plus remarquable que M. Gaston Paris, uniquement préoccupé d’être clair, n’a point, en écrivant, de marque très personnelle et ne cherche pas à en avoir, et qu’il n’arrive à la couleur, quelquefois à l’émotion, que par l’extrême précision et la sincérité de son style.
Mais le chef-d’œuvre de son art, c’est peut-être le morceau où il en a mis le moins, je veux dire la leçon sur Paulin Paris. Cela est délicieux de franchise et de « candeur » (je prends le mot au sens du mot latin, qui ne signifie point naïveté). Il avait à raconter et à apprécier les travaux de son père. Il le fait tranquillement, n’esquivant rien, n’exagérant rien, avec un désintéressement, une impartialité, une indépendance de jugement telle, que cette sorte de sacrifice ou plutôt (car il n’avait point à la sacrifier) d’oubli provisoire de la piété filiale en face de la science qui prime tout, m’a rappelé, je ne sais comment, la hauteur d’âme des vieux Romains mettant tout naturellement l’intérêt de la patrie au-dessus des affections de famille… Puis, tout à coup, après ce long, tranquille et consciencieux exposé qui n’eût point été différent s’il se fût agi d’un étranger, la voix du professeur s’altère et laisse tomber ces mots :
… Moi qui vous parle, moi qui seul sais le respect et la reconnaissance que je lui dois, j’ai dû m’abstenir de les exprimer comme je les sens, autant pour être fidèle à cette modération qu’il aimait à garder en toutes choses, autant pour ne rien rire ici qui ne dût être dit par tout autre à ma place, que pour ne pas m’exposer à être envahi par une émotion trop poignante qui ne m’aurait pas laissé la liberté et la force de rendre à cette mémoire si chère et encore si présente l’hommage public auquel elle a droit.
Je vous assure que ces simples lignes, à leur place, sont d’un très grand effet.
III §
Ce livre nous fait aimer M. Gaston Paris : il nous fait aimer aussi le moyen âge. M. Paris insiste sur ce point, qu’en dépit de la violente rupture de la Renaissance avec nos traditions, le moyen âge, c’est bien nous-mêmes, que c’est bien notre esprit et notre cœur que nous y retrouvons, que les hommes de ces temps anciens sont bien réellement nos pères. C’est surtout de cette démonstration que je lui sais gré. Il nous rend une noblesse, à nous qui n’en avons pas d’autre. Je serais charmé de m’appeler Montmorency : ce serait une joie pour moi d’avoir été déjà glorieux bien loin dans le passé ; mais, si nous ne sommes pas de haute lignée par le sang et le nom, nous sommes du moins, nous les lettrés, d’une grande et vieille race intellectuelle : nous remontons à Téroulde et par-delà, plus haut que les Montmorency ; et cela nous console amplement, et nous remercions M. Gaston Paris de s’être fait le généalogiste de nos intelligences.
Il nous fait d’autant plus aimer la littérature du moyen âge qu’il en parle avec modestie. Il n’a point les ardeurs naïves, les admirations intolérantes de tel romanisant qui, parce qu’il a consacré sa vie à cette littérature, ne voit rien au monde de plus beau et, pour peu qu’on le pousse, vous met la Chanson de Roland au-dessus de l’Iliade et le Mystère de la Passion au-dessus des tragédies de Racine. M. Paris est un érudit si peu emporté qu’il se refuse à trancher la question qu’on se pose toujours dès qu’on a pris quelque intérêt à ces études : — Sans la Renaissance, provoquée par la connaissance et l’imitation des lettres antiques, notre littérature nationale fût-elle parvenue d’elle-même au degré de perfection où sont montées la grecque et la latine ? Autrement dit, la Renaissance a-t-elle été un bien ou un mal ? — Grosse question, attirante comme toutes les questions insolubles, et frivole peut-être sous un air de sérieux. Il est certain que l’âme du moyen âge avait en elle des trésors de sentiment, d’imagination et de passion tels que l’âme antique semblerait presque indigente auprès. Il est sûr, d’autre part, que le moyen âge n’a jamais su exprimer complètement, dans des ouvrages parfaits, cette poésie qui était en lui. Il n’a pas su trouver une forme égale à ses rêves et à ses aspirations. Il n’a guère connu la beauté plastique. Pourquoi ? Est-ce parce que le sentiment chrétien, dont le moyen âge était pénétré, répugne au fond à la beauté proprement artistique et littéraire, comme à quelque chose qui tient trop à la matière et à la chair et dont la séduction a je ne sais quoi de païen et de diabolique ? Ou bien le peuple tout jeune et tout neuf sorti de la fusion des Celtes, des Latins et des Francs, se trouvait-il incapable, par quelque faiblesse de complexion, d’atteindre jamais de lui-même à la perfection de l’art ? Ou bien enfin est-ce qu’il n’a pas eu le temps d’y atteindre en cinq cents ans ? Il ne faut pas oublier que ces cinq siècles ont été fort troublés, que la guerre de Cent ans a été une terrible interruption dans le progrès intellectuel de notre race ; et, malgré cela, nous étions déjà en bon chemin quand la beauté antique nous a été révélée. Je ne sache pas qu’il y ait dans notre XVIe siècle rien de comparable en poésie, même pour la beauté de la forme, à telle ballade de Rutebeuf, de Charles d’Orléans et de Villon. Il s’en faut de peu que telle page de Commynes n’égale les plus belles de Montaigne et de Rabelais. Qui sait où nous serions parvenus, laissés à notre propre mouvement ? Et d’ailleurs, si l’antiquité grecque et latine, aussitôt dévoilée, nous a séduits et subjugués, c’est sans doute que nous avions en nous l’instinct et le sentiment de cette forme accomplie et que nous y aspirions confusément. On pourrait donc dire que nous avons reconnu cette beauté plutôt que nous ne l’avons découverte, et que l’imitation de l’antiquité n’a pas été pour nous une « Renaissance », mais un achèvement. Et l’on se demanderait alors si l’antiquité ne nous a pas fait payer un peu cher le service qu’elle nous rendait. Elle a sans doute hâté notre croissance, mais aussi peut-être l’a-t-elle fait dévier pendant un siècle et plus. Car, avec ses formes, elle nous a imposé ses idées et ses sentiments, et, en les mêlant aux nôtres en trop grande abondance, elle a bien pu altérer pour un temps (dans quelle proportion ? on ne le saura jamais) notre développement original. Il est vrai que, après tout, cette infusion nous a enrichis, que, tout ayant fini par se fondre, tout est bien, et que nous n’avons donc pas à nous plaindre.
Mais, de ce que cette irruption de l’antiquité a été, voilà trois siècles et demi, soudaine (autant que peuvent l’être ces choses), irrésistible et telle qu’elle a fait perdre à nos aïeux l’amour et presque le souvenir de leur passé, il s’ensuit qu’aujourd’hui, bien que plus éloignés de la foi religieuse du moyen âge que les hommes d’il y a trois cents ans, nous sommes cependant beaucoup plus capables de goûter et de comprendre son art et sa littérature et nous nous en sentons même beaucoup plus près. Ces cathédrales gothiques qui semblaient barbares aux lettrés du XVIIc siècle et qui, pour Fénelon, manquaient de mesure et de noblesse, elles nous éblouissent, elles nous charment, elles nous touchent. Les raides et expressives statues des bons imagiers, les broderies végétales et les infinies ornementations qu’ils ciselaient patiemment dans la pierre nous intéressent pour le moins autant et nous paraissent peut-être aussi belles, quoique d’une autre façon, que les figures des Panathénées ou les acanthes des colonnes corinthiennes. Les chansons, les fabliaux, les farces, les mystères, dont l’excellent et sec Boileau méprisait la grossièreté et que d’ailleurs il ne lisait pas, nous les lisons, un peu vite parfois et en dissimulant quelque ennui ; mais aussi nous y découvrons souvent, dans une phrase, dans un vers (et tout le reste en bénéficie), des merveilles de grâce, de finesse, d’émotion, de poésie, une malice exquise, ou bien une tendresse, une piété qui nous vont à l’âme. Nous avons des attendrissements demi-involontaires, demi-prémédités, sur la littérature de nos lointains aïeux. Ce qui échappait complètement à Ronsard, à Racine, à Fénelon, à Voltaire, nous avons la joie et l’orgueil de le voir et de le sentir. Nous sommes plus proches, par le cœur et l’esprit, de Villon, de Joinville, de Villehardouin, de Téroulde, que ne l’ont été, du premier jusqu’au dernier, nos écrivains classiques, et nous renouons par-dessus leur tête la tradition nationale.
On dira : — Ce n’est là qu’un effort de l’esprit critique, une sympathie artificielle et acquise. Nous connaissons plus de choses que les hommes des trois derniers siècles ; nous savons mieux qu’eux nous représenter des états d’esprit et de conscience différents du nôtre ; l’étude de l’histoire, la multiplicité des expériences faites avant nous, le cours du temps, même la vieillesse de la race, un certain affaiblissement des caractères et de la faculté de croire et d’agir, tout cela a développé chez nous la curiosité et l’imagination sympathique. Il n’y a rien de plus. Nous concevons peut-être mieux l’âme du moyen âge, mais nous en sommes encore plus loin que les écrivains des siècles classiques.
En êtes-vous sûrs ? Pour comprendre et pour aimer certains sentiments, il faut du moins en porter les germes en soi, il faut être capable de les ressusciter, fût-ce par jeu, de les éprouver, fût-ce un moment et en sachant bien que c’est une comédie intérieure qu’on se donne et dont on reste détaché. Toujours est-il qu’une âme antérieure à la nôtre dort en nous et qu’il n’est pas impossible de la réveiller et de jouir de ces réveils avec une demi-sincérité. Nous sommes devenus habiles dans ces exercices, nous nous y plaisons, et à cause de cela notre littérature diffère peut-être moins profondément de celle du moyen âge que la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ou plutôt c’est comme si, sous le flot envahisseur des lettres antiques, un courant secret, une Aréthuse avait persisté, qui, longtemps refoulée et opprimée, a percé peu à peu les couches d’eau supérieures et s’y est mêlée…
Remarquez, je vous prie, que jamais depuis le moyen âge la littérature n’a été aussi dégagée qu’aujourd’hui de toute règle ni dans un plus superbe état d’anarchie. Nous sommes revenus à l’absolue liberté, comme avant la Renaissance Le réalisme, si en faveur à présent, est chose du moyen âge Le roman est aujourd’hui une bonne moitié de la littérature, comme au moyen âge Les épopées du moyen âge défrayent notre poésie et notre musique La poésie personnelle et lyrique, ressuscitée de nos jours, est chose du moyen âge plus que de la Renaissance et a été presque inconnue des deux derniers siècles ; Musset est plus proche de Villon que Boileau Le mysticisme, la préoccupation du surnaturel, l’espèce de sensualité triste dont sont pénétrés si curieusement, en plein âge scientifique, les livres de beaucoup de jeunes gens, ce sont encore choses du moyen âge ; Baudelaire est moins loin que Boileau de l’auteur du Mystère de Théophile. — Les hommes de la première moitié de ce siècle croyaient à une mission providentielle de la France dans le monde, comme les hommes du temps des croisades.
Or rien de tout cela, ou presque rien, entre la prise de Constantinople et la Révolution française…
Mais ces réflexions sont d’une généralité tellement démesurée qu’elles s’évanouissent à mesure que je les exprime. L’auteur de la Poésie au moyen âge les désavouerait certainement, car ce n’est ni de l’érudition, ni de l’histoire, ni même de la critique. Tout au plus est-ce de la critique impressionniste. Cela prouve, du moins, qu’il y a non seulement de quoi s’instruire, mais de quoi songer, dans le livre de M. Gaston Paris. J’y ai même trouvé de quoi divaguer agréablement — j’entends agréablement pour moi.
Les femmes de France : poètes et prosateurs 61 §
M. Jacquinet serait-il las de Bossuet ? Je ne sais, mais voici qui est bien étrange. L’auteur des Prédicateurs avant Bossuet, le savant et fin commentateur des Oraisons funèbres et du Discours sur l’histoire universelle, vient de publier, avec introduction, notices et notes, un recueil de textes choisis, de 660 pages, et ces textes ne sont pas de Bossuet !
Mais au moins, direz-vous, sont-ils de quelque évêque ou de quelque sévère écrivain Point ; M. Jacquinet, après de longues années de vertu, a voulu se délasser des austères compagnies, et il est allé trouver.. Une femme, peut-être Une femme ? non ; toutes les femmes ! toutes les femmes de France qui ont écrit, depuis Christine de Pisan jusqu’à Eugénie de Guérin. Voilà ce qui s’appelle se décarêmer !
Quand je dis toutes…, rassurez-vous : M. Jacquinet a fait un choix. Grâce à ses bonnes habitudes littéraires, il a su apporter de la délicatesse et du goût dans cette débauche, et même de la modestie. Il n’a réuni, pour nos divertissements et pour les siens, que les dames les plus illustres et, sauf quelques exceptions, les plus honnêtes. Et il nous les présente dans d’élégantes notices d’une irréprochable courtoisie. Si quelqu’une a fait parler d’elle, il feint de croire que c’est seulement pour ses talents d’écrivain. Il est, sur les erreurs de ses amies, d’une discrétion parfaite ; et, comme elles ont belle tenue, Bossuet lui-même, introduit dans ce salon, n’y verrait que du feu, lui à qui Mme de Montespan en faisait si facilement accroire, comme le conte Mme de Caylus. Sérieusement, M. Jacquinet a composé là, avec un tact très sûr, pour les jeunes filles de nos lycées, un recueil délicieux que les hommes même liront avec plaisir et profit, qui prête à beaucoup de remarques et au sujet duquel se pose naturellement plus d’une question intéressante.
M. F. Brunetière a récemment étudié62 la plus importante de ces questions : celle de l’influence des femmes sur notre littérature. Cette influence, il nous l’a montrée bienfaisante — et restrictive : comment les femmes, par les salons, ont imposé et appris aux écrivains la décence et l’agrément, comment aussi elles ont émoussé l’originalité de quelques-uns et les ont, par trop de souci de l’agrément, détourné de certains problèmes et d’une vue complète de la vie. Je ne vois rien d’essentiel à ajouter là-dessus, car j’ai même appris beaucoup en lisant l’étude de M. Brunetière. Il ne me reste qu’à noter quelques impressions, un peu à l’aventure, en feuilletant cette séduisante anthologie féminine.
I §
La première impression, c’est que presque toutes ces femmes sont charmantes ou drôles, et de figures extrêmement variées. Comme leur sexe les rend très malléables aux influences extérieures, elles représentent avec moins de mélange peut-être que les hommes, l’esprit des temps où elles ont vécu ; et, en outre, comme la vocation littéraire chez les femmes suppose, plus que chez nous, par son caractère d’exception, un don spontané et original ou une vie un peu en dehors de la règle commune, presque toutes nous offrent, en effet, dans leur caractère ou dans leur existence, des traits imprévus et piquants.
Mais peut-être qu’en parcourant leur prose ou leurs vers nous nous souvenons un peu trop, malgré nous, que ce sont des femmes ; et nous inclinons par là à les trouver exquises. Il est vrai que le souvenir de leur sexe peut également se retourner contre elles… En somme, soit que l’idée d’un autre charme que celui de leur style agisse sur nous, soit qu’au contraire l’effort de leur art et de leur pensée nous semble attenter aux privilèges virils, il est à craindre que nous ne les jugions avec un peu de faveur ou de prévention, qu’elles ne nous plaisent à trop peu de frais dans les genres pour lesquels elles nous semblent nées (lettres, mémoires, ouvrages d’éducation), et qu’elles n’aient, en revanche, trop de peine à nous agréer dans les genres que nous considérons comme notre domaine propre (poésie, histoire, critique, philosophie). Il faut prendre garde aussi que certains traits de leur vie, qui nous laisseraient indifférents si nous les rencontrions dans une vie d’homme, ne nous disposent à la rigueur ou à trop d’indulgence et que nous ne soyons induits à trop bien traiter celles qui ont été vertueuses et trop mal celles qui ne l’ont pas été — à moins que ce ne soit tout juste le contraire. Car, lorsqu’il s’agit des femmes, même mortes, même inconnues et très lointaines, il peut arriver que l’obscur attrait du sexe altère l’équité de nos appréciations. On peut gauchir ici par galanterie, ressouvenir voluptueux ou morgue masculine. Dès que l’Ève éternelle ou l’éternelle Phryné est citée devant nous, nous sommes en cause, sciemment ou non ; et qui répondra de notre entière liberté de jugement ? Mais comme, après tout, on n’en peut pas répondre davantage dans les autres cas, qu’importe ? Ce n’est ici qu’un fort léger surcroît aux causes d’erreur habituelles. Entrons donc, sans plus de façons, dans le gynécée littéraire choisi et composé par l’ami de Bossuet.
II §
Voici la contemporaine de Jeanne d’Arc, l’excellente Christine de Pisan, si digne, si naïve, si pleine de vertu et de prud’homie, qui, raide comme un personnage de vitrail, s’applique, avec le grand sérieux des bonnes âmes du moyen âge, gauchement et gravement, à enserrer la langue balbutiante de son siècle dans la forme du style cicéronien comme dans un heaume lourd et trop large. Les Dits moraux et enseignements utiles et profitables, le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V, le Trésor de la Cité des Dames…, les adorables titres et qui fleurent l’antique sapience ! Et quelle joie de lui voir défendre l’honneur des dames contre ce méchant railleur de Jean de Meung ! Si je ne me trompe, nous retrouverons quelque chose de cette honnête candeur chez Madeleine de Scudéry, la vierge sage, d’âme héroïque et d’esprit prolixe Voici Marguerite d’Angoulême, très savante, très entortillée, toute fumeuse de la Renaissance, souriante, gaie et bonne à travers tout cela, avec son grand nez sympathique, le nez de son frère François Ier Puis, c’est l’autre Marguerite, Marguerite de Valois, point pédante celle-là, dégagée, galante avec une entière sécurité morale, que rien n’étonne, qui raconte si tranquillement la Saint-Barthélémy ; la première femme de son siècle qui écrive avec simplicité ; une inconsciente, un aimable monstre, comme nous dirions, aujourd’hui que nous aimons les mots plus gros que les choses Je mets ensemble les enamourées, les femmes brûlantes, les Saphos, chacune exhalant sa peine dans la langue de son temps : Louise Labé mettant de l’érudition dans ses sanglots ; Mlle de Lespinasse mêlant aux siens de la sensibilité et de la vertu, Desbordes-Valmore des clairs de lune et des saules-pleureurs…
Mlle de Gournay est une antique demoiselle pleine de science, de verdeur et de virilité, une vieille amazone impétueuse que Montaigne, son père adoptif, dut aimer pour sa candeur, une respectable fille qui a l’air d’un bon gendarme quand, dans son style suranné, elle défend contre Malherbe ses « illustres vieux ». Je crois la voir donner la main à Mme Dacier, cette autre Clorinde de la naïve érudition d’antan Mlle de Montpensier est une héroïne de Corneille, très fière, très bizarre et très pure, sans nul sentiment du ridicule, préservée des souillures par le romanesque et par un immense orgueil de race ; qui nous raconte, tête haute, l’interminable histoire de ses mariages manqués ; touchante enfin dans son inaltérable et superbe ingénuité quand nous la voyons, à quarante-deux ans, aimer le jeune et beau Lauzun (telle Mandane aimant un officier du grand Cyrus) et lui faire la cour, et le vouloir, et le prendre, et le perdre Le sourire discret de la prudente et loyale Mme de Motteville nous accueille au passage Mais voici Mme de Sévigné, cette grosse blonde à la grande bouche et au nez tout rond, cette éternelle réjouie, d’esprit si net et si robuste, de tant de bon sens sous sa préciosité ou parmi les vigoureuses pétarades de son imagination, femme trop bien portante seulement, d’un équilibre trop imperturbable et mère un peu trop bavarde et trop extasiée devant sa désagréable fille (à moins que l’étrange emportement de cette affection n’ait été la rançon de sa belle santé morale et de son calme sur tout le reste) A côté d’elle, son amie Mme de La Fayette, moins épanouie, moins débordante, plus fine, plus réfléchie, d’esprit plus libre, d’orthodoxie déjà plus douteuse, qui, tout en se jouant, crée le roman vrai, et dont le fauteuil de malade, flanqué assidûment de La Rochefoucauld vieilli, fait déjà un peu songer au fauteuil d’aveugle de Mme du Deffand Et voyez-vous, tout près, la mine circonspecte de Mme de Maintenon, cette femme si sage, si sensée et l’on peut dire, je crois, de tant de vertu, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est à ce point antipathique, à moins que ce ne soit simplement parce que le triomphe de la vertu adroite et ambitieuse et qui se glisse par des voies non pas injustes ni déloyales, mais cependant obliques et cachées, nous paraît une sorte d’offense à la vertu naïve et malchanceuse : type suprême, infiniment distingué et déplaisant, de la gouvernante avisée qui s’impose au veuf opulent, ou de l’institutrice bien élevée qui se fait épouser par le fils de la maison !… Puis c’est, à l’arrière-plan, Mme des Houlières, besoigneuse, « ayant eu des malheurs », intrigante, cherchant à placer ses deux filles, suspecte d’un peu de libertinage d’esprit, avec je ne sais quoi déjà du bas-bleu et de la déclassée…
Voici, en revanche, deux perles fines, deux fleurs de malice et de grâce : Mme de Caylus, si vive, si espiègle et si bonne, et la charmante Mme de Staal-Delaunay, qui fait penser, par son changement de fortune et par la souplesse spirituelle dont elle s’y prête, à la Marianne de Marivaux Une révérence, en passant, à la sérieuse et raisonneuse marquise de Lambert, et nous sommes en plein xviiie siècle, parmi les aimables savantes et les jolies philosophes. Voici Mme du Châtelet, l’amie de Voltaire, l’illustre Émilie, avec ses globes, ses compas, sa physique et sa métaphysique, esprit viril, n’ayant que des vertus d’homme, dépourvue de pudeur à un degré singulier si l’on en croit son valet de chambre Beauchamp Puis, c’est Mme d’Épinay, l’amie de Jean-Jacques et de Grimm, bien femme celle-là, et bien de son temps ; très encline aux tendres faiblesses et parlant toujours de morale ; une brunette maigre et ardente gardant, avec sa philosophie et son esprit émancipé, on ne sait quelle candeur étonnée de petite fille ; bref, une de celles qui ont le plus drôlement et le plus gentiment confondu les « délicieux épanchements » de l’amour avec « l’exercice de la philosophie et de la vertu ». M. Jacquinet oublie de nous dire ce que cette aimable femme tenait de son mari et transmit à son amant, et quel clou chassait l’autre dans le cœur de Mme du Châtelet. Il commet beaucoup d’autres omissions, dont nous devons le remercier pour nos filles Près de Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot, si plaisante par son ignorance du mal, par son obéissance prolongée aux bonnes lois de nature, par son indulgence que la Révolution ne put même inquiéter, et par le divin enfantillage d’un optimisme sans limites Et, après cette colombe octogénaire, voici surgir Mme Roland, une fille de Plutarque, une enthousiaste, une envoûtée de la vertu antique, qui, lorsqu’elle écumait le pot chez sa mère, songeait à Philopœmen fendant du bois Voici trois maîtresses d’école, trois enragées de pédagogie : Mme de Genlis, le type de la directrice de pensionnat pour demoiselles, sentimentale et puérile ; Mme Necker de Saussure, esprit solide et supérieur, d’un sérieux un peu funèbre, le modèle des gouvernantes protestantes ; Mme Guizot, très bonne âme, avec quelque chose d’ineffablement gris, écrivant ce que peut écrire une demoiselle qui, à quarante ans, épouse M. Guizot, séduite apparemment par sa jeunesse Reposons-nous avec les romans de Mme de Souza, histoires simples, morales, non point fades, abondantes en détails insignifiants et agréables, et qui sont ce que nous avons, je crois, de plus approchant des romans des authoress anglaises.
