Les œuvres et les hommes : XI. Les poètes (deuxième série)
à la mémoire
de
HENRI-CHARLES READ
ce livre est dédié
Fleur de souvenir sur la tombe d’un poète mort lui-même en sa fleur
J. Barbey d’Aurevilly
Ronsard §
Œuvres de Ronsard. Édition Blanchemain.
I §
« Notre-Seigneur est ressuscité ! » disent les Russes quand ils se rencontrent le jour de Pâques, et ils s’embrassent. Charmante coutume, que pour le catholicisme je regrette… Eh bien, nous qui aimons la poésie, c’est ce que nous avons pu nous dire avec la même joie, en nous embrassant, du grand poète que je n’hésite pas à nommer littérairement notre Seigneur à tous, — le Seigneur de la poésie du xixe siècle ! La grande et complète édition de Ronsard par Prosper Blanchemain a consacré cette Résurrection, qui commence la poésie moderne par un miracle. Certes ! nous n’ignorions pas que Ronsard avait, dans la trentième année de ce siècle, brisé avec assez d’éclat la pierre trop oubliée de son sépulcre, mais nous ne l’avions pas vu sorti tout entier de son tombeau. Quelques fragments de ce grand poète, qui est à la langue poétique moderne ce que Rabelais est à la langue de la prose, avaient suffi, en 1830, pour que la vie — la vraie vie — apparût dans ce qu’on croyait la mort, et pour que le génie de la poésie française, révolté enfin des compressions et des mutilations qu’il avait lâchement endurées depuis près de trois siècles, se reconnût, avec orgueil et acclamation, dans Ronsard. Un poète de ce temps — de ce temps « de cénacle », comme on disait, et d’apostolat littéraire, — écrivit alors un livre qu’on lit encore avec plaisir sur le grand poète du xvie siècle ; mais l’artiste intégral, en Ronsard, nous manquait. Nous n’avions pas une idée nette de ses proportions colossales. Or, maintenant, voici que nous l’avons… Ce fut une grande nouvelle, et, de plus, un grand bonheur littéraire. L’édition du Ronsard de Prosper Blanchemain nous le fit voir dans toute sa gloire et dans toute sa lumière.
Cette édition est le vrai Thabor de ce divin Ressuscité !
Et de ce Ressuscité terrible ! car il s’est passé d’étranges et cruelles choses à cette Résurrection de Ronsard. Le Ressuscité a eu d’implacables représailles. Il avait été mis à mort, ce grand poète, par un grammairien. Révolte démocratique déjà ! La plantureuse langue poétique que parle Ronsard, avait, à son aurore, été frappée par la grammaire, — la grammaire sèche, polie, aiguisée comme une hache. Malherbe, que d’aucuns ont appelé Richelieu, mais que, moi, j’appelle Robespierre, avait tué Ronsard. Il lui avait très proprement coupé la tête. Mais la tête coupée a fait mieux que de marcher, comme saint Denis avec la sienne elle a rendu le coup et elle a tranché celle de son bourreau. En définitive, c’est Ronsard, qui, après son trépas, est sorti de sa tombe pour enterrer Malherbe, et qui l’a enterré :
À quatre pas d’ici, je te le fais savoir !
C’est Ronsard, le paterfamilias du Romantisme moderne, qui a été l’homme de l’avenir, devenu le présent à cette heure. Ronsard, — sa biographie nous l’apprend (mais n’avions-nous pas oublié jusqu’à sa biographie ?), — Ronsard, le gentilhomme vendômois, était un Hongrois d’origine. C’est un descendant d’Attila, et il s’est rencontré que nous lui avons fait une Résurrection comme on faisait à ses aïeux des funérailles. Chez les Hongrois et chez leurs ancêtres les Huns, on avait pour coutume d’égorger les esclaves ennemis sur les tombes entrouvertes… Sur la tombe vidée de Ronsard montant tout à coup dans l’assomption de sa gloire, nous ne nous sommes pas contentés de Malherbe, nous avons égorgé Boileau.
Et le massacre dure encore… Mais après Boileau, fussent-ce Ponsard, Viennet et tous les autres, les cuistres qui viennent ne comptent pas !
II §
Ainsi, c’est un Ressuscité qui ne mourra plus, que Ronsard ! Il durera autant que la langue française qui a cru l’avoir fait tuer par son licteur, cette langue française dont il est la jeunesse, avec tous les défauts violents, extravagants, mais ravissants, mais enivrants, de la jeunesse ! Vieille, — quand elle le sera tout à fait, — c’est avec les tremblements de tête d’une adorable vieille émue, que la langue française se retournera encore vers Ronsard, son mâle et impétueux premier-né, pour se rajeunir en se baignant dans le souvenir de cette aurore ! Avant qu’on sût bien — nous, du moins, qui ne fûmes pas ses contemporains, — ce qu’il fut en réalité, cet illustre poète d’une époque finie ; avant la savante édition de Prosper Blanchemain, laquelle complète et résume toutes les éditions antérieures, on pouvait croire, et moi-même je l’ai cru longtemps, que Ronsard n’était plus qu’un nom et qu’une date, une de ces comètes qui ne font que passer dans une littérature et dont parlent entre eux les astronomes.
Mais après cette belle édition de Blanchemain, impossible ! Il faut voir ce qui est, forcément. Il faut mesurer la rondeur de la sphère. Il faut se rendre compte de l’astre et de son immobile fixité… Ronsard, le Ressuscité de 1830, est peut-être la seule chose de 1830 qui soit encore debout comme elle s’y mit quand il ressuscita. Le lion s’agrafe bien de ses griffes ! Des rois, eux, qui n’étaient pas des lions, se sont fait chasser comme des pleutres ; mais Ronsard, le poète, n’a pas lâché de l’épaisseur d’un ongle le monde qu’il a reconquis. Trente-sept ans avaient coulé comme l’eau sur une pente1, et, dans ce monde prosaïsé, Ronsard régnait toujours sur ce qui restait de poètes vieillis et sur les facultés plus ou moins poétiques qui déjà alors jouaient au poète. Et non seulement il régnait sur eux et sur elles légitimement, de par les qualités de son génie, mais illégitimement aussi, de par les abus de ce même génie ; ce qui, dans notre monde en chute, est la grande et fatale manière de régner !
Et, en effet, prenez-les tous, les poètes de 1830, de cette époque de rénovation et de renaissance, et regardez si tous n’ont pas pour géniteur suprême le grand poète de la première, qui ne fut pas (comme on le dit) qu’une Renaissance, mais (j’y reviendrai tout à l’heure) qui fut une Naissance aussi. Prenez-les tous ! même Lamartine, le Virgile chrétien, qui, tout chrétien qu’il fut, n’en chanta pas moins Socrate, Psyché et Sapho ; prenez Hugo, de Vigny, de Musset, Amédée Pommier, Sainte-Beuve, Gautier, Hégésippe Moreau, et jusqu’à Béranger, et regardez s’ils n’ont pas tous le souffle de Ronsard sur la tête, s’ils ne sont pas tous les fils et les successeurs de Ronsard ! Les uns (et ce sont les plus forts) lui ont pris de sa magnifique opulence d’inspiration ou de sujets : lyriques, héroïques, bucoliques, élégiaques ; les autres, la variété de ses rythmes d’une invention si savante, si retorse et si subtile, véritables arabesques également pour l’œil et pour l’oreille, inconnus avant lui et auxquels, après lui, on n’a presque rien ajouté. Mais tous, tous, tant qu’ils aient été et quoi qu’ils soient, ont été plus ou moins trempés dans ce cuvier de couleur vermeille qui est la couleur de la vie et de la poésie de Ronsard, et dont ceux-ci sont ressortis écarlates, ceux-là pourprés ou seulement roses, mais tous érubescents, tous teints de cette ardente couleur de la vie que les xviie et xviiie siècles, voués à l’incolore, avaient effacé partout et fini par ne connaître plus ! Et ce que je dis là s’est produit sans nulle exception, sans nulle interruption, pendant trente-sept ans, et continue de se produire encore, depuis Victor Hugo jusqu’à Leconte de Lisle, le chef de la meute de ces bassets poétiques qui jappent maintenant et qui se sont appelés si fastueusement : le Parnasse contemporain, quoiqu’ils n’eussent rien de Parnasse et encore moins de contemporain ! Ronsardistes de la queue et de la dernière heure, qui n’ont gardé de l’influence première et créatrice qu’un matérialisme puéril ou morbide dans la forme, et dans le fond qu’un misérable paganisme sans sincérité.
Car j’ai dit que j’y reviendrais, et voici précisément la place et le moment d’y revenir. Malgré des facultés assez puissantes pour rester, même en tombant sous le coup des influences extérieures, de la plus grandiose originalité, Ronsard, il faut bien l’avouer, ne se conserva pas incorruptible. Il fut païen comme son époque. Il partagea l’ivresse d’un temps qui avait goûté et qui but à longs traits à la double source des littératures retrouvées et des mythologies de l’Antiquité, et littérairement, oui ! même littérairement, ce fut, pour Ronsard et pour nous un malheur dont il est impossible de mesurer bien exactement l’étendue… Demandons-nous ce qu’il aurait été, ce génie robuste et organisé pour rester lui-même, s’il n’avait pas été païen ? Et, de fait, la Bacchante superbe qui fut souvent sa Muse, ne fut pourtant pas toute sa Muse. Elle ne fut pas toujours grecque ou romaine, fille d’une civilisation artificielle, c’est-à-dire refaite à force d’Art. Elle était mieux que cela. Elle était même mieux que celtique, quoiqu’elle le fût, mieux qu’autochtone, mieux que la respiration, dans l’air ambiant, de toute une race. C’était, avant tout, la respiration d’un seul homme, mais d’un seul homme qui était cette force qu’on nomme Ronsard ; c’était le πνευμα d’un de ces grands poètes de leur temps et de tous les temps, qui ont pour les meilleures cordes à leur lyre les fibres saignantes ou triomphantes de leurs cœurs.
III §
Et c’est celle-là, c’est cette Muse de Ronsard, qui, sur l’autre Muse, la païenne, parfaitement morte, est ressuscitée ! C’est celle-là, qui n’est même ressuscitée que parce qu’elle était immortellement humaine ; que parce que nous étions las et dégoûtés des veines saignées à blanc, des cadavres exsangues et des poussières faites par les xviie et xviiie siècles ; que parce que nous avions soif de la vie, et que nous l’avons reconnue, la vie, au premier soupir qu’elle a poussé et à la première pierre qu’on a dérangée à ce vieux tombeau de Ronsard ! Avant Ronsard, il y avait bien eu, ici et là, dans ce qu’on n’oserait appeler une littérature, quelques vagissements, quelques gracieuses balbuties de poètes au berceau, quelques rêveuses pubertés. Mais il n’y avait pas eu réellement de vie poétique organisée ; mais d’homme complet dans sa force et dans sa majesté de poète, il n’y en avait pas eu avant Ronsard, Ronsard est l’Adam de la poésie française, et, comme Adam, il est né homme, armé de toutes ses facultés ! Aussi, le caractère suprême de Ronsard est-il justement le caractère que nous ne pouvons pas ne point supposer au premier homme. C’est la grandeur. Il y a plus profond que Ronsard, sans doute, dans les littératures humaines, mais il n’y a pas plus grand que Ronsard.
Il le fut de toutes les manières. Il le fut également dans son génie et dans sa vie. Il était né grand seigneur comme il était né grand poète, — par le même hasard, diraient les sots. Il avait vécu de la grande existence de la haute société de son temps, et il s’en était blasé vite, comme les grandes imaginations qui dominent tout et qui finissent par être de grandes dégoûtées. Un jour, on l’avait vu la familiarité des Princes, et un autre jour l’amitié de Charles IX, qui lui adressa des vers ronsardiens, tant ils étaient beaux ! de Charles IX, cette singulière et royale fleur de poésie, fécondée peut-être par l’intimité de Ronsard, et qui, plus tard, mourut écrasée dans du sang… Ronsard semble avoir été fait avec tous les genres de grandeurs : naissance, vie, relations, facultés, sentiments et œuvres. Il est grand encore quand ordinairement on cesse de l’être : il est grand même quand il est gracieux ; car il a la grâce de la force, — la grâce des lions, lorsque les lions sont amoureux. Ce poète, ce grand seigneur, cet homme de cour, qui n’aima jamais que deux paysannes, deux filles tout près de la nature, rencontrées au bord des rivières et des bois :
Simples glayeuls, à couleur arc-en-cine,
et qu’il engrava en ses vers sous les noms, de Marie et de Cassandre, — car la troisième, qu’on y trouve aussi sous le nom de Synope, il n’est pas bien sûr qu’il l’ait aimée, — aima donc au-dessous de lui, comme les hommes vraiment grands, qui descendent presque toujours vers la femme qu’ils aiment, tandis que les petits veulent monter vers elle, — et il eut dans l’expression de son double amour une ampleur d’embrassement, un si vaste réchauffement de cœur, un emportement de geste si impérieux dans la caresse, que ses Sonnets et ses autres pièces intitulées : Amours, effacent par la passion, le mouvement et l’image, tout ce qui a jamais parlé d’amour. Il y a plus. Dans les ardentes fantaisies légères qu’il a jetées à tous les vents, dans ces poésies qui sont comme les bulles de savon de sa muse, mais dont la passion colore toujours la diaphanéité, Ronsard, ce poète jupiterréen de la Renaissance, ne peut déguiser ce qu’il est et garder l’incognito de sa divinité. Il a, dans ses pièces de vers les plus capricieuses, des façons, par exemple, de prendre le menton aux petites filles, qui les enlèvent mieux que l’aigle n’enlevait Ganymède… Et il n’est pas de chanson effeuillée dans sa coupe comme les roses qu’il y effeuillait, où ce maître poète, qui a fait des chansons comme il a fait de tout en poésie, ne révèle encore son inévitable grandeur.
Et cette grandeur n’est pas solitaire dans Ronsard ; elle y est accompagnée de la pompe d’imagination qui est l’attribut de toute jeunesse et de tout génie créateur dans la montée de son matin. Rien, sinon l’édition que voici, ne pourrait donner une idée de la magnificence et de la profusion de Ronsard. S’il est l’Adam de la poésie française, ses poésies, à lui, en sont le Paradis terrestre. C’est une forêt coupée de fleuves :
Forêt, haute maison des oiseaux bocagers !
une forêt vierge et immense, qu’il faut bien prendre comme elle a poussé, et dans laquelle se trouvent même d’énormes broussailles, en rapport, du reste, avec la toute-puissance de la végétation et la pyramidalité des cimes. Quand on lit ces vers d’un caractère si vivement, si surabondamment plastique, on est tenté de voir dans Ronsard un Rubens littéraire, sinon dans toute l’exécution de son œuvre, au moins dans la richesse de sa palette et l’exubérance de son dessin. Quant à moi, j’oserai l’affirmer, le poète qui nous a fait pour la première fois en français de la grande poésie pittoresque, — dans des odes-poèmes qui ont leurs strophes, leurs antistrophes, leurs épodes, leurs chœurs, leurs groupes mythologiques, — le tout-puissant descripteur des trente-neuf strophes, de douze vers chaque, de l’Hymne triomphal sur le trépas de la Reine de Navarre, et de l’Églogue au duc de Lorraine où se trouvent des coups de pinceau comme ceux-ci :
Achille était ainsi que toi formé,Dedans tes yeux sont Vénus et Bellone ;Tu sembles Mars quand tu es tout arméEt désarmé, une belle amazone !
fait involontairement penser aux grandes compositions de Rubens. Évidemment, c’est là un génie consanguin. Ronsard n’est nullement un poète concentré, comme, par exemple, le fut Dante. Il n’aurait jamais su enfermer, comme Dante, tout un monde dans un seul mot, dans la facette de bague d’une épithète, reluisant, comme un grenat sombre, à la fin d’un vers… Ronsard, au contraire, est un diffus et un bouillonnant de lumière, répandant autour de lui le son et la peinture : spargens sonum et picturam
, et c’est par là, c’est par ce genre de génie et par l’abus de ce génie, qu’il règne encore sur nous, sur l’imagination débordée, décadente et désespérée d’une époque qui a lâché tous les freins et toutes les ceintures. Ronsard est le poète de l’accumulation et du nombre, du nombre infini. Il y a dans ses Odes une ode à une simple fontaine, qui est bien tout ce qu’a pu écrire de plus surprenant un poète doué du génie du nombre. Poète-phénomène que ce Ronsard, dont la poésie jaillit avant que la langue, qui se forme lentement, fût formée, et qui, avant la lettre, créa la lettre, — la lettre de cette langue qu’à la distance d’une seule génération parla Mathurin Régnier, plus correcte alors et plus ferme, mais bien moins juvénilement inspirée ! L’incroyable magie de Ronsard est précisément que sa poésie est d’autant plus charmante et quelquefois plus belle que sa langue n’est pas encore une langue venue, à contours pleins, arrêtés et purs. Les femmes ne sont-elles pas ainsi, du reste ? Pour faire comprendre ce que je dis, voyez ces vers sur les Sirènes :
Elles, d’ordre, — et flanc à flancOisives, — au front des ondes,D’un peigne d’ivoire blancFrisottaient leurs tresses blondes ;Et mignottant de leurs yeuxLes attraits délicieux,Aguignaient la nef passanteD’une œillade languissante !