Tout à coup nous nous rappelons, avec surprise, que Mme Dufrénoy a fait des élégies et qu’il y a eu, voilà soixante ans (comme c’est bizarre !), des gens qui disaient d’un air attendri :
Veille, ma lampe, veille encore :Je lis les vers de Dufrénoy.
La muse du règne de Louis-Philippe, Mme de Girardin, défile à son tour. Nous croyons voir une gravure de Tony Johannot. Invinciblement nous la plaçons sur une pendule, avec une lyre. Et cependant nous songeons qu’elle fut dans son temps une grâce, un charme, un esprit, que cela est vrai, que cela est attesté par de nombreux témoignages ; et nous faisons un mélancolique retour sur nous-mêmes et sur la vanité de toutes choses.
A ce moment Mme de Rémusat nous accueille, si fine, si intelligente, égale pour le moins à Mme de Caylus et à Mme de Staal-Delaunay, et dont les mémoires ont le mérite incomparable de nous dérouler, avec le portrait du premier consul et de l’empereur, les transformations successives des sentiments de l’écrivain à l’égard de cet homme et comme la lente découverte du modèle par le peintre Et voulez-vous quelque chose d’extraordinaire ? Une femme, Mme Ackermann, très studieuse et très savante, d’existence unie et qui n’a pas eu de très grands malheurs, s’avise, dans son âge mûr, d’écrire des vers. Et ces vers, âpres et nus, sont parmi les plus beaux vers pessimistes qu’on ait écrits, et les plus éloquents peut-être et les plus virils qu’ait jamais inspirés le désespoir métaphysique Mais voilà qu’à ces éclats impies (admirable variété des âmes !) répond, du fond d’une église de village, un murmure de prière virginale. C’est une chose unique et précieuse, dans sa monotonie et quelquefois dans sa puérilité dévote, que ce Journal d’Eugénie de Guérin, ces impressions innocentes d’une jeune fille pauvre et noble, pieuse, résignée, vivant presque d’une vie de paysanne dans un hameau perdu. Et c’est le premier monument de vie intérieure que nous rencontrions sur notre chemin.
Enfin, voici les « penseuses », Mme de Staël et Daniel Stern. Elles ont l’enthousiasme, l’éloquence, l’abondance intarissable. Ont-elles la grâce ? C’est une autre affaire. Avez-vous remarqué ? ces femmes, qui ont une pensée virile, ont aussi un genre de sérieux plus fatigant que les hommes les plus hauts sur cravate. Je les trouve plus difficiles à lire que M. de Bonald ou M. Guizot. Elles ont une facilité effroyable à penser avec élévation, avec sublimité. Il faut respecter ces femmes à « considérations » ; mais l’avouerai-je ? je fais pour les aimer un inutile effort. Pourquoi ? Leurs plus éminentes qualités me semblent presque incompatibles avec l’idée que je me fais, peut-être naïvement et faussement, du charme féminin. Si j’ignorais leurs noms, et je croyais leurs livres composés par des hommes, je les admirerais davantage. Cela est parfaitement déraisonnable ; mais cela est ainsi. Ce qu’il y a de masculin dans leur génie me blesse comme une atteinte aux droits de mon sexe, et surtout me chagrine comme une faute de goût du Créateur. Je les croyais faites, étant femmes, pour plaire et pour être aimées, et, cette destination étant la plus belle de toutes, je voulais qu’elles s’en souvinssent, même en écrivant. Mais si je suis obligé d’admirer la force et la gravité de leur pensée, quel désordre ! et comme elles y perdent ! Je préfère les billets d’Aspasie aux dissertations de Diotime ; car ce que dit Diotime, Platon l’aurait dit tout aussi bien ; mais il eût été incapable d’écrire les billets d’Aspasie.
Mais vous, je vous salue et vous aime par-dessus toutes vos compagnes, sans réserve ni mauvaise humeur, ô George Sand, jardin d’imagination fleurie, fleuve de charité, miroir d’amour, lyre tendue aux souffles de la nature et de l’esprit ! Car vous avez été candide et bonne et, quoi qu’on ait dit, vraiment femme. Si vous avez peu pensé par vous-même, c’est bien par vous-même que vous ayez senti. Vous êtes restée jusqu’au bout la petite fille qui, dans les traînes du Berry, inventait de belles histoires pour amuser les petits pâtres… On assure que vous avez vécu fort librement : c’est que vous ne pouviez ni vous garder de la passion ni vous y tenir, votre pente étant surtout à la pitié et à la charité maternelle, qui est la vraie mission de la femme. Vous n’étiez amante que pour être mieux amie, et votre destinée était d’être l’amie d’un grand nombre. Vous étiez franchement romanesque, par une immarcescible jeunesse d’esprit, et parce que l’extraordinaire des événements vous permettait d’imaginer des cas de bonté plus rares. Vous aimiez la nature parce qu’elle apporte à ses fidèles l’apaisement et la bonté, et vous aimiez les beaux paysans et les beaux ouvriers parce qu’ils vous semblaient plus près de la nature, ô grande faunesse, fille de Jean-Jacques ! Les rêves les plus généreux de ce siècle, les chimères sociales des bons utopistes et leurs philosophies mystiques se réfléchissent toutes dans vos livres, un peu pêle-mêle quelquefois, car vous aviez souci de les refléter plus que de les éclaircir, chère âme grande ouverte ! Tous les hommes qui ont traversé votre vie, Musset, Lamennais, Chopin, Pierre Leroux, Jean Reynaud, ont laissé dans votre œuvre des traces vivantes de leur passage, car vous étiez toute sympathie. Votre parole, soit dans le récit, soit dans le dialogue, coule et s’épanche comme une fontaine publique. Et ce n’est ni par une finesse ni par un éclat extraordinaire, ni par la perfection plastique que votre style se recommande, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et lui être parentes ; car il est ample, aisé, généreux, et nul mot ne semble mieux fait pour le caractériser que ce mot des anciens : lactea ubertas, « une abondance de lait », un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourricière, ô douce Io du roman contemporain ! Des pharisiens ont prétendu que vos premiers romans avaient perdu beaucoup de jeunes femmes ; mais nous savons bien que ce n’est pas vrai, que celles qui ont pu tomber après avoir lu Indiana étaient mûres pour la chute et que, sans vous, elles seraient tombées plus brutalement et plus bas. Vos amoureuses adultères sortent broyées de leur aventure ; et, si vous avez paru reconnaître le droit absolu de la passion, ce n’est que de celle qui est « plus forte que la mort » et qui la fait souhaiter ou mépriser. Je ne sais si, mal comprise, vous êtes pour quelque chose dans les erreurs d’Emma Bovary ; mais alors c’est donc par vous qu’il lui reste assez de noblesse d’âme pour chercher un refuge dans la mort. Plût au ciel que nos névrosées se plussent à lire Jacques ! et plût au ciel que nos révolutionnaires fussent nourris du socialisme arcadique du Meunier d’Angibault ! Et, enfin, que vos fautes vous soient pardonnées, car qui pourrait dire à combien de femmes, à combien d’hommes, ô fée bienveillante, la plupart de vos récits ont inspiré le courage, la résignation vaillante, la sérénité, l’espoir en Dieu et sur toutes choses la bonté, ô vous que vos amis appelaient la bonne femme, ô mère d’Edmée63, de Marcelle64, de Caroline65, de Madeleine66, de la petite Marie67, de la petite Fadette et de la divine Consuelo !
III §
Je vous prie de croire que je ne fais point Ouf ! en arrivant au bout de la liste. Je ne la trouve point trop longue. J’ai pourtant ajouté, chemin faisant, deux ou trois têtes, je crois, au « blanc troupeau des femmes » de M. Jacquinet, et j’aurais pu en ajouter d’autres. Mais alors le troupeau eût été une armée.
On a vu quelle vie et quelle variété. Autres remarques, à l’aventure, et dont il ne vaudra toujours pas la peine de tirer les conséquences. Toutes, sauf une ou deux, ont été d’aimables et bonnes créatures : vous n’en pourriez dire tout à fait autant des écrivains de l’autre sexe. Il est vrai aussi que plus de la moitié de ces femmes excellentes n’ont pas été des femmes vertueuses et que les… indépendantes sont plus nombreuses, en proportion, parmi les femmes auteurs que parmi celles qui n’écrivent point. Je n’en conclus rien contre la littérature. On n’en pourrait tirer une conclusion que si les femmes dont il s’agit faisaient toutes métier d’écrivain ; mais (sauf, si vous voulez, Mmes de Graffigny, du Bocage et Riccoboni, qui sont négligeables), la femme de lettres proprement dite n’apparaît guère que de notre temps. Il ne me semble pas, du reste, que ni leur sexe ni la littérature ait gagné grand’chose à cet avènement.
La plupart (et c’est heureux) n’ont point fait profession d’écrire, n’ont laissé que des lettres, des mémoires et des ouvrages d’éducation. C’est-à-dire que, même en écrivant, elles ne sont point sorties de leur rôle naturel. Et celles-là sont encore pour nous les plus charmantes. Quelques-unes ont été supérieures dans le roman ; aucune ne l’a été dans la poésie, ni au théâtre, ni dans l’histoire, la critique ou la philosophie. Vous pouvez enlever, par hypothèse, de notre littérature, tout ce que les femmes ont écrit : cela n’en rompra point la suite, n’y fera pas de trous appréciables. On peut l’avouer sans manquer à la courtoisie. Les femmes elles-mêmes en conviendront : on général, elles n’aiment pas à lire les livres féminins. L’influence des femmes sur la marche et le développement de la littérature française s’est beaucoup moins exercée par les ouvrages qu’elles ont composés que par la conversation, par les salons, par les relations de société qu’elles ont eues avec les écrivains.
Mais pourquoi, si quelques-unes ont été, par l’imagination et surtout par le cœur, de grands poètes, n’en voyons-nous point qui l’aient été par la forme ? Pourquoi n’ont-elles presque jamais atteint, dans leurs vers, à la beauté absolue de l’expression ? Et voici, je crois, une question qui se rattache à celle-là et qui, si elle peut être résolue, doit l’être de la même façon : pourquoi, à considérer l’ensemble de notre littérature, les femmes sont-elles restées sensiblement en deçà des hommes dans l’art de colorer le style ou de le ciseler et d’évoquer par des mots des sensations vives et des images précises ? Pourquoi sont-elles, en général, médiocrement « artistes » ? Car Mme de Sévigné elle-même ne l’est pas autant que la Fontaine ou la Bruyère, et George Sand l’est infiniment moins que Michelet ou Victor Hugo. Pourquoi tous les enrichissements successifs de la langue littéraire ne doivent-ils rien aux femmes ? Et pourquoi tous les progrès du style pittoresque et plastique se sont-ils accomplis en dehors d’elles, par J.-J. Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Gautier, Flaubert, les Goncourt ?
M. Jacquinet répond à la première de ces questions dans sa substantielle préface :
Peut-être peut-on se demander si la beauté solide et constante de langage des vers, par tout ce qu’il faut au poète, dans l’espace étroit qui l’enserre, de feu, d’imagination, d’énergie de pensée et de vertu d’expression pour y atteindre, ne dépasse pas la mesure des puissances du génie féminin, et si véritablement la prose, par sa liberté d’expression et ses complaisances d’allure, n’est pas l’instrument le plus approprié, le mieux assorti à la trempe des organes intellectuels et au naturel mouvement de l’esprit chez la femme, qui pourtant, si l’on songe à tout ce qu’elle sent et à tout ce qu’elle inspire, est l’être poétique par excellence et la poésie même.
A la bonne heure ; mais c’est là formuler le problème et non pas le résoudre. J’avoue, du reste, que, si j’essaye d’aller un peu plus au fond des choses, je n’y vois pas bien clair. Dirons-nous que, si les femmes n’égalent point les hommes dans l’expression harmonieuse, pittoresque et plastique, c’est parce qu’elles sont plus sentimentales et plus passionnées ? Elles jouissent moins purement que nous des beaux arrangements de mots et de sons, et aussi des contours, des formes et des couleurs. Elles jouissent surtout des sentiments dans lesquels se transforment tout de suite leurs sensations et ne goûtent bien que le charme des mots qui traduisent ces sentiments. Elles sont trop émues au moment où elles écrivent. Or, pour arriver à la perfection du style poétique et plastique, il est peut-être nécessaire de n’être point ému en écrivant, de considérer uniquement la valeur musicale et picturale du langage et, en face des objets matériels, de s’arrêter à l’impression qu’on a tout d’abord reçue d’eux, à la sensation première et directe, ou d’y revenir artificiellement afin de n’exprimer qu’elle. Le sentiment moral et la passion pourront avoir leur tour ; mais il faut commencer par « objectiver », comme on dit, la sensation. Or les femmes n’ont presque jamais la maîtrise de soi, le sang-froid indispensable pour cette opération. Elles ne sont pas assez frappées de la « figure » des mots et de la figure des choses. Elles ne réagissent pas assez, après l’avoir subie, contre la pression de l’univers sensible. L’explication du mystère qui nous occupe serait peut-être dans ce passage de Milton où il est dit que l’homme « contemple » et que la femme « aime »… Et puis, au bout du compte, tout cela est trop général et n’explique rien. Ce n’est, comme la phrase de M. Jacquinet, que la constatation d’un fait, en termes plus obscurs.
Et je ne puis non plus que répéter ce qu’on a dit souvent, que les femmes, en littérature, n’ont rien « inventé » au grand sens du mot, et que, si elles ont pu quelquefois faire illusion sur ce point, c’est qu’elles ont à un haut degré le don de « réceptivité ». Mais, comme dit l’autre, je connais, à ce compte, bon nombre d’hommes qui sont femmes. Sur cent écrivains de notre sexe à nous, il en est bien quatre-vingt-dix-neuf et demi qui n’ont rien inventé non plus. On pourrait dire aussi que, le nombre des femmes auteurs étant relativement très petit, il y avait beaucoup moins de chances pour qu’il se rencontrât parmi elles un génie qui fût de premier ordre par le don de l’invention. Et s’il est vrai enfin que, même en tenant compte de cela et du reste, nous gardons sur les femmes la supériorité littéraire, il n’en faut pas triompher : il n’y a pas de quoi. D’abord l’invention des idées et de la forme (chose difficile à définir, car où commence l’invention ?) n’est pas tout. La grâce d’une Caylus ou d’une La Fayette est quelque chose d’aussi rare, d’aussi unique, d’aussi beau, d’aussi ineffable et incommunicable que la profondeur de pensée d’un Pascal ou la puissance d’expression d’un Victor Hugo. Puis, que serait la littérature, je vous prie, sans les femmes ? Elles ont joué un rôle considérable dans la vie de tous les grands écrivains, presque sans exception. Il n’est point de beau livre où elles n’aient collaboré. Et ceci n’est point un abus de mots. Car si elles ont joué ce rôle, si elles ont eu cette influence, c’est qu’elles ont su se faire infiniment charmantes et séduisantes. Et cette œuvre-là vaut un beau manuscrit de prose ou de vers. Elles sont à elles-mêmes leur propre poème. Leur charme contribue autant à la beauté de la vie que la littérature et est, chez certaines femmes, un produit aussi voulu et aussi préparé. Et si l’on m’objecte que la beauté est involontaire et par conséquent n’a point de mérite, on peut bien le dire également du génie. Je proteste contre le distique brutal, et lourd de toutes façons, de l’odieux Arnolphe :
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité.
Rien de plus faux ni de plus superficiel que cette vue. Pour qui embrasse la vie totale de l’humanité, « ces deux moitiés » ne se conçoivent absolument pas l’une sans l’autre ; elles sont diverses, non inégales ; et, s’il nous était prouvé qu’il en est autrement, M. Jacquinet ni moi ne nous en consolerions.
(Chroniqueurs parisiens I) MM. Albert Wolff et Émile Blavet §
On vient de rendre un tardif hommage au plus grand poète de ce siècle : c’est Lamartine que je veux dire. N’allez pas, à cette occasion, relire les Méditations ou les Harmonies ; car, ou vous n’y trouveriez aucun plaisir et vous me paraîtriez par là fort à plaindre, ou vous seriez à ce point repris par cette poésie toute divine, que presque rien ne vous intéresserait plus au monde, pas même les choses de Paris ni les chroniqueurs parisiens.
Je prends un étrange chemin pour vous parler d’eux ; mais croyez que j’y arriverai d’autant plus vite que j’en suis plus loin… Lamartine est la poésie même. Certaines strophes de lui vous emplissent pour des heures de musique et de rêve. Pourquoi celles-ci me reviennent-elles ?
Mon coeur, lassé de tout, même de l’espérance,N’ira plus de ses vœux importuner le sort.Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,Un asile d’un jour pour attendre la mort…
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile.Oui, la nature est là, qui t’invite et qui t’aime !Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.Quand tout change pour toi, la nature est la même,Et le même soleil se lève sur tes jours.
Vous êtes à la campagne. Vous retrouvez dans un coin de bibliothèque un vieil exemplaire des Méditations. Il y a, a la première page, une vignette qui représente un long poète en redingote sur un promontoire, les cheveux dans la tempête, ou un ange en robe blanche qui porte une harpe. Couché dans l’herbe, au pied d’un arbre, vous lisez les strophes que je citais tout à l’heure, ou d’autres aussi belles ; et le soleil, à travers les branches, jette sur la page des taches lumineuses et mobiles. Là-dessus, le « piéton » vous apporte le Figaro du jour, et vous parcourez, je suppose, le « Courrier de Paris » de M. Albert Wolff. Eh bien ! je vous promets une impression singulière. Je gagerais que la chronique de M. Wolff vous sera profondément indifférente et que, ainsi prévenu, la vanité de beaucoup d’autres choses vous apparaîtra très clairement.
J’ai eu, sans la chercher, une impression de cette espèce, m’étant donné la tâche de parcourir d’affilée cinq ou six volumes de chroniques parisiennes, cependant que des feuillages frissonnaient sur ma tête et que la Terre vivait autour de moi son éternelle vie. Il y a, comme cela, des moments d’illumination intellectuelle, de sagesse absolue, où nous concevons tout à coup la grandeur du monde et l’inutilité ridicule de certaines manifestations de l’activité humaine. Tout l’artificiel de la vie contemporaine m’a été soudainement révélé. Et j’ai senti amèrement que d’écrire des chroniques dans un journal est une des besognes les plus vaines auxquelles un homme puisse consacrer ses jours périssables.
Qu’est-ce, en effet, qu’une chronique ? Un certain nombre de lignes imprimées où, neuf fois sur dix, sont relatés et commentés des événements d’une parfaite insignifiance : fêtes, mariages, scandales mondains, histoires de comédiens, et ce qu’ont dit ou fait les hommes du jour, qui sont souvent les hommes d’un jour. Ces événements négligeables se passent dans un monde excessivement restreint, dans un très petit groupe humain, et ne deviennent intéressants (quelquefois, et pas pour tout le monde) que parce que ce petit groupe s’agite sur un point imperceptible du globe qui s’appelle Paris. Quant aux commentaires, vous y trouverez, neuf fois sur dix, la philosophie la plus banale, ou la plus vulgaire ironie, ou le scepticisme le plus grossier et le plus accessible, ou même le plus niais pédantisme, et, aux meilleurs endroits, de l’esprit fabriqué, des plaisanteries que l’on sent déduites selon d’immuables formules. La sensation totale est celle d’un vide profond. Quand ces morceaux de style ont quelques mois de date, ou quelques jours, l’insignifiance en est telle qu’ils sont absolument illisibles — à moins qu’on ne prenne un méchant et triste plaisir à constater cette insignifiance même.
Et l’on se demande : A quoi bon ? Voilà un genre d’écrits dont on s’est passé pendant six mille ans. De rares gazettes, pendant les deux derniers siècles, contentaient amplement le besoin qu’ont les hommes de savoir (pourquoi ? pour rien) les petites choses qui se passent autour d’eux. Il y a cinquante ans, Paris n’avait guère qu’une dizaine de journaux, que se partageaient la politique et la littérature. La chronique, comme on l’entend aujourd’hui, en était à peu près absente. Personne n’en souffrait. On peut donc vivre sans elle. Depuis, elle a envahi toute la presse. Est-ce la curiosité de la foule qui a provoqué ce développement de la chronique ? ou bien est-ce la chronique qui a développé cette badauderie ? Mystère.
Mais qui donc, Seigneur ! lit toutes ces chroniques parisiennes qui s’étalent tous les jours à la première ou à la seconde page des journaux ? Les gens du métier ne les lisent guère. Les délicats les effleurent tout au plus du bout des cils. Les hommes occupés aux travaux de l’esprit n’ont même pas le temps et n’auraient point le goût de les parcourir. Toutes ces chroniques ont les lecteurs qu’elles méritent et auxquels d’ailleurs elles s’adressent. Et ce sont exactement les mêmes qui se délectent aux romans de M. Georges Ohnet.
Et comment sont-elles faites, ces chroniques ? Ô grande misère du métier de journaliste ! Ces considérations sur l’événement parisien de la veille, que des milliers d’âmes simples lisent avec tant de candeur et de foi, un malheureux homme de lettres les a écrites tantôt avec un inexprimable dégoût, tantôt avec l’indifférence résignée qu’on apporte à une corvée journalière. Il s’est dit : « Il faut qu’aujourd’hui, comme hier, comme demain, je raconte des histoires et fournisse des idées — des idées à cinquante mille abrutis qui me sont parfaitement indifférents. De quoi vais-je leur parler, mon Dieu ? Un sujet ! donnez-moi un sujet ! » Et sur n’importe quoi il écrit n’importe quoi. Il est enjoué, il est sérieux, il est sceptique, il est ému, il fait de l’esprit, il fait de la philosophie, parce que c’est son métier, à tant la ligne. Comme cela est bizarre, quand on y songe ! Entretenir le public de choses qui ne vous intéressent pas du tout et, là-dessus, faire semblant d’avoir des impressions pour les gens qui n’en ont pas, mais qui pourraient si bien se passer d’en avoir ! Est-il rien de plus artificiel et de plus vain ?
Tout cela est vrai. Et cependant, à mesure que j’exprime ces vérités, banales elles-mêmes comme une chronique, je n’en suis plus si sûr. Ce que je dis de la chronique peut se dire de tout le journal, et aussi de la littérature tout entière ; et la littérature est vaine si vous voulez ; mais dire que tout est vain, ce n’est rien dire. Des fragments de la réalité reflétés dans un esprit, les plus beaux livres ne sont pas autre chose. Mais cette définition convient aussi au moindre article de journal, avec cette différence qu’il s’agit, dans ce dernier cas, de fort petits fragments d’une réalité journalière et superficielle. La chronique sera donc, si vous voulez, de la poussière de littérature ; mais c’est de la littérature encore.
Et c’est aussi ou ce peut être de la poussière d’histoire. Si vous relisez les chroniques du mois dernier, il est probable qu’elles vous sembleront insipides, superflues, et que vous n’y apprendrez rien. Mais lisez, pour voir, des recueils de chroniques d’il y a vingt ans. Là encore vous trouverez sans doute beaucoup de fatras et un vide lamentable ; mais parfois, noyé dans cette insignifiance, un détail vous frappera, un détail caractéristique d’une époque et dont l’écrivain n’avait peut-être pas soupçonné la valeur future. Les chroniques des journaux, en vieillissant, deviennent mémoires. Celles d’aujourd’hui paraîtront prodigieusement intéressantes dans cent ans. Seulement il y en aura trop.
Enfin j’ai raisonné jusqu’à présent comme si le chroniqueur était toujours et nécessairement un esprit médiocre. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Quelques-uns sont des esprits originaux et charmants. Et alors ils ont beau écrire trop vite et trop souvent ; ils ont beau écrire par métier, sans goût, sans plaisir, sans conviction : la qualité, le tour de leur esprit se révèle toujours par quelque endroit. Ces réflexions improvisées et que rien ne les poussait à faire sur un sujet qui leur est fort égal, ces considérations ou ces plaisanteries qu’ils griffonnent d’une plume rapide et dédaigneuse portent quand même leur marque, trahissent leur philosophie habituelle, leur conception de la vie, leur tempérament. Et, plus souvent qu’on ne croirait, une fois mis en train, il leur arrive de se laisser prendre à ce travail forcé, de penser ce qu’ils écrivent et d’achever avec intérêt ce qu’ils avaient commencé avec ennui. En somme, tant vaut le chroniqueur, tant vaut la chronique. Nous rencontrerons tel journaliste dont la personne même, devinée à travers le tas énorme des improvisations quotidiennes, nous séduira étrangement. Et d’autres, moins originaux, nous frapperont du moins par l’adroite accommodation de leur esprit à la besogne qu’ils font et au public qu’ils entretiennent.
I §
C’est au Figaro que vous trouverez ces derniers. Le Figaro, ayant quelque cent mille lecteurs, est condamné, s’il les veut garder, à une certaine médiocrité littéraire. L’homme intelligent et fin qui le dirige s’y est résigné. Les esprits vraiment originaux traversent ce journal, mais n’y séjournent pas. Ainsi M. Émile Zola ; ainsi M. Émile Bergerat. Sa clientèle ne les supporte qu’à titre de curiosités, de phénomènes qu’on lui exhibe. Je suis même étonné qu’Ignotus, qui n’est souvent qu’un Jocrisse à Patmos, mais qui a quelquefois, parmi tout son galimatias, des visions saisissantes et comme des lueurs de génie, soit resté si longtemps dans la maison. MM. Wolff, Blavet et Millaud, voilà le vrai fond du Figaro. Tous trois sont hommes d’esprit ; M. Wolff a notamment celui de n’en pas avoir trop : juste ce qu’il faut pour la clientèle du journal, qui est foncièrement bourgeoise et, je crois, plus provinciale que parisienne.
Admirable journal d’ailleurs, à l’affût de tout ce qui surgit un moment sur l’horizon de Paris ; le journal-barnum, le mieux informé des journaux, c’est-à-dire rempli jusqu’aux bords de choses superflues ; souple et accommodant comme l’aimable valet de comédie dont il porte le nom ; étalant en première page les opinions politiques du comte Almaviva et entr’ouvrant la quatrième aux menues industries du mari de Rosine.
M. Albert Wolff est une des lumières de ce surprenant journal. Il mérite de nous arrêter un moment, car il offre un cas fort singulier et qui suffirait à le tirer de pair.
M. Wolff est, pour un très grand nombre de Français, le chroniqueur parisien par excellence. Il se pique lui-même de représenter, par une grâce spéciale d’en haut, l’esprit du boulevard. Il a fait de Paris sa chose ; il célèbre, il démontre, il encourage Paris ; il est le gardien de ce lieu de plaisir. Les titres de ses volumes marquent bien cette préoccupation : l’Écume de Paris, Paris capitale de l’art, la Gloire à Paris. M. Wolff patronne les grands hommes et les tutoie ; il est lui-même un homme illustre. Un jeune romancier a récemment consacré à sa gloire un livre tout entier, qui est bien un des libres les plus extraordinairement bouffons qu’on ait jamais écrits sans le savoir. L’auteur l’appelle « le grand Wolff » et voit en lui « la plus puissante incarnation de l’esprit parisien dans le journalisme ». Enfin la Revue illustrée vient de donner son portrait, après ceux de MM. Alphonse Daudet, Massenet et de Lesseps. Et le public a évidemment trouvé cela tout naturel.
Or ce montreur et cet émule des gloires parisiennes, ce Parisien qui a le dépôt de l’esprit de Paris, est né à Cologne ; et je n’ai pu parvenir à comprendre, dans le récit de M. Toudouze, s’il s’était fait naturaliser Français. Il va sans dire que je ne lui fais pas un reproche de son origine, et je sais du reste qu’il est brave homme et galant homme et que sa conduite pendant la guerre a été exactement ce qu’elle devait être. Si je rappelle que le plus Parisien de nos chroniqueurs nous vient d’Allemagne, c’est tout simplement parce qu’il y paraît. Cet homme d’esprit n’a jamais été spirituel, du moins à ma connaissance. Et ce prince des chroniqueurs, dès qu’il cesse de nous raconter des anecdotes et s’élève à des « idées générales », écrit la plupart du temps dans une langue qui n’a pas de nom : un pur charabia de cheval d’outre-Rhin. J’avais recueilli quelques-unes de ses phrases les plus étranges ; mais faites vous-même l’épreuve. Prenez sa dernière chronique. Lisez au milieu : « L’heure est venue de réagir contre les idées prudhommesques qui nous étranglent. » Lisez à la fin : « Le génie de Molière a moins d’influence sur l’éclat d’une fête nationale que les bombes et les fusées de Ruggieri. » Et, croyez-moi, ces deux phrases, prises au hasard, sont encore parmi les plus passables du moraliste du Figaro.
Je ne cède point ici au médiocre plaisir de faire le régent et le professeur de grammaire. Mais il est des choses qu’il faut dire. J’obéis à un sentiment de religieux amour pour la très belle, très claire et très noble langue de mon pays. Je vous assure que je ne mets dans ces critiques aucune espèce de pédanterie, rien de dédaigneux ni de suffisant. M. Wolff écrit fort mal ? Mais le don du style est un don gratuit, qui ne s’acquiert point, qui peut seulement se développer — et sans lequel on peut être d’ailleurs un honnête homme, un habile homme et même un grand homme. Et je conçois aisément quelque chose au-dessus du génie littéraire, à plus forte raison au-dessus du talent d’écrire congrûment. Si le choix m’en avait été laissé, j’aurais choisi d’abord d’être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de génie. Je ne crois donc pas faire tant de tort à M. Wolff en constatant la mauvaise qualité de son style, si j’ajoute aussitôt qu’il sait merveilleusement son métier de chroniqueur, ce qui est un don aussi rare peut-être que celui de bien écrire.
Malgré tout, il reste un peu de mystère dans la fortune de M. Albert Wolff. Comment a-t-il pu, avec rien, se faire une telle renommée ? Dirons-nous qu’à force de se croire le plus Parisien des chroniqueurs, il a fini par le faire croire au public ? Louis Veuillot nous fournira peut-être une meilleure explication. Vous vous souvenez que, dans les Odeurs de Paris, il appelle M. Wolff « Lupus le respectueux ». Il se pourrait, en effet, que M. Wolff fût arrivé par le respect. Il a commencé par être un reporter plein de déférence ; puis il s’est poussé et s’est maintenu par le respect du public, entendez par le respect des opinions et des goûts présumés de la haute et moyenne bourgeoisie. Il a toujours su ce qu’il faut à ses lecteurs, la dose exacte et l’espèce de philosophie, de fantaisie et de liberté d’esprit qu’ils peuvent admettre. Il sait aussi à quoi ils ne veulent point qu’on touche. Jamais il ne les heurte, jamais il ne les dépasse. Et son procédé est tel qu’il ne les fatigue jamais.
Ce procédé est fort simple. Une seule idée dans un article ; que dis-je ? une seule phrase. L’article est généralement divisé en quatre paragraphes. Vous mettez, je suppose, au commencement du premier : « Paris est la capitale de l’art. » Puis, vers le milieu du second : « Paris est véritablement la ville des artistes » Puis, quelque part dans le troisième : « Le centre de l’art est à Paris. » Et à la fin du quatrième : « Je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que Paris est le foyer des arts. » Et dans l’intervalle de ces phrases, rien, des mots. L’article est fait.
Tel est le procédé pour les chroniques à idées générales. Pour les chroniques à anecdotes…, c’est encore la même chose. L’écrivain raconte n’importe quoi et ramène de temps en temps un thème, un refrain. Voici le refrain d’un article sur M. Rochefort (La Gloire à Paris) : 1° « L’action très grande de Rochefort est dans cette belle gaieté qui est le fond de son tempérament vraiment français » 2° « Rochefort est un des rares Parisiens de l’ancien temps qui ait conservé dans l’âge mûr cette belle insouciance et cette bonne humeur qui furent autrefois les qualités maîtresses de la race française. » (Je pense qu’il faut entendre : « Rochefort est un Parisien le l’ancien temps, un des rares Parisiens qui aient conservé », etc. ) 3° « Chacun dans sa sphère plisse le front… Je ne vois plus guère que Rochefort qui ait conservé la gaieté de la vieille race française » 4° « Après avoir exaspéré beaucoup de ses contemporains par la violence excessive de ses écrits, il les ramène aussitôt à lui par les éclats de sa gaieté si française. »
Pour Offenbach, le refrain est : « Quel artiste ! » Rien de plus ; cela dit tout. Ainsi M. Homais parlant du ténor Lagardère. Ainsi, dans Bouvard et Pécuchet, le médecin dit à Pecuchet en lui donnant une petite tape sur la joue : « Trop de nerfs…, trop artiste ! » Artiste ! vous entendez dans quel sens vague, mystérieux et saugrenu le mot est pris ici. Ah ! que M. Wolff connaît bien son public !
Et comme il sait ce qui lui convient, à ce public, et ce qu’il peut supporter ! Comme il sait faire avec lui, pour sa joie et pour son édification, l’homme à la fois dégagé et sérieux, le boulevardier et le moraliste, le monsieur qui comprend tout, mais qui pourtant respecte ce qui doit être respecté, le monsieur qui n’a pas de préjugés, mais qui a cependant des principes ! Savourez, je vous prie, ces phrases exquises où respire tout le libéralisme indulgent d’un esprit supérieur. Il s’agit du Père Hyacinthe :
… Mes convictions personnelles n’ont pas à intervenir dans cette affaire ; j’étais allé là comme un Parisien désireux d’entendre une grande parole qui jadis fit courir tout Paris à Notre-Dame, et je n’ai trouvé qu’un comédien de talent. Il m’est arrivé de subir une grande impression dans une belle cathédrale aussi bien que dans un temple protestant ou dans une synagogue. Si ce n’est pas la propre croyance ( ?) qui se réveille, c’est la foi des autres qui vous surprend.
Voilà le philosophe. Voulez-vous le critique ? M. Wolff compare aux trois mousquetaires, qui étaient quatre, les quatre romanciers naturalistes : Edmond de Goncourt, « à qui la carrure des épaules et l’embonpoint donnent un certain vernis majestueux », Émile Zola, Alphonse Dandet et Guy de Maupassant. Pour lui, Maupassant est le « jeune abbé » de la petite Église naturaliste. « Guy de Maupassant, c’est Aramis. » Comme c’est bien cela ! On ne saurait mieux caractériser, n’est-ce pas ? l’auteur de Boule de suif et de Mademoiselle Fifi. Je lis dans un autre article : « Quand un homme a tenu une telle place dans l’art, quand il a exercé une si grande influence sur son temps… » De qui croyez-vous qu’il s’agisse ? Sans doute de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac ? Point : il s’agit du chanteur Darcier. On ne saurait pousser plus loin que M. Wolff le sentiment des nuances.
Après le critique, voulez-vous l’homme ?
… Il y a bien longtemps qu’une polémique tapageuse (pour « bruyante ») avec Zola a été terminée (pour « s’est terminée ») par une bonne et sincère poignée de main. Les médiocres seuls cultivent le ressentiment éternel ; entre hommes intelligents on ne se brouille pas à jamais pour un coup d’épingle.
Mais si je me mets à citer, je ne m’arrêterai plus. Car ce chroniqueur sème les perles, sans s’en douter. Concluons. Ne pensez-vous pas qu’on appellerait assez justement M. Albert Wolff le Georges Ohnet de la chronique ? J’imagine, du reste, qu’il y a dans son fait plus de malice qu’il ne semble et qu’il sera le premier à sourire de mes innocentes remarques. Il faut qu’il en sourie ; car, s’il n’était pas un homme très fort, je songe avec tristesse à ce qu’il serait.
II §
M. Émile Blavet ne s’élève que rarement jusqu’aux « idées générales » ; M. Blavet se contente de rapporter des faits, et il les choisit bien, et il les rend divertissants, même quand ils ne le sont guère, et cela tous les jours ; M. Blavet écrit une langue aisée, alerte, spirituelle. Il apporte dans cet horrible métier qui consiste à tenir le public au courant de ce qui se passe dans les salons, dans les théâtres, dans la rue, dans tous les mondes, une bonne grâce toujours égale et un sourire toujours prêt. Ce sont les réflexions d’un spectateur plein d’expérience, un peu désenchanté, non pas ennuyé pourtant, et jamais ennuyeux. Il est partout « le monsieur de l’orchestre », l’homme qui regarde pour son plaisir et ne veut pas en penser plus long.
Il sait, lui aussi, ce que demandent et ce qu’attendent ses lecteurs, l’immense multitude des badauds. Il a des égards pour leur naïveté, leur curiosité banale, leur hypocrisie inconsciente. S’il rend compte d’une entrevue avec le prince Victor, il n’ignore pas qu’un prince de vingt ans doit être de toute nécessité un homme remarquable, et il le dit. S’il vient à parler des petites filles qui, l’été, vendent des fleurs aux terrasses des cafés et vendraient volontiers autre chose, il sait qu’il faut s’indigner, et il s’indigne. S’il raconte quelque fête où ce qui nous reste d’aristocratie s’est encanaillé plus que de raison, il sait qu’il faut s’attrister, et il s’attriste. S’il va pendant les vacances visiter son pays natal et la maison où il a passé son enfance, il sait qu’il faut s’attendrir, et il s’attendrit. S’il parle de Mgr l’archevêque de Paris, il sait qu’il convient que le digne prélat soit « un fin prélat », et il lui prête des mots, et il nous entretient avec émotion des bons rapports du cardinal avec l’acteur Berthelier. S’il parcourt les églises pendant le carême, il sait qu’il est convenable d’y porter une âme religieuse, et il l’y porte… Mais comme on sent que tout cela lui est égal ! Il a le don de saisir avec prestesse les traits fugitifs de la comédie contemporaine, de s’en amuser et d’en amuser les autres : pas l’ombre de prétention, une bienveillance très philosophique, au fond une indifférence absolue. Celui-là est un Parisien.
(Chroniqueurs parisiens II) Henry Fouquier §
Un bouddhiste me dit : — Cette série de chroniqueurs est sans intérêt. S’il est vrai que le dernier effort de la critique soit de définir les esprits, elle ne serait pas malavisée de laisser de côté les journalistes. Car on ne les peut définir qu’en bloc, étant tous semblables les uns aux autres eu à peu près indiscernables (sauf quelques-uns que l’on caractériserait suffisamment en quelques lignes). Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord la besogne du journalisme souffre merveilleusement une certaine médiocrité d’esprit. Elle la réclame presque et quelquefois elle la donne. Puis on sait où et comment se recrute, en grande partie, la rédaction des journaux. De bons jeunes gens, de plus de prétention que de littérature, qui auraient pu faire d’excellents notaires ou des commerçants habiles, s’imaginent (ô candeur !) que rien n’est plus beau, plus noble ni plus agréable que d’être imprimé et lu tous les jours. Ils veulent « entrer dans un journal » ; ils finissent par y entrer et ils y montent en grade à peu près comme dans un ministère. Là ils écrivent toute leur vie les choses quelconques qu’ils sont capables d’écrire. Qui en a lu un, a lu les autres. Le journalisme politique surtout est, dans son ensemble, admirable d’inutilité et parfois de niaiserie. Mais la chronique même — sauf les exceptions que tout le monde connaît — n’est guère plus reluisante. Vous avez une bonne douzaine de chroniqueurs, jeunes ou vieux, chez qui vous retrouverez le même échauffement artificiel, le même désir vulgaire d’étonner, la même outrance facile, le même claquement de cravache, au reste le même vide et souvent la même insuffisance de style et, par endroits, de syntaxe. Ceux mêmes qui sont nés avec quelque originalité d’esprit ont beaucoup de peine à la garder intacte. La nécessité de la besogne quotidienne, le peu de temps laissé à la réflexion, l’obligation de « faire sa copie » même quand on n’a rien à dire, absolument rien, tout cela fait glisser les meilleurs à une certaine banalité, soit à des lieux communs insupportables, soit à des paradoxes aussi insipides que des lieux communs. Il ne faut ni s’en étonner ni surtout en triompher. C’est là une des conséquences fatales de ce très étrange métier de journaliste. Ceux surtout qui écrivent tous les jours, si excellemment doués qu’ils soient, n’y échappent pas. L’originalité de la forme ou de la pensée a presque toujours besoin, pour s’achever, du recueillement d’un travail volontaire… Elle s’atténue et s’efface en se dispersant. Dans les cinquante ou soixante mille lignes qu’un journaliste écrit tous les ans, ce qui lui appartient en propre, ce qui le signale et le distingue se trouve perdu dans ce qui le confond et le mêle, dans tout ce qu’il a laissé s’écouler de lui sans y apporter d’attention et sans y attacher de prix. Sa personnalité se dilue dans cet écoulement perpétuel. Le meilleur journaliste est comme noyé dans la surabondance de sa prose : c’est dans ce flot qu’il faut repêcher ses membres épars.
I §
Tout cela peut être vrai souvent. Il me suffit que ce ne le soit pas toujours. Je ne m’occupe partout que des exceptions. M. Fouquier en est une. Il a trouvé moyen d’être à la fois le plus abondant et le plus distingué des chroniqueurs. Celui-là est facile à « discerner », s’il reste malaisé à définir. Sa production, considérable et continue, si elle n’est pas toujours égale à elle-même, n’est du moins jamais banale. S’il se dérobe, c’est par l’excès même de sa souplesse, par la variété et la richesse de ses dons. Essayons de le saisir et de le ramasser, fût-ce en tâtonnant un peu et en m’y reprenant.
C’est l’esprit le plus facile, le plus alerte, le plus adroit, le plus prêt sur toutes choses. Il est extrêmement intelligent (donnez, je vous prie, au mot toute sa force). Il sait tout ou du moins devine tout et semble s’être tout assimilé. Il n’ignore rien de ce que tous les esprits originaux de ce siècle ont pensé et senti ; il le repense avec une hardiesse légère, il le ressent avec une vivacité d’impression jamais émoussée. S’il n’est pas et s’il ne peut être, à cause des nécessités mêmes de sa profession, une de ces intelligences créatrices par lesquelles s’accroît, pour parler comme M. Renan, la conscience que l’univers prend de lui-même, il est du moins de ces grands curieux auxquels nul de ces progrès n’échappe. C’est un miroir sensible largement ouvert au monde et à la vie. Sur toute question historique, sociale, morale ou littéraire, il sait tout ce qu’un « honnête homme » peut savoir au moment précis où il écrit. Il ne retarde jamais. Il reproduit en courant, avec une rapidité aisée et comme s’il la connaissait de toute éternité, la plus récente façon de comprendre et de voir que les hommes aient inventée. Il porte au plus haut point ce don merveilleux de « réceptivité » que Proudhon attribue aux mieux douées d’entre les femmes. Et il a d’ailleurs, dans les moindres mouvements de sa sensibilité et de sa pensée, une grâce d’un charme si pénétrant que, si je ne puis l’appeler féminine, je ne saurai vraiment de quel autre nom la nommer.
Cet esprit, si délicatement impressionnable et si apte à tout comprendre et à tout retenir, est en outre singulièrement actif. Quand je songe que M. Fouquier fait au moins une chronique par jour, qu’aucune de ces chroniques n’est tout à fait insignifiante et vide et que beaucoup sont exquises, je demeure stupide. Il n’est guère ni d’esprit mieux meublé ni de plus grand travailleur. Et voici où ma surprise redouble. Je ne me sers ici que de ce que M. Fouquier nous livre de sa personne, volontairement ou non, dans ses écritures publiques. Sa prose a une odeur qu’il est agréable et qu’il n’est point indiscret de respirer. Je puis bien dire que les articles de M. Fouquier, par les préoccupations dont ils portent souvent la trace, par la profondeur et la subtilité de l’expérience dont ils témoignent, laissent entrevoir derrière cette vie de grand laborieux une autre vie non moins remplie, une vie de grand épicurien. Prenez le mot, de grâce, au sens le plus favorable. Épicure, tout le premier, fut un fort honnête homme. Pétrone est mort comme vous savez, et Saint-Évremond, Chapelle, la Fontaine et beaucoup d’autres chez nous ont été des esprits charmants. Mais en même temps (pardonnez-moi ces retours et ces retouches) on sent que ce voluptueux serait volontiers un homme d’action et qu’il suffirait (qui sait ?) aux emplois les plus considérables et les plus difficiles. L’action proprement dite, l’action directe sur les hommes, par la parole ou par le gouvernement, il l’aime et il l’a recherchée. Il a été directeur de la presse, il a été candidat (pourquoi pas ?) à diverses situations, et, s’il a échoué (ce qui arrive aux plus dignes), c’est ou parce qu’il a trop d’esprit, ou parce que ses autres occupations ne lui permettaient pas d’apporter assez de ténacité dans les brigues et les candidatures et peut-être aussi l’exposaient aux distractions et l’inclinaient aux nonchalances.
Vous commencez à apercevoir la richesse de cette nature. M. Fouquier est un méridional. Il a, de son pays, la gaieté, l’alacrité d’humeur, la facilité heureuse, l’optimisme — sans en avoir la suffisance ni la naïveté toujours prompte aux enthousiasmes. Et M. Fouquier est aussi un méridional de Marseille, un Phocéen, un Grec. La Grèce, il l’adore et il en parle souvent. Et vraiment les dieux lointains de son antique patrie lui ont donné la finesse, la grâce, le bien dire, la joie de vivre, l’équilibre des facultés intellectuelles. Il est bien fils de cette race qui a vécu si noblement, de la vie la plus naturelle et la plus cultivée à la fois, de cette race qui n’a point maudit la chair et qui n’a répudié aucun des présents du ciel. Pourtant je le vois comme un Grec un peu amolli, plus près d’Alcibiade que de Socrate, pour qui il a été maintes fois injuste (après d’autres), et plutôt encore comme un Grec d’arrière-saison, contemporain de Théocrite, jouissant de ses dieux sans y croire, mais sans les nier publiquement ; et moins comme un Athénien que comme un Grec des îles, plein de science et de douceur, traînant sa tunique dénouée dans les bosquets de lauriers-roses… Mais ce méridional est un méridional blond. Son front « s’est élargi » par le temps, comme celui de la Pallas de M. Renan, jusqu’à « comprendre plusieurs espèces de beauté » ; et ce Phocéen conçoit quand il le veut la mélancolie des Sarmates et des Saxons et les tristesses et raffinements d’art et de pensée des hommes du Nord.