Frisottaient, mignottaient, aguignaient, sont des mots enfants, qui s’en sont allés où vont les charmes de l’enfance, ces charmes inouïs que jamais on ne retrouve plus, dans les femmes les plus accomplies et les plus belles, comme ils furent, deux jours, en ces petites filles inachevées qui, moins elles sont dans la vie, nous paraissent plus près du ciel !
IV §
Or, voilà Ronsard tout entier, et peut-être la seule explication qu’on puisse donner de sa destinée. Poétiquement, il domina tout son siècle, qui ne parlait pas une langue plus avancée que la sienne. Mais cette langue, qui marchait toujours, le laissa assis et isolé dans sa gloire, sur son socle de marbre froid et sous son laurier incompris. La langue, grandie et devenue forte comme les petits de la lice, se retourna férocement contre sa poésie et lui prit sa place au soleil, jusqu’au moment impatienté, que j’ai signalé au commencement de ce chapitre, où le poète, malgré la langue qu’il avait parlée, à force de Poésie, ressuscita ! — Le poète, dans Ronsard, avait-il, en ses derniers jours, désespéré de lui-même ? Il avait vieilli, cet Achille, ce jeune homme immortel ! Il était devenu sourd, comme depuis nous avons vu sourd Beethoven. Il avait vu, comme Byron, les cheveux blancs pleuvoir de bonne heure sur sa tête, et stupide, comme Byron, sur ses œuvres, il les avait impitoyablement mutilées dans d’infanticides éditions. Mais Prosper Blanchemain, avec la sienne, le protège contre lui-même. Prosper Blanchemain nous a donné à connaître dans son ensemble et en détail le magnifique poète dont tout le monde ne connaissait que des fragments. Il eut fallu envoyer cette édition à Hugo pour lui apprendre à être modeste, car Victor Hugo doit baisser les yeux mélancoliquement devant Ronsard…
Victor Hugo, c’est Ronsard, en effet, mais après Ronsard, dans une langue toute faite ; — tandis que Ronsard était, dans une langue qui n’était pas faite, un Victor Hugo avant Victor Hugo.
La Fontaine §
Œuvres complètes, édition Lemerre.
I §
Alphonse Lemerre, l’heureux et brave éditeur qui, chaque jour, prend une place plus large dans la publicité et dans la préoccupation de ceux qui, par ce temps industriel et maudit, pensent encore à la littérature, achève de publier, en ce moment, une édition des Œuvres de La Fontaine. Les six premiers volumes ont paru. Seulement, pourquoi, dans ces premiers volumes dont je dirai tout à l’heure les mérites, cherche-t-on vainement la notice biographique et critique annoncée sur la couverture, et qui, naturellement, devrait se trouver à la tête du premier volume ? On n’y trouve qu’une notice assez sèche sur les différentes éditions des œuvres de La Fontaine, mais sur La Fontaine lui-même, rien !
C’est la mode maintenant, à ce qu’il paraît, de nous donner des Introductions qui n’introduisent plus aux livres, mais qui suivent les livres qu’on publie. On devait aller devant, on va derrière. C’est moins fièrement littéraire, mais c’est plus laquais… Le Diderot des Garnier en était à son douzième volume, et l’Introduction et l’Essai sur la philosophie du xviiie siècle ne devait paraître que quand l’ouvrage tout entier serait terminé. Telle n’était pas la coutume de nos pères, qui mettaient le cœur à gauche et les Introductions à leur place. Mais nous avons changé tout cela… Est-ce par amour pur du changement, ce petit sentiment révolutionnaire ?… Ou, comme la comtesse de Pimbêche, criant, quand l’Intimé parle au juge Dandin par le soupirail :
… Il s’en va lui prévenir l’esprit !
craint-on de prévenir l’esprit du lecteur et de nuire à l’indépendance de son jugement, à la liberté de sa pensée ? Les enseigneurs d’à présent sont si plats devant ceux qu’ils doivent enseigner ! Autrefois, les maîtres mettaient à genoux les élèves. À présent, les élèves y mettent leurs maîtres. C’est de là qu’ils enseignent… Est-ce plutôt, enfin, — et tout simplement, — parce que les messieurs, pour la plupart parfaitement inconnus, chargés de ces besognes des Introductions et des Notices, ont lazzaronné et ne sont pas prêts, qu’on laisse ces Notices en blanc ?… Quoi qu’il en soit, du reste, en attendant l’Introduction qui viendra, nous allons faire la nôtre à cette édition qu’Alphonse Lemerre élève (le mot n’est pas trop grand) à la gloire de La Fontaine.
II §
Elle ne l’augmentera pas, car c’est impossible, mais elle répondra noblement aux besoins impérieux de cette popularité sans exemple que La Fontaine doit à ses Fables. Cette popularité, en effet, n’a d’égale dans aucune autre littérature. C’est la seule popularité qui ne soit ni une bêtise ni un mensonge, car les grands talents littéraires ne sont pas populaires, et dont le génie puisse être fier, parce qu’elle est en équation avec sa propre étendue. La Fontaine, cependant, fut bien autre chose qu’un fabuliste. Il a laissé des Contes et des Poésies de toute sorte, marqués de ce talent inouï qu’on n’a vu qu’une fois parmi les hommes. Mais ce sont exclusivement ses Fables, dans lesquelles on plonge, depuis qu’elles sont faites, les enfants de toutes les générations comme dans leur premier bain d’intelligence, ce sont ses Fables qui l’ont rendu aussi populaire que s’il ne méritait pas de l’être, et donné à sa popularité un caractère aussi particulier que son génie. Les autres grands écrivains — et les plus grands ! — ne laissent dans nos souvenirs que l’impression de leurs chefs-d’œuvre et le nom qu’ils ont immortalisé, mais La Fontaine y a laissé son œuvre même. Il est en nous et il vit en nous. Il fait corps avec notre substance. Nous avons tous, en France, été baptisés en Jean La Fontaine, et fait notre première communion intellectuelle dans ses Fables. Et plus nous avons grandi, plus il a grandi avec nous ; plus nous avons avancé dans la vie, plus nous avons trouvé de charme et de solidité dans ces Fables qui sont la vérité, dans ces drames dont les bêtes sont les personnages et qui racontent si délicieusement et si puissamment la vie humaine, tout en la métamorphosant.
Voilà le phénomène qu’il faut décrire et expliquer. Beaucoup d’écrivains ont parlé de La Fontaine, et il y a eu des choses bien dites sur cet esprit et sur cette âme qui va à tant d’esprits et à tant d’âmes, et qu’on pourrait appeler le séducteur universel. Il y a eu de son talent et de sa personne beaucoup d’appréciations intéressantes, parce que la supériorité de La Fontaine est si incontestable et si grande que quoi qu’on dise à son éloge on trouve toujours juste, et dans le vrai quelque chose ; de plus. Rappelez-vous La Harpe, Chamfort, Féletz et vingt autres ! Spécialement, dans ce temps-ci, deux hommes se sont occupés plus que personne de La Fontaine. Walckenaer a publié un livre exact, ramassé partout où il y avait un renseignement à prendre, et dans lequel il a répété, en digne érudit, c’est-à-dire en cultivateur exclusif de la faculté de la mémoire, toutes les formules de l’admiration classique sur La Fontaine, sans une phrase nouvelle ni un aperçu nouveau. C’est très consciencieux, son travail… On peut dire qu’il ne tomberait pas un bouton de la culotte de La Fontaine, que Walckenaer ne se fit un devoir de le ramasser. Mais à part cette conscience du menu, à part les petits commérages de la biographie, il n’y a, sur le génie de La Fontaine, qui est l’important d’un pareil livre, rien de vu, rien de pénétré. Il fallait être un autre homme qu’un gazon d’Institut tel que le fut Walckenaer, pour comprendre l’organisation de La Fontaine et pour expliquer sa poésie. Il fallait avoir l’instinct profond des choses poétiques, vibrer en accord parfait avec elles et surtout n’être pas enterré sous ce gazon qui fleurissait l’estimable crâne de Walckenaer comme une tombe, et M. Taine a été, un jour, cet homme-là !
Or, ce n’est pas du tout un érudit de vocation naturelle et d’absence d’idées comme le vieux Walckenaer, que M. Taine. Il est devenu un érudit de volonté, mais quand il écrivait son livre intitulé : La Fontaine et ses Fables, qui fut, je crois, sa Thèse pour le Doctorat, et qu’il a reprise et parachevée (1875), il débutait dans les lettres et il avait alors la fraîcheur et la vie d’un esprit jeune qu’il a trop sacrifié depuis à toutes les disgrâces de l’érudition. L’homme du matérialisme positiviste n’existait pas encore en lui, — et du système physiologique à l’aide duquel il explique tout dans le talent des hommes, il n’avait, à ce moment, pris que ce qu’il en faut pour que ce soit une idée juste. C’est plus tard qu’il l’a faussée en l’étreignant. Doué de cette faculté d’analyse que j’ai appelée la moitié du critique, il avait cette imagination à couleur vive qui fait l’écrivain. Son travail sur les Fables de La Fontaine fut l’aurore d’un talent qui n’a pas eu, malheureusement, le midi que promettait son aurore. Il aurait dû rester dans ces premières nuances, et c’est lui-même qui les a surchargées et épaissies. On peut donc m’en croire, moi qui ai si peu gâté et tant discuté M. Taine, quand je dis que son livre sur La Fontaine est tout à la fois substantiel et charmant. Jamais la Critique n’a été plus large, plus compréhensive, embrassant une œuvre et une personnalité de génie avec plus de force caressante et d’intelligence dans l’amour. La Fontaine est jugé, dans ce livre, au double point de vue de la biographie et de l’analyse. Il y est scrupuleusement étudié dans l’origine, l’essence et toutes les portées de son génie. Nous sommes ici bien loin de ce pauvre Walckenaer, ce stérile écho de la rhétorique de tout le monde, lequel reste assis sur son petit paquet de renseignements comme un commissionnaire en retard, quand nous avons déjà traversé et retraversé le sujet qu’il traite et que nous sommes en possession de tout La Fontaine à propos de ses Fables, de tout cet homme qui est moins un homme qu’une nature, tant il est profond, varié et infini dans sa simplicité.
Assurément, quelle que soit la plume qui sera chargée d’écrire l’Introduction sur La Fontaine dans la belle édition de Lemerre, il lui sera bien difficile de lutter avec ce livre-là !
III §
Je ne sais véritablement pas ce qu’on pourrait ajouter à ce travail de recherche intime et supérieure.
Pour traiter un pareil sujet, après tout ce qui a été dit de La Fontaine, la première obligation était d’être neuf, et M. Taine l’a été. Il a analysé dans tous ses caractères, ses développements et ses nuances, ce génie ondoyant et divers… Il l’a analysé presque dans chacune de ses fables. Il a montré en La Fontaine le génie le plus gaulois, le plus étonnamment gaulois que l’esprit gaulois ait produit dans la langue et la littérature françaises. Si gaulois, en effet, La Fontaine, que quand l’influence grecque et latine, qui a marqué de son puissant et ineffaçable cachet l’esprit gaulois, a atteint les plus forts et les plus grands génies de notre langue, La Fontaine est celui qui y a résisté davantage. Chez lui, le Gaulois primait tout. Ce qu’il prenait à l’Antiquité, car il lui a pris souvent des inspirations, il le faisait gaulois en le touchant. Rappelez-vous, seulement, dans ce chef-d’œuvre de L’Amour mouillé, comme il a gauloisé adorablement Anacréon, mettant par-dessus le génie grec le génie si différent de sa propre race ! Il fut plus gaulois que Rabelais, ce Rabelais dont il se vantait de descendre ; — Rabelais lui-même, mais épuré, et qui eut trois touches à son clavier que Rabelais, son aïeul, n’avait pas : la grâce, la rêverie, la tendresse… M. Taine a parfaitement vu et indiqué cela. Il n’y a rien à reprendre dans les investigations étendues, délicates et subtiles qu’il creuse en ce phénomène poétique qui se nomme La Fontaine, ni dans sa conception de la poésie en général et de la poésie de La Fontaine en particulier. Tout est là de ce qui est important, nécessaire, digne d’être expliqué. Seulement, M. Taine, en rendant justice aux nombreux et immenses mérites du poète dans La Fontaine, n’aurait-il pas dû insister davantage sur la qualité prédominante du génie qu’on pourrait appeler nonpareil, comme la nonpareille des Florides, et qui le fait unique dans la littérature française, — et, que dis-je ? dans toutes les littératures !
Cette qualité première, c’est la bonhomie. Ce n’est pas tout que d’être un grand poète et un délicieux conteur. Il y a eu des conteurs et des poètes avant et depuis La Fontaine. Mais il n’y en a jamais eu ayant joint, dans une fusion de cette harmonie, à la poésie la plus divine une bonhomie plus divine encore. Ce don exquis de la bonhomie dans l’Idéal, où elle n’est pas d’ordinaire, et sans que l’Idéal en soit diminué, est si frappant dans La Fontaine que tout le monde, et non pas seulement la Critique, lui a spontanément donné le nom de bonhomme, qui a remplacé son nom. À coup sûr, la Critique n’aurait pas mieux fait… C’est Le Bonhomme, en effet, que La Fontaine, dans le sens le plus général et le plus absolu ; ce n’est pas simplement Un Bonhomme. Walter Scott, par exemple, un autre conteur et un autre poète, a parfois aussi une bonhomie charmante… mais c’est parfois, et La Fontaine l’a toujours. Sa bonhomie, à lui, n’est pas une ou deux intonations dans la voix, mais c’est toute la voix qui a ce son et cet accent irrésistibles. La Fontaine est bonhomme comme il respire, — et j’ajoute comme il est gaulois, et c’est même parce qu’il est si fortement gaulois qu’il est si bonhomme ; car la bonhomie est une qualité appartenant particulièrement et suprêmement à la race gauloise. Je ne dis pas qu’elle ne puisse exister dans une autre littérature que la nôtre, puisque je viens de parler de Walter Scott, mais elle y est excessivement rare, — et jamais, jamais dans la proportion qu’elle a dans La Fontaine.
Quant à l’Antiquité, sous laquelle nous nous débattons tous, elle ne connut jamais la bonhomie. Homère y touche par son sérieux naïf, mais il n’y entre pas. Aristophane, qui avait le diable au corps de la comédie, Aristophane a la gaieté osée, gouailleuse, amèrement et follement bouffonne d’un Rabelais d’Athènes, mais il n’avait pas, il ne pouvait avoir la bonhomie de notre Rabelais, qui, tout épique qu’il fût, se ressentait d’être gaulois. Lucien n’est qu’un Voltaire d’avant le Christianisme, et Platon, c’est le génie grec dans sa calme et majestueuse idéalité. Pour les Latins, ce fut la même chose. Quelle bonhomie pouvait-il y avoir dans ces dictateurs, ces absolus, ces hommes terribles ? Vous chercheriez vainement dans tout le monde latin deux figures comme celles de Louis XI, par exemple, — qui eut aussi du terrible quelquefois, — le gaulois et bonhomme Louis XI, et comme celle de Henri IV, ce gaulois mâtiné de gascon. Tous les deux, bien évidemment, pour ceux qui ont le sentiment des analogies sont de la même race que La Fontaine. Seulement, lui, c’est le Gaulois par excellence, et comme il est, de tous les écrivains, celui qui a le mieux exprimé poétiquement le génie de cette race que l’Histoire a symbolisée sous le nom de Jacques Bonhomme, on lui a taillé, de reconnaissance, son titre littéraire dans ce nom. Mettez telle épithète que vous voudrez à Virgile, à Shakespeare, à Dante, à Corneille, qu’on appelle aussi parfois le bonhomme, à la condition d’ajouter son nom immédiatement après, vous serez obligé, pour vous faire entendre, d’écrire leur nom à tous derrière leur épithète, tandis qu’en parlant de La Fontaine, vous n’avez qu’à dire : « le bonhomme », et la Gloire ne pourra s’y méprendre ; car toute la terre aura compris.