Son esprit étant comme une abeille qui butine la fleur des choses et tout ce que cet univers offre de meilleur, vous imaginez aisément sur quoi il s’arrête de préférence. Je n’offenserai point M. Fouquier et à coup sûr je ne surprendrai personne (car cela ressort assez de ce qu’il écrit) en disant qu’il est grand « ami des femmes », pour parler comme M. Dumas — avec plus d’abandon que de Ryons, quelque chose de moins pincé, de moindres rigueurs théoriques ; grand connaisseur toutefois aux choses de l’amour, grand docteur et casuiste subtil dans les questions féminines. Comme M. Rabusson, et à meilleur titre peut-être (car l’auteur de l’Amie a un fond d’amertume), M. Fouquier donne l’idée de quelque dilettante du XVIIIe siècle, d’un Crébillon fils ou d’un Laclos. Et cela ne l’empêche pas, je ne sais comment — par quelque chose de caressant et de félin, par la subtilité et la cruauté de quelques-unes de ses ironies, par la longueur toute féminine et la férocité de certaines de ses rancunes (même contre des femmes) — d’évoquer aussi des idées de stylet caché sous un manteau de pourpre traînante, de vie batailleuse autant que voluptueuse, et de faire songer (avec toutes les atténuations qu’il vous plaira : il en faut dans ces transpositions d’images) à quelque Italien de ce magnifique et terrible XVIe siècle.
Grec de la décadence, Florentin d’il y a trois siècles, roué du siècle dernier, Parisien d’aujourd’hui et Français de toujours, homme de plaisir et homme d’action…, voilà bien des affaires ! Jamais je ne pourrai ramener tout cela à quelque semblant d’unité.
Cependant, si l’on considère l’homme, que l’écrivain fait deviner, on voit que sa marque est la recherche constante de tous les plaisirs délicats. Je vous prie de ne vous point scandaliser. La recherche bien entendue du plaisir, ç’a été, pour beaucoup de philosophes anciens, la définition même de la vertu Si, d’autre part, vous considérez l’écrivain, vous trouverez que sa qualité la plus persistante est le bon sens. Par là il est bien de race latine ou de vieille race française. Il sait, à l’occasion, entrer dans toutes les folies et s’y intéresser ; mais il n’a pas le moindre grain de folie pour son compte. Cet homme qui n’a guère de foi ni de principes a d’excellentes habitudes d’esprit. Son bon sens peut quelquefois paraître hardi : le bon sens, quand on l’applique résolument à certaines questions, est le père des paradoxes ; mais, en réalité, il y a chez ce disciple d’Aristippe une rare fermeté de raison, même une défiance presque trop grande de ce qui n’est pas raisonnable. Cherchez bien, et vous finirez par découvrir chez M. Fouquier un mélange tout à fait imprévu. C’est, dans le monde de la littérature, un don Juan qui recouvre un bourgeois. Il y a chez lui du Renan et du Voltaire, du Borgia et du Béranger, du roué et du garde national. Ils y sont à la fois, et c’est cette simultanéité qui est piquante.
S’ils y sont à la fois, c’est apparemment qu’ils s’accordent. Voyons comment. C’est que la raison est encore ce qui nous fait le mieux jouir des choses, le plus sûrement et le plus longtemps. Un parfait épicurien est nécessairement un homme de sens très rassis. Dans le domaine de la pensée, la modération même de la solution où l’on a voulu s’arrêter suppose qu’on a passé en revue toutes les autres et qu’on s’est imaginé les divers états d’esprit auxquels elles correspondent, ce qui est un grand plaisir. De même, l’état sentimental le plus agréable et le mieux garanti contre la souffrance est celui auquel on se prête sans se donner tout à fait. La passion éperdue devient aisément douloureuse ; les sens exaspérés ont aussi leurs maladies. Ce qui vaut mieux, c’est un rien de libertinage à la française et un peu de rêve. La raison, en présidant aux ébats du cœur et des sens, les garde de tout mal et leur permet de varier leurs aimables expériences. M. Fouquier est un homme qui aime la vie, et c’est justement à la mieux aimer, à tirer d’elle tout ce qu’elle contient, que lui sert sa tranquille raison. Et c’est pour cela qu’il n’est pas artiste au sens étroit du mot, mais moraliste et curieux. Un artiste ne jouit que des formes et ne considère les hommes et les choses que sous un angle particulier ; le curieux les saisit tour à tour sous tous leurs aspects. Seul celui-là jouit de tout, qui est curieux de tout ; et celui qui est curieux de tout est par là même un esprit tempéré et maître de soi.
II §
M. Fouquier est surtout curieux de la femme. La femme est, en effet, ce qui tient, pour l’homme, la plus grande place en ce monde. Les chroniques de M. Fouquier sur les femmes, sur le mariage, sur l’amour, sont peut-être la partie la plus originale de son œuvre. Il est impossible d’apporter à l’étude de ces questions plus de raison, de délicatesse et d’esprit, ni une expérience plus consommée et un plus grand amour de son sujet. M. Fouquier aime l’amour. Cela n’est plus si commun à l’heure qu’il est ! Car, songez-y, l’amour s’en va. Ce qui en reste s’est étrangement gâté : s’il n’est brutal et plat, il est maladif et pervers. Nestor et Colombine (M. Henry Fouquier écrit au Gil Blas sous ces deux noms) ont à la fois, sur l’amour, les idées des premiers hommes et celles des délicieux Français du XVIIIe siècle. Et voyez comme ces pseudonymes sont bien choisis : l’un, représentant le naturalisme grec ; l’autre, la tendresse coquette des marquises que Watteau embarque pour Cythère.
Plus je deviens vieux, dit le Nestor du Gil Blas, plus je pardonne à l’amour. Amour coup de foudre, amour-passion, amour-caprice, amour-galanterie, tous les amours que ce grand fendeur de cheveux en quatre qui est Stendhal a décrits et classés, je comprends tout, j’excuse tout ; parfois même j’envie…
Mais ce qu’il préfère, je crois, c’est une espèce d’amour en même temps idyllique et mondain, franchement sensuel, mais relevé d’un peu d’illusion, de rêve, d’« idéal » (ce mot revient souvent sous sa plume), l’Oaristys de Théocrite dans un salon de nos jours. Une pervenche intacte fleurit au cœur éternellement jeune de ce Parisien cuirassé d’expérience, durci au feu de la vie de Paris. Il a écrit de très belles pages sur don Juan, et très significatives. Il me semble que nous mettons ordinairement un peu de nous dans l’idée que nous nous faisons de don Juan : celui de M. Fouquier est avant tout naïf, et il est toujours sincère. Il n’a ni cruauté ni vanité ; il n’a même pas de curiosités malsaines. Il est à cent lieues du sadisme, qui serait, dans cette théorie, tout le contraire du don-juanisme. C’est proprement le don Juan de Namouna, tiré au clair.
… Vous parlez de vanité ! Pour vous, don Juan touche au fat, et, dans son amour des femmes, entre la préoccupation des hommes. Mais c’est là le contraire de l’entraînement d’un « tempérament », et la vanité, chose toute cérébrale, n’a rien à voir avec l’émotion primesautière de don Juan, quand son regard se croise avec celui d’une femme, qu’il voit désormais seule là où il s’est rencontré avec elle… Ne faisons pas à l’amoureux l’injure de mettre de la vanité dans ce besoin de plaire, de connaître et de posséder, que nous flairons en lui à première vue, odor d’amore. Ne lui refusons pas non plus les douces sensations qui viennent du cœur et qui excusent et consolent les abandons des femmes. Le trait caractéristique de don Juan, c’est l’émotion auprès de celles-ci, émotion profonde, naïve, sincère, égale et peut-être supérieure en intensité à l’émotion réglée des hommes qui mêlent l’idée du devoir aux choses de l’amour, encourant par là le juste anathème du poète ! N’est-ce pas le cœur qui parle chez lui, quand il trouve Elvire touchante dans les larmes ? Mais que serait-il sans les palpitations délicieuses de son cœur, sinon un fou érotique, à livrer aux médecins ? Le don Juan honni est peut-être le seul homme qui n’aime jamais sans amour, et, s’il ne se fait pas à lui-même le mensonge de la durée, c’est qu’il ne veut pas être hypocrite, ayant cette religion suprême de ne pas mentir au pied de l’autel qu’il embrasse. Comment l’aimerait-on sans cela ? Le matérialiste brutal ferait horreur aux femmes ; et c’est à l’idéaliste qu’elles pardonnent leurs douleurs… Nous, sentons que, quand il n’aime plus, c’est qu’il aime trop l’amour, dont la femme délaissée n’a pas su lui dire le dernier secret. Il court après l’idéal, et il le répand autour de lui et le laisse derrière ses pas. Il est le poursuivant de l’absolu, qui eu fait naître au moins l’idée et le désir à toutes celles qu’il aime…
J’avoue que, pour ma part, je conçois don Juan un peu autrement. Il me paraît que don Juan… (mais oubliez ce que je disais tout à l’heure et croyez que je ne mets rien là de mon propre rêve), il me paraît que don Juan, à le considérer dans Tirso de Molina et dans Molière, sinon dans Byron et dans Mozart, est surtout un grand artiste et un grand orgueilleux. La déclaration superbe que lui prête Molière, et où il se compare à Alexandre et à César, est assez explicite. En somme, il y a trois vies dignes d’être vécues (en dehors de celle du parfait bouddhiste, qui ne demande rien) : la vie de l’homme qui domine les autres hommes par la sainteté ou par le génie politique et militaire (François d’Assise ou Napoléon) ; la vie du grand poète qui donne, de la réalité, des représentations plus belles que la réalité même et aussi intéressantes (Shakespeare ou Balzac), et la vie de l’homme qui dompte et asservit toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin (Richelieu ou don Juan). Cette dernière destinée n’est pas la moins glorieuse ni la moins enviable. Un amour de femme est au fond de presque toutes les vies humaines : à certains moments le conquérant même ou le grand poète donnerait tout son génie pour l’amour d’une femme. A ces moments-là celui qui les a toutes ferait envie même à Molière, même à César. Croyez que don Juan le sait, et qu’il en jouit profondément, et que sa royauté lui paraît pour le moins égale à celle des poètes et des capitaines. Ce qu’il veut, lui, c’est jeter des femmes, le plus de femmes possible, toutes les femmes à ses pieds. Et il les compte, et Leporello en tient la liste. Et en même temps qu’il compte ses victimes, il les regarde, il les étudie, il les compare. Il se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes, les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et les plus séduisants. Il jouit du tumulte et de l’incohérence des pensées, des désespoirs qui se livrent, des indignations qui consentent et abdiquent, et des corps vibrants, des cheveux dénoués, des larmes qui voilent et attendrissent la splendeur des beaux, yeux. Il se sent le complice élu de la Nature éternelle. Les aime-t-il, ces femmes ? Il le croit, il le voudrait. Il sent en lui quelque chose de supérieur à lui-même, de tout-puissant et de mystérieux ; et son cœur se gonfle d’orgueil à songer qu’il est, quoi qu’il fasse et sans qu’il sache lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et charmantes créatures. Ce qu’il doit porter en lui, c’est une immense fierté, une curiosité infinie, une infinie pitié, peut-être aussi une terreur de son propre pouvoir, et une obscure désespérance, de ne pouvoir aimer une femme, une seule, à jamais…
Je reviens à M. Fouquier. Ce qu’il a de l’éternel don Juan, c’est tout au moins le mépris des conventions sociales et de la morale mondaine :
… Car voilà où j’en veux venir, à cette simple constatation : il n’y a pas de morale sociale, il y a seulement une franc-maçonnerie mondaine, franc-maçonnerie absurde, aux rites cruels et sanglants, contre qui protestent notre cœur et notre raison. Chercher la loi du monde est même une folie : il n’y a qu’à la subir. Cette franc-maçonnerie établit qu’une jeune fille qui donne son cœur pour un bouquet de roses est perdue, tandis qu’une femme mariée qui le donne par caprice — ou pour un bracelet, comme les lionnes pauvres dont le monde honnête est plein n’est pas compromise, pourvu qu’elle y mette un peu d’hypocrisie, etc.
Partout où il voit l’amour, même un petit semblant d’amour, M. Fouquier s’attendrit, il a des tolérances infinies. Je n’ai pas à vous dire son indulgence pour les fautes des femmes, à condition qu’il y ait de l’amour dans leur fait, et un peu de « rêve ». Les Ninons même et les Marions sont assez de ses amies, pourvu qu’elles aient quelque bonté et quelque grâce et que leur vénalité ne leur interdise pas tout choix. Il a très finement analysé, et avec grande pitié, l’espèce de sentiment qui pousse les Manons du plus bas étage à avoir des Desgrieux. Il a montré, presque avec émotion et en condamnant sur ce point les railleries vulgaires, ce qu’il y a de touchant dans l’amour, des femmes qui ont un peu dépassé l’âge de l’amour, des amantes mûries et meurtries, qui s’attachent à leur dernière passion avec fureur et avec mélancolie, parce qu’après il n’y aura plus rien, et qui, pour se faire pardonner, pour s’absoudre elles-mêmes et sans se douter du sacrilège, mêlent à leur suprême amour de femme un sentiment d’équivoque maternité.
Cela, c’est la part de l’analyste voluptueux. Mais ce philosophe si indulgent et si raffiné est, comme j’ai dit, un esprit très sain. Personne ne s’est élevé avec plus de force contre certaines aberrations de l’amour. Je ne répondrais pas qu’en flétrissant ces perversions il défende à son imagination de s’y attarder quelque peu, ni qu’il n’éprouve point une sorte de plaisir obscur à prolonger, sur ces objets, sa colère ou sa raillerie (nous sommes faibles) ; mais il a trop souvent commenté le Naturam sequere, et cette antique devise est trop évidemment la sienne, pour qu’on puisse douter de la sincérité de ses vertueuses indignations. Sa santé d’esprit se reconnaît encore dans tout ce qu’il a écrit sur l’éducation et le rôle des femmes et les questions qui s’y rattachent. Il pense que l’intérêt même et les nécessités de leur profession imposent aux actrices une vie à part, sur la marge de la société régulière. Il aime que tout soit à sa place. Il raille ces maris qui délaissent leurs femmes pour devenir de vrais maris auprès des courtisanes. Il ne croit pas à la conversion de Marion Delorme ni ne la souhaite, et il traite Didier comme un nigaud qu’il est. Sur le divorce et sur les questions qui s’y rattachent, il a des vues d’excellent moraliste et d’homme d’État. Et son bon sens, nourri d’une sérieuse connaissance des hommes, a souvent des hardiesses comme celle-ci, que je recueille sans l’avoir cherchée : « L’idéal trop élevé du mariage est une source de désordres sociaux… »
Volontiers il résoudrait tous les problèmes par l’amour de la femme. C’est une obsession charmante. Si ce néo-Grec, que son culte de la nature n’empêche point de montrer dans les choses religieuses les tolérances tendres et amusées d’un Renan, nous parle d’aventure de l’Assomption ou de la Semaine sainte, il y reconnaîtra les fêtes symboliques de l’éternel amour ; il célébrera l’assomption de la femme, Eve ou Vénus anadyomène, et pleurera avec les belles Syriennes sur le cadavre d’Adonis. Il est vraiment chez nous le dernier prêtre de l’amour. La cité qu’il rêve serait la république des grâces et des jeux ; le courage même y serait un fruit de l’amour ; les femmes y inspireraient l’héroïsme dans la guerre, et elles y conseilleraient les arts de la paix. Sous leur bienfaisante influence, les hommes mettraient un peu de sentiment, d’imagination, de douceur et de pitié dans l’organisation de la société et dans le gouvernement des affaires publiques. Si les hommes savaient encore aimer les femmes, si les femmes connaissaient leur rôle et s’y tenaient pour le remplir tout entier, on aurait une cité idéale, fondée sur la plus délicate interprétation des bonnes lois de nature. Je sais que j’idyllise un peu la conception de M. Fouquier : qu’il me pardonne cette fantaisie. Sérieusement on retrouverait chez lui, tout au fond, un peu des idées de Saint-Simon et d’Enfantin sur le rôle de la femme, moins le mysticisme et le galimatias. Et justement ces idées étaient en germe dans ce XVIIIe siècle que M. Fouquier aime tant, et dont il est.
Je n’ai voulu vous remettre sous les yeux que le côté le plus intéressant de cette mobile et vivante figure de journaliste. Je laisse le critique littéraire (très classique, ainsi qu’il sied à un Marseillais), l’observateur des mœurs contemporaines, le politique militant, le peintre de portraits (voyez ceux de Gambetta, de Rouher, de Lepère, de M. Renan, du duc de Broglie, d’autres encore ; ils sont d’une vivacité et d’une justesse de touche incomparables). Et je ne vous parlerai pas non plus de son style, souple, ondoyant, nuancé, dont la facilité abondante est pourtant pleine de mots et de traits qui sifflent, tout chaud de la hâte de l’improvisation quotidienne, avec un fond de langue excellente, mais avec des négligences çà et là, des plis de manteau qui traîne, comme celui de quelque jeune Grec, auditeur de Platon. Et c’est bien, en dernière analyse, dans ce mélange de nonchalance voluptueuse et de bon sens raffiné, de raison armée et de sensuel abandon, que réside le charme original de cet Alcibiade de la chronique parisienne.
(Chroniqueurs parisiens III) Henri Rochefort §
Il est rare qu’en étudiant une œuvre, même celle d’un auteur dramatique ou d’un romancier, on puisse séparer nettement l’homme de l’écrivain et toucher à celui-ci sans effleurer au moins celui-là. À plus forte raison s’il s’agit d’un journaliste. Mais si ce journaliste s’appelle Henri Rochefort, la chose devient tout à fait impossible. Essayez de ne considérer que l’écrivain : la définition de son tour d’esprit tiendra en quelques lignes, et qui ne vaudront presque pas la peine d’être écrites. Mais prenez-le tout entier, et vous vous trouverez en face d’un cas moral des plus intéressants et des plus irritants à la fois, par l’impossibilité où l’on est d’y voir clair jusqu’au fond.
Trop de scrupule et de timidité ne serait point ici de mise. M. Rochefort appartient au public. Il appartient même à l’histoire, et beaucoup plus qu’un grand nombre de ministres, dont vous avez, je pense, oublié les noms. Voilà vingt ans que la place publique entend son sifflet ou son ricanement. L’empire est tombé au son de cette crécelle et, depuis, elle n’a pas cessé de grincer un seul jour. Sur le drame ou la comédie des vingt dernières années, cette face pâle de mime n’a cessé de pencher sa grimace immuable, et qui paraît automatique, comme ces masques que l’on peint au-dessus des rideaux de théâtre, et qui semblent railler tout ce qui s’agite sur les planches.
Elle est singulière, cette tête si connue : longue, maigre jadis, au front proéminent, aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés, aux lèvres serrées, au nez un peu court et comme arrêté d’un coup de ciseau qui a trop mordu : tête tourmentée et bizarre, pleine de protubérances et de méplats, surmontée d’un toupet comme on en voit flamboyer sous le lustre des cirques, et où il y a, en effet, du Méphisto et du clown, et peut-être aussi du chevalier de la triste figure. Qu’y a-t-il sous ce front ? Quelle est la vraie pensée qui vit dans ces yeux ? Je ne crois pas qu’il soit très facile de le savoir ; mais je le chercherai librement, n’apportant ici ni prévention ni haine, mais une curiosité qui, parce qu’elle est très éveillée, ne demanderait qu’à se tourner, s’il se pouvait, en sympathie.
Considérez, je vous prie, d’un côté le genre d’esprit de M. Rochefort et ce que nous savons forcément de ses habitudes et de ses goûts, ce qui dans sa vie privée est au grand jour et d’autre part ses opinions et son rôle politique : vous reconnaîtrez que, lorsque je parle d’un problème à résoudre, je ne l’invente point pas amour du mystérieux.
I §
La forme d’esprit de M. Rochefort se rencontre peut-être aussi chez d’autres ; mais il n’est pas d’écrivain, je pense, ni qui ait poussé plus loin cet esprit-là, ni qui s’y soit tenu plus étroitement.
Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos sentiments, toutes nos façons d’être, toutes nos attitudes intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment de la nature s’est tourné en une adoration sensuelle et mystique ; le goût du pittoresque en une poursuite inquiète d’impressions ténues et insaisissables ; le goût de la réalité en une recherche morose de ce qu’elle a de brutal et de triste ; la tendresse est devenue hystérie et la mélancolie pessimisme. Tout a pris des airs de maladie nerveuse. L’art de la raillerie s’est développé avec le même excès. Il me semble que la plaisanterie de M. Rochefort est à celle de Voltaire ou de Beaumarchais ce que le pittoresque de Michelet est à celui de Buffon, ou l’impressionnisme d’Edmond de Goncourt à celui de Bernardin de Saint Pierre.
L’esprit de l’auteur de la Lanterne, c’est l’ironie ininterrompue, méthodique et universelle. Cette ironie sans trêve, sans passion et sans choix, c’est proprement la « blague ». M. Rochefort est pour moi un des maîtres incontestés du genre.
S’il fallait définir ses procédés, on en trouverait, je crois, deux principaux. C’est, dans le détail, le coq-à-l’âne, sous quelque forme que ce soit, le rapprochement imprévu de deux idées étonnées de se trouver ensemble. Par exemple, la phrase célèbre : « La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » Pour les grands morceaux, c’est le développement à toute outrance, patiemment poursuivi et poussé jusque dans ses conséquences les plus lointaines et les plus grotesques, de quelque détail ridicule que lui fournit le train des choses. Et presque toujours ce développement se fait sous la forme dramatique (dialogue ou discours), qui ajoute au comique en faisant vivre et parler l’absurde, en le supposant réalisé. Voici, pour me faire entendre et pour me divertir, un exemple que je prends parmi des milliers d’autres à cause de sa brièveté :
Les catholiques exaltés sont en train de s’annexer M. Viennet. Après avoir vécu excommunié comme franc-maçon, il paraîtrait qu’à sa dernière heure il a abjuré la franchise et la maçonnerie pour mourir dans les bras de la religion à laquelle nous devons le cardinal Dubois et la seconde expédition romaine…
Cette habitude qu’a le clergé de venir se fourrer jusque dans la table de nuit des mourants pourrait être utilisée par les gouvernements qui, comme le nôtre, ont le plus puissant besoin d’adhésions. Je m’étonne qu’on n’ait pas encore songé à envoyer au chevet des moribonds hostiles à l’ordre de choses actuel des conseillers d’État chargés de les convertir à la vraie politique, c’est-à-dire aux joies pures du pouvoir absolu.
Quand le malade, en proie au râle suprême et déjà noyé dans les brouillards de la dernière heure, aurait écouté sans trop de résistance ces questions insidieuses :
— L’affaire du Mexique n’est-elle pas la plus grande pensée du règne ?
N’est-il pas prouvé que l’idée de rester neuf années sous les drapeaux remplit d’allégresse tous les Français âgés de vingt et un ans ?
Avouez en outre qu’en dehors de la famille Bonaparte il n’y a plus pour la France que honte et misère ;
Le Moniteur publierait, pour le jour de l’enterrement, en tête de sa partie non officielle, cette note triomphante :
« Le fameux X…, qui après avoir donné, au coup d’État, sa démission de professeur de rhétorique au collège de Senlis, a été transporté à Lambessa aux frais de notre généreux gouvernement ; le fameux X…, pressé par l’évidence, a avoué, à son lit de mort, qu’il n’avait jamais été plus libre que sous ce règne, et qu’il expirait dans les bras de la Constitution, à laquelle il jurait obéissance dans ce monde et dans l’autre. »
Appliqué aux derniers moments de l’honorable M. Viennet, ce système eût peut-être réussi, et nous ne serions pas obligés de déplorer aujourd’hui qu’il n’ait pas craint de paraître devant Dieu, sans s’être préalablement muni des sacrements de l’impérialisme.
Une page isolée dit peu de chose. Mais songez que c’est tout le temps comme cela tout le temps, M. Rochefort déploie, à développer l’absurde, de remarquables qualités d’ordre et de méthode et une très réelle puissance d’imagination. Il y a, dans son œuvre de pamphlétaire et de chroniqueur, des inventions bouffonnes d’une immense drôlerie.
Mais, quand on prolonge un peu sa lecture, cette vision toujours et invinciblement grotesque des choses, sans une détente, sans un répit, devient enfin presque pénible, vous secoue d’un petit rire intérieur qui fait mal aux nerfs. Il y a, dans cette gaieté mécanique, une tension féroce, la rage froide d’une éternelle déformation à la Daumier. Et l’on sent très clairement que l’âme secrète de cette raillerie n’est point, comme celle d’autres grands railleurs, l’amour du vrai, du juste ou du bien. Cette raillerie n’a qu’une mesure : c’est, à propos de tout, qu’il s’agisse d’un ridicule ou qu’il s’agisse d’une infamie, le même ricanement méthodique, prolongé par les mêmes procédés de développement. Cette raillerie jouit d’elle-même et de sa propre virtuosité. Comme elle est toujours également outrée, on la soupçonne volontiers d’indifférence au vrai et au faux, au juste et à l’injuste. Et son universalité fait tort à sa violence : partout forcenée, elle ne paraît sérieuse nulle part. Cette blague se résout en une sorte de rhétorique spéciale qui est la forme, moitié naturelle, moitié acquise, de l’esprit de M. Rochefort. En somme, il s’amuse et nous amuse, ne lui demandez rien au-delà. Cet esprit est, comme on l’a dit souvent, celui d’un vaudevilliste de premier ordre, rien de moins. Mais peut-être rien de plus.
II §
Prenez maintenant sa vie publique, ses opinions, son rôle. Vous pouvez voir que ce n’est pas précisément un rôle de vaudevilliste. Vers la fin de l’empire, ce fut merveille. Il combattit les petits hommes avec de petits écrits qui firent grand tapage. La convenance était parfaite de l’instrument avec la tâche. Il eut alors ce rare bonheur, et qu’il n’a guère retrouvé depuis, de faire une œuvre bonne et juste tout en obéissant à son démon intérieur, d’avoir raison en ayant de l’esprit, et le genre d’esprit dont il est capable. Il n’était alors que républicain parce qu’il suffisait d’être républicain, sans préciser, pour être de l’extrême opposition. Le 4 Septembre porte au pouvoir ce marquis démocrate, cet homme de trop de nerfs qui, parmi les acclamations de la rue, soulevé sur les flots de la foule, pâlit et se trouve mal comme sur les flots d’une mer. Dès lors, partout où sera l’émeute et l’insurrection, même la plus évidemment injuste et folle, même la plus sanglante, vous retrouverez cet insurgé délicat, qui n’aime pas l’odeur du peuple et à qui le peuple fait peur. Il est des absurdes émeutes d’octobre ; il est de la Commune, jusqu’au bout. On le déporte. Échappé de Nouméa, il reprend son œuvre de destruction avec plus d’acharnement encore, je ne dis pas avec plus de sérieux. Toute puissance établie, quelle qu’elle soit, l’a pour ennemi implacable. Personne n’a jamais traité les hommes qui ont été au pouvoir avec une plus radicale, ni plus violente, ni plus aveugle injustice. Et tout mouvement de la rue, toute grève en province, même tachée de sang, est sûre de l’avoir pour elle, sans examen. Les pires instincts de la foule, je veux dire ceux qui lui font le plus de mal à elle-même, l’envie, la défiance, la haine, l’appétit de jouir à son tour, il n’a jamais manqué une occasion de les exciter, de les exaspérer, de les pousser à la curée. Toute âme un peu douce, un peu tendre, un peu soucieuse de l’équité, un peu pitoyable à ce peuple dont on n’a guère le droit d’exciter les appétits quand on n’a rien à lui donner, sera effrayée et scandalisée de l’œuvre de M. Rochefort. De toutes les pages qu’il a écrites depuis seize ans, il en est bien peu que je voudrais avoir sur la conscience.
III §
C’est peut-être que je n’ai pas l’âme croyante. Mais un révolutionnaire doit l’avoir. Pour professer les opinions de M. Rochefort, il faut être bien sûr de son fait ; et cette furie négatrice ne saurait guère aller, semble-t-il, sans un très grand sérieux. Quand on est à ce point convaincu de l’injustice, de l’absurdité, de la monstruosité de l’état social, on ne doit guère trouver que cela prête à rire ; du moins on ne doit pas rire toujours. Car il ne s’agit pas ici de bagatelles. Les opinions que paraît avoir M. Rochefort sont de celles qui s’accordent le moins avec la gaieté des coq-à-l’âne et la plaisanterie de Duvert et Lauzanne. Je comprendrais plutôt ici l’éloquence tendue, travaillée, mais bien sincèrement haineuse, et sérieuse après tout, d’un Jules Vallès. Mais le badinage de M. Rochefort offense ma simplicité d’esprit. Chose surprenante, Nouméa même, la solitude, la souffrance, les épreuves de toutes sortes n’ont pu donner à ses haines ni à ses convictions une forme sérieuse. Il est revenu des antipodes aussi badin qu’il y était allé.
Je me dis malgré moi : — Un homme qui souffre de la grande misère du peuple et de toutes les horribles iniquités sociales et qui fait profession de ne point s’y résigner, j’ai beau faire, je ne puis me le représenter sous les espèces d’un boulevardier qui fait des mots. Les apôtres de la primitive Église pratiquaient peu le calembour, et je conçois mal Spartacus vaudevilliste. Quand un homme passe son temps à attiser les haines des souffrants, à provoquer la révolution sociale, à faire tout, sous prétexte que le monde va mal, pour qu’il aille plus mal encore, il faut qu’il soit bien persuadé de la justice de son œuvre, et cette foi ne suppose pas un très grand fond de gaieté ni surtout une humeur de plaisantin. Si cet homme écrit, j’imagine que ce sera comme M. Élisée Reclus ou le prince Kropotkine avec fougue, avec éloquence, avec gravité peut-être pas sans déclamation, mais à coup sûr sans « fumisterie ». Non, décidément, il y a pour moi je ne sais quelle incompatibilité entre l’esprit de M. Rochefort et l’esprit de la cause qu’il défend. La phrase de Giboyer sur Déodat « tirant la canne et le bâton devant l’arche » et « appliquant la facétie à la défense des choses saintes », si vous supposez un moment qu’il s’agit de l’arche de la Révolution, croyez-vous cette phrase conviendrait si mal à M. Rochefort ?
Ajoutez que la vie de ce grand railleur (comme son style) paraît se moquer fortement de ses opinions. Certes je comprends que les actions des hommes ne soient pas toujours gouvernées par une logique rigoureuse, et même je ne désire pas qu’elles le soient : la variété du monde y perdrait. Je ne me fâche point que Sénèque écrive, à la cour de Néron, sur le mépris des richesses. Ce n’est là qu’un exercice littéraire qui ne tire point à conséquence. Mais ce serait, je pense, faire à M. Rochefort la plus cruelle injure que de prendre son œuvre de journaliste pour une série d’exercices littéraires, car ces exercices ont fait et feront peut-être encore couler du sang. Il faut donc bien qu’il ait la foi : s’il ne l’avait pas, il serait trop à plaindre. Mais alors il me semble qu’un certain degré d’outrance dans certaines doctrines impose absolument à celui qui les professe une vie qui ne les contredise point. Une âme simple et qui connaîtrait seulement le rôle politique de M. Rochefort se le figurerait volontiers vivant à peu près de la même façon que M. Élisée Reclus ou que le comte Tolstoï. Or je n’entre point ici dans la vie privée du joyeux pamphlétaire, et je ne me sers que de ce qui traîne dans tous les journaux : mais tout le monde sait que ce Parisien accompli est grand parieur aux courses, grand collectionneur de tableaux, et qu’il mène enfin la vie que nous voudrions tous mener. Je ne m’en indigne point et, rassurez-vous, je vous fais grâce ici d’un développement facile. Ce que j’admire, par exemple, c’est la bonté, la crédulité, la stupidité de ce peuple qui a si longtemps pris et qui prend peut-être encore M. Rochefort pour un de ses prophètes. C’est bien fait, après tout, et cette stupidité excuse presque les artistes en démagogie. Et puis, qui sait si le prolétariat n’est pas fier d’avoir un chef qui est marquis, qui possède des objets d’art et qui s’amuse ? Ainsi les serfs, comme dit quelque part M. Renan, jouissaient de la puissance et de la richesse de leur seigneur et étaient heureux en lui. Rien ne change, même quand tout paraît le plus changé. Pourtant on m’assure que les électeurs même de Paris commencent à s’aviser de la contradiction qui m’occupe. Naturellement ils en sont plus choqués que moi, qui ne la considère que comme un problème moral fort intéressant. M. Rochefort disait un jour : « Je ferai descendre des faubourgs, quand je voudrai, deux cent mille hommes. » Ce n’est peut-être pas lui qui les ferait descendre aujourd’hui.
IV §
Voilà donc une vie et un rôle, des opinions et un esprit passablement contradictoires. Cette contradiction, comment la résoudre ? La question de la sincérité de M. Rochefort se pose forcément, on ne saurait l’éviter. La réponse qui s’offre tout d’abord, c’est que peut-être il joue la comédie, par intérêt et par plaisir. Mais je ne m’y arrêterai pas, pour deux raisons. Premièrement, je n’ose pas pousser l’indiscrétion jusque-là. M. Rochefort n’est pas de mine à se laisser demander trop directement des comptes. Il a gardé, dans la société contemporaine, quelque chose de la fière allure de ces aventuriers d’autrefois qui, vivant dans des sociétés moins munies de police et de gendarmes, payaient de beaucoup de courage le droit de faire à leur guise et de n’être point jugés tout haut. Si M. Rochefort joue la comédie, il veut bien qu’on s’en aperçoive, mais il ne souffre point qu’on le dise. Ce révolutionnaire tintamarresque a des balafres sur la peau et, je pense, quelques balles dans le corps. Ce secret irritant de sa sincérité ou de sa feintise, il le garde derrière son épée de gentilhomme.
Puis, résoudre la difficulté en affirmant sa duplicité volontaire, ce serait un peu trop simple et grossier. Il est tant de sincérités mitigées et de mensonges à demi sincères ! Savons-nous nous-mêmes exactement ce que nous sommes ? Les circonstances et l’habitude nous pétrissent et nous façonnent plus qu’on ne peut l’imaginer. Nous croyons toujours un peu ce que nous aurions intérêt ou plaisir à croire. Nous sommes dupes de notre rôle, dupes de ce que nous faisons pour duper les autres. Le masque que nous avons choisi finit par coller à notre peau, devient notre vrai visage. Le mensonge comme la sincérité comporte une foule de nuances. Qui n’a senti cela ? Souvent, les impressions littéraires et autres qu’il m’est arrivé de traduire ici, je ne sais pas trop si je les ai écrites parce que je les éprouvais, ou si je les ai éprouvées parce que je les avais écrites…
Il se pourrait que le cas de M. Rochefort fût moins un cas moral qu’un cas littéraire ; que l’intransigeance croissante de son rôle public correspondit moins au développement d’une conviction qu’à celui d’un certain tour d’esprit, et que ce développement n’eût été déterminé que par des événements extérieurs. Notez que le genre de plaisanterie qui lui est naturel implique, même quand il est inoffensif, une attitude d’insurrection, et qu’il contient en puissance, si j’ose dire, tout un infini de révolte. Cet esprit a besoin d’être dans l’opposition extrême pour trouver tout son emploi, pour jeter tout son éclat, pour valoir tout son prix, pour sortir et se déployer tout entier. Or, ce point de l’extrême opposition s’étant toujours déplacé et reculé depuis vingt ans, M. Rochefort a suivi, simplement. Il est constamment allé là où il pouvait avoir tout son esprit. Ce n’est pas lui qui a changé, mais le terrain où il lui était permis d’être tout lui-même. Il n’est pas l’homme d’une foi, mais l’homme d’un tempérament et d’une situation toujours relative et mobile. Que dis-je ? il est l’homme de la Lanterne. Il est condamné à faire la Lanterne toute sa vie. Or la lanterne d’aujourd’hui ne peut plus être celle d’il y a dix-huit ans. C’est à présent le falot qui conduit dans la nuit les bandes de Germinal et où les émeutiers allument leurs torches. Qu’importe ? Le lanternier n’en peut mais : il faut qu’il fasse jusqu’au bout sa tâche de lanternier. Songez donc : si on allait lui prendre sa place ? S’il trouvait plus insurgé que lui ? Il serait perdu d’honneur, j’entends d’honneur littéraire. Sa lanterne le mène plus qu’il ne la porte, et tout ça, c’est de la littérature.
Mais ce n’est pas nécessairement de la comédie. Il y a de grandes chances pour que M. Rochefort soit à peu près persuadé de ce qu’il écrit. Il a souffert pour sa cause ; et si peut-être il n’avait pas la foi avant son exil, il a bien pu l’avoir après : on ne veut point avoir souffert pour un simple jeu d’esprit. Puis, les idées dont il s’est fait le champion violent et facétieux supposent en même temps certaines croyances et certaines haines. Peut-être n’a-t-il point les croyances dans leur plénitude ; mais les haines, je pense qu’il les ressent avec une complète sincérité. Si je ne garantis point qu’il aime le peuple à la façon des apôtres mystiques de la révolution sociale, je suis sûr qu’il déteste du meilleur de son âme les représentants officiels de l’égoïsme bourgeois et de l’hypocrisie parlementaire. M. Rochefort croit pour le moins à ses négations. Et vraiment, quand je disais tout à l’heure qu’il n’y avait rien autre chose dans son fait que le développement d’un tempérament littéraire, je me trouvais affirmer, par un détour, sa sincérité. On doit être fort tenté de croire aux idées qui vous donnent le plus d’esprit. Et lorsqu’on a soutenu ces idées tous les jours pendant vingt ans, on a encore plus tôt fait d’y croire, ne fût-ce qu’aux heures où l’on écrit. Le contraire serait trop malaisé, exigerait une trop difficile surveillance de soi, un dédoublement trop laborieux. Dans le cas de M. Rochefort il est beaucoup plus simple d’avoir la foi sauf à l’exagérer quand on la proclame, et à l’oublier le reste du temps.
V §
Quelqu’un me dit : « Quand ce serait une comédie (et ce n’en est pas une), ce pourrait être une comédie fort excusable, pour des raisons qui nous échappent. Qui donc connaît le fond des choses ? Le personnage que nous jouons, par nécessité ou par goût, ce que nous livrons de nous-mêmes au public, c’est rarement nous tout entiers, et, comme dit Balzac, « nous mourons tous inconnus. » Tel qui, dans son journal, sème l’outrage et la révolte ; tel qui, moitié par tempérament, moitié sous la pression des circonstances, a fait de la démagogie sa carrière, est l’homme le plus doux, le meilleur ami, le père de famille le plus tendre et plus dévoué. Il aime, pour lui-même et pour les siens, la vie large et facile, et son humeur généreuse lui a mis sur les bras des charges de toutes sortes. Et c’est pour y suffire qu’il encourage les grèves et les émeutes et que, sur son journal lu dans les faubourgs, sa plume de fin lettré fait parfois, comme sur un tablier de boucher, des éclaboussures de sang. Le jour où il serait moins injuste et moins enragé, tout ce qui vit de lui en pâtirait. Les pires violences de son rôle public s’expliquent par ses vertus privées. C’est parce qu’il a bon cœur chez lui qu’il souffle la haine dans l’âme obscure des foules. Peut-être a-t-il des moments où il est las de ce rôle d’insulteur et d’énergumène, où il voudrait bien se reposer, où lui-même ne croit plus guère à ses haines, où l’envie le prend d’être équitable, ou simplement indifférent — comme tout le monde, d’être tout bonnement de l’opinion des honnêtes gens et des femmes aimables chez qui il fréquente. Mais l’indifférence ou l’équité, c’est le tirage de son journal qui baisse, c’est sa popularité qui décroît, c’est sa signature qui se déprécie. Or il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent et non pas seulement pour lui. Il a des devoirs onéreux à remplir. Donc à la tâche ! La démagogie est une galère dont il est le forçat. Il reprend sa plume, il insulte par habitude, il calomnie sans y trouver le moindre plaisir parce qu’il faut vivre. Horrible métier, bien digne de compassion ! Mais aussi comment voulez-vous que ceux qui l’exercent ne finissent pas par s’y laisser prendre ? Si peut-être ils ont quelquefois des doutes et soupçonnent le mal qu’ils font, cette impression doit passer vite ; les extrêmes conséquences des paroles mauvaises qu’ils écrivent sont si lointaines et si aléatoires ! Et ce qui les rassure encore plus, c’est que justement ils font cela comme un métier, et qui n’est pas toujours divertissant : comment ce qui est parfois si ennuyeux pourrait-il être coupable ? Ils font du journalisme démagogique avec la sécurité de conscience d’un employé qui va tous les jours à son ministère.
Mais je ne prétends pas que toutes ces réflexions se puissent appliquer à M. Rochefort.
VI §
Quel que soit d’ailleurs le degré de sa sincérité, j’imagine que (sauf les heures inévitables de lassitude et de dégoût) il doit plutôt éprouver de singuliers plaisirs à soutenir son personnage. Et ces plaisirs doivent être d’une espèce assez rare et délicate pour qu’il soit fort éloigné d’y renoncer jamais.
Je ne sais si ce qu’on m’a dit est vrai, que M. Rochefort est au fond très fier de sa noblesse, et de remonter à Louis le Gros, et qu’un jour, comme on lui rappelait que sa famille avait été alliée aux Talleyrand, il laissa entendre que tout l’honneur était pour eux. S’il en est ainsi, il ne pouvait mieux faire que de quitter son titre : c’était le meilleur moyen pour qu’on l’en fît continuellement souvenir. On le lui rappelle tous les jours, et l’on croit être très malin ; mais il en est ravi, et jamais marquis n’a tant joui de son marquisat.
Il jouit aussi de son esprit, et plus que personne. Nous lui reprochions tout à l’heure, assez ingénument, de n’être jamais grave en exprimant des opinions qui supposent pourtant beaucoup de sérieux. Mais voudriez-vous que ce gentilhomme fût révolutionnaire à la façon d’un pilier de club, d’un ouvrier mécanicien grisé de mauvaises brochures socialistes ? Vous pensez bien qu’il n’y a dans son cas ni naïveté ni mysticisme. Il n’est point révolté comme ce pauvre diable d’Étienne Lantier dans Germinal, mais plutôt à la manière des seigneurs-bandits qui se soulevaient jadis contre le pouvoir royal, par orgueil, par humeur mutine et batailleuse. Au reste il n’a point de doctrine. A-t-il jamais dit expressément qu’il fût socialiste, communiste, collectiviste ou autre chose ? Dès lors tombent quelques-unes des accusations dont on pourrait le charger. Il s’adresse moins aux appétits des malheureux qu’à leurs instincts de révolte, et cela par goût naturel. Mais il ne les trompe pas, il ne leur promet rien. Il agite pour agiter. Il sait qu’il n’a rien à mettre à la place de ce qu’il veut renverser, et il s’en moque bien ! Il voit très clairement la niaiserie ou la méchanceté de quelques-uns de ses collaborateurs en révolution ; mais il jouit de son encanaillement, de son déclassement intellectuel et moral, qui du reste a fait presque toute sa renommée. Il a la joie de sentir qu’il domine, qu’il dirige, qu’il a dans sa main des milliers de misérables qui croient en lui et qui pourtant lui sont aussi étrangers que possible et qu’il n’aime pas. La profondeur de leur crédulité doit lui paraître d’un comique inépuisable et quelque peu effrayant. Il jouit de ce qui nous scandalise, du paradoxe de sa double vie. Il jouit de cette volontaire perversion de sentiments qui lui fait, comme on a dit, outrager ce qu’au fond il estime et exalter ce qu’il méprise. Ou bien peut-être jouit-il de mépriser ceux avec qui il combat tout en haïssant ceux qu’il attaque. Tout cela fait quelque chose d’un tant soit peu méphistophélique Mais, pour ne rien omettre, je me figure qu’il y a encore autre chose chez M. Rochefort, un sentiment ou un instinct plus sérieux. Il se dit apparemment qu’étant toujours, sans examen, sans nul souci de l’équité, l’ennemi des puissances établies, il a des chances d’avoir raison une fois sur deux. C’est une belle proportion : qui donc est sûr d’avoir raison plus souvent que cela ? Puis il songe que, si dans un ou plusieurs siècles, la forme actuelle de la société se trouve radicalement changée, à cette distance tous les révoltés d’aujourd’hui, pêle-mêle, passeront pour des précurseurs et sembleront avoir travaillé pour l’avènement de la justice… Décidément le rôle de révolutionnaire artiste comporte des plaisirs si distingués qu’on est presque excusable d’y sacrifier un peu de sa conscience.
Je crains, en finissant, d’avoir encore embrouillé par trop d’explications ce que j’espérais éclaircir. Mais, si ces explications vous semblent contradictoires, vous êtes libre de choisir entre elles. Ou bien, si vous êtes philosophe, vous les prendrez toutes à la fois, précisément parce qu’elles sont contradictoires. Enfin, si cela vous va mieux, vous pourrez dire qu’il n’y avait rien à expliquer. M. Rochefort est peut-être beaucoup plus simple que je ne l’ai vu, soit en bien, soit en mal. Ce qui trompe, ce qui fait qu’on lui prête des complications de pensée et de caractère, c’est la bizarrerie de sa silhouette et le pittoresque de sa destinée. Mais au fond, rien de plus uni, de plus cohérent que l’âme d’un sectaire ou d’un forban. M. Rochefort a, je crois, l’une de ces deux âmes avec l’esprit d’un boulevardier. Voilà tout.
Jean Richepin68 §
Tel littérateur est un orfèvre, tel autre est un peintre, tel autre un musicien, tel autre un ébéniste ou un parfumeur. Il y a des écrivains qui sont des prêtres ; il y en a qui sont des filles. J’en sais qui sont des princes, et j’en sais beaucoup plus qui sont des épiciers. M. Jean Richepin est un écuyer de cirque, ou plutôt un beau saltimbanque — non pas un de ces pauvres merlifiches, hâves, décharnés, lamentables sous leurs paillons dédorés, les épaules étroites, les omoplates perçant le maillot de coton rosâtre étoilé de reprises mais un vrai roi de Bohême, le torse large, les lèvres rouges, la peau ambrée, les yeux de vieil or, les lourds cheveux noirs cerclés d’or, costumé d’or et de velours, fier, cambré, les biceps roulants, jonglant d’un air inspiré avec des poignards et des boules de métal ; poignards en fer-blanc et boules creuses, mais qui luisent et qui sonnent.