Tel est, selon moi, le plus grand mérite, — la plus grande originalité d’un homme qui en avait plusieurs à son service, quand une seule suffît bien souvent au talent ou même au génie ! Puisque à présent il ne s’agit que de ses Fables, on peut compter tous les genres d’originalité qu’il y a montrés. Ainsi, l’originalité de l’invention, dans chacune d’elles, ou de l’imitation, qui est une invention nouvelle, et qui tue, sous une supériorité accablante, l’invention qu’il veut imiter. Ainsi, l’originalité dramatique, car chaque fable, à elle seule, est tout un drame, dont les personnages, transposés de l’homme à l’animal, sont des caractères révélés par la plus merveilleuse divination physiologique. Ainsi, encore, l’originalité du dialogue et du comique d’expression, que personne, et Molière lui-même, n’a surpassé. Et enfin, puisqu’il est descriptif, La Fontaine, l’originalité du paysagiste, quand, en France, de son temps, il n’y en avait pas encore un seul dans la littérature, et que Fénelon nous donnait (dans son Télémaque) une nature souvenue et tirée des Anciens… Eh bien, disons-le, à travers toutes ces originalités différentes, qu’on retrouve quand on les y cherche dans le génie décomposé de La Fontaine, la meilleure à mes yeux et la plus étonnante, celle qui le fait le mieux ce phénix de La Fontaine, celle qui complète le mieux toutes ses puissances par un charme vainqueur de tout, c’est la bonhomie, c’est cet accent de bonhomie qui se mêle à tous les détails de son œuvre, — et je n’entends pas ici que les Fables, mais les Contes ! mais toutes ses compositions poétiques ! mais les vers les plus échappés à sa veine, les plus tracés à la légère ! et même jusqu’à son épitaphe ! Infusée partout et dans tout, cette bonhomie devient créatrice. Comme il a gauloisé la grâce ionienne d’Anacréon, La Fontaine a bonhomisé les Dieux de la Grèce. Il les a faits à son image, et on a ri de son bonhomme de Jupiter. Quand il est parlé du ciel dans ses ouvrages, La Fontaine n’est ni païen, ni chrétien, ni religieux, ni impie ; il est là ce qu’il fut partout : le bonhomme, qui ne pouvait pas pécher tant il était bonhomme, et qui, pécherait-il, disait sa servante, serait pardonné ! Et je le répète : là, il fut comme partout ; car, chose particulière encore à La Fontaine, il ne fut pas « Le Bonhomme » que dans ses œuvres, il le fut à tous les moments de sa vie, de même que Louis XIV était « Le Roi », même en renouant ses aiguillettes. Comme jamais poète ne vécut plus que lui dans son rêve, au milieu du monde il était distrait et on se le montrait en souriant… Mais quand il tombait de son rêve, — et il avait plus l’habitude d’en tomber que d’en descendre, — il portait dans toutes les relations de la vie le charme de son génie bonhomme. Il fut recherché, choyé, adoré par les plus hautes sociétés de son temps. Il était, lui, le pauvre, le luxe de ces gens riches ; car, dans ce temps-là, les gens riches faisaient cas du génie, et personne ne fut plus peut-être agréé et aimé des femmes que cet homme qui mettait ses bas à l’envers… Les témoignages sur ce point abondent, et le pudibond Walckenaer en a des rougeurs qui surprennent de traverser ainsi son vieux maroquin. Quoi d’étonnant, du reste, que les femmes, auxquelles il adressa les flatteries les plus enivrantes que jamais oreille de femme ait bues, aient raffolé de ce roi du madrigal voluptueux et naïf, qui a l’art de n’y pas toucher ou de n’y toucher que bien peu. Il avait ce qu’on pourrait appeler la galanterie amoureuse, mais fut-il jamais amoureux en réalité, La Fontaine ? Les Philis et les Jeannetons de ses vers me troublent moins que Walckenaer. Mais le désir, le terrible désir secoua-t-il jamais cette nature idéale et rêveuse ?… Versa-t-il jamais des larmes brûlantes ?… La passion lui planta-t-elle ses flèches dans l’âme ?… On a peine à concevoir La Fontaine amoureux comme Werther et Saint-Preux, en supposant que Werther et Saint-Preux soient des types d’amoureux, comme l’Opinion les fait, la bête ! C’était un homme plutôt à laisser là même les bonnes fortunes commencées, pour rentrer plus vite dans son rêve. Il aurait oublié que l’heure du berger sonnait, en lisant Baruch. Il le dit lui-même : « Je suis chose légère. »
Les femmes qui l’aimèrent, l’aimèrent surtout comme de belles marraines qui lui firent chanter sa romance à Madame jusqu’à sa dernière heure, à ce Chérubin attardé qui devint une barbe grise avant de cesser d’être un enfant, mais qui finit, tout en la chantant, par rire de sa romance. L’adorable mélancolie de ce rire, nous la connaissons !… Elles l’aimèrent jusqu’à la barbe grise. Et dans sa vieillesse, et après madame de la Sablière, l’amitié des femmes ramassait encore ce dont l’amour ne voulait plus.
IV §
C’est à ce La Fontaine que l’édition d’Alphonse Lemerre devait nous introduire. Nous verrons comme elle s’en tirera… En attendant, l’éditeur a publié en eaux-fortes par les plus habiles aquafortistes de ce temps, les dessins d’Oudry sur La Fontaine ; Oudry, l’animalier du xviiie siècle, spirituel, fin, ayant du Watteau dans les fables tendres, et du Poussin dans quelques-uns de ses paysages de deux pouces, quand le sujet de la fable est grandiose. Oudry est certainement, pour interpréter La Fontaine, un talent préférable à Grandville, caricaturiste ingénieux, mais qui met de la caricature là où il y avait du caractère. Cependant, Oudry est trop du xviiie siècle pour bien interpréter La Fontaine, qui n’est d’aucun siècle que du siècle de sa délicieuse fantaisie. La Fontaine est souverainement idéal et bonhomme. Le xviiie siècle n’est, certes ! pas bonhomme, mais un diable d’homme, si on veut, et son idéal, niaisement philosophique et vertueux, La Fontaine n’y pensait pas. Je crois même que Jean-Jacques Rousseau et Lafayette l’auraient cruellement ennuyé !
N’importe ! dans l’état présent des compositions sur La Fontaine, les dessins d’Oudry, pour illustrer une édition de ses œuvres, étaient encore ce qu’il y avait de mieux.
André Chénier §
Œuvres poétiques.
I §
Dans ce temps de boutique qui envahit et avilit tout, la librairie Lemerre, comme je viens de le dire au chapitre précédent, se distingue et rappelle l’époque où il y avait de vrais libraires en France et non pas des marchands de papier mal imprimé et mal cousu. Les éditions de la maison Lemerre, très comptées par les bibliophiles, ne ressemblent en rien à la plupart des autres livres du xixe siècle. Elles en diffèrent essentiellement, et par leur forme extérieure, — brillante et solide, — et même par leur fond littéraire très exceptionnel ; car Lemerre est peut-être le seul éditeur de Paris qui publie spécialement des poètes. Il n’a point horreur de la poésie, ce Normand ! Tous les autres éditeurs de Paris se convulsent, avec des mines d’épouvante comique, quand on leur propose un volume de vers. Ils en deviennent plus laids, mais plus drôles… Lemerre a l’impertinente originalité de publier des vers, et il pousse cette originalité jusqu’à la coquetterie. Il ne s’agit pas seulement pour lui des Parnassiens, cette école de poètes comme les Lakistes en Angleterre ; il s’agit de tous les genres de poètes, anciens et modernes. Il a réédité la Pléiade Françoise (du xvie siècle). Il prépare un Villon, un Régnier, un Racine, un La Fontaine, un Boileau. Déjà plusieurs volumes d’Agrippa d’Aubigné et de Molière ont paru, et voici un André Chénier comme on n’en avait pas trouvé dans les éditions antérieures, tant il est religieusement complet.
Et qui sait ? il l’est peut-être trop… On a fait pour les œuvres poétiques d’André Chénier ce que l’on a fait pour le nom du poète. L’édition porte ce titre : Œuvres poétiques d’André DE Chénier… avec une notice de M. Gabriel de Chénier. Certainement, je comprends très bien que M. Gabriel de Chénier signe son nom, qui a l’honneur d’être noble, comme on le signe dans sa famille et comme il était écrit autrefois dans le Nobiliaire de France. Mais la Gloire a marqué de son pouce lumineux le nom d’André Chénier, et on ne touche pas à ce qu’a fait la Gloire ! André de Chénier étonne la bouche et le regard ; et André Chénier restera toujours André Chénier pour ceux qui prononceront son nom. Il n’y a pas plus d’André de Chénier qu’il n’y a de Napoléon de Bonaparte. C’est un DE de trop… De même, dans l’édition de ses œuvres poétiques, il y a trop de de aussi, c’est-à-dire trop de petits détails inutiles pour la Gloire, — pour la Gloire, qui n’agit pas comme l’avide peseur d’or fin qui en pèse jusqu’à la poussière. La gloire vraie y va de plus pleine main. Dans cette nouvelle édition, plus superstitieuse encore que religieuse en fait d’exactitude, on n’a pas uniquement ramassé tout ce qui est sorti de la plume du poète, mais même les choses raturées par sa plume. On n’a pas que balayé le sol autour des chefs-d’œuvre de ce limeur patient fil en était un), mais on l’a raclé pour avoir plus de sa limaille. On n’a oublié ni une rature, ni une surcharge, ni une virgule mise là plutôt qu’ici… On s’est livré au travail le plus minutieux, le plus microscopique, le plus patient, et à force de patience, le plus impatientant ! On aurait pu écrire : « Collationné par le bonhomme Job », et on l’aurait cru… Jamais l’admiration au regard enflammé et à l’enthousiasme aux grandes ailes, n’a mis plus de lunettes et n’est devenue plus cul-de-plomb pour chercher et voir de près les infiniment petits d’un ensemble assez beau pour les faire oublier.
On raconte que le prince de Ligne, l’élégant, le brillant, le fastueux, le spirituel prince de Ligne, fut attaqué, sur le tard de sa vie, de la maladie dont Sylla mourut, — la maladie pédiculaire, — et qu’il donna à l’une de ses maîtresses un de ses… rongeurs, dans un médaillon qu’elle eut le courage et le fanatisme de porter. C’est là un peu l’histoire de cette édition de Chénier. Tout ce que Chénier a peigné et ôté de ses œuvres auxquelles il faisait de si longues toilettes, on l’a trop mis en médaillon·
II §
Certes ! ce n’est pas moi qui voudrais diminuer la gloire d’André Chénier. Je le regarde — et je le dis ! — comme un des plus grands et des plus charmants poètes dont la France puisse s’honorer. Il est mort tragiquement à trente et un ans, et ce qu’il nous a laissé d’achevé ou d’inachevé est incomparable. L’inachevé, même, parle d’autant plus à l’imagination ravie que l’imagination caresse l’ébauche et rêve sur le rêve du poète. Les Anciens, plus profonds qu’on ne croit dans leur naïveté, disaient heureux ceux qui meurent jeunes. Et cela est vrai dans tous les sens. Les œuvres inachevées du génie ont le bonheur d’être un éternel regret, et ce regret éternel les idéalise encore ! André Chénier, cette aurore de poète, plus délicieux, comme le soleil, à l’aurore, que s’il avait atteint la frénésie de son disque flamboyant à midi, tient de son destin cette fortune de ne nous apparaître qu’à travers trois ou quatre chefs-d’œuvre absolus capables à eux seuls d’immortaliser un homme, et les mœnia interrupta du génie arraché brutalement à son œuvre par une mort sanglante. Il a la poésie de cette mort par-dessus la poésie de sa poésie. À ce qu’il me semble, cela suffisait bien ! Mais on n’a pas trouvé que ce fût assez, et on nous a raconté sa vie, et on nous a donné le dessous de cartes de ses travaux, l’envers et le déshabillé de son œuvre, — ce qui va nuire à son effet et en diminuer la magie.
Trop de zèle toujours, comme disait Talleyrand.
Cette vie, d’ailleurs, valait-elle la peine d’être racontée ?… Ôtez ce coup de guillotine, luisant, maintenant, pour jamais, sur cette tête de Chénier qui renvoie à la guillotine sa lumière ; ôtez le mot immortel : « J’avais quelque chose là »
, et tout est dit pour l’éternité ; vous n’avez plus rien à raconter. Le reste de la vie d’André n’est plus qu’une vie littéraire et nous ne savons que trop ce que c’est qu’une vie littéraire, le reste n’est qu’une existence de gratte-papier et de journaliste ; car il le fut, et il n’y a pas là de quoi faire rêver. Voyons ! que nous importe le niais girondinisme d’André Chénier ? que nous importe son ivresse de liberté ? puisqu’il n’échappa pas à l’ivresse de cet horrible spiritueux de son temps, qui jeta par terre les esprits les plus fermes quand elle ne les jeta pas sous le couteau… La vie des poètes est rarement poétique. Ce qu’on n’en sait pas vaut toujours mieux que ce qu’on en sait :
Le poète est semblable aux oiseaux de passage,Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,Qui ne se posent point sur les rameaux des bois…………………………………………………………Ils passent en chantant loin des bords, et le mondeNe connaît rien d’eux que leur voix !
Tel est le poète. Le meilleur historien qu’il ait, c’est le Mystère, ce porteur de manteau noir. Le Mystère grandit jusqu’à Homère, qui n’a pourtant pas besoin d’être grandi, tant il est immense ! Qui était-il ? Était-il un ? Était-il plusieurs ? Ah ! il était plusieurs par le génie, mais ces imbéciles d’Allemands ont cru qu’il était plusieurs en réalité. André Chénier, prosaïsé dans la biographie de son parent, M. Gabriel de Chénier, lequel ne se doutait pas du tort qu’il fait à l’homme qu’il admire, tombe, dans son récit, au rang des hommes de lettres, des honnêtes gens de lettres du xviiie siècle. C’est Lemierre, Delille ou Palissot De Cygne de la mer Égée, il devient une fourmi d’érudit et de travailleur, tirant perpétuellement et péniblement son petit brin de paille, et c’est à navrer le cœur de tous ceux qui aiment les poètes, cela ! Voilà, en effet, le caractère de la notice que M. Gabriel de Chénier a consacrée à son glorieux parent. Il a oublié que le mystère va bien aux poètes, ces dieux, et que toute divinité est mystérieuse. La notice de M. de Chénier diminue poétiquement André, et l’intention n’est pourtant pas de le diminuer. Elle le diminue dans les faits de sa vie, qui sont honorables, oui ! mais, après tout, vulgaires, jusqu’au moment de l’échafaud, où son sang fit pourpre à son génie. On a comparé, pour l’éclat, l’écarlate au son de la trompette. Avant qu’André Chénier fût couvert de l’écarlate du sien, il n’était qu’un studieux jeune homme plongé dans les littératures grecque et latine, et cachant le poète dans la chrysalide de l’érudit. Parmi les poètes, tout le monde n’est pas comme lord Byron et le Camoëns, dont les vies furent aussi poétiques que les œuvres. D’un autre côté, André Chénier, qui, de tempérament, n’avait pas la spontanéité de source et d’épanchement de Lamartine, par exemple, s’affinait poète avec lenteur dans des tentatives d’expression cent fois corrigées, et voilà pourquoi ce que la notice a fait pour l’homme, qu’elle ne grandit pas, les notes et notules dont cette nouvelle édition d’André Chénier est hérissée le font également pour le poète. Elles montrent trop — et fort inutilement — ses mille procédés de travail, et ces procédés de travail, bons comme toutes les méthodes qui sont relatives et personnelles, n’en sont pas moins chétifs et de nature à rabaisser l’idée qu’on a de son génie. Évidemment, encore une fois, ce n’est pas là le but que l’éditeur et l’écrivain de la notice ont voulu atteindre. Mais ils ont cédé à la pente du temps vers la biographie et l’analyse et leurs doubles curiosités vaines ; car c’est plus pour le poète que pour personne que le mot de Voltaire est vrai : « La vie des écrivains n’est que dans leurs écrits »
, ce qui retranche d’un seul coup les insignifiances, les futilités et les rapetissements des biographies. Quant à ce qui est de l’analyse et des méthodes de travail du poète, elles nuisent toujours à la beauté synthétique de son œuvre. Toutes les cuisines sont laides à voir, même celle du génie. On ouvre en vain la poule aux œufs d’or, on n’apprend pas comment se forment ces œufs d’or, dans le mystère de ses entrailles ! Goethe, qui n’a pas beaucoup de grands mots à sa charge, en a un superbe, quand il dit qu’on ne sait pas plus comment les poètes s’y prennent pour faire de beaux vers qu’on ne sait comment les femmes s’y prennent pour faire de beaux enfants… Et il a raison, pour cette fois !
Ainsi, ni notice ni notules, c’est ce que j’aurais voulu, c’est ce que j’aurais préféré pour l’honneur du génie d’André et de sa personne poétique. Qu’on eût recueilli tous ses vers, dans cette édition qui visait au complet, qu’on eût respecté les moindres fragments de ses vers, — d’autant plus précieux pour les connaisseurs en poésie qu’ils sont des fragments comme les mains, les genoux ou les bras tronqués d’une statue ! — mais, selon moi, c’était là que le goût et surtout l’admiration pour un pareil poète devaient s’arrêter. Nous savions de lui tout ce qu’il importait d’en connaître dans l’intérêt de sa physionomie, il n’était nullement besoin d’éclairer davantage le coin de musée dans lequel l’imagination contemple son buste.
Je sais bien, il est vrai, que pour M. Gabriel de Chénier la question de la notice est bien moins une affaire de poésie et de littérature qu’une affaire de haute moralité. Justement, les faiseurs et les poursuivants de biographie, tous ces gens qui veulent attacher des notices aux talons des poètes, ces rêveurs qui nous font rêver et qui se révèlent par leurs chants, avaient cru reconnaître les femmes que l’ardent élégiaque a aimées dans ses vers et en avaient écrit les noms. C’est là une impression donnée avec une légèreté coupable, et qui, malheureusement, est dans les mœurs de ce temps-ci, que M. Gabriel de Chénier a voulu effacer. Mais, qui ne le sait ? en pareille matière, une négation, si éloquente qu’elle soit, n’efface rien. Il a voulu effacer aussi le mot de Rivarol sur André : « Il fut athée avec délices »
, craignant que ce mot-là, timbré de Rivarol, le graveur sur diamants, ne restât — timbré de l’homme qui l’avait dit ! — sur sa mémoire. Mais, franchement, c’était trop de souci et d’anxiété. André Chénier, sur ce point, se défend lui-même. Il n’était pas plus un athée que Rivarol, qui l’était peut-être plus que lui. Seulement, de faits prouvant absolument qu’il ne l’était pas, il n’y en a pas d’autres que les sentiments exprimés dans ses œuvres. Non ! André Chénier n’était pas un athée comme nous avons depuis vu des poètes athées : Shelley, par exemple, et Leopardi. C’était un déiste du xviiie siècle, d’un déisme invalidé de scepticisme et d’indifférence, mais quelle que fût la philosophie d’André Chénier, dans un temps où tout le monde se vantait d’être philosophe, il était encore assurément le meilleur d’un siècle si violemment hostile aux idées religieuses comme nous, chrétiens, les comprenons. Les sentiments religieux d’André s’attestent assez éloquemment dans ses Iambes pour faire taire tous les siffleurs de calomnie. Endormis et latents jusque-là dans son âme, il ne fallut rien moins que les affreux coups portés à la France par les bandits de la Révolution pour les éveiller. André Chénier, qui, toute sa vie, s’était englouti dans le monde et les choses de l’Antiquité, André Chénier, ce patient et laborieux mosaïste, qui incrustait le détail antique avec un art si profond et si subtil dans l’expression des sentiments et des choses modernes, remonta par l’horreur vers le Dieu auquel il n’avait peut-être jamais pensé, et il jeta cette clameur des Iambes, le cri de la foi passionnée, la plus magnifique torsion d’âme et de main désespérées autour d’un autel invisible, la plus intense prière, enfin, que l’imagination d’un poète révoltée des abominations de la terre ait jamais élancée vers Dieu !
III §
Ce sont ces Iambes, d’ailleurs, — précisément parce que le plus grand sentiment de l’âme humaine (le sentiment religieux) y vibre d’une étrange puissance, — que je regarde comme la plus belle partie des œuvres poétiques de Chénier. Je n’ignore pas que ce que j’écris là est contraire à la donnée commune de la Critique, mais ce n’est point une raison pour moi de ne pas risquer mon opinion. C’est le caractère grec de la poésie d’André Chénier qui a fait tout de suite sa gloire. Les païens modernes, qui sont partout, se sont particulièrement épris de ce tour de force et de souplesse d’André, se faisant Grec du temps de Périclès, à la fin du xviiie siècle, comme Chatterton, le seul analogue de Chénier dans l’histoire littéraire, s’était déjà fait du Moyen Age, avec un talent peut-être égal. On ne vit d’abord que cela dans André. On ne vit dans son œuvre et on n’admira que la vie grecque, évoquée et ressuscitée avec une précision de contour et une délicatesse de coloris incomparables. Ce fut un enchantement. L’Aveugle (Homère), Le Mendiant (Lycus), la partie de l’œuvre intitulée les Églogues, frappèrent tout le monde à la tête, et la tête de presque tout le monde garda si bien l’impression du coup qu’aujourd’hui c’est s’aventurer que de dire tardivement et hardiment comme je le dis : le meilleur de la poésie d’André Chénier n’est pas là ! Et cependant, pour toute Critique virile, et qui s’attache surtout dans l’appréciation des œuvres fortes à la profondeur de l’accent qui y retentit et qui semble venir de si avant dans l’âme humaine qu’on dirait qu’il en est littéralement arraché, rien de l’exécution la plus savante, la plus pondérée, la plus précise et tout à la fois la plus pittoresque et la plus musicale, ne vaut ce rugissement de l’âme élevée à sa plus haute puissance et qui rencontre un mouvement et une expression en équation avec sa foudroyante énergie !
C’est là le sublime de la poésie lyrique. Or, la poésie lyrique est, dans la hiérarchie poétique, la première de toutes les poésies. Elle l’emporte de toute sa hauteur et de toute son intensité sur les délicatesses, les mollesses et les grâces naïves, mélancoliques ou riantes, de la poésie élégiaque et de la poésie bucolique. André Chénier, qui chercha si longtemps une inspiration dans les littératures anciennes dont le charme — car elles ont un charme, ces Syrenes ! — invinciblement l’attirait, André Chénier ne savait pas, comme disent les poètes, quel dieu il portait dans son sein. Il n’ambitionnait que d’être un Théocrite ou un Tibulle, et Archiloque dormait dans sa poitrine, le terrible Archiloque qui devait s’éveiller plus tard, en criant à Dieu, comme je l’ai dit, et à la Justice outragée ! André Chénier, d’organisation inconsciente, était plus fait pour la poésie lyrique que pour toute autre poésie, et quand il en eut conscience, il était trop tard. La guillotine qui lui coupa la tête brisa le carquois de colère qu’il allait vider dans les cœurs maudits qui envoyaient la France entière à l’échafaud. Seulement, par les traits qui en sont sortis, par les quelques flèches que nous pouvons juger, puisqu’elles brûlent, à force de talent, d’un feu inextinguible et immortel, nous pouvons induire quel poète il aurait été s’il eût vécu un jour de plus. Auguste Barbier, qui éclata après Juillet 1830, et qui, malgré tout ce qu’il a fait depuis, a gardé la couronne d’étoiles que ses Iambes ont mises sur son front ; Auguste Barbier n’est qu’un imitateur d’André Chénier, un homme né de son génie. Sans Chénier, qui lui souffla sa flamme et qui fut sa Muse secrète, il n’existerait pas.
IV §
Et, en effet, l’imitation, l’émotion, l’inspiration, le ressouvenir d’André sautent aux yeux dans le sonneur d’airain de 1830. Auguste Barbier, bien évidemment, avait pris le feu sacré sur l’autel où André Chénier l’avait allumé. Il avait pris à Chénier, à ce Grec charmant et mélodieux, devenu, de Grec, tout à coup, Français, pathétique et méduséen, non seulement sa forme iambique, mais jusqu’à cette langue inouïe d’un cynisme ardent qui se purifie dans sa flamme ; et, le croira-t-on ? on ne s’en aperçut même pas. On accepta Barbier comme un homme d’une originalité inattendue et saisissante. Il n’avait pas d’ancêtre. Prolem sine matre creatam !
Il tombait du ciel, comme un bouclier salien. Cette flûte d’Alcibiade dont avait joué Chénier, qui, comme Alcibiade, ne l’avait par jetée aux fontaines, mais dans le sang qui noyait la France ; cette flûte, plus enchantée que celle de Mozart, avait tellement pris les oreilles et l’imagination charmées, que de ce ravissant Chénier on n’avait pas, tout d’abord, entendu autre chose… et que Barbier fut regardé par tous comme le seul Archiloque de la France, tandis qu’il y en avait deux, et qu’il n’était que le second. Ce n’était pas tout à fait le mot de Shakespeare, mais cela le rappelait : « César et le danger sont deux lions mis bas le même jour, mais César est l’aîné et César sortira. »
Des deux lions qui avaient rugi la même poésie, André Chénier était l’aîné, et c’était Barbier qui était sorti !
Eh bien, nous voudrions faire sortir l’autre et le faire entrer dans sa seconde gloire, qui devrait être la première : — sa gloire de poète lyrique, du plus puissant poète lyrique que certainement ait eu la France avant Lamartine et Hugo (le Hugo des Châtiments) et qui n’eut besoin que de trois ou quatre ïambes, mais de quel emportement ! de quelle fureur sainte ! de quelle mordante amertume ! pour montrer la puissance dont Dieu l’avait doué. On n’a pas besoin des douze travaux d’Hercule pour prouver que l’on est Hercule. Il suffit d’avoir, au berceau, étouffé des serpents, et André Chénier, dès le berceau de sa poésie lyrique, en a étouffé… Supposez que cette tête rêveuse de pasteur grec n’eût pas été tranchée par l’un des derniers coups de la guillotine de Thermidor, et qu’André Chénier, mort à trente et un an, eût échappé à l’échafaud et eût pu répandre dans des vers plus nombreux, dans des pièces de plus longue haleine, la masse d’indignation et d’horreur qui s’était entassée en lui, et qui aurait fait, en ces vers vengeurs, avalanche, la littérature n’aurait peut-être pas, en poésie, d’œuvre plus belle ! Seulement, et je parle à ceux qui sont poètes en quelque degré, si l’œuvre avait été plus belle, le poète, privé de la poésie de sa mort sanglante, aurait assurément été moins beau…
V §
Or, c’est précisément (répétons-le une dernière fois !) cette beauté du poète, que l’édition actuelle, avec les appesantissements et les vulgarités de sa notice et les têtes d’épingles d’érudition de ses notules, n’a pas assez respectée. La notice a descendu l’idéale figure d’André du piédestal qu’il avait dans nos têtes et l’a mis de niveau égal avec tous ceux qui font péniblement de la littérature, et les notules, qui bourrent et surchargent ce livre ailé et envolé depuis longtemps dans sa gloire, nous montrent trop le poète rongé par le versificateur et par l’érudit. Cette recherche du travailleur, de l’homme à la lampe, du limeur, du picoreur de fleurs grecques, peut plaire aux pédants, aux Scaliger de la Critique, mais enlaidit pour nous Chénier. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous, qu’il sût du grec comme Trissotin et qu’il pût entrer à l’Académie des Inscriptions ?… André Chénier finit lui-même par sentir que tout ce travail de fourmi, engrangeant dans son cerveau tant de miettes de latin et de grec, finirait, de ses petits tas, par encombrer son génie : « Je donne trop à ma mémoire », disait-il dans les derniers temps de sa vie. Il sentait bien que pour être Grec il ne fallait pas tant de petites choses grecques prises chez les Grecs ! Le mérite et la faculté des grands et vrais poètes, c’est l’assimilation rapide, c’est, avec un rien, l’éveil du génie. Deux vers de Malherbe ont fait La Fontaine. Deux vers d’Homère ou d’Asclépiade, la moindre fleur grecque enfin, pouvait faire tout André Chénier. Les vrais poètes ressemblent à ces femmes qui pour avoir respiré un parfum de violettes, en passant, sentent par la bouche la violette tout un jour. Il peut être intéressant aussi pour les Scaliger de la Critique pathologique comme Sainte-Beuve, de savoir qu’André Chénier avait la gravelle. Peut-être même Sainte-Beuve aurait-il recherché l’influence de la gravelle sur le talent. Il me semble que je l’entends ! Il nous aurait parlé de ces sables. Il les aurait mêlés aux grains de sable des notules. Mais, pour nous qui ne croyons pas à la thèse de ce pauvre Henri Heine, malade pour son compte bien avant de mourir, que tout homme de génie est nécessairement malade, nous n’avons rien à dire quand on nous apprend que Chénier le fut toute sa vie, sinon que nous en sommes fâché et voilà tout !
Un jour, on appela, dans les journaux du temps, le grand Mirabeau : « Riquetti ». Il dit : « Vous avez dépaysé l’Europe ! »
La notice et les notules de l’édition qu’on vient de faire d’André Chénier dépaysent l’admiration et prosaïsent le poète. Était-ce donc bien la peine de les donner ?
Agrippa d’Aubigné §
Œuvres complètes.
I §
J’ai parlé, dans le précédent chapitre, de l’édition d’André Chénier, une de celles qui font tant d’honneur à la maison Lemerre, ce champ d’asile des poètes dans ce temps de prose si dur à la Poésie. Eh bien, en voici une autre, d’une importance supérieure par le nombre des pièces de poésie mises en lumière pour la première fois. C’est l’édition des œuvres complètes d’Agrippa d’Aubigné.
Jusque-là, elles étaient loin d’être complètes. Agrippa d’Aubigné était poétiquement à l’état fragmentaire. Les Romantiques de 1830, qui ont tant tourné et retourné le xvie siècle, avaient trouvé, au milieu des os et des armures de cet ancien champ de batailles et de poésie, cette espèce de torse à la Michel-Ange, en corselet, qu’on appelle Agrippa d’Aubigné, — le poète-capitaine, — et ils avaient jeté un cri d’admiration devant la grande tournure de ses vers… Ce fut une surprise ; il était à peu près tombé dans l’oubli. Le xviie siècle, fils de Richelieu et de Malherbe, le siècle de la Règle en tout, et le xviiie, le siècle, en tout, du Dérèglement, ne pouvaient avoir de mémoire au service de ce protestant fanatique, qui, après la mort de Henri IV, ne s’était pas rendu et s’en était allé guerroyer en Suisse, chef d’opinion religieuse et tellement protestant qu’il n’en était même plus Français ! Évidemment, un temps et une littérature qui oubliaient le grand marquis de Ronsard, l’astre majestueux de la Pléiade, devaient bien plus profondément oublier ce vieux soldat huguenot de d’Aubigné, qui rimait à la diable, — à la fière franquette du soldat, — l’arquebuse sur le cou ou le cul sur la selle.