I §
La carrière littéraire de M. Jean Richepin a été jusqu’ici des plus bruyantes et des plus singulières. Élève de l’École normale, fort en grec, fort en vers latins, fort en thème, fort en tout, à peu près aussi muni de diplômes qu’il se puisse, ce nourrisson de l’Université débute par un livre de vers où il célèbre les mendiants, les escarpes et les souteneurs, et où « les bornes de l’austère pudeur » sont passées à fond de train. Sur quoi, le chantre des gueux fut condamné par la justice de son pays à trente jours de prison, ce qui était parfaitement stupide, car les vers étaient de main d’ouvrier, hardis et drus, mais non pas obscènes. Et, depuis, on en a laissé passer bien d’autres Puis, comme le genre macabre paraît toujours aux esprits jeunes le comble de l’originalité, M. Jean Richepin donne les Morts bizarres — bizarres, en effet, et dont plusieurs semblent les inventions d’un Edgard Poë fumiste. Mais sa plus grande joie, c’est d’être un mâle et de le montrer. Ses Caresses sont assurément, de tous les poèmes qu’on ait écrits, ceux où les reins jouent le rôle le plus considérable Puis il tente le théâtre, et ce mâle nous montre une femelle, la Glu, une goule qui mange un pêcheur breton. La pièce ne réussit qu’à demi ; il n’en restera qu’une admirable chanson : Y avait un’ fois un pauv’ gas… Le poète, furieux et de plus en plus fier de sa virilité, traite les critiques de chapons dans un apologue oriental Puis le roi de Bohême épanche sa fantaisie naïve et fougueuse dans un drame qui est un conte des Mille et une Nuits : Nana-Sahib. Il a la joie suprême de monter en personne sur les planches et d’y rugir lui-même le rôle du tigre du Bengale. Cependant ses muscles inoccupés le gênent. Un besoin d’assommer et de faire du bruit le tourmente. Et le voilà qui « tombe » Dieu et les dieux dans des vers d’un athéisme carnavalesque et forain. Jamais on n’avait blasphémé si longtemps d’une haleine. Il découvre, chemin faisant, que les Aryas sont des pleutres, qu’il n’y a que les Touraniens, et qu’il est, lui, Touranien Soudain, après une aventure qu’on n’a pas oubliée, il disparaît. Les uns prétendent qu’il s’est retiré chez les trappistes de Staouéli ; d’autres, qu’il s’est éperdument enfoncé dans le Sahara. Point : il s’était embarqué comme matelot sur un bateau de pêche. Il en rapporte quelques milliers de rimes sur la mer, qui est, elle aussi, une indépendante, une révoltée, une gueuse, une manière de Touranienne. Entre temps, il nous avait conté l’histoire de Miarka, la fille à l’ourse, où il se peignait lui-même sous le nom de Hohaul, roi des Romains. Au reste, il nous dit dans les Blasphèmes à quoi il se reconnaît Touranien :
Ils allaient, éternels coureurs toujours en fuite,Insoucieux des morts, ne sachant pas les dieux,Et massacraient gaîment, pour les manger ensuite,Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux…
Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car j’ai beau vivreEn France ; je ne suis ni Latin ni Gaulois.J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,Un torse d’écuyer et le mépris des lois.
Oui, je suis leur bâtard ! Leur sang bout dans mes veines,Leur sang qui m’a donné cet esprit mécréant,Cet amour du grand air et des courses lointaines,L’horreur de l’Idéal et la soif du Néant.
J’aime, pour ma part, ces exubérances, cet orgueil, ces effets de muscles, cette outrance, cette manie de révolte. Je voudrais pouvoir dire que M. Richepin est, en poésie, un superbe animal, un étalon de prix, de croupe un peu massive. C’est plaisir d’assister à ses ébats et à ses pétarades.
II §
Mais (et c’est ce qui, suivant les goûts, nous gâte M. Richepin ou nous le rend plus curieux à considérer) cet étalon a fait d’excellentes humanités. C’est un rhétoricien révolté contre les lois et la morale et contre la modestie du goût classique, mais classique lui-même, et jusqu’aux moelles, dans son insurrection. Ce Touranien possède tous les bons auteurs aryas. C’est le sein de l’Alma mater qu’il a tété, ce prince des « merligodgiers », et il est tout gonflé de son lait. Il n’y a guère d’écrivain dans ce siècle chez qui abondent à ce point les réminiscences ou même les imitations de la littérature classique, grecque, latine et française. Vous trouverez dans la Chanson des Gueux, parmi les tableaux crapuleux, au milieu des couplets d’infâme argot où les rimes sonnent comme des hoquets d’ivrognes, de petites pièces qui fleurent l’anthologie grecque. Un mot du divin Platon, cité en grec, revient dans le refrain d’une chanson philosophique qui explique que « nous sommes des animaux » et que la suprême sagesse est de vivre comme un porc. Sept épigraphes grecques précèdent les alexandrins où le poète célèbre la vieillesse honorée d’un Nestor casqué de soie. Dans les Blasphèmes, vous rencontrerez des souvenirs directs de Lucrèce, de Pline l’Ancien et de Juvénal (je ne parle pas des réminiscences de Musset et de Hugo), et dans la Mer, des morceaux de poésie didactique et descriptive qui vous feront songer, selon votre humeur, soit au Virgile des Géorgiques, soit à l’abbé Delille. Décidément il reste sensible que Hohaul, fils de Braguli et petit-fils de Rivno, a passé par l’École normale. Surtout M. Jean Richepin reste tout imprégné de Villon, de Marot, de Rabelais, de Régnier. Il reprend beaucoup de leurs vocables oubliés. Il y ajoute des mots populaires ou des mots spéciaux empruntés à la langue des divers métiers. Il se compose ainsi un immense vocabulaire, fortement bariolé et médiocrement homogène. S’il vous faut un exemple, relisez, je vous prie, la première page de Miarka :
… C’est qu’il faut profiter vite des belles journées au pays de Thiérache… Un coup de vent soufflant du Nord, une tournasse de pluie arrivant des Ardennes, et les buriots de blé ont bientôt fait de verser, la paille en l’air et le grain pourri dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la moisson bien sèche, tout le monde quitte la ferme et s’égaille à la besogne. Les vieux, les jeunes, jusqu’aux infirmes et aux bancroches, tout le monde s’y met et personne n’est de trop. Il y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque est à peu près valide. Tandis que les hommes et les commères ahannent au rude labeur, les petits et les marmiteux sont utiles pour les œuvres d’aide, étirer les liens des gerbes, râteler les javelles éparses, ramoyer les pannes cassées par la corne des fourches ou simplement émoucher les chevaux, dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont l’œil est cerclé de bestioles vrombissantes.
Assurément ce style est savoureux, mais trop chargé, trop savant et, peu s’en faut, pédant. M. Richepin croit mieux peindre en n’employant que des mots aussi familiers et particuliers que possible. Mais ces mots, il semble qu’il les cherche et les accumule avec trop de peine à la fois et de satisfaction ; et l’impression directe des choses s’évanouit dans ce labeur de grammairien. Puis, ces mots qui nous tirent l’œil nous empêchent de voir le tableau. Ce ne sont ni les vocables curieux ni les expressions outrées qui donnent la sensation des objets : c’est, le plus souvent, un certain arrangement de mots fort simples et très connus. M. Richepin est un peu la dupe des mots : il les aime trop en eux-mêmes, pour leur figure de gueux ou de « hurlubiers ». En général, son style, remarquez-le, est amusant plutôt que proprement pittoresque. Ce bohémien fougueux a de petits divertissements grammaticaux de mandarin très lettré. C’en est un que d’avoir écrit tant de pièces en argot dans la Chanson des Gueux. Notez que la plupart des poètes parnassiens (à plus forte raison les bons « symbolistes ») considèrent M. Richepin comme un retardataire, et tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain disciple de Boileau. « Ce n’est, disent-ils, qu’un normalien exaspéré. » Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi ; mais ils le sentent.
Et alors voici ce qui arrive. M. Richepin a beau être un insurgé, avoir la passion des gros mots et des plus abominables crudités de pensée et de style, la perfection de sa rhétorique nous met en défiance. Nous sommes tentés de croire qu’un si savant homme, si profondément imbu des meilleures traditions littéraires, n’est pas un Touranien bien authentique ; que la glorification, dans toute son œuvre, des gueux et des irréguliers en tout genre n’est peut-être bien qu’un jeu d’esprit. Et, en effet, ses ouvrages ont souvent, je ne sais comment, un air d’insincérité. Si l’on n’était forcément renseigné, par les journaux ou autrement, sur la personne et sur la vie de M. Richepin, il y a fort à parier qu’on dirait tout d’abord, en lisant ses livres : — Hum ! tant de goût pour la gueuserie, tant de férocité dans l’irrévérence, cela n’est pas naturel. C’est amusant, très amusant ; mais je ne frémis point du tout et ne suis point ému un seul instant, pas même d’horreur. Je suis sûr que l’auteur de ces livres truculents et magnifiquement cyniques ou blasphématoires est quelque bourgeois bien régulier, bien placide, bon père et bon époux, et Arya comme vous et moi Eh bien ! on se tromperait sans doute un peu ; car, si vous lisez M. Richepin sans parti pris, vous sentirez certainement, à l’origine de toutes ses inspirations, un très sincère et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout, qui a sa grandeur ; mais le malheur est que la rhétorique s’en mêle ensuite, et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour elle-même, et aussi le désir puéril d’épouvanter les philistins. Il serait peut-être intéressant de démêler, dans les principales œuvres de M. Richepin, la part d’inspiration franche et la part d’artifice littéraire, ce qui appartient au Touranien contempteur des dieux et des lois et ce qui appartient à l’Arya enfileur de mots.
III §
Ce qu’il y a d’inspiration sincère dans la Chanson des Gueux, le poète nous le dit lui-même dans sa préface :
J’aime mes héros, mes pauvres gueux lamentables, et lamentables à tous les points de vue ; car ce n’est pas seulement leur costume, c’est aussi leur conscience qui est en loques. Je les aime, non à cause de cela, mais parce que j’ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j’ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société et aussi leur besoin d’oubli, d’ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang.
Et j’aime encore ce je ne sais quoi qui les rend beaux, nobles, cet instinct de bête sauvage qui les jette dans l’aventure, mauvaise ou sinistre, soit ! mais avec une indépendance farouche. Oh ! la merveilleuse fable de la Fontaine sur le loup et le chien ! Souvenez-vous en, etc.
Le ton même de cette déclaration nous montre que la Chanson des Gueux (et j’en suis bien aise) n’est point une oeuvre de pitié humanitaire et révolutionnaire, à la façon des Misérables, si vous voulez. Comme il peint la plupart de ses gueux parfaitement ignobles, nous avons peu envie de nous attendrir sur eux. Et l’auteur lui-même ne perd pas son temps à s’attendrir ; ou, quand il le fait, cela sonne un peu faux. Voyez Larmes d’Arsouille, cette élégie puante et qui déshonore la mélancolie. Et quand M. Richepin, nous ayant raconté la naissance d’un gueux dans un fossé, par la neige, nous jure, « le front découvert, que l’autre (entendez Jésus) n’a pas tant souffert », nous trouvons drôle son grand geste après qu’il s’est si visiblement amusé à nous décrire en rimes triples, avec des mots furibonds, un accouchement pittoresque.
Mais, s’il ne faut lui demander ni émotion ni pitié, il peint merveilleusement ses loqueteux et les fait très bien parler.
Il y a ainsi toute une partie de la Chanson des Gueux où nous entrons sans effort et même avec un singulier plaisir, tout simplement à cause de l’instinct de rébellion qui est en nous, tout au fond — depuis le péché originel, dirait un théologien. Nous sommes tout garrottés de lois, de convenances, de préjugés : la vision d’hommes qui persistent à vivre dans la société ! comme des fauves dans une forêt nous cause un étonnement où se glisse une vague envie. La basse crapule même a une saveur de révolte ; c’est le retour à la vie animale, chez des êtres qui l’avaient dépassée : cette vie n’est donc plus innocente et sans signification comme chez les bêtes ; il s’y mêle la joie d’une perversité et d’une protestation contre l’ordre prétendu de l’univers. Ajoutez que, considérée par l’extérieur et avec l’œil d’un peintre, la vie des gueux a beaucoup de relief et de couleur, soit parce qu’elle est l’exception et qu’elle fait contraste avec la vie de la société régulière, soit parce que, tout y étant libre et dégagé de conventions, tout y est par là même plus expressif. Remarquez d’ailleurs que ce qui est surtout pittoresque, c’est la vie d’en haut, et celle d’en has, la vie conçue comme une vision de Véronèse ou comme une vision de Callot.
La forte culture classique de M. Richepin a pu contribuer elle-même à développer sa passion de la vie irrégulière et insurgée. Il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au XVe siècle, au XVIe et au XVIIe encore, des bohèmes accomplis. « Escroc, truand, m…, génie ! » dit M. Richepin à Villon ; et Villon, j’en ai peur, pourrait répondre : « Monsieur sait tous mes noms. » Bohème, Rabelais, si l’on en croit sa légende ; bohème, Régnier : on sait comment il vécut et où fréquentait sa muse. Sous Louis XIII et même sous Louis XIV, les antres sacrés du Parnasse français sont des cabarets pareils à celui où Gautier conduit Jacquemin Lampourde, où se drapent des « gueux » superbes qui s’appellent Théophile de Viaud, Cyrano de Bergerac et Saint-Amand. M. Jean Richepin continue dans notre siècle la tradition de ces réfractaires. Et, très évidemment, il n’a pas eu à s’efforcer pour cela, son génie naturel tenant beaucoup d’eux, notamment de François Villon et de Mathurin Régnier.
C’est pourquoi vous trouverez une sincérité, une spontanéité très suffisantes dans la plus grande partie de la Chanson des Gueux. Les « gueux des champs » disent d’admirables chansons. L’« odyssée d’un vagabond » a de la grandeur et de la grâce parmi sa brutalité. Le poète mêle la bonne nature à la vie de ses gueux, qui prennent ainsi des airs de faunes autant que de « mendigots ».
Pour les « gueux de Paris », il faut distinguer. Après nous avoir très brillamment décrit une cour de ferme, M. Richepin nous montre une bande d’oiseaux voyageurs passant très haut sur la tête des poules, des canards et des dindons. Ces volailles sont les bourgeois ; ces oiseaux de passage sont les gueux. Les volailles s’émeuvent, et le poète les interpelle :
Qu’est-ce que vous avez, bourgeois ? Soyez donc calmes !…Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.Ils vont où le désir le veut, par-dessus montsEt bois et mers et vents, et loin des esclavages.L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons…
Car ils sont avant tout les fils de la Chimère,Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous !…
Ils sont maigres, meurtris, las, harassés : qu’importe !Là-haut chante pour eux un mystère profond.
Quand M. Richepin nous présente des gueux qui répondent à peu près à cette définition, de bons gueux, de bons bohèmes de lettres, cela va bien ; nous pouvons nous intéresser à leurs « joies », à leurs « tristesses » et à leurs « gloires ». Mais les « arsouilles » et les « benoîts » sont-ils aussi des assoiffés d’azur et des fils de la Chimère ? « Un mystère profond chante-t-il » pour eux, là-haut ? Nous avons sur ce point les doutes les plus sérieux. Que M. Richepin les croque çà et là, passe ! puisqu’ils sont pittoresques, après tout. Mais voici où commence l’artifice pur, l’exercice de rhétorique — insurgée si vous voulez, mais de rhétorique. Le poète affecte d’entrer dans leur peau, qui est une sale peau, et parle leur argot, qui est une langue infâme, dont les mots puent et grimacent, dont les syllabes ont des traînements gras et font des bruits de gargouille. La Marseillaise des Benoîts, Dab, Dos, Doche, et combien d’autres ! sont comme des pièces de vers latins faites avec le Gradus de la Boule-Noire ou du Père Lunette, le Gradus ad guillotinam. C’est amusant encore ; mais tout de même il y en a trop ; et à chaque édition le poète en ajoute. Cette complaisance et cet attardement dans de telles amusettes littéraires sont d’un virtuose un peu puéril.
Ce virtuose va s’étaler de plus en plus dans l’œuvre de M. Richepin. Ce sera le virtuose du rut, de l’athéisme nu, du matérialisme cru, et ce prestigieux versificateur sera de plus en plus comme ce personnage de Rabagas qui, s’il connaissait un mot plus cochon que « cochon », l’emploierait avec allégresse. M. Richepin cherchera souvent ce mot-là.
Dans les Caresses, on ne saurait douter de la sincérité de l’inspiration initiale. Il paraît hors de doute que M. Richepin a le tempérament fougueux et les reins exigeants, et qu’il est peu enclin à l’idéalisme ou aux rêveries sous la lune. Plusieurs des pièces de ce recueil sont d’une belle, ardente et magnifique sensualité. Mais tout de suite on s’aperçoit qu’il y a dans cette sensualité une affectation, un air de défi aux bourgeois.
L’amour que je sens, l’amour qui me cuit,Ce n’est pas l’amour chaste et platonique,Sorbet à la neige avec un biscuit ;C’est l’amour de chair, c’est un plat tonique.
Et ailleurs :
Notre bonheur n’est point le fade cataplasme ;C’est le vésicatoire aigu qui donne un spasme…
Vos amours, ô bourgeois, sont des fromages mous ;Le nôtre, un océan d’alcool plein de remous.
Voilà le ton ; et il n’est que trop soutenu. Sauf quelques fantaisies à la Henri Heine, mais de plus de bizarrerie ou de vigueur que de grâce, ce ne sont que hennissements. Il nous fatigue à la longue, cet étalon ! Sans compter qu’il nous humilie… Ou plutôt non : c’est nous, les bourgeois, qui le plaignons. La pièce qui résume le livre est intitulée le Goinfre. Horreur ! Et voici comment le poète nous peint son amour :
C’est un goinfre attablé qui, plus que de raison,Enivré de vin pur, gavé de venaison,Ote le ceinturon qui lui serre la taille,Et, sans peur d’avoir mal au ventre, fait ripaille.Il ne sait si demain sera jour de galaEt veut manger de tout pendant que tout est là…
Et l’allégorie se développe avec une brutalité croissante. Eh quoi ! c’est cela pour lui, l’amour ! Pauvre garçon ! Cette poésie est tout ce qu’il y a de plus propre à nous faire adorer les sonnets de Pétrarque ou les Vaines tendresses. Mais voulez-vous connaître le châtiment ? Quand le festin est fini, M. Richepin se croit obligé d’être triste. Or, nous ne saurions dire à quel point cela nous est égal. D’ailleurs il ne sait pas être triste. Il l’est avec des mots trop brutaux ou trop voyants. Les « sombres plaisirs d’un cœur mélancolique » lui sont interdits. Au moment où nous allions peut-être le croire et nous attendrir, la grossièreté inévitable (qu’il prend pour franchise) des mots et des images fait évanouir l’élégie commencée et nous renfonce notre émotion dans la gorge. Oh ! l’affreux poète qui, pour nous parler de la divine illusion d’amour, nous dit qu’il « a pris son fromage pour la lune » et dont le dernier mot est qu’il sera comme ces buveurs qui « restent soûls de la veille ». Et pourtant il y a des choses exquises dans ces Caresses, et qui sont d’un grand poète : la Voix des choses ; Dans les fleurs ; Berceuse ; le Bon souvenir… Quel dommage qu’il ne s’affranchisse pas plus souvent de sa rhétorique truculente et pseudo-villonesque !
Elle triomphe horrifiquement dans les Blasphèmes. Là, il me semble bien qu’on ne retrouve même pas l’ombre d’un sentiment sincère, si ce n’est le besoin même d’étonner et de scandaliser, et un puéril instinct de révolte — pour rien, pour le plaisir. Je ne sais pas d’œuvre plus bizarre, plus fausse ni plus froide. Quelle singulière idée, de venir nous faire, à l’heure qu’il est, un poème athée en six ou sept mille vers ! Je comprends le De natura rerum, ce cri de délivrance, cette protestation enflammée contre d’universelles superstitions, cette première épiphanie de la science naissante. Mais ces Blasphèmes, à qui s’adressent-ils ? À quoi riment-ils ? Sommes-nous si infectés d’esprit religieux ? Il est bon, là, ce rhéteur mal embouché qui prétend affranchir nos intelligences !
Comment n’a-t-il pas senti ce qu’il y a dans ses négations de grossier, de rudimentaire, d’enfantin, d’attardé, de dépassé par l’esprit moderne ? Pas de Dieu, pas de loi morale, pas même de lois physiques : ce qu’on appelle ainsi, ce sont les habitudes des choses (ce qui revient d’ailleurs au même) : tout est gouverné par le hasard ; la Raison même, la Nature et le Progrès sont des idoles qu’il faut renverser comme les autres. Conclusion : Mangeons, buvons et ne pensons à rien. Il nous développe cela avec une allégresse et une fierté sans pareilles. Il n’y a pas de quoi ! Voilà-t-il pas de belles découvertes ! Se figure-t-il avoir expliqué tout en supprimant tout ? Les abominables suppressions ! De quels sentiments exquis ce poète nous dépouille ! Plus de foi, plus d’espérance, plus de charité, plus de vertu, plus de rêve, plus d’illusions, plus de chimères. Et si, comme Banville, « je n’ai souci que des chimères » ? Quel triste monde M. Richepin nous fait ! Je ne parle ici au nom d’aucune morale ni d’aucune religion ; je ne m’occupe pas de la vérité : je ne m’occupe que de la beauté de la vie. Les négations de M. Richepin sont plus ineptes que toutes les affirmations. Je suis honteux de voir un poète lyrique penser comme un antidéiste des Batignolles. Eh ! qui donc ne croit pas en Dieu ? Il y a tant de façons d’y croire ! Si on n’y croit pas comme le charbonnier, on y croit comme Kant ; si on n’y croit pas comme Kant, on y croit comme M. Renan, ou même comme Darwin ou comme Herbert Spencer. Ne pas croire en Dieu, c’est nier le mystère de la vie et de l’univers et le mystère des instincts impérieux qui nous font placer le but de la vie en dehors de nous-mêmes et plus haut ; c’est nier le plaisir que nous fait cette chose insensée qui est la vertu ; c’est nier le frisson qui nous prend devant « le silence éternel des espaces infinis » ou le gonflement du cœur par les soirs d’automne, et la langueur des désirs indéterminés ; c’est déclarer que tout dans notre destinée et dans les choses est clair comme eau de roche et qu’il n’y a rien, mais rien du tout, à expliquer. Or, c’est cela qui est stupide.
Mais, Dieu me pardonne ! j’allais m’indigner. J’oubliais que les Blasphèmes ne sont qu’un jeu de rimeur. Il était impossible de traiter avec moins de sérieux un sujet plus grave. Presque à chaque page, quand on est tout près de croire le poète emporté par un sentiment vrai, un mot malpropre vous éclabousse, ou une facétie lubrique, qui vous avertit que le poète s’amuse. Il nous dit en parlant des dieux :
Et je vais leur souffler au c… pour me distraire.
Les étoiles disent à l’homme :
Parce que de mots creux et d’orgueil tu t’empiffres,Tu penses blasphémer en rotant contre nous.
Et c’est tout le temps comme cela, Il traite à chaque instant la Nature de catin, et de pis encore, et il développe en images ignobles le contenu de ces mots. Et il ne s’aperçoit pas, lui, le pourfendeur des dieux, que, tandis qu’il symbolise aussi malproprement la Nature et lui adresse des discours, il obéit à l’éternel instinct qui a créé les dieux. Ces dieux auxquels il ne croit pas, il les injurie continuellement, par une convention de rhétorique vraiment un peu trop prolongée. C’est beaucoup converser avec un pur néant. Cinquante ou soixante fois il leur crie : « Attendez un peu, misérables ! coquins ! Je m’en vais vous manger le nez et vous crever le ventre ! » Et il tend ses muscles, et il offre aux dieux le caleçon. C’est l’Arpin de l’athéisme.
On ne peut s’empêcher de sourire, après cela, des grands airs qu’il prend dans sa préface. « Je doute que beaucoup de gens aient le courage de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire. » Et dans l’impayable post-scriptum à Bouchor, où il pardonne noblement à son ami d’avoir repris subrepticement goût au mauvais vin de l’idéal, des illusions spiritualistes, de la foi en l’éternelle justice : « Je ne chercherai désormais qu’en moi-même mes templa serena. Je m’envelopperai de plus en plus dans l’orgueilleuse solitude de ma pensée. » Oh là là ! si j’ose m’exprimer ainsi. M. Richepin énumère, dans cette supercoquentieuse préface, toutes les catégories d’imbéciles que choquera son poème. Je voudrais, après l’avoir lu, être rangé dans toutes ces catégories à la fois.
Cela ne m’empêche pas d’admirer fort les Blasphèmes. Ce livre absurde est supérieurement amusant, sauf vers la fin. Et la Chanson du sang, cette « légende des siècles » en raccourci, où chaque globule de son sang, légué au poète par ses ancêtres, chante sa chanson dans ses veines, est bien près d’être un chef-d’œuvre.