Excepté des curieux de bibliothèque, cherchant partout des détails de mœurs et d’Histoire, on ne lisait plus guères le Baron de Fœneste et la Conversion de Sancy, ni non plus les Tragiques, le principal ouvrage de d’Aubigné pourtant, le seul qui puisse justifier la gloire posthume qu’en ce moment on cherche à lui faire. Ces Tragiques n’avaient même été révélés au public auparavant que par des vers pris çà et là dans ces vigoureuses satires, et l’effet n’en remonte guères plus haut qu’à ce fameux portrait de Henri III, maintenant cité partout, et que M. Violet Le Duc cita, je crois, pour la première fois, dans son édition de Mathurin Régnier, un satyrique aussi, mais d’un autre genre que d’Aubigné. Les paperasses poétiques du vieux reître, qu’il emportait, comme Camoëns son poème, non à la nage, dans les mers furieuses, mais à travers le feu des guerres et des partis, s’étaient finalement englouties dans la terre la plus prosaïque qui ait jamais existé, à Genève, dans le cabinet de la famille qui a donné le jour à Tronchin. Singulière destinée ! C’est de là qu’il a fallu les faire sortir. Les éditeurs, MM. E. Réaume et de Caussade, ont extrait, à force d’efforts, ces pépites… Et si, dans l’ordre interverti des volumes, le troisième a paru avant le second, c’est que dans le troisième se trouvent les vers inédits et absolument inconnus de d’Aubigné, et qu’on a cru intéresser au succès immédiat de l’édition qu’on publie par cet attrait de nouveauté.
Certes ! les éditeurs ont bien mérité des lettres et de ceux qui les aiment. Ils ont fait vaillamment leur métier d’éditeurs, quel qu’ait été le motif qui les a fait agir, curiosité simple d’éditeurs consciencieux ou enthousiasme poétique. Auraient-ils, en effet, voulu grandir leur poète en le montrant tout entier ?… Compléter n’est pas toujours grandir. C’est même diminuer quelquefois. Nous venons de le voir pour André Chénier. De cette édition-ci, qui a barré la rivière et arrêté au passage tous les petits papiers qui s’en allaient silencieusement à l’oubli, sortira-t-il un Agrippa d’Aubigné plus grand que l’entre-aperçu des Tragiques, d’un si vif éclair dans sa nuit ?… Il y a, je ne sais où, un adorable conte d’une bergère qui a trouvé un os de femme qu’elle prend pour un ivoire et qu’elle dole avec son couteau pour voir ce que c’est, quand, tout à coup, voilà que l’os se met à chanter mélodieusement qu’il est celui d’une pauvre femme assassinée. L’oubli, c’est l’assassin de nos mémoires ! Les vers oubliés et retrouvés d’Agrippa d’Aubigné ont-ils chanté aux éditeurs, à mesure qu’ils les retrouvaient, une pareille mélodie ?… Toujours est-il que les éditeurs qui les ont retrouvés ont mis l’Histoire littéraire et la Critique à même de juger un homme seulement entrevu par la postérité, et sur lequel la Gloire, cette ignorante bâtarde de tout le monde, s’était tue longtemps — comme elle va parler — sans trop savoir pourquoi. La Gloire ! Il s’agit de jauger celle à laquelle Agrippa d’Aubigné a droit. Il s’agit d’apprécier ce qui lui revient de cette denrée d’outre-tombe. Nous avons à présent tous les écrits de ce gantelet de fer. Nous avons tous les os de cette grande anatomie qui s’appelait Agrippa d’Aubigné. Il ne s’agit plus que de savoir si le souffle de la Critique fera ce que fit le souffle du Prophète, et communiquera à ces ossements assez de vie dans la Gloire pour devenir une Immortalité, Toute la question est là maintenant. Nous sommes placés entre une injustice et une réaction contre cette injustice, équilibre difficile à garder, et il l’est pour des raisons qui ne sont pas la difficulté de tout équilibre. On n’a pas tous les jours à juger un homme de la personnalité d’Agrippa. Indépendamment de sa valeur poétique, qu’il ne faut pas outrepasser, mais qu’il ne faut pas diminuer non plus, d’Aubigné, ce poète guerrier, ce poète d’action, à l’antipode du rêveur que sont tous les autres poètes, a dans ses vers comme dans sa vie un charme de violence irrésistible. Toutes les fois qu’il est inspiré, il emporte l’âme de son lecteur comme il eût fait une barricade… On dit gaiement : « C’est un brave à trois poils ! » Il est, lui, un brave à trois âmes. Il en a trois comme on en a une : il a une âme militaire, une âme religieuse, et une âme de poète. Il faut, a dit Virgile, trois rayons tordus pour faire la foudre. Voilà, dans d’Aubigné, les trois rayons ! Et il a aussi dans sa poésie bien des choses qui ressemblent à la foudre. Mais y en a-t-il assez pour être plus que des zig-zags de feu qui passent, et pour former l’étoffe de ce tonnerre, qui est le génie, et qui, de sa puissance continue, emplit tout le cintre du ciel ?…
II §
Il a lui-même écrit sa vie, et elle ouvre le premier de ces quatre volumes que nous avons là sous les yeux. Il l’a écrite pour ses enfants et à la troisième personne, et la prose de ce poète, qui a coulé la sienne dans ce moule à balles du vers, du vers qui concentre si fort la pensée, prouve une fois de plus que c’est avec des poètes qu’on fait les plus grands prosateurs ! Plus heureux en cela qu’André Chénier, le guillotiné de génie dont toute la vie fut dans la mort, Agrippa d’Aubigné eut une vie poétique jusqu’à sa dernière heure, et cette heure fut tardive. Il mourut à quatre-vingts ans. Ce partisan, qui le plus longtemps combattit pour la royauté, naquit au pays où devait naître, deux siècles plus tard, Charette, un autre partisan. On l’appela Agrippa (d’ægre partus), parce qu’en venant au monde il avait tué sa mère et failli lui-même de mourir. Tout le monde sait que son père lui fît faire, dès son âge de huit ans, contre les catholiques, le serment que le père d’Annibal avait fait faire à son fils contre les Romains, un jour qu’en passant à Amboise il avait vu sur un bout de potence les têtes coupées de plusieurs gentilshommes de son parti. Mais on sait moins qu’à huit ans, prisonnier avec les compagnons de son père, il ne pleura pas pour sa prison mais pour la petite épée qu’on lui ôta, et que, menacé du bûcher, le stoïque bambin répondit que « l’horreur de la messe lui ôtait l’horreur du feu ». Son père l’avait, en effet, trempé dans le Styx de toutes les horreurs du temps, pour le faire demeurer ce qu’il ne cessa d’être contre l’Église catholique : — éternellement implacable ! Il était, par le caractère, une espèce de Balfour de Burleigh, — mais qui n’aurait jamais assassiné d’archevêque de Saint-André, — un Balfour de Burleigh d’une bonté inconnue au farouche Balfour, chevaleresque plutôt, au lieu d’être farouche ! Toujours le chevalier domina en lui le sectaire, quoique le sectaire y fût à une grande profondeur. Il avait toutes les passions de son temps, tous les goûts de son temps, toutes les littératures : grecque, latine, hébraïque, de son temps, où les sciences elles-mêmes étaient poussées jusqu’à la fureur. Dès ses premières années, il avait jeté sur la flamme de son esprit un boisseau de connaissances qui auraient pu l’éteindre et qui ne l’éteignirent pas. On n’avait jamais porté tant de connaissances et de littérature à la guerre. Mais elles n’y furent jamais pour lui l’impedimentum belli dont parle Tacite…
Entre temps d’une lecture d’Homère, de la Bible, de Platon, il se battait comme un lansquenet. Il fut troué dix-sept fois à la poitrine, et il aurait pu y être troué quarante, au jeu qu’il jouait, à cette époque inouïe où tous les hommes, jusqu’aux pâles mignons, semblaient amoureux de la mort, et, comme des valets dans les bras de leurs maîtresses, faisaient les insolents avec elle ! Homme de camp, homme de cour, homme de temple, il était tout cela ensemble ou tour à tour. Henri IV, que, dans son histoire, il diminue pour rester vrai, l’aimait au point de vouloir le faire servir à ses vices et employer à ses amours, sachant que les femmes qui résistaient au roi ne résisteraient pas au poète, et qu’il les lui prendrait comme les forteresses… Mais il était trop fier faucon pour de telles chasses, et il resta ce que le pur et délicieux Joinville lui-même serait resté, si, par impossible, Saint Louis eût été Henri IV ! Qui sait, d’ailleurs ? il aurait peut-être recommencé avec Henri IV cette divine figure de Joinville, s’il n’eût pas été protestant. Le protestant ne saurait avoir la grâce que donne Jésus-Christ. Il a la rudesse âpre du Juif de la Bible. Il y eut longtemps de ce juif-là dans d’Aubigné, dur même quelquefois et intuitif comme un prophète, quand, par exemple, il sentait chanceler le protestantisme de son ami et de son maître. L’Histoire n’a point oublié qu’il lui prédit le coup de couteau de la fin, ce providentiel coup de couteau qui frappa au ventre Henri III et Henri IV à la poitrine, marquant ainsi la différence des coupables par la différence du châtiment ! L’Histoire n’a pas perdu une seule des paroles du soldat devenu prophète, et elles ont une beauté grandiose : « Dieu — dit-il — vous a frappé à la bouche, Sire (le couteau avait glissé, en remontant, jusqu’à la lèvre), parce que vous ne l’avez encore renié que débouché. Quand vous l’aurez renié de cœur, il vous frappera au cœur. » Ce jour-là, le sectaire montait jusqu’au terrible des Livres Saints. L’âme religieuse de cet homme triple atteignait au sublime d’une foi profonde, quoique erronée ; mais pour retomber bientôt de cette hauteur aux faiblesses, ou aux forces, de l’humanité : à l’amour toujours païen de la femme, — à cette époque plus païen que jamais, — aux fureurs sacrées, comme disent les poètes » de la Muse, aux sonnets ardents qu’à la cour, pendant les trêves de ces guerres protestantes, il jetait, comme des torches, dans l’escadron volant des filles de la reine, pour leur embraser les sens et les cœurs. Poète par-dessus le soldat, — par-dessus le sectaire, — par-dessus l’amoureux ! — poète partout et toujours : en ces Psaumes traduits pour le service de Dieu, en ces sonnets, en ces élégies, en ces héroïdes, en ces stances, en tous ces vers humains et vécus dont le troisième volume de ses Œuvres est rempli.
C’est là, en effet, bien plus même que dans les Tragiques, que l’on trouve le véritable Agrippa d’Aubigné. Dans les Tragiques, c’est Juvénal. C’est un Juvénal vigoureux comme l’antique, mais malheureusement circonscrit et protestantisé ; car le protestantisme circonscrit, quand il ne la châtre pas, toute poésie. Il éteindrait sur la lèvre même d’Isaïe le charbon ardent. À ne le prendre que comme poète, Agrippa d’Aubigné aurait gagné à être un catholique. Ligueur, il eût été incomparablement un poète plus puissant et plus beau. Dans les Tragiques, il n’y a plus qu’un satyrique, frappant toujours à la même place, comme un cyclope, de son formidable marteau. Il n’y a plus qu’une des faces de cet homme qui en avait trois comme Hécate. Il n’y a plus qu’une corde de la lyre, — la corde d’airain ou de fer, mais, après tout, une seule corde de l’instrument qui en a sept, — tandis qu’en ce troisième volume il y a toutes les faces de d’Aubigné, toutes les cordes de sa lyre, toutes les palpitations de son âme, de sa vie, — plus poétique encore que son âme ! En ce troisième volume, c’est tout Agrippa d’Aubigné ressuscité et mis debout de pied en cap, c’est l’Agrippa dont la Critique peut prendre exactement la mesure, l’Agrippa hors de ces ombres propices qui allongent les hommes et les statues en des contours tremblants et incertains, et replacé dans la lumière, la stricte lumière qui les raccourcit mais qui les dessine, qui les étreint, comme un collant, de sa clarté. C’est enfin le d’Aubigné qu’on peut maintenant toiser d’une main sûre. Avant ce troisième volume, on ne le pouvait pas.
III §
Mais, il faut bien le dire aux éditeurs des Œuvres complètes, si c’est l’enthousiasme pour l’auteur des Tragiques qui les a poussés à publier cette masse de poésies inédites, leur publication servira plus à l’Histoire et à la Critique littéraires qu’à l’homme dont ils auront voulu augmenter la renommée et fixer incommutablement la gloire. Assurément, il n’est pas douteux qu’il y a ici, comme nous venons de le dire très haut, un fort poète, de facultés considérables, — mais d’une puissance qui n’est allée cependant nulle part jusqu’à ce quelque chose de pur et d’absolu qu’on appelle en poésie un chef-d’œuvre. Il n’est pas une seule pièce parmi toutes ces pièces qui mérite ce nom. Que dis-je ? dans l’Hécatombe à Diane, en ces cent sonnets qui se suivent sous le titre de Printemps, lequel semble vouloir leur donner l’unité d’un poème, savez-vous combien j’en ai compté dignes d’être repêchés au fil du torrent qui les emporte et mis à l’écart et gardés comme les épaves d’un génie écumant, mais qui s’est noyé dans sa propre écume ?… Étonnez-vous ! j’en ai compté TREIZE. Treize sur cent ! N’est-ce pas effrayant ? Et encore, aucun de ces treize n’a les qualités exigées par Boileau pour qu’un sonnet vaille un long poème… C’est que d’Aubigné est, en poésie, un tempérament bien plus qu’un accomplissement de poète. Chez lui, ce n’est pas l’art qui est exquis, mais c’est le tempérament qui est énorme. Il a le tempérament qu’ont les hommes primitifs, les hommes qui commencent les races ; car il en a commencé une et il est un des primitifs de la Poésie française. Son mérite, c’est d’être un ancêtre. Il aurait pu dire, comme Augereau : qu’il en était un. Et il l’est des plus grands ! Pour qui a le sentiment des analogies et des parentés intellectuelles, Agrippa d’Aubigné est, évidemment, un des aïeux du grand Corneille, surpassé — je le veux bien ! — par son petit-fils. Il en a souvent l’inspiration fière, la bonhomie sublime, les côtés héroïques, même dans l’amour, et le grand accent tout à la fois gaulois et romain. Comparez, par exemple, les vers ravissants de Corneille : À la marquise qui lui reprochait son âge, et l’admirable préface d’Agrippa d’Aubigné, incitable parce qu’elle est trop longue :
Livre, celuy qui te donneN’est esclave de personne ;Tu seras donc libre ainsi,Et dédié de ton pèreÀ ceux à qui tu veux plaireEt qui te plairont aussi.
et voyez si le ton de l’un ne semble pas un écho de l’autre, dans ces deux magnifiques et majestueux railleurs ? Corneille et d’Aubigné font des choses différentes, mais ce sont des esprits de même race, qui diffèrent bien plus par la forme, par la langue, par l’heure de la langue qu’ils parlent, que par le fond de la pensée. Agrippa d’Aubigné est un Corneille de la première heure, un Corneille incorrect, fougueux et confus, mais enfin il a l’honneur d’avoir fondé ce haut lignage. Il a l’honneur d’être intellectuellement l’aïeul de Corneille, comme, physiologiquement, l’honneur d’être celui de cette admirable femme taillée pour la Royauté et l’Histoire, qui racheta le protestantisme de son grand-père et qui fut madame de Maintenons
Et Corneille, d’ailleurs, qui est partout en ces poésies, dont on trouve la physionomie engravée par avance dans la fière mine de d’Aubigné, n’est pas le seul de sa descendance. À part les satiriques de notre littérature, qui sont tous issus, plus ou moins, depuis Régnier jusqu’à Barbier et Barthélemy (de la Némésis), de l’auteur des Tragiques, de ce premier et terrible fulminateur contre les vices monstrueux d’une époque si exceptionnellement dépravée, il serait certainement possible de retrouver, à deux cents ans de distance, d’autres ressemblances et d’autres traits de famille entre d’Aubigné, ce précurseur de plus grands que lui, et d’autres poètes qui ne sont pas seulement séparés de lui par deux siècles. En s’éloignant et en se variant de nuances nouvelles, la filiation s’atteste et est visible encore à l’œil qui sait voir. Le croira-t-on sans y avoir regardé ? il y a parfois dans ce rude et violent d’Aubigné, toujours superbe de jet infatigable, mais trop souvent un véritable vomitoire de déclamation bouillonnante, les simplicités religieuses, harmonieuses et apaisées d’un Lamartine. Tenez !
Que ton esprit, ô mon Dieu,Esprit d’union m’unisse,Et tout entier me ravisseDe si bas en si haut lieu.
Hausse-moy dessus le rangDe la pauvre humaine race,Ma chair de ta chair se fasse,Et mon sang de ton pur sang.
Que mon cœur enfelonnéNe s’enfle contre personne :Donne moy que je pardonne,Afin d’estre pardonné.
Comme jadis à l’hostieOn arrachoit tout le fiel,Fais que je ne sacrifieRien d’amer au Dieu du Ciel !
Et tenez encore ! Après Lamartine, c’est du de Musset aux grâces charmantes :
Tu m’avois demandé, mignonne,De Paris quelque nouveauté :Le nouveau plaist à ta beauté,C’est la nouveauté qui m’estonne !
Je n’ay vu depuis ta personneRien qui doive estre souhaité,Ainsi je n’ay rien apportéQue ce cristal que je te donne.
Que di-je, je ne pouvoy’ mieuxPour monstrer ensemble à tes yeux,Mon feu, ta beauté merveilleuse.
C’est nouveauté ! tu n’en crois rien,J’espère que par ce moyenDe toy tu seras amoureuse.
L’accent de de Musset n’est-il pas là ? — Et aussi à cet endroit, où il dit des femmes qui déguisent leur envie :
D’un propos contrefait tout autre que le cueur,Cachent pour t’affiner la cause qui les meine,En la même façon que la fine ClymenneQui du beau Francion disoit mal à sa sœur.
Je ne peux pas m’appesantir sur ces rapprochements, qu’on peut faire sans moi, du reste, mais j’en ai dit assez pour montrer que l’aïeul de de Musset et de Lamartine peut se retrouver, comme celui de Corneille, sous le bistre du portrait enfumé du vieux Agrippa. Seulement, il faut avoir le courage d’aller le chercher sous la croûte de sa fumée… il faut tirer la strophe et la stance du fatras (disons-le ! il y en a,) dans lequel elles roulent ; il faut les arracher à la glu d’une langue en voie de formation et encore empâtée, qui les empêche de s’envoler. Certes ! je ne suis pas de ceux-là qui prétendent que la langue française commence aux Provinciales, — opinion ridicule de Villemain, cet eunuque littéraire opéré par le Goût, — quand, avant Pascal, on avait Rabelais d’abord, ce mastodonte, émergé radieusement du chaos dans le bleu d’un monde naissant, puis, après Rabelais, — qui suffisait seul, — Ronsard, Régnier, Racan et d’Aubigné lui-même. Mais il est nonobstant certain que ces grandes articulations d’écrivains se meuvaient dans le milieu d’une langue contre laquelle ils avaient plus à faire pour montrer du génie que leurs descendants, fils d’une langue plus achevée et d’un milieu plus lumineux. La Critique, qui pèse la gloire au poids du chef-d’œuvre, ne voit que le chef-d’œuvre, et à ses inflexibles yeux les plus grandes puissances intellectuelles qui, pour une raison ou pour une autre, ont manqué le chef-d’œuvre, ne comptent pas !
IV §
Et ce sera, je le crains bien, le sort d’Agrippa d’Aubigné, de cet homme racine et souche de poètes et de poésies plutôt que grand poète. Il y avait en lui une force de faculté génératrice qui s’abattit sur tous les sujets et qui les féconda. Lyrique, élégiaque, didactique (car il y a, toujours dans le troisième volume de ses Œuvres, un poème didactique de QUINZE chants intitulé L’Univers), ce magnus parens dans l’Histoire littéraire avait l’étoffe de tout, — mais remploi de l’étoffe qui est l’Art, qui est le fini, qui est la beauté accomplie, lui manquait. Et c’est là ce qui explique qu’il soit si longtemps resté obscur beaucoup mieux que les Dragonnades de Louis XIV, comme disent ses éditeurs avec trop de ressentiment protestant. La grande force poétique d’Agrippa d’Aubigné ne peut pas être isolée de son siècle. Il a besoin, pour être légitimement admiré, d’une date au-dessus de sa tête. Or, une date n’est pas une étoile. Avoir besoin de ce pauvre rayon d’une date au-dessus de sa tête, n’est-ce pas tout ce qu’on peut dire de pis du génie, qui ne relève pas du temps et qui est absolu comme Dieu ?…
Victor Hugo §
I §
La Légende des Siècles (IIIe et IVe volumes) [I-VI].
J’aurais aimé à ne pas parler, cette fois, de Victor Hugo — et si j’en parle, c’est malgré moi. C’est contraint et forcé. Je n’y suis pas forcé par son génie, mais j’y suis forcé par son succès. Les deux volumes que voici n’ajoutent pas un iota à ce génie que j’ai suivi, reconnu, décrit et jugé tant de fois dans ses œuvres. Mais son succès (sans contradicteurs de son vivant) ajoute à son bonheur, — au bonheur littéraire d’un homme qu’on pourrait appeler le Polycrate, tyran de Samos, de la littérature… Le succès des IIIe et IVe volumes de La Légende des Siècles, quand ils parurent, sembla compléter sa destinée. Il fut si grand, même pour lui, accoutumé aux succès, que les réclamiers qui y travaillèrent semblèrent avoir de l’âme, et que ceux qui ont de l’âme et qui en parlèrent, semblèrent des réclamiers. Des réclamiers splendides, il est vrai ! Ils se sont mis sur ce pied d’être splendides, comme on prend des habits de fête pour faire plus d’honneur à quelqu’un. Ils ont même pris leurs accoutrements de gala au vestiaire de Victor Hugo, afin de rendre leur magnificence plus flatteuse. Ils ont mis les culottes de leur Empereur… Ils ont crocheté… son dictionnaire, pour parler de lui avec ses propres mots. Rude tâche que de vouloir parler cette langue qui éventre tout et s’éventre elle-même ! De pauvres diables s’en sont crevés.
Mais moi, qui ne la parle point, et qui, par conséquent, ne crèverai pas, je n’en essaierai pas moins de constater dans la mienne ce qui me frappe en ce tonnant succès des IIIe et IVe volumes de La Légende des Siècles, et ce qui me frappe surtout, c’est que ce fut un succès littéraire, — un succès purement et absolument littéraire. Il ne devait rien, celui-là, aux circonstances qui ont porté souvent Victor Hugo sur tous les pinacles ! L’Empire était tombé. Guernesey loin, dans sa brume et dans son écume. Nous étions bien chez nous, nous et nos chats ; car nous avons des chats comme Napoléon disait qu’il y en avait aux Tuileries… Le Romantisme, qui avait commencé et même poussé notre fortune, était mieux que mort, il était insulté. Il n’y avait plus d’idées à mettre par terre, — elles y étaient toutes… Dans cette table rase de tout, bombait seulement sur la platitude infinie la petite chose malpropre de M. Zola, que je crus d’abord que le succès de Victor Hugo enlèverait, comme un balai neuf ! Il n’y eut donc ici que Victor Hugo et sa puissance. Il n’y eut bien que Hugo tout seul. Il n’y eut que le poète et son œuvre : une œuvre qui n’était pas nouvelle ; un poète qui n’était pas nouveau, et qui ne nous donna pas, avec sa Légende des Siècles d’alors, une seule impression qu’il ne nous eut déjà donnée dans sa première Légende des Siècles.
Ah ! certes, il faut que nous soyons de bien bons enfants en littérature, si nous sommes en politique de mauvais garçons ; il faut que nos besoins d’originalité ne soient pas bien grands, à nous autres éreintés de l’époque actuelle, pour que nous soyons si aisément satisfaits de la répétition des mêmes idées, des mêmes sentiments, du même langage et presque des mêmes mots, des mêmes tableaux et de la même manière de peindre, et que nous en jouissions avec autant de pâmoison de plaisir et de furie d’enthousiasme que si tout cela était inconnu, inattendu, virginal, et tombé, pour la première fois, du ciel ou du génie d’un homme. Ah ! il faut que nous soyons bien profonds ou bien superficiels, pour qu’un second coup porté sur nos esprits et sur nos âmes retentisse sur ce timbre sonore et sensible aussi fort que le premier, et même davantage. Il faut que nous ayons la peau bien tendre à la tentation… d’admirer, pour que nous admirions, dans les mêmes termes, bien des années plus tard, des choses écrites dans les mêmes termes qu’autrefois ! Étonnante fidélité de sensation pour des Français, qui ont si longtemps passé pour de beaux infidèles ! Assurément, je ne suspectais pas la loyauté de cette sensation obstinée. Je la crus vraie. Mais je me demandais avec anxiété si nous l’aurions longtemps encore, si nous aurions l’infatigabilité de l’émotion et de l’admiration à la troisième, ou à la quatrième, ou à la cinquième fois que Victor Hugo nous apporterait son stock d’épopées. Car il était dans la nature de son talent de nous en donner beaucoup, de nous en donner indéfiniment ; la qualité de Victor Hugo étant, et je ne veux pas la diminuer, d’être un puits artésien de poésie, — un puits artésien intarissable, mais intarissable de la même eau.
II §
Et, cependant, s’il y avait un sujet qui exigeait et qui pût donner de la variété à un poète et féconder son inspiration, c’est à coup sûr une épopée ou une suite d’épopées qui se fût appelée La Légende des Siècles. Le poète, ici, n’était pas même tenu à l’unité, de rigueur partout. Il n’était pas une intelligence unitaire, mais il n’avait pas à mettre son pied dans l’anneau d’or qui enchaîne ordinairement les poètes, ces forçats divins ! L’Iliade et l’Odyssée ont leur unité, et elle est même si profonde qu’elle est la plus déconcertante réplique que l’on puisse faire aux anarchiques rêveurs qui affirment l’existence de plusieurs Homères. Dante lui-même, quoique son poème embrasse trois sphères différentes, a l’unité de son grand cadre, circonscrit malgré sa grandeur. Tous les poètes faiseurs d’épopées sont les glorieux captifs d’une idée première, s’écartant, comme les rayons d’un cercle, mais s’arrêtant, comme les rayons du cercle, à une limite impérieuse et précise… Or, par un choix exceptionnel, le poète de La Légende des Siècles n’était pas obligé à l’unité grandiose et tyrannique des autres poètes. À lui, son sujet n’était point une place ou un fait déterminé de l’Histoire. C’était toute l’Histoire ouverte à l’imagination du poète, qui plane sur tout, s’abat sur tout, et va librement et impétueusement où il a fantaisie ou volonté d’aller ! Le poète de La Légende des Siècles avait à lui toutes les légendes, c’est-à-dire l’Histoire ondoyante, incertaine, indémontrable, mais apparente quoique mystérieuse, nuée des mille reflets de l’arc-en-ciel, colorée de soleil ou de foudre, veloutée sous l’estompe bleue de la distance ou sous l’estompe noire du temps. Victor Hugo pouvait se jouer dans tout cela comme Ariel dans les nuages, mais Ariel, oubliant ses ailes, s’est accroupi à deux ou trois places de l’Histoire, et est resté là, monumentalement immobile sur son lourd derrière de Caliban. La légende, si variée, en réalité, ne donne dans Victor Hugo que quelques notes, et ce n’est pas, certes ! l’érudition qui manque au poète de La Légende des Siècles. Il est aussi érudit qu’un vieux savant et son érudition n’est jamais officielle : elle est curieuse, elle est recherchée, elle est originale, moins historique que légendaire, téméraire, hasardeuse, ce qui convient, d’ailleurs, dans le cas présent. C’est enfin l’érudition qui fouille dans tous les coins et qui descend et remonte toutes les spirales du temps et de l’espace, Victor Hugo a tout cela à son service, mais ce qu’il n’a pas, c’est l’imagination qui sait faire de cette tradition sa servante, la servante du roi ! Je vais dire une chose scandaleuse et qui fera peut-être pousser un cri : ce grand poète de Victor Hugo est certainement plus érudit encore qu’il n’est poète.
Il a l’imagination du mot plus que de la chose, et ce qui le prouve, ce sont les redites de ces seconds volumes, échos des premiers. Voyons, en effet, si nous ne sommes pas un peu dans les mêmes atmosphères… Est-ce que Le Titan n’y rappelle pas Le Satyre ? Est-ce que l’Espagne, les Pyrénées, l’Aquitaine, ce que le poète appelle « le cycle pyrénéen », déjà vues, ne reparaissent pas ? Est-ce que les effroyables et superbes orgies des Rois barbares, les coupe-gorges des brigands féodaux, toutes ces vastes et violentes peintures avec lesquelles nous croyions en avoir fini pour passer à d’autres tableaux, ne recommencent pas trait pour trait ici, mais moins appuyés, et toute l’imagination des mots dont le poète a la puissance nous illusionne-t-elle assez pour nous faire accepter comme une inspiration neuve la desserte d’un repas déjà servi, et qui, comme Macbeth, nous a rassasiés d’horreurs ? Nous nous souvenons que nous avons, pas bien longtemps auparavant, assisté à ces évocations grandioses, à ces fantasmagories formidables, affaiblies maintenant, pâlies, devenues fantômes dans le jour lumineux de l’énergique souvenir que nous en avions gardé. La magie des mots n’empêche pas le déchet des choses… Elle n’en comble pas l’absence non plus. Dans la légende de ce Moyen Age dont Hugo, qui a l’ambition d’être le poète historique, c’est-à-dire impersonnel, ne connaît guères que la moitié, ces choses que j’avais signalées comme oubliées dans les premiers volumes de La Légende des Siècles sont également oubliées dans les secondes. Il n’y a, ici comme là, ni le côté grandement chrétien, ni les bons Évêques, ni les Saints, ni les Héros comme Saint Louis et Joinville… Le Cid lui-même, qui tient tant de place dans le Romancero du second de ces deux volumes, est bien plus féodal que catholique de mœurs et d’accent, ce qui est faux historiquement, mais ce qui, de plus, est un contresens en Espagne. Et il y a plus. Puisque Victor Hugo est le poète imprécatoire et maudissant du Moyen Age, on peut s’étonner qu’il ait perdu une occasion de maudire et qu’il n’ait pas fait sortir de la cendre de l’Histoire et de leur bûcher ces Templiers, par exemple, — calomniés peut-être, mais la Calomnie fait des légendes aussi bien que la Vérité !… La Haine est une fière Muse, quand on l’a vraiment dans le cœur ! Mais cette Muse-là, sur laquelle on pouvait compter, la Muse des Châtiments, est restée muette. J’admire assez Victor Hugo pour le déplorer. Du moins, s’il y avait pensé, la main qui aurait touché aux Templiers, n’eût-elle peint que leurs vices, aurait été de proportion avec eux. Elle ne nous aurait pas donné le Templier vignette anglaise, cette figure que Michelet, l’illuminé de Satan, reprochait à l’honnête Walter Scott de n’avoir ni empoignée, ni même saisie, mais prise avec l’extrémité de la pincette d’un sucrier. Et l’on voit par là que si Hugo a, dans sa seconde Légende des Siècles, remis ses pieds dans la trace de ses pieds imprimés si fortement dans la première, c’est qu’il n’avait pas l’imagination des choses autant que celle des mots. On voit qu’il pouvait y marcher d’une plus brave manière… Il y avait du chemin à côté.
Mais je l’ai dit, la distinction entre les deux imaginations devait être faite : Hugo n’a presque exclusivement que celle des mots. Il l’a au point que, bien souvent, il s’enivre d’eux jusqu’au vertige, et qu’il ressemble alors au Quasimodo de son invention, enfourchant la cloche de Notre-Dame et devenant fou du mugissement d’airain qu’il a sous lui et qui lui remonte au cerveau ! Si on ouvrait celui de Hugo, on le trouverait peut-être noyé dans des mots. Seulement, cette imagination verbale, qu’il possède à un si étonnant degré, est comme toutes les grandes puissances, qui tournent à mal et à vice. Il s’abandonne à elle et elle le perd. C’est cette imagination, devenue funeste, qui lui fait, à toute page, entasser les mots sur les mots et sur les idées que ces mots étouffent. C’est cette imagination qui lui fait allonger démesurément ces fatigantes et brisantes énumérations sur la claie desquelles il nous traîne par tous les chemins de ses Légendes et qui est le caractère de ses poésies, excessives seulement dans les mots et toujours trop longues de moitié.
III §
Je l’affirme donc avec sécurité, voilà le défaut de cette cuirasse d’or : l’imagination dans les choses ne s’équilibrant pas avec l’imagination dans les mots. Et c’est par ce manque d’équilibre que la Critique peut le mieux expliquer synthétiquement le genre de génie de Victor Hugo. L’équilibre ! Il en a même une très drôle notion (de l’équilibre !), quand il nous dit dans un vers… impayable, du reste, et joyeusement échappé à la gravité de son talent :
Car l’équilibre, c’est le bas aimant le haut !