Il y a beaucoup plus de sincérité dans la Mer. Il me semble que c’est, avec la Chanson des Gueux, le meilleur livre de M. Richepin. Les marins, ces gueux de la mer, y sont glorifiés par quelqu’un qui les a vus de près et qui les aime ; et nous avons moins de peine à les aimer que les « gueux de Paris » ou même les « gueux des champs ». Les Trois matelots de Groix et le Serment sont de beaux poèmes, égaux pour le moins aux Pauvres gens, et où il entre plus d’humanité que M. Richepin n’en met d’ordinaire dans ses rimes. Les Matelotes sont aussi franches et aussi belles que si elles n’étaient pas l’œuvre d’un lettré. On ne saurait reprocher aux Marines que des contours trop arrêtés quelquefois, avec l’outrance superflue et l’inutile truculence habituelle au poète. Je goûte l’effort des poèmes cosmogoniques de la fin : le Sel, la Gloire de l’eau, la Mort de la mer. Qu’y manque-t-il ? Je ne sais quoi, un rien. On y voudrait plus de simplicité. On sent trop que, dans la pensée même de l’auteur, ce sont surtout des « morceaux » difficiles, des tours de force de poésie lyrico-scientifique. Ces poèmes ont aussi le tort de faire songer à M. Camille Flammarion autant qu’à Lucrèce. Avec cela je ne sais aucun poète capable, à l’heure où nous sommes, de pareilles poussées de vers alexandrins et autres.
Mais que de rhétorique encore, et qui n’est qu’amusante ! (Notez que cela est quelque chose et qu’en tout ceci, tandis que je parais condamner et juger, je ne fais que constater et définir. ) Les Litanies de la mer, où le poète parvient à appliquer à la mer toutes les invocations des litanies de la sainte Vierge, n’est qu’un jeu byzantin, une surprenante « réussite » lyrique, une « patience » qui finit par mettre la nôtre à une rude épreuve. L’ode sur les Algues, qui s’ouvre de façon grandiose et somptueuse, finit, si je puis dire, en queue oratoire, par la figure que les professeurs nomment prétérition. « Comment dire tout cela, ô poète ? s’écrie M. Richepin, et d’ailleurs à quoi bon ? »
Rentre sous les communs niveaux,Lamentable Orphée en délireQui veut toucher la grande lyreEt pour auditeurs dois élire,En place de tigres, des veaux.
Patatras ! C’est la chute d’Icare. Et quelle idée biscornue de nous raconter, dans le rythme sautillant de Remy-Belleau chantant Avril, l’origine de la vie aux profondeurs de la mer :
C’est en elle, dans ses flots,Qu’est éclosL’amour commençant son èrePar l’obscur protoplasmaQui formaLa cellule et la monère.
Cela pourrait se danser ; c’est bien étrange.
Et le cynisme, la passion de l’ordure dans les mots et dans les images ne paraît point diminuer, il s’en faut. Ce n’est point ma pudeur qui est ici blessée. Lucrèce, quand il nous peint Vénus renversée dans les bras de Vulcain, ne me blesse aucunement. Un grand nombre des phénomènes de la nature semblent appeler la comparaison avec l’acte par lequel se perpétue la race humaine ; je ne sais guère de plus beaux vers que ceux où Virgile symbolise le Printemps par l’accouplement de Jupiter et de la Terre, et certes les traits du tableau ne sont point timides. Mais il y a autre chose chez M. Jean Richepin. La préoccupation des gestes et des attitudes de l’amour physique est chez lui une véritable obsession. Tout, dans l’univers, prend à ses yeux des aspects priapiques. La mer tout entière et chacune de ses vagues, la nuit et chacune des nuées du ciel, autant de prostituées qu’il nous montre à l’œuvre. Sa religion est le panchœrisme et le panphallisme. Cela rappelle la manie de Bouvard et Pécuchet qui, étudiant certains cultes hardis de l’antiquité, voient partout des symboles obscènes, et jusque dans les brancards des charrettes normandes. Passe si ces images, encore que trop multipliées, n’étaient, chez M. Richepin, que voluptueuses ; mais, tandis qu’il les détaille, elles deviennent toujours et invinciblement grossières, viles, choquantes même aux yeux les plus païens du monde. La Nature, la Mer et la Nuit ne sont plus des déesses, mais des Macettes, des « gueuses » encore, dont il nous décrit l’anatomie de vieilles et l’abominable pantomime. L’univers tout entier lui apparaît, non pas même comme un musée secret, mais comme une maison Tellier. C’est un cas de jaunisse lyrique — et touranienne, l’indécence étant pour lui une des formes nécessaires du touranisme. Ce poète voit obscène. Je ne dirai pas où et dans quoi le cœur lui est descendu.
IV §
Ce sont là de mauvaises conditions pour être ému et pour émouvoir. Qui donc a dit de Panurge qu’il semblait né de l’hymen d´une bouteille et d’un jambon ? Point de tendresse, point de larmes dans l’œuvre de M. Richepin69. De psychologie, tout juste ce qu’il en faut à un poète lyrique : même dans Monsieur Destrémaux, encore qu’il intitule bravement cette Nouvelle « roman psychologique » ; même dans Madame André, le meilleur de ses romans pourtant, où il a le mérite de nous faire accepter une situation hardie et où la femme (sauf le sacrifice monstrueux et inutile de son enfant) a de la grâce, de la dignité, presque de la grandeur, et aime bien comme une aînée, comme une maîtresse qui est un peu une mère ; mais Lucien Ferdolle se détache trop vite, avec une soudaineté trop odieuse, et le drame douloureux du déliement progressif est esquivé.
En revanche, M. Jean Richepin a (surtout dans ses vers, fort supérieurs à sa prose) la sonorité, la plénitude, la couleur franche, le dessin précis, une langue excellente, vraiment classique par la qualité ; et il est le dernier de nos poètes qui ait, quand il le veut, le souffle, l’ampleur, le grand flot lyrique. Il est le seul qui, depuis Lamartine et Hugo, ait composé des odes dignes de ce nom et qui n’ait pas perdu haleine avant la fin ; et en même temps ce rhétoricien a su écrire de merveilleuses chansons assonancées et qui ressemblent, à force d’art, à des chansons populaires. Grand poète, en somme ; dans ses meilleurs moments, un Villon de moins d’entrailles et de plus de puissance, qui aurait passé par le romantisme ; ailleurs, un superbe insurgé en vers latins. Mais là est son malheur. Il est à la fois trop cynique et trop lettré. Pour beaucoup, son cas n’est que curieux. On dit : « C’est un Touranien civilisé, qui fait des tours comme s’il était de Montmartre. » On s’arrête comme devant un bateleur : « C’est un beau gars, et joliment adroit » ; et l’on passe.
Mais quelquefois on revient. Ce faiseur de tours en vaut la peine. Dans les portraits littéraires que j’esquisse, je ne cherche qu’à reproduire l’image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui, dans son œuvre, ne se rapporte pas à cette vision. Or il arrive souvent que l’écrivain y gagne ; mais il y perd aussi quelquefois. Je crois que M. Richepin y perd. Il est supérieur à l’image que je vous ai, malgré moi, présentée. Ce masque s’applique assez exactement sur lui ; mais par endroits il craque. M. Richepin n’est pas un bateleur qui se hausse par moment jusqu’à être poète ; c’est un poète qui fait trop volontiers les gestes d’un bateleur. Il n’était que loyal de vous en avertir.
Paul Bourget 70 §
I §
Je ne me souviens pas d’avoir jamais senti d’embarras comparable à celui que j’éprouve au moment de parler de l’œuvre et de la personne littéraire de M. Paul Bourget. Sa richesse, sa complexité apparente me déroutent. Je le vois d’une façon ; mais, tout de suite après, je le vois d’une autre. L’idée qu’on se fait de lui le plus communément est celle d’un mièvre, d’un subtil, d’un féminin, d’une sorte de dandy des lettres, très élégant, très fin, très caressant. Mais il s’en faut que ce soit lui tout entier. Car, au contraire, plusieurs des pages qu’il a écrites (les plus nombreuses peut-être) sont surtout remarquables par la vigueur virile et la belle lucidité d’une intelligence proprement philosophique. Et, de même, il peut apparaître en bien des endroits comme un pur dilettante, et comme un dilettante de décadence, plein d’affectation et d’artifice, d’une sensualité maladive et d’un mysticisme équivoque ; mais tout à coup on découvre chez lui un esprit très grave, d’une gravité de prêtre, très préoccupé de vie morale, sérieux au point de tout prendre au tragique.
Son style offre les mêmes contrastes : il est mièvre et il est fort ; il est pédantesque et il est simple ; tout glacé d’abstractions, roide et guindé, et soudain gracieux et languissant, ou plein, coloré, robuste. Il est excellent et il est, peu s’en faut, détestable. Et l’on s’étonne que le cruel début de Cruelle énigme, et l’adorable récit de la rencontre des amants à Folkestone, ou le puissant tableau du duel des deux sexes dans l’amour, d’après le théâtre de Dumas fils, soient partis de la même main. Et ces dernières pages, si belles, tandis que je les parcours, je suis sans doute arrêté par des phrases éclatantes comme celle-ci, qui termine un morceau sur le rôle de l’amour dans le développement de notre être moral : «… Tout au long de nos années, il s’est donc enrichi ou appauvri, au hasard de cette passion souverainement bienfaisante ou destructive, le trésor de moralité acquise dont nous sommes les dépositaires : infidèles dépositaires si souvent, et qui préparons la banqueroute de nos successeurs parmi les caresses et les sourires. » Ou bien ce passage m’éblouit comme un magnifique éclair : «… L’amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale ; elle redevient pour celui qu’elle aime ce qu’il redevient, lui aussi, pour elle : la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur. » Je suis ravi de cette beauté de pensée et de forme ; mais je tourne la page et j’y trouve une « floraison » ou un « avortement » qui « dérive » d’une certaine qualité d’amour. J’y trouve que « la Dame » est un être supérieur et charmant, « fait de sécurité inébranlable », comme si la sécurité était dans la dame et non pas dans l’adorateur. Ou bien ce sont des afféteries de langage pâmé : « Que faire là contre ? S’agenouiller devant la sœur douloureuse et l’adorer d’être douloureuse… »
Ces choses-là me désolent, et mon embarras redouble… L’intelligence la plus pénétrante et la plus vigoureuse, et avec cela des langueurs morbides, du pédantisme aussi, et certaines prédilections intellectuelles qui ressemblent à de la superstition, et un goût de certaines élégances qu’on prendrait presque pour du snobisme… : comment voir clair dans tout cela ?
II §
Joignez que M. Paul Bourget est sans doute poète et romancier, mais est peut-être avant tout un critique — et non pas un critique qui juge et qui raconte, mais un critique qui comprend et qui sent, qui s’est particulièrement appliqué à se représenter des états d’âme, à les faire siens. Parmi tant d’âmes qu’il pénètre et qu’il s’assimile, où est la sienne ?
Il semble à première vue que, plus un critique a d’étendue d’esprit et de puissance de sympathie, moins il doit présenter, à qui veut le définir et le peindre, de traits individuels. Les plus marqués, les plus originaux, non seulement parmi les hommes mais parmi les écrivains, sont ceux qui ne comprennent pas tout, qui ne sentent pas tout, qui n’aiment pas tout, dont la science, l’intelligence et les goûts sont nettement délimités. L’homme idéal, celui qui viendra à la fin des temps, comme il saura et concevra également toutes choses, n’aura sans doute presque plus de personnalité intellectuelle ; et il n’aura que des passions, des vices et des travers fort atténués. Les membres de la petite oligarchie philosophique qui, d’après M. Renan, gouvernera peut-être un jour le monde, délivrés, par l’omnisciente, des passions inférieures, devront se ressembler entre eux à un tel point qu’ils seront à peu près indiscernables. Ils se rapprocheront de Dieu, le grand savant, le grand critique ; et Dieu n’a point d’individualité. Dès aujourd’hui l’écrivain qui concevrait entièrement et profondément toutes les façons dont le monde s’est reflété dans des intelligences ne pourrait guère être défini que par cette aptitude même à tout pénétrer et à tout embrasser.
Nous n’en sommes pas encore là. En réalité, il y a autant de manières d’entendre la critique que le roman, le théâtre ou la poésie : la personnalité de l’écrivain peut donc s’y marquer aussi fortement, quand il en a une. A peine faut-il, quelquefois, un peu plus de soin pour l’y démêler.
Il est trop évident (mais j’ai besoin de ces truismes pour reprendre confiance) que, comme tout autre écrivain, un critique met nécessairement dans ses écrits son tempérament et sa conception de la vie, puisque c’est avec son esprit qu’il décrit les autres esprits ; que les différences sont aussi profondes entre M. Taine, M. Nisard et Sainte-Beuve, qu’entre…, mettons entre Corneille, Racine et Molière, et qu’enfin la critique est une représentation du monde aussi personnelle, aussi relative, aussi vaine et, par suite, aussi intéressante que celles qui constituent les autres genres littéraires.
La critique varie à l’infini selon l’objet étudié, selon l’esprit qui l’étudié, selon le point de vue où cet esprit se place. Elle peut considérer les œuvres, les hommes ou les idées. Et elle peut juger ou seulement définir. D’abord dogmatique, elle est devenue historique et scientifique ; mais il ne semble pas que son évolution soit terminée. Vaine comme doctrine, forcément incomplète comme science, elle tend peut-être à devenir simplement l’art de jouir des livres et d’enrichir et d’affiner par eux ses impressions.
M. Nisard commence par se former une idée générale, et comme purifiée, du génie français. Cette idée, il l’a tirée d’une première vue d’ensemble de notre littérature. Il y fait entrer, comme partie intégrante, les croyances de la philosophie spiritualiste. A l’idéal ainsi conçu il compare les œuvres des écrivains et les exalte ou les malmène selon qu’elles s’en rapprochent plus ou moins. Au reste, il isole ces œuvres, néglige le plus souvent la personne même des écrivains ; ou, s’il en parle, c’est pour leur attribuer, au nom du libre arbitre, le mérite ou le déshonneur d’avoir servi ou trahi l’idéal littéraire dont il a posé au commencement la définition. Il ne saisit expressément aucun lien de nécessité entre les œuvres et les producteurs, entre ceux-ci et les milieux sociaux, ni entre les époques successives. Et pourtant son Histoire se déroule suivant un plan inexorable et l’esprit français ressemble chez lui à une personne morale qui se développerait, puis déclinerait à travers les âges. De là une Histoire d’une rigoureuse unité. Elle est fort systématique et singulièrement partiale et incomplète ; mais comme l’esprit de M. Nisard est intéressant ! comme il est fin, délicat et dédaigneux !
M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise fait absolument le contraire et fait cependant la même chose. Tandis que M. Nisard ne considérait que les œuvres, M. Taine affecte de considérer surtout les causes proches ou lointaines dont elles sont l’aboutissement ; et, tandis que M. Nisard coupait les œuvres de leurs racines, il étudie, lui, ces racines jusque dans leurs dernières ramifications et le sol même où elles s’enfoncent. Mais cette explication des livres par les hommes, et des hommes par la race et le milieu, n’est souvent qu’un leurre. Car le critique s’est d’abord formé, sans le dire, par une première revue rapide de la littérature anglaise, une idée du génie anglais (comme M. Nisard du génie de la France), et c’est de là qu’il a déduit les conditions et le milieu où les œuvres proprement anglaises pouvaient se produire. Et alors, toutes celles que ce milieu n’explique pas, il affecte de les laisser de côté. Il arrive ainsi, par une autre voie, à un exclusivisme aussi étroit que celui de M. Nisard. Le spiritualisme de l’un, le positivisme de l’autre aboutissent donc à un résultat analogue. Et nous pouvons dire comme tout à l’heure : L’Histoire de M. Taine est singulièrement systématique, partiale et incomplète ; mais comme le génie de M. Taine est intéressant ! quelle puissance de généralisation et à la fois quelle magie de couleur dans l’œuvre de ce poète-logicien !
Ainsi, dogmatique ou scientifique, la critique littéraire n’est jamais, en fin de compte, que l’œuvre personnelle et caduque d’un misérable homme. Sainte-Beuve mêle avec beaucoup de grâce les deux méthodes, apprécie quelquefois, mais plus souvent décrit, juge encore les œuvres d’après la tradition, du goût classique, mais élargit cette tradition, s’applique plus volontiers, se promenant à travers toute la littérature, à faire des portraits et des biographies morales, et fournit je ne sais combien de pièces, éparses, mais exquises, à ce qu’il appelait si bien l’histoire naturelle des esprits.
Je passe les diverses combinaisons de doctrine d’histoire et de psychologie, propres à MM. Scherer, Montégut et Brunetière. Mais, ou je me trompe fort, ou M. Paul Bourget a imaginé un genre de critique presque nouveau. La critique devient, pour M. Bourget, l’histoire de sa propre formation intellectuelle et morale. C’est comme qui dirait de la critique égotiste. Son esprit étant éminemment et presque uniquement un produit de cette fin de siècle (l’influence de la tradition gréco-latine est peu marquée chez lui), il s’en tient aux écrivains des trente dernières années et choisit parmi eux ceux avec qui il se trouve en conformité d’intelligence et de cœur. Et il ne fait ni leur portrait ni leur biographie ; il n’analyse point leurs livres et n’étudie point leurs procédés ; il ne définit point l’impression que leurs livres lui ont donnée en tant qu’œuvres d’art : il cherche seulement à bien expliquer et décrire ceux de leurs états de conscience et celles de leur idées qu’il s’est le mieux appropriés par l’imitation et par la sympathie. Et ainsi, tout en ne faisant au fond que l’histoire de son âme à lui, il fait du même coup l’histoire des sentiments les plus originaux de sa génération et compose par là même un fragment considérable — et définitif — de l’histoire morale de notre époque.
III §
Un des moyens de connaître M. Paul Bourget serait de faire pour lui ce qu’il a fait pour les dix écrivains qui figurent dans ses Essais de psychologie contemporaine. Il s’agirait de chercher, pour employer ses propres expressions, « quelles façons de sentir et de goûter la vie il propose à de plus jeunes que lui » — ou à ceux de sa génération. Car il semble bien que M. Paul Bourget ait une assez grande influence sur la jeunesse d’à présent, non pas peut-être sur celle dont les études classiques ont été poussées très avant et que la tradition latine et gauloise munit et défend, mais sur la partie la plus inquiète, la plus nerveuse et la plus ignorante de la jeunesse qui écrit. L’Académie a beau l’honorer publiquement : cela n’empêche point les plus aventureux parmi les plus jeunes écrivains, et ceux du cerveau le plus trouble, symbolistes, esthètes, wagnériens et mallarmistes d’être pour lui pleins d’égards, de le considérer comme un maître. Et, en outre, il a pour lui toutes les jeunes femmes. Nul peut-être, à l’heure qu’il est, n’inspire à certaines âmes un culte plus tendre. Il est, pour beaucoup, le poète par excellence, l’ami, le consolateur, presque le directeur de conscience. En revanche, beaucoup d’hommes mûrs, surtout parmi les gaulois et parmi ceux qui sont fortement imprégnés de lettres classiques, ne peuvent pas le souffrir. Mais, qu’on l’aime ou non, il faut avouer que son esprit est une des résultantes les plus riches et les plus distinguées de la culture littéraire et morale de la seconde moitié du siècle.
Ce qu’il y a d’abord d’éminent en lui, c’est précisément cette curiosité intellectuelle et sentimentale, cette aptitude et aussi cette application à connaître, éprouver et comprendre les états d’âme les plus récents, tels qu’ils se manifestent dans les livres de nos écrivains les plus originaux. Lui-même résume ainsi le précieux contenu de ses Essais :
A l’occasion de M. Renan et des frères de Goncourt, j’ai indiqué le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. J’ai essayé de montrer, à l’occasion de Stendhal, de Tourguéniev et d’Amiel, quelques-unes des fatales conséquences de la vie cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire et les comédies de M. Dumas m’ont été un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l’amour moderne et pour indiquer les perversions ou les impuissances de cet amour sous la pression de l’esprit d’analyse. Gustave Flaubert, MM. Leconte de Lisle et Taine m’ont permis de montrer quelques exemplaires des effets produits par la science sur des imaginations et des sensibilités diverses. J’ai pu, à l’occasion de M. Renan encore, des Goncourt, de M. Taine, de Flaubert, étudier plusieurs cas de conflit entre la démocratie et la haute culture.
Et c’est bien là, en effet, le bilan complet des sentiments, des inquiétudes et des tourments imaginés et subis par l’âme moderne.
Cette âme, M. Bourget se pique de l’embrasser, de l’aimer tout entière, jusque dans ses manifestations les plus maladives et les plus éphémères. Il a d’étranges faiblesses pour la poésie ténébreuse et mystique des derniers petits cénacles (et c’est ce qui lui a valu leur vénération). Il ne veut pas qu’il soit dit qu’aucune affection mentale de son temps lui ait été étrangère ou lui soit restée incomprise. C’est un beau scrupule de critique. De même, le cosmopolitisme lui paraissant un des signes de notre âge, il a été cosmopolite, il s’est appliqué à l’être. Il a vécu à Londres et à Florence autant qu’à Paris. Il a même habité l’Espagne et le Maroc, et je vous demande un peu ce que le Maroc pouvait lui dire, à lui le méditatif, l’homme du songe intérieur ! De même encore, il affecte de connaître et d’aimer les derniers raffinements du luxe contemporain ; il s’en voudrait d’avoir ignoré un seul détail de la plus élégante façon de vivre inventée par les derniers civilisés. Cela lui appartient, cela est de son domaine au même titre que le dilettantisme ou le cosmopolitisme. Et c’est pourquoi ce psychologue, qui n’est que rarement et faiblement paysagiste, sera assez fréquemment tapissier.
Pourtant, parmi les sentiments que M. Paul Bourget définit et explique avec une égale précision, on peut distinguer ceux qu’il éprouve naturellement et qu’il préfère, et ceux qu’il a fait quelque effort pour s’approprier, et connaître enfin quels sont, entre les écrivains dont il s’occupe, ceux dont il tient le plus.
De Baudelaire, pour qui sa prédilection est très marquée, il semble tenir un mélange singulier de sensualité et de mysticisme, une sorte de catholicisme un peu dépravé. Ce sentiment est très particulier à notre âge. Il est à cent lieues de l’érotisme classique. Il suppose une race un peu affaiblie, une diminution de la force musculaire et un raffinement du système nerveux, la persistance de l’esprit d’analyse au fort même des sensations les plus propres à vous faire perdre la tête, par suite une certaine incapacité de jouir pleinement et tranquillement de son corps, le sentiment de cette impuissance, un retour paradoxal, en pleine débauche, au mépris de la chair, et, dans la souillure même, une aspiration à la pureté, moitié feinte et moitié sincère, qui ravive la saveur du péché et le transforme en péché intellectuel, en péché de malice…
De M. Renan, il tient le dédain aristocratique et surtout le dilettantisme, « cette disposition d’esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces forme sans nous donner à aucune » ; de M. Taine, il tient l’esprit scientifique, certaines habitudes de composition et de langage et le goût des grandes généralisations ; de M. Dumas fils, (chose un peu inattendue), la préoccupation tragique des questions de morale dans les drames de l’amour.
De Flaubert, des Goncourt, de M. Leconte de Lisle et, en général, de tous les écrivains purement « artistes » (si moderne que soit d’ailleurs chez eux le fond de philosophie latente), il ne semble pas que M. Paul Bourget tienne grand’chose, encore qu’il les comprenne merveilleusement.