Il paraît que le bas n’aime pas le haut, dans Victor Hugo. Je m’en étais toujours douté…
Dans un autre vers, moins ridicule que celui que je viens de citer, Victor Hugo a dit un mot qu’on pourrait graver sur son cimier de poète sans équilibre, parce qu’il le timbrerait très bien :
Le prodige et le monstre ont les mêmes racines.
Oui ! peut-être… mais il ne faut pas que leurs tiges et leurs rameaux soient entrelacés ; car la monstruosité ne cessant pas, le prodige n’éclorait jamais, et la proportion, qui l’accomplit, en le rythmant, serait interdite au chef-d’œuvre. Hélas ! il faut le reconnaître, elle est souvent interdite à la poésie de Victor Hugo. C’est un disproportionné s’il en fut oncques. Il a l’ossature gigantesque, mais les mouvements d’un géant sont le plus souvent maladroits, disgracieux, heurtés ; ils cassent, trouent et enfoncent tout, même eux-mêmes. Personne plus que Hugo ne se cogne aux mots. Quand il est poète, car il l’est fréquemment (qui le nie ?), il l’est comme le Titan est encore Titan sous sa montagne. On sent qu’il est Titan à la manière dont il la remue quand il se retourne, à la manière dont il la soulève quand il se cambre sous elle ! Seulement, la montagne et les mots pèsent, et le poète et le Titan sont pris,
IV §
Poète, il l’est, mais s’il n’est pas tout à fait Homère, on n’est pas tout à fait Zoïle non plus parce qu’on dit simplement qu’il n’est pas Homère. Ils croient tous, ces diables de poètes, qu’en jetant à la Critique le nom de Zoïle, ils s’appliquent à eux-mêmes sur l’estomac le génie d’Homère. Douce et accommodante rhétorique, mais vaine ! Victor Hugo n’est, certes ! pas, comme le lui disent les terrassiers de son génie, les travailleurs au chemin de fer de sa gloire et de son immortalité, le plus grand poète du xixe siècle et de la planète ; mais c’est un grand poète, après tout ! Il fut du triumvirat qui a donné les trois plus grands de l’époque, mais il n’en est l’Auguste que parce qu’il est celui qui a vécu le plus longtemps. C’est un poète génialement bon, quand il est bon, mais génialement mauvais aussi, quand il est mauvais, et le malheur est qu’il est souvent plus mauvais que bon. On l’aime tout à la fois et on le déteste. On voudrait toujours l’aimer, mais tout à coup, après une beauté incontestable qui vous a ravi et qu’on lui doit, il vous replonge dans la haine et dans la colère par des choses exécrables ou ridicules d’inspiration et même de forme, et on tombe, plein de ressentiment, de l’hippogriffe aux longues ailes bleues ouvertes en plein ciel, sur le dos du plus affreux casse-cou !…
Ces chutes, dans quel livre de lui ne les fait-on pas ?… La Légende des Siècles que voici est pleine de ces chûtes qu’on partage avec l’auteur, quand il les fait. Il y a, dans cette Légende, des passages d’une grande magnificence, mais il n’y a pas une pièce (je dis : une seule,) d’une beauté soutenue jusqu’à la fin, et il y en a quelques-unes (La Ville disparue) où l’on ne compte pas plus de six beaux vers. Cet énumérateur qu’on appelle Victor Hugo ne se contente pas de jeter au moule de son vers quelque bonne pensée, et de passer fièrement outre pour recommencer et en jeter une autre dans le creuset brûlant et insatiable. Non ! Quand il en a une (comme dans La Colère du bronze), il revient sur elle ; il la reprend ; il la piétine ; il reste, sans bouger d’un seul pas, sur cette pensée, parce qu’il ne peut pas aller à une autre. Et affaibli, il l’affaiblit… On reste là quand on ne peut plus marcher, mais on fait le mouvement de marcher encore !
Et faut-il m’excuser de cette idée d’affaiblissement ?… Je n’ai point l’admiration à clos yeux de ceux-là qui avaient découvert dans Hugo la qualité qui fait le dieu : la vie immobile, féconde, éternelle ; le brisement de la faux du Temps. Il y a eu, Dieu merci ! depuis, beaucoup de vie encore dans ce vieux chêne de poète, mais, franchement, lorsque lis en cette Légende des Siècles, où je trouve des pièces comme L’Abîme, Le Ver de terre, L’Élégie des fléaux, À l’Homme, et bien d’autres qui rappellent les plus purs amphigouris des premières Légendes, et pas une pièce comme Booz, Éviradnus et Le Petit Roi de Galice, il m’est impossible de ne pas voir dans le Victor Hugo de ces secondes Légendes une diminution de la vitalité poétique. Sans doute, l’affaiblissement de Hugo serait une force encore dans un autre homme ! mais dans Victor Hugo, c’est relativement une débilité. Les maladroits qui lui cassèrent journellement la tête avec l’encensoir de sa phénoménale vieillesse, avaient là une insolente flatterie. Le Nestor était devenu visible dans l’Achille… Mais être Nestor, c’est encore une belle chose, et il aurait été plus respectueux de s’en taire que de dire qu’il ne l’était pas !
V §
Ce n’est pas, du reste, la seule opinion qui diffère en moi de l’opinion de ces Corybantes forcenés, qui dansèrent si longtemps la Hugo, cette danse sacrée qui un instant remplaça la danse Saint-Guy… Une pièce intitulée Vision, qui ouvre, c’est vrai, le volume avec une majesté grandiose, a fait, selon moi, beaucoup trop croire à la toute-puissance visionnaire du poète (dans le sens prophétique et divinement inspiré du mot). À mon sens, Victor Hugo n’est pas si visionnaire que cela. Ses visions, à lui, ne sont que de la forte rhétorique et de la forte mémoire, la mémoire d’un homme qui a lu fructueusement le Dante et le grand Extatique de Pathmos. La poésie de Hugo n’est pas de celles qui soient tournées naturellement du côté de l’Infini. Il l’y tourne de volonté, comme Darius tournait la tête de son cheval du côté du soleil… La poésie vraie, la poésie sincère de Hugo est bien plutôt du côté contraire. Elle est surtout du côté du fini et du réel. La réalité communique une bien autre puissance que le rêve à cet esprit qui a besoin d’être contenu comme un sein très volumineux et trop tombant, et qui, si la réalité ne le retient pas dans ses strictes limites et son juste cadre, se distend, s’éblouit et s’effare. La langue même de Hugo ne contracte et n’a toute sa beauté qu’à la condition de s’appliquer exactement aux choses nettes et précises. Autrement, elle roule dans ses pages avec des enjambements de colosse, vague, confuse, obscure, aveugle et presque insensée. Alors, le poète, en proie à lui-même, jette des vers comme ceux-ci, par exemple, tirés d’une poésie (Le Prisonnier) où la Haine, que je disais plus haut une Muse, ne l’a pas été ce jour-là !
Cet homme a pour prison l’ignominie immense…………… cette tour à la hauteur d’un songe.…………………………………………………………Si terrible que rien jamais ne vous procureUne échelle appliquée à la muraille obscure……Aucun trousseau de clefs n’ouvrece qui n’est plus.
(vérité !)
On est captif. Dans quoi ?… Dans de l’ombre et reclus.Où ?… Dans son PROPRE GOUFFRE… On a sur soi le voile…C’est fini………………………………… Il ne peut pas plus sortir de l’infamie,Que l’écume ne peut sortir de l’Océan !
(qui en sort très bien !)
……… aucune ouverture n’étantPossible, ô cieux profonds ! hors d’une telle honte !…………………………………………………………Oh ! quelle ombre de tels coupables ont sur eux.cave et forêts ! rameaux croisés ! murs douloureux !Stigmate ! abaissement ! chute ! dédains horribles !Comment fuir de dessous ces branchages terribles ?
Ô chiens ! qu’avez-vous donc dans les dents ? C’est son nom !
Un nom dans des gueules de chiens ! Comment s’y est-on pris pour l’y faire entrer ?… Si on me défiait, je pourrais multiplier des citations pareilles, — qui montreraient ce que devient Hugo quand il se livre à ses visions par trop cornues, et combien ce visionarisme dont on lui a fait un mérite poétique décompose son regard, sa pensée et sa langue. Vous le voyez ! ce n’est plus là le poète (trop rare) de La Bataille d’Eylau du même volume, de cette bataille qui le fait sublime comme elle par la simplicité la grandeur sévère, la concision rapide, et cela par la raison qu’elle est une réalité qui lui prend l’âme et l’emplit toute, et qui ne lui permet pas, à cet homme de mots, un mot de trop.
VI §
C’est par cette héroïque Bataille d’Eylau que je veux en finir avec ces deux volumes. Elle me remet en mémoire ces dons que j’ai toujours adorés, proclamés et acclamés dans le poète de La Légende des Siècles, génie militaire s’il en fut, mais qui a chaviré dans la bêtise humanitaire ! Victor Hugo était, sans les lamentables déraillements de sa vie, destiné à nous donner un poème épique, cette grande chose militaire qui manque à la France, à qui pourtant les hommes épiques comme Charlemagne et Napoléon n’ont pas manqué. Un jour, ma critique lui donna le conseil de préférer une grande Épopée à toutes ses petites Épopées. Il ne le suivit pas, bien entendu. C’était au temps de la première Légende des Siècles. Il était trop glorieux pour écouter l’intérêt de sa gloire… En ce temps-là, c’était le moment de s’élever le premier dans l’ordre des Poètes ; mais, malgré ses facultés soi-disant immortelles, il laissa passer ce moment-là.
VII §
Les Chansons des rues et des bois [VII].
C’est un des privilèges de la Gloire de forcer le monde à s’occuper d’elle, même quand l’homme de cette gloire ne la mérite plus. Dussent les murailles parler encore2, il faut pourtant que je dise aussi ma pensée sur les Chansons des rues et des bois, antérieures de plusieurs années à cette seconde partie de La Légende des Siècles. Je la dirai tranquillement.
Je la dirai comme un homme qui n’a pas trouvé le succès des Misérables juste et celui de la première Légende des Siècles assez grand, et qui trouve tout aussi disproportionné avec ce qu’elles sont l’insuccès des Chansons des rues et des bois, qui fut si féroce… Cette cruauté, du reste, de la part d’une Critique qui brûle trop ce qu’elle a trop adoré, n’est explicable que par le dépit de l’imagination trompée. On a été universellement pris à ce titre fascinateur : Les Chansons des rues et des bois, — car Victor Hugo a, au moins, le génie des titres ! Quoi de plus charmant, de plus rêveur, de plus faisant rêver que le sien ? Les Chansons des rues, de ces rues à la physionomie qui s’en va et que la Civilisation, cette boueuse qui emporte au bout de son balai toutes les poésies du passé, finira par cirer comme le parquet des corridors d’un ministère, — et les Chansons des bois, des bois, cette dernière aristocratie à qui on abattra la tête comme à l’autre, et pour les mêmes raisons. Que de choses un esprit qui pense invente-t-il et met-il sous ce titre-là ! Et si vous ajoutez : par Victor Hugo, le chansonnier de la délicieuse Chanson du Fou, dans Cromwell :
Au soleil couchant,Toi qui va cherchantFortune… etc.
l’imagination se bercera voluptueusement dans l’idée d’un chef-d’œuvre. C’est là ce qui est arrivé. Malheureusement, en lisant le livre, on tombe de ce hamac. Et c’est là ce qui est arrivé aussi, même à moi. Il n’y a pas de rues dans ces Chansons des rues, et les bois, dans ces Chansons des bois, sont d’anciens bois connus, parcourus, — des bois littéraires et mythologiques. J’y avais déjà passé… J’y avais déjà été arrêté par deux mauvais drôles, dont l’un s’appelle le Fatras et l’autre l’Ennui. Franchement, en tant qu’il faille être volé… être dévalisé de l’espérance d’un chef-d’œuvre, j’aurais mieux aimé une autre forêt de Bondy que celle-là !
Oui ! les vieilles forêts, les vieilles églogues savantes, les vieilles bucoliques Renaissance des Contemplations, voilà ces Chansons des rues et des bois, qui mentent trois fois à leur titre : car elles ne sont ni rues, ni bois, ni chansons ! Ainsi, après avoir passé par la première Légende des Siècles, ces sublimes Petites Épopées qui me faisaient demander la grande, Victor Hugo ne s’est pas renouvelé. Après un si superbe élan, il a reculé dans le Ronsard des Contemplations, qui n’étaient elles-mêmes qu’une reculade dans le Ronsard de 1830. Repris, remmené et surmené par l’amour de ce qu’il n’a pas, par l’admiration de ce qui lui est impossible, Victor Hugo, ce gigantesque Trompette-major fait pour sonner toutes les espèces de charges, a voulu être un Tircis littéraire et souffloter, et trembloter, et chevroter dans la flûte en sureau de l’Idylle, avec ces lèvres et cette poitrine qui sont de force, vous le savez ! à fendre les spirales d’airain des plus durs ophicléides. Et encore, s’il n’y avait que cela, il aurait fait éclater la flûte et cela pouvait être beau ! Mais il a fait bien pis ; il l’a faussée… Cet Idyllique démesuré et pédantesque, qui barbouille sur un pipeau de carnaval des motifs classiques et grecs et des motifs romantiques, n’est, après tout, qu’un chercheur laborieux d’effets qu’il ne trouve pas, et par-dessus tout un Parisien pur-sang ou impur-sang (comme on voudra !), blasé, raffiné, corrompu comme nous le sommes tous plus ou moins, qui chante la campagne à travers les idées de Paris, et l’amour comme on le fait à Paris. Il met très bien, en ce sens, les rues dans les bois et les bois dans les rues, et c’est peut-être ainsi — qui sait ? — qu’il faut entendre son titre : Les Chansons des rues et des bois ! Seulement, on ne l’a pas entendu ainsi, et on a été implacable. Que dis-je ? on a été impertinent. C’est une impertinence, en effet, et une impertinence renforcée d’une inconséquence de la part de ceux qui ont admiré Les Contemplations, que de cingler si fort un livre qui, évidemment, continue Les Contemplations.
Mais rien — pas même l’impertinence — ne peut dispenser de la justice. On signala, dans le nouveau livre de Victor Hugo, alors qu’il parut, comme des modèles de ridicule inattendu, des défauts qui n’avaient de nouveau que la critique qu’on en faisait. On a parlé pour la première fois sans respect de choses qui n’auraient dû étonner personne, tant elles font partie du genre de talent de Hugo, tant elles participent à la double essence de l’homme et de l’écrivain ! On a relevé avec moquerie les expressions turgescentes de ce talent gonflé par trop souvent de vide. On a dit le mal qu’il se donne pour être simple… et pour manquer son coup. On a dit son naïf travaillé comme un ouvrage de serrurier, et cette monstrueuse préciosité à faire revenir au naturel par l’épouvante les honnêtes filles de Gorgibus. On a dit tout cela, et si tard qu’on l’ait dit, on avait droit de le dire, mais non de s’en étonner comme si on tombait de la lune (il est des gens qui en tombent toujours) ! Seulement, on a oublié la seule chose définitivement acquise, ou plutôt définitivement conquise par Hugo, le seul grand progrès fait par le poète malgré l’immobilité ou le rabâchage de sa pensée, je veux dire l’art des vers arrivé probablement à sa perfection,, la souveraineté absolue de l’instrumentiste sur son instrument, — et cet oubli de la Critique, c’est moi qui veux le réparer !