Mais Stendhal a toutes ses tendresses. Stendhal est sa passion, son vice, et quelquefois son préjugé. Stendhal est le seul écrivain antérieur à la génération de 1850 qu’il ait admis dans sa galerie. Il prononce toujours son nom avec un peu de mystère, comme celui du dieu d’une religion secrète. « Henri Beyle », ce nom prend pour lui la douceur d’un petit nom ou l’importance d’un nom sacré et caché, qui n’est révélé qu’aux adeptes. Il dit : « Henri Beyle », comme un moliériste dit : « Poquelin ». Ce culte est ici fort légitime, Stendhal ayant manié avec plus de sûreté, de finesse, de hardiesse et de suite qu’aucun autre écrivain, l’instrument dont s’est servi M. Bourget lui-même pour approfondir les sentiments les plus distingués de sa génération ou pour les faire naître en lui : l’analyse.
Ainsi sommes-nous conduits à noter deux autres caractères de l’esprit de M. Paul Bourget. Ce curieux est un analyste et un pessimiste (un « triste », si vous préférez). Ne séparons point les deux choses ; car, chez lui, elles se tiennent étroitement. M. Bourget est très nettement de ceux qui sont moins préoccupés du monde extérieur que du monde de l’âme, moins sensibles au plaisir de voir et de rendre la forme des choses ou les divers aspects de la mêlée humaine qu’à celui de décomposer des sentiments et des idées en leurs éléments primitifs et de remonter d’un phénomène moral à un autre, jusqu’à tant qu’il s’en trouve un qui soit irréductible. Or l’esprit d’analyse aboutit naturellement à une grande tristesse. Pourquoi ? C’est que ce dernier élément irréductible, c’est toujours un instinct fatal ou un désir inassouvi. Ce que M. Bourget finit par atteindre tout au fond des âmes qu’il étudie, c’est toujours (quelque forme qu’il revête et de quelques nuances qu’il s’enrichisse en affleurant à la surface) le sentiment de la nécessité des choses — ou de la disproportion entre l’idéal et la réalité, entre notre rêve et notre destinée. Et cela est triste.
Cette tristesse est, si je puis dire, de deux degrés. M. Paul Bourget nous dit que tous les états sentimentaux qu’il a analysés mènent au pessimisme. C’est le spectre du pessimisme qu’il voit se dresser au bout de tous les chemins qu’il s’est taillés dans ce que Shakespeare appelle la forêt des âmes. Car le baudelairisme implique, même dans ses complaisances à la chair, la conscience de son indignité et une vision du péché universel. Le dilettantisme, ce don d’imaginer avec précision et sympathie les vies morales les plus diverses, implique l’impossibilité de se reposer dans aucune. L’aristocratie intellectuelle a pour rançon une sensibilité douloureuse à toutes les vulgarités de la vie réelle. Le cosmopolitisme, qui vous montre l’immensité et la variété du monde, vous en fait sentir, presque dans le même moment, la monotonie et l’inutilité ; la planète paraît moindre à qui la connaît mieux : voyez où l’exotisme, qui est le cosmopolitisme pittoresque, a conduit Pierre Loti. L’esprit scientifique vous condamne à la vision d’un monde gouverné par des forces aveugles et où manque la bonté. Et ainsi de suite Et, si ces diverses façons de voir et de sentir sont fort mélancoliques par elles-mêmes, l’analyse qu’on fait de chacune d’elles en redouble la tristesse en nous la montrant incurable Bref, connaître, c’est être triste, parce que toute connaissance aboutit à la constatation de l’inconnaissable et à celle de la vanité de l’être humain. Jugez si M. Bourget peut être gai, n’ayant point pour se consoler, lui, les distractions violentes, la vie toute d’action et le tempérament robuste de son maître Stendhal.
M. Paul Bourget s’est pourtant défendu d’être un pessimiste. Il a bien tort ! Un pessimiste n’est pas nécessairement un homme qui affirme la prédominance du mal sur le bien dans l’univers, ni un misanthrope, un hypocondre ou un désespéré. Tout homme qui réfléchit sur la destinée humaine et la trouve inintelligible et n’a, pour se réconforter, ni la foi chrétienne ni la naïve croyance au progrès, peut être dit pessimiste. Le seul fait de ne rien comprendre au monde et de n’y voir aucune explication est quand on y songe, suffisamment douloureux. Cela n’empêche pas de vivre comme les autres, de jouir, à l’occasion, du ciel, de l’air pur ou même de la société des hommes et des femmes ; mais, dans les minutes où l’on pense, il n’est guère possible, en dehors d’une foi positive, d’être optimiste : il y a trop de souffrances inutiles et absurdes et, de tous les côtés, une trop épaisse muraille de nuit… M. Bourget s’en défend en vain. Son style même a comme un timbre auquel on ne se trompe pas : il rend un son plaintif, gémissant, éploré…
Sans doute l’absence de croyance positive et l’esprit d’analyse peuvent, chez quelques-uns, se tourner en nonchalance (voyez Montaigne), mais non pas chez ceux dont la sensibilité au bien et au mal moral est exceptionnellement développée. Or M. Paul Bourget a bien une de ces consciences-là. Et c’est là, je crois, sa dernière marque, et la plus intime. Il définit quelque part avec beaucoup de force et distingue le moraliste et le psychologue.
Le moraliste, dit-il, est très voisin du psychologue par l’objet de son étude, car l’un et l’autre est curieux d’atteindre les arrière-fonds de l’âme et veut connaître les mobiles des actions des hommes. Mais au psychologue cette curiosité suffit. Cette connaissance a sa fin en elle-même… Il voit la naissance des idées, leur développement, leur combinaison, les impressions des sens aboutir à des émotions et à des raisonnements, les états de conscience toujours en voie de se faire et de se défaire, une compliquée et changeante végétation de l’esprit et du cœur. Vainement le moraliste déclare certains de ces états de conscience criminels, certaines de ces complications méprisables, certains de ces changements haïssables. A peine si le psychologue entend ce que signifie ou crime, ou mépris, ou indignation… Même il se complaît à la description des états dangereux de l’âme qui révoltent le moraliste ; il se délecte à comprendre les actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique et si le travail profond qu’elles manifestent lui paraît singulier. En un mot, le psychologue analyse seulement pour analyser, et le moraliste analyse afin de juger.
Eh bien, quelque abîme que M. Paul Bourget se plaise ici à creuser entre ces deux espèces d’esprits, si l’on ne peut dire qu’il soit vraiment un moraliste, il n’est pas non plus un pur psychologue. Du moins, c’est un psychologue très tourmenté par les questions de morale, très ému, très anxieux, parfois effrayé. Il s’inquiète assez habituellement des conséquences que peuvent avoir les idées qu’il expose pour le bonheur et pour le bien moral de l’humanité. Il s’écrie volontiers (en termes plus distingués et sans lever les bras, mais plutôt en mettant ses mains sur ses yeux) : « Où allons-nous ? » Toutes ses enquêtes sur les sentiments originaux de ses contemporains lui servent à rechercher en même temps le sens et le but de la vie. Il la prend très profondément au sérieux. Il n’est jamais plaisant, ni même ironique ou dégagé. Il ignore le sourire. Il est antipaïen et antigaulois. Il a, ce qui est presque toujours la marque d’une éducation chrétienne, le goût de la chasteté. Vous trouverez chez lui, assez souvent, un vif ressouvenir de la foi catholique de son enfance. Il est, comme j’ai dit, en face de l’amour et de ses drames, aussi grave que M. Dumas fils. Et c’est pourquoi ce disciple de Stendhal, c’est-à-dire du plus détaché des analystes, a exprimé un jour, dans la plus éloquente de ses études, une si ardente sympathie pour l’auteur de la Visite de Noces. En somme, le baudelairisme, le renanisme et le beylisme sont des habitudes et des goûts de son esprit, peut-être aussi des acquisitions préméditées d’un artiste qui s’est donné pour tâche de refléter et de porter en lui l’âme d’une certaine époque littéraire. Mais le fond de son coeur et de son être, c’est, je pense, un très douloureux souci de la vie morale, l’impossibilité de s’en tenir aux plaisirs de la curiosité et de la spéculation. Armand de Querne après son « crime d’amour », c’est exactement M. Paul Bourget ; et de Querne, c’est bien le Ryons de M. Dumas fils — moins l’esprit.
IV §
Tous ces caractères de sa critique, vous les retrouverez dans les romans de M. Paul Bourget, avec quelque chose de plus peut-être.
D’abord, cette curiosité d’une espèce particulière, ce désir d’avoir vécu la vie la plus élégante (moralement et physiquement) qui soit connue de son temps, parfois un certain dandysme, quelque chose aussi de la délicatesse un peu étroite d’un goût féminin. Il aime la « modernité », mais seulement aristocratique. Au fait, ce n’est ni dans le peuple ni dans la petite bourgeoisie, mais seulement dans les classes oisives et dont la sensibilité est encore affinée par toutes les délicatesses de la vie, que pouvait se rencontrer une espèce d’amour assez compliquée, assez riche de nuances pour lui offrir une matière égale à ses facultés d’analyste. Du reste, un goût inné le portait vers ce monde, vers la vie qu’on mène aux alentours de l’Arc de Triomphe et vers les âmes et les corps de femmes qui y habitent. Peut-être seulement a-t-il avoué ce goût avec un rien de complaisance. Certaines de ses pages semblent d’un romancier qui se ferait blanchir à Londres. Il y a un peu d’anglomanie mondaine dans son cas. Il a un faible très marqué pour les belles étrangères qui passent l’hiver à Paris. Un de ses premiers livres, Édel, est un poème mélancolique et un peu naïf, et c’est surtout un poème très « chic ». Mais il serait injuste et puéril d’insister trop sur ce point.
La puissance d’analyse, si remarquable dans les Essais, ne l’est pas moins dans les romans. Nul, je crois, depuis Mme de La Fayette, depuis Racine, depuis Marivaux, depuis Laclos, depuis Benjamin Constant, depuis Stendhal, n’a induit avec plus de bonheur, décrit avec plus de justesse, enchaîné avec plus de vraisemblance ni exposé dans un plus grand détail les sentiments que doit éprouver telle personne dans telle situation morale. Cela prend à certains moments, et en dehors de l’émotion que le drame lui-même peut inspirer, quelque chose de l’intérêt spécial et de la beauté propre d’une leçon d’anatomie. Les pages où M. Paul Bourget nous explique pourquoi l’héroïne du Deuxième Amour se refuse à une nouvelle expérience, ou de quel amour de pur adolescent Hubert Liauran aime Mme de Sauves, et comment, par un renversement délicieux des rôles, Thérèse le traite comme si c’était lui qui se donnait (Cruelle énigme), ou comment, dans Crime d’amour, la franchise et l’innocence d’Hélène Chazel tournent contre elle et ne font qu’irriter la défiance d’Armand de Querne, ou par quelle logique sentimentale Hélène en vient à se souiller pour se venger de l’homme qui ne l’a pas crue et pour qu’il la croie enfin… ; toutes ces pages — et combien d’autres sont des exemplaires accomplis de psychologie vivante. En vérité, je ne crois pas qu’aucun écrivain, non pas même Stendhal, ait montré une pénétration supérieure dans l’étude des « passions de l’amour ».
Citons un peu, au hasard, pour le plaisir :
Pareille à toutes les femmes romanesques, Hélène s’occupait de la délicatesse des voluptés communes à elle et à son ami comme d’un souci de sentiment. Ce qui rend une femme de cet ordre parfaitement inintelligible à un libertin, c’est qu’il s’est habitué, lui, à séparer les choses du plaisir des choses du cœur et à goûter le plaisir dans des conditions avilissantes ; au lieu que la femme romanesque, et qui aime, n’ayant connu le plaisir qu’associé à la plus noble exaltation, reporte sur ses jouissances le culte qu’elle a pour ses émotions morales. Hélène abordait avec une piété amoureuse, presque avec une idolâtrie mystique, le monde des caresses folles et des embrassements…
Il y a cent pages de cette valeur dans les trois romans assez courts et dans les Nouvelles de M. Paul Bourget. C’est de quoi fonder solidement une gloire.
Le danger, c’est que l’écrivain doué d’un pareil instrument d’analyse ne soit tenté d’en user avec un peu d’indiscrétion et ne décompose parfois, avec un soin et un luxe d’anatomie un peu excessifs, des états d’âme assez simples et assez connus. L’appareil extérieur de la recherche psychologique n’est peut-être pas toujours, chez l’auteur de Cruelle énigme, en proportion avec son objet. Il n’a pas l’analyse modeste. Il ressemble çà et là à un chirurgien virtuose qui étalerait et mettrait en œuvre toute une trousse, tout un jeu de bistouris, de scies, de ciseaux et de pinces, pour ouvrir un abcès à la joue. Par exemple, le remords de la jeune fille dans l’Irréparable, la jalousie d’Hubert dans Cruelle énigme, me semblent un peu bien longuement analysés, et sans que l’étalage de ces investigations soit justifié par aucune trouvaille d’importance. Cela tourne, par moments, à l’exercice et au « morceau ». M. Paul Bourget appelle lui-même son dernier roman, André Cornélis, une « planche d’anatomie morale », et il n’a que trop raison. La situation de cet Hamlet moderne, d’un caractère si décidé, et qui n’hésite d’ailleurs pas un instant sur son droit, cette situation est telle que d’abord, étant donné le caractère de ce personnage, elle n’implique chez lui qu’un assez petit nombre de sentiments et fort simples, dont la description sans cesse recommencée devient un peu monotone, et qu’en outre nous ne nous intéressons pas très fortement à ce qu’il éprouve. Car cette situation est trop extraordinaire, trop en dehors de toutes les probabilités de notre vie. Sais-je ce que je ferais si d’aventure je découvrais qu’au temps où j’étais enfant un fort galant homme a fait tuer mon père étant donné que le meurtier, aimé de ma mère et follement épris d’elle, l’a épousée et rendue parfaitement heureuse, et qu’il va du reste mourir sous peu d’une maladie de foie ? De pareilles hypothèses me prennent absolument au dépourvu. En réalité, je crois que je ne ferais rien du tout. Il fallait laisser ce sujet à Gaboriau, qui se serait peu étendu sur la psychologie du nouvel Hamlet et se fût rattrapé sur la partie mélodramatique et judiciaire. Ou bien il me semble qu’au lieu de faire d’André Cornélis un gaillard si prodigieusement énergique (ce qui, au surplus, n’est peut-être pas très compatible avec les habitudes d’analyse à outrance qu’on lui prête en même temps), je l’eusse conçu comme une créature encore plus incertaine que l’Hamlet anglais et l’eusse empêtré, par surcroît, de scrupules et d’hésitations sur son droit au meurtre. Sauf erreur, l’Hamlet moderne n’essayerait même pas de tuer son beau-père — surtout quand ce beau-père est le plus charmant des assassins, au point qu’on voudrait trouver, pour le lui appliquer, un mot plus doux. Car on dirait que, tout au contraire de Shakespeare, M. Bourget s’est étudié à rendre Claudius le moins odieux qu’il se pouvait et, d’autre part, à accumuler autour d’Hamlet toutes les circonstances propres à le paralyser et à ne lui rendre l’action possible que par un miracle d’énergie… Pour toutes ces raisons, André Cornélis ne m’intéresse guère que comme une belle composition de « psychologie appliquée » sur un sujet donné. Et, s’il faut dire toute ma pensée (et non plus seulement sur André Cornélis), la psychologie de M. Paul Bourget, qui égale souvent, si même elle ne la dépasse, celle de Benjamin Constant et de Stendhal, me rappelle aussi parfois celle de Mme de Souza ou de Mme de Duras — avec beaucoup plus d’embarras. Notez qu’il s’en faut déjà de beaucoup que cela soit méprisable.
Mais ce qui, heureusement, met M. Paul Bourget tout à fait part, ce qui vivifie ses analyses, ce qui, là où elles sont profondes, les rend tragiques par surcroît, c’est le sentiment que nous avons déjà trouvé au fond de ses Essais : le souci de la vie morale. Ses romans (André Cornélis excepté) sont des drames de la conscience, des histoires de scrupules, de remords, de repentirs, d’expiations et de purifications. L’Irréparable, c’est l’histoire d’une jeune fille qui meurt du souvenir d’une souillure. Le Deuxième Amour, c’est l’histoire d’une femme qui, s’étant trompée, ne se croit pas le droit de recommencer l’expérience amoureuse. Cruelle Énigme, ce titre seul fait du livre qui le porte un roman chrétien ; car, que Thérèse trompe Hubert en l’aimant, et qu’Hubert revienne à Thérèse en la méprisant, bref, que la chair soit plus forte que l’esprit, cela n’est certes pas une « énigme » pour les disciples de Béranger ni même pour ceux du grave Lucrèce. M. Paul Bourget ne trouve les servitudes de la chair « énigmatiques » que parce qu’il les juge infâmes et avilissantes, et il ne les juge telles que parce qu’il est chrétien tout au fond du cœur.
De même, dans Crime d’amour, ce que fait de Querne n’est un « crime » qu’aux yeux d’un homme qui croit à la responsabilité morale et au prix des âmes. Armand de Querne, le cœur desséché par une enfance sans mère, par l’immoralité des événements au milieu desquels il a grandi et enfin par l’abus de l’analyse, a pris Hélène sans pouvoir l’aimer et sans croire à la pureté de la jeune femme. Hélène, délaissée, se venge de lui par une souillure volontaire. C’est donc lui qui l’a perdue. Cette idée lui inspire un grand trouble, d’affreux remords et enfin une immense pitié de l’universelle souffrance humaine. Il retrouve Hélène ; il lui demande son pardon, et elle lui pardonne. Elle aussi, le spectacle de la souffrance d’un autre (de son mari) l’a ramenée à une conception chrétienne de la vie. Ce roman est donc, en somme, une histoire d’expiation, l’histoire de deux âmes purifiées par la douleur.
Crime d’amour me paraît jusqu’ici le chef-d’œuvre de M. Bourget et l’un des plus beaux romans qu’on ait écrits dans ces vingt dernières années ; car je n’en vois point où l’on rencontre à la fois tant de force d’analyse et tant d’émotion, ni qui présente aux plus distingués d’entre nous un plus fidèle miroir de leur âme. Combien sommes-nous qui nous reconnaissons (les uns plus, les autres moins) dans Armand de Querne ! Qui n’a connu cette impuissance d’aimer, d’aimer absolument et avec tout son être, d’aimer autrement que par désir et curiosité ? Qui n’a connu cette impuissance, soit pour en jouir (car du moins elle nous laisse tranquilles et de sang-froid et elle a des airs de distinction intellectuelle), soit, à certains moments, pour en souffrir, quand on sent le vide de la vie incroyante, détachée et uniquement curieuse, et comme il serait bon d’aimer, et comme on peut faire du mal en n’aimant pas ? Mais cette anxiété, c’est déjà le commencement de la rédemption morale, c’est le signe que toute vertu n’est pas morte en nous. Que dis-je ? c’est le signe d’une puissance d’aimer plus religieuse, plus largement humaine peut-être que celle des grands amoureux. En tout cas, c’est là ce qui distingue Armand de Querne de ceux qui n’aimeront jamais, des débauchés sans cœur et des virtuoses féroces de l’amour, de Valmont ou de Lovelace ; et c’est ce qui fait de lui notre frère. Puisqu’il souffre de ne pas aimer, c’est donc qu’il peut aimer encore !
La première fois que j’ai lu Crime d’amour, je m’étais mépris. Je me disais : Quel faible roué que cet homme qui s’imagine être si fort ! Il ne peut aimer Hélène parce qu’il ne la croit pas quand elle lui dit qu’il est son premier amant ; mais, puisqu’il connaît tant les femmes, il devrait bien sentir que celle-là dit vrai ! Il devrait la croire et, même en la croyant, ne pouvoir pas l’aimer — et n’en pas souffrir autrement Mais je comprenais mal. De Querne n’est point Valmont. Il l’est encore moins que ne l’a voulu M. Paul Bourget. Parmi ses faiblesses et parmi ses sécheresses apparentes, il conserve un fond de bonté et de tendresse par où le « salut » lui viendra. Mais, pour cela, il faut qu’il ait méconnu Hélène, il faut qu’elle se perde par lui, il faut qu’il ait été cruel et injuste sans le vouloir. Il le faut, afin qu’un jour, devant le mal qu’il a fait, il soit pris d’épouvante et touché jusqu’au fond du cœur, et qu’il sente s’éveiller en lui le chrétien, et que la question de la responsabilité morale et toutes les autres du même ordre se posent de nouveau pour lui, et qu’il voie, dans un éclair, toute la misère de la vie — et tout son mystère. Armand de Querne, c’est l’homme d’aujourd’hui, un homme qui a conçu et éprouvé tous les états d’âme analysés dans les Essais et qui résume en lui toute la distinction morale et intellectuelle où s’est élevé l’effort des deux dernières générations. Cet homme d’aujourd’hui offre une combinaison singulière d’esprit scientifique, de sensualité fine et triste, d’inquiétude morale, de compassion tendre, de religiosité renaissante, de penchant au mysticisme, à une explication du monde par quelque chose d’inaccessible et d’extra-naturel. La fin de Crime d’amour est mystique comme un roman russe. Mais ce à quoi les écrivains russes sont amenés par le mouvement spontané de leurs âmes religieuses et rêveuses, par l’étude des cœurs simples et par le spectacle d’infinies souffrances et d’infinies résignations, nous y arrivons, je crois, par la banqueroute de l’analyse et de la critique, par le sentiment du vide qu’elles font en nous et de la somme énorme d’inexpliqué qu’elles laissent dans le monde. Pour ces raisons ou pour d’autres, il semble qu’un attendrissement de l’âme humaine soit en train de se produire dans cette fin de siècle et que nous devions bientôt assister, qui sait ? à un réveil d’Évangile.
Cet attendrissement, fait de méditation sérieuse, de tristesse et de pitié, c’est lui qui donne tant de prix aux romans de M. Paul Bourget. C’était lui, déjà, qui communiquait tant de douceur à ses poésies de jeunesse (la Vie inquiète, les Aveux).
Je ne conclus point. M. Paul Bourget est assez jeune pour se développer encore et pour nous apporter peut-être de l’imprévu. Qu’il continue de nous charmer, de nous toucher et de nous faire réfléchir ; qu’il continue d’être élégant, grave et languissant, de nous dessiner d’exquises figures de femmes (comme Thérèse de Sauves, Hélène Chazel et les deux Marie-Alice, ou comme Hubert Liauran, cette douce petite fille) et d’étudier les drames de la conscience dans l’amour. Et, s’il n’était indiscret et inutile de former des vœux, j’ajouterais : Qu’il nous propose encore, si tel est son plaisir, des cas de psychologie passionnelle ; mais qu’il ne s’y tienne pas : il serait bientôt condamné à se répéter un peu. Puis, les tragédies de l’amour occupent-elles donc toute la place dans la vie ? Regardez, de grâce, en vous et autour de vous : vous verrez qu’il y a autre chose au monde. M. Paul Bourget l’a bien senti dans André Cornélis ; mais ce ne sont pas des « planches d’anatomie » pure, surtout d’une anatomie si exceptionnelle, que nous lui demandons. Qu’il se défie de son éternel Stendhal et même un peu de M. Taine. Qu’il applique à l’analyse d’autres passions que celles de l’amour, à l’étude d’autres situations que celles où nous pouvons nous trouver vis-à-vis de la femme, ses dons merveilleux de psychologue et à la fois de moraliste. Et qu’il fasse enfin l’univers de ses romans aussi large que celui de ses Essais. Je ne demande rien de plus à ce jeune sage, prince de la jeunesse — de la jeunesse d’un siècle très vieux