Rien de pareil, en effet, ne s’est vu dans la langue française, et même dans la langue française de Hugo. Quand Hugo écrivait Les Djinns ou Sara la baigneuse, par exemple, et forçait le rythme, ce rebelle, à se plier à ses caprices, — qui étaient des conquêtes sur la langue elle-même, — il y avait encore en ces assouplissements merveilleux, sinon l’effort de la force, au moins le triomphe d’une résistance ; il n’y avait pas l’aisance, l’aisance suprême que voici, et qui est si grande que le poète ne paraît même pas triompher. Ce n’est plus de l’asservissement, cela, c’est de l’enchantement ! Tout ce que n’est pas Hugo par la pensée, par l’image, par le mot, il l’est par le rythme, mais par le rythme seul. Lui, le tendu, l’ambitieux, le Crotoniate fendeur de chêne et qui y reste pris, a dans le rythme la grâce vraie et jusqu’à la langueur. Il nage dans son vers comme le poisson dans l’eau. C’est son élément, mais un élément qu’il a créé. Il y a, dans cet incroyable recueil de quatre mille vers, de la même mesure à l’exception d’un très petit nombre de morceaux, beaucoup de pièces où le virtuose n’a eu besoin que de poser légèrement son archet sur les cordes de son violon pour que les cordes, impalpablement touchées, aient chanté. Une entre autres : Ce qu’on dit à Jeanne toute seule, et qui commence par ces mots :
Je ne me mets pas en peineDu clocher ni du beffroi,
est d’un tel charme et d’un tel moelleux dans la manière dont les strophes tombent les unes sur les autres, qu’une seule bouche au monde était digne de dire tout haut de pareils vers et qu’on ne les entendra jamais dits comme ils sont écrits, car cette bouche est glacée. C’était celle de mademoiselle Mars.
Cet art inouï du vers, si consommé qu’il est indépendant de ce qu’il exprime, ne peut guères être senti, du reste, que par les poètes, par ceux qui sont du bâtiment, comme dit l’excellente expression populaire. Mais pour ceux-là, c’est vraiment un plaisir divin ! Quand le rythme est manié avec ce génie, il donne l’inexprimable et rêveuse sensation que donne, en peinture, l’arabesque, exécutée par un génie égal. Victor Hugo est le génie de l’arabesque poétique. Il fait de son vers ce qui lui plaît. Arlequin faisait de son chapeau un bateau, un stylet, une lampe ; Hugo fait bien d’autres choses de son vers ! Il en joue, comme, un jour que je prends parfois pour un rêve, j’ai vu jouer du tambour de basque à une bohémienne. Le tambour de basque courait comme un rayon sonore autour de la danseuse, et l’on ne savait plus qui courait l’un après l’autre, de la danseuse ou du tambour. À cet égard, Victor Hugo est incomparable. Il est arrivé au point juste où l’instrumentiste et l’instrument se confondent, et la supériorité qu’il atteste est si grande que la Critique ne saurait croire qu’il put faire un progrès de plus, et que, pourtant, elle n’oserait l’affirmer !
Et ce que je dis là, je le dis, sans exception, pour toutes les Chansons des rues et des bois. L’inspiration en est fausse et monotone sous prétexte d’unité, et l’exécution, au point de vue des sentiments et des images, quoique puissante à beaucoup d’endroits, est très inférieure à celle d’un grand nombre de poésies de Hugo, mais pour le rythme et pour le vers, non ! C’est un ravissement perpétuel. Victor Hugo entasse des montagnes de grosses choses, d’énormités et de pathos, sur ce fil de la Vierge étincelant et flottant, et ce fil ne se rompt jamais et ne perd pas un seul instant de sa mollesse et de sa grâce. Le talent touche ici au miracle ! Seulement, cette supériorité, qu’il fallait bien signaler et que les raffinés parmi les connaisseurs apprécieront, sauvera-t-elle de l’indifférence générale ce petit recueil, bucolique de parti pris, écrit dans une bibliothèque, au pied d’un petit Parnasse en bronze de bureau sculpté par Froment-Meurice, entre les œuvres de Ronsard, de Desportes et d’un autre auteur qu’imite Hugo et qui s’appelle Hugo… Certainement, je ne le crois pas. L’esprit du lecteur est plus facile à rompre ou à faire grimacer que ce fil de la Vierge auquel j’ai comparé le vers de Victor Hugo, et toutes les énormités que ce vers merveilleux porte légèrement, l’esprit du lecteur les rejettera de fatigue et de peur d’en être écrasé.
Car l’Énormité, voilà l’écueil de Victor Hugo… L’écueil, pour les poètes comme pour les rois, vient de trop de puissance… Dans cette double pièce de vers intitulée Le Cheval qui commence et finit ce volume, d’une composition si peu surveillée qu’on y trouve une pièce qu’on dirait oubliée de La Légende des Siècles, — un Souvenirs des vieilles guerres ; dans cette pièce de vers où le poète, pour faire du neuf à bon marché, a démarqué le linge de Boileau (procédé peu fier pour le chef de l’école romantique) et appelé Pégase un cheval au lieu de l’appeler bravement cheval, Hugo, enchaîné à ce mot d’énorme comme le coupable à l’idée de son crime, adresse à Pégase ce vers singulier :
Ta fonction, c’est d’être énorme !
et dans ce seul mot il s’est révélé lui-même tout entier. Il a dit ce qu’il est et par quoi il est, mais aussi ce par quoi il périt… Oui ! la fonction de Hugo est d’être énorme. Tout l’est en lui : le talent, les qualités et les défauts, les élans, les défaillances, le succès, les chutes, les opinions, la niaiserie comme le génie, les maladresses, les ridicules, tout, — même les chansons, même les caprices, ces choses charmantes ordinairement petites !
Ton caprice énorme voltige !
dit-il au même cheval. Évidemment, il parle du sien ! L’homme et le cheval ici ne font qu’un, comme il arrive aux bons écuyers. L’énormité explique Victor Hugo, comme la peur de l’enfer explique tout Pascal. Prenez-le dans ses livres comme dans sa vie, et vous trouverez toujours, au bout de tout, cette notion, qui se lève, de l’Énormité !
Il était énormément jeune quand il eut son premier succès, qui fut énorme, et quand madame de Staël, appuyant une main inspirée sur son énorme front, le sacra : l’Enfant du Génie ! Reconnu par tous ses amis pour avoir dans l’esprit quelque chose d’immense qui sentait son chef, ils l’enlevèrent sur le pavois romantique, et les premiers retentissements de sa renommée furent mieux que les premiers bruits du talent : ils furent des scandales. Par ses prétentions exorbitantes, par ses théories comme par ses poésies, il passionna énormément l’opinion. On se battit réellement pour ses drames, pleins de beautés grandioses et d’effroyables énormités, quand, un jour, trouvant le Théâtre trop petit pour l’envergure de sa pensée, il fit Cromwell, l’injouable Cromwell, plus long que les trois Wallenstein de Schiller, et qui est certainement son chef-d’œuvre dramatique, — une énormité réussie, mais, enfin, une énormité ! Ce qui le poussa à écrire Cromwell fut le besoin d’esprit du même ordre qui le poussa, depuis, à nous donner une bucolique de parti pris de quatre mille vers presque tous dans le même rythme, énorme caprice, mais qui n’a pas voltigé ! Et ce n’est pas tout : si je rentrais dans l’homme encore après avoir traversé l’auteur, est-ce que je ne trouverais pas aussi un orgueil énorme dans Hugo, — cet orgueil qui est maintenant aussi officiel que son génie et qu’il a nommé Olympio ?
La vie privée doit être murée, mais quand elle se fait voir par-dessus les murs ou qu’elle les abat autour d’elle, on ne peut pas s’arracher les yeux ou le souvenir. Eh bien, dans cette vie privée indiscrète, Victor Hugo n’a-t-il pas commis d’énormes fautes, d’énormes imprudences, d’énormes maladresses ? Je n’insisterai point, mais ai-je besoin d’insister pour qu’on sente que l’énormité est la vie même de Hugo, de Hugo, la plus grande gloire contemporaine, — non la plus pure, non la plus justifiée, mais la plus… énorme ! Et l’énormité est encore plus que sa vie, c’est sa volonté, c’est son idéal. L’énorme, ça n’est pas uniquement sa fonction, c’est son aspiration. La grenouille s’enflait pour atteindre au bœuf, mais Victor Hugo a dans l’esprit un éléphant auquel il n’atteindra jamais. Seulement, sur le chemin de l’énorme où il s’élance avec l’aveuglement d’un taureau fou, quelquefois — les bons jours pour ses qualités toutes-puissantes, quand elles parviennent à s’équilibrer, — il rencontre tout à coup le grandiose, et alors il devient le poète énorme encore, mais sans difformité, qui pouvait seul donner à la France ce poème épique qu’elle n’a pas, et dont elle s’est toujours moquée parce qu’il lui a toujours manqué.
Oui ! un poème épique… Être le poète épique de la France, telle était pour moi, et j’y reviens malgré moi, la vraie destinée de Victor Hugo ! et dès longtemps je voulus le rappeler à cette haute destinée. Ses passions, je le sais, ses préoccupations, mille choses du moment, ce badaud ! le détournaient de ce qui aurait dû être le but resplendissant de ses derniers jours et le couronnement immortel de sa vie. La Critique, qui, pour être féconde, doit rappeler aux hommes leurs devoirs envers leurs propres facultés au lieu de répéter cent fois les mêmes reproches à un talent qui tombe dans les mêmes trous, — mettons que ce soient des abîmes, — devait rappeler à Victor Hugo le respect qu’il devait à son génie. Il ne s’agissait pas de caprices, là, fussent-ils énormes ; il ne s’agissait pas de bucoliques et de madrigaux à charger un mulet d’Espagne ; il ne s’agissait pas d’amourettes posthumes, de libertinage d’impuissant dans une langue qui détonne sur tout cela ; il ne s’agissait pas, à force d’antithèses, de devenir l’antithèse de soi-même, et d’épique qu’on est de nature, de soldat et de prêtre qu’on est par la tournure de son esprit, de se faire bucolique, un pleutre pleurard d’humanitaire ! Le moment était venu de jouer sa dernière carte pour Hugo et de gagner la partie. Victor Hugo voulait-il, oui ou non, atteindre à sa gloire définitive et donner à sa patrie non plus des ouvrages, mais un monument, et, ce qui eut été digne de lui, le monument jusqu’alors impossible ?… L’auteur des Petites Épopées, — ces préludes magnifiques d’un concert plus magnifique que j’espérais, — le poète de La Légende des Siècles, qui nous a peint si bien Charlemagne et Roland, pouvait mieux que personne mettre debout ces figures colossales et faire tourner alentour le cycle Carlovingien. Il aimait le colossal, en voilà ! Fait pour chanter la guerre, l’héroïsme, la foi, toutes les forces, que ne nous donna-t-il cette joie de le voir rentrer dans la vérité de son génie ! Ah ! il faut aimer le génie jusqu’aux larmes. Priam demandait à genoux le corps d’Hector à Achille et pleurait sur ses mains sanglantes… Hugo était tout à la fois Hector et Achille, et nous lui demandions de donner les restes de son génie, qu’il tuait, à la poésie du poème épique qui pouvait seule le ressusciter !
VIII §
Le Pape [VIII-X].
Il ne le voulut pas, et il revint une fois encore aux idées mortelles à son génie dans ce livre du Pape, qui, selon moi, était son dernier livre. Il ne fit pas beaucoup de bruit. Quelques journaux séides en parlèrent, selon leur devoir et leur consigne, et aussi quelques petits jeunes gens qui voulaient être reçus chez le Grand Homme du siècle ; car, pour les très fiers républicains de l’heure présente, aller chez Hugo c’était comme monter dans les voitures du Roi. Mais, à cela près, peu d’intérêt et beaucoup de silence, — le silence du respect, du respect pour les opinions qu’on avait autrefois.
Rappelez-vous Les Misérables et leur tonnerre ! Les Misérables, tisonnés, récemment, pour les faire reflamber et revivre dans un drame filialement mauvais, et dont tout le succès venait d’une petite fille qui jouait bien. Rappelez-vous ce tonnerre et comparez !… Une petite pluie rare après l’orage. Victor Hugo fut sa petite pluie à lui-même. Son Pape n’est que la même goutte d’eau connue et tombée tant de fois, essuyée et tombant toujours à la même place, avec une monotonie qui fait peu d’honneur à la fécondité de son cerveau. Le Pape, ce livre retors d’intention, n’est nouveau ni par le fond, ni par la forme. Tout l’antique Hugo se résume là-dedans. C’est le repassage des opinions et des idées qui, depuis sa sortie du parti monarchique et son entrée dans le parti républicain, ont été ses opinions et ses idées. Redites que la forme qu’il leur a donnée ne rajeunit pas !
Donc, pas d’illusion possible. Cela ressemble à ce qu’en langage de théâtre on appelle « un ours ». Et moi-même, qui, comme critique, dans l’affadissante universelle inondation des mêmes choses, ai pris le parti de ne plus parler du talent que j’ai caractérisé une bonne fois s’il ne renouvelle pas sa manière, je ne parlerais point de ce poème du Pape dans lequel, comme manière, Hugo est toujours le même Hugo connu depuis cinquante ans, — le même Archevêque, comme disait plaisamment feu Cousin… mais dont il oubliait de dire le diocèse, qui est le diocèse de Grenade. Seulement, à tort ou à raison, Hugo est une puissance. L’avenir pourra bien, un jour, rogner un pan de sa trop vaste gloire, mais, pour le moment, elle subsiste encore et brille de toute la splendeur de l’esprit de ceux qui l’acceptent… Or, pour cette raison et cette unique raison, je parlerai de son Pape, de ce poème qui, par le fait de la renommée de son auteur et par les idées qu’il exprime, pourrait bien avoir le triste honneur d’être dangereux.
Et, en effet, il corrobore la bêtise universelle. Les idées que les ignorants qui lisent reçoivent de la plume des ignorants qui écrivent, les idées qui présentement filtrent partout et grimpent comme l’eau du déluge jusque dans les esprits qui semblent pourtant assez élevés pour leur échapper, sont ici affirmées une fois de plus, et Victor Hugo leur donne, pour les faire monter plus haut, le coup de piston d’un talent qui passe pour un génie. Le Pape, ici, ne vous y trompez pas ! c’est la Papauté. Hugo en est l’ennemi, et s’il pouvait y avoir quelque chose de profond et de durable dans les poètes, c’en serait un ennemi implacable. Dans son poème, sous, une forme poétique, attendrissante, larmoyante, apostolique, car l’archevêque de Cousin sait au besoin faire l’apôtre, il résout la question posée pendant tant de siècles : à savoir que le Pape doit être décapité de sa couronne, en attendant qu’il le soit de sa tête ; — car, pour messieurs les démocrates autant que pour nous, les monarchistes, la couronne et la tête ne font jamais qu’un.
Il la résout, et rien de plus simple : jeter le Pape à bas de son trône ! Ne pas le tuer, pas plus que Claude Gueux, mais en faire un mendiant et le réduire à l’apostolat de la besace. Quoi de plus simple, de plus élémentaire, de plus primitif ? Voilà l’idéal ! C’est brutal aussi, il est vrai, mais c’est précisément cette brutalité que l’habileté est de faire disparaître. En ces termes, si elle y restait, l’idée en question révolterait peut-être encore bien des âmes. Il faut donc la débrutaliser. Il faut donc persuader au Pape comme aux peuples, que cette grande exécution que la Papauté ferait d’elle-même, et qu’on lui conseille, tournerait à son plus éclatant avantage :
… Dites-lui que je vienDe la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien !
Il faut, enfin, convaincre le Pape et tout le monde qu’en le détruisant, lui, le Pape, c’est un moyen étrange mais certain de faire repousser ce jet superbe de vie à la Papauté qui se meurt ! Et c’est à ce fallacieux résultat que Victor Hugo, dans cette affaire l’huissier Loyal de Monsieur Tartuffe, a consacré l’effort de son poème. Jamais rien de plus doux, de plus miséricordieux, de plus généreux, et, diront peut-être beaucoup de pauvres chrétiens, — imbéciles quoique chrétiens (cela se voit), — de plus chrétien ne fut écrit… On se fond, vraiment, en lisant cela ! Victor Hugo y a bien compté. Il n’est pas besoin d’être un observateur, ou un penseur, ou un esprit politique de premier ordre, pour savoir qu’en Franco il y a une sentimentalité niaise dans laquelle flotte la majorité des esprits comme dans leur atmosphère naturelle. C’est l’air de ce pays bénévole, qui, sans cela, serait trop spirituel ! Beaumarchais a menti : nous ne nous tempérons pas par des chansons, mais par des romances. C’en est une, que le Pape de Hugo. Quand il a repris, dans son poème, la vieille idée de tous les ennemis de l’Église, il l’a faite sentimentale pour la faire plus meurtrière, pour la faire d’un plus large et d’un plus sûr coup de poignard. Vouloir la mort de la Papauté, qui est peut-être, pour Hugo, cette fin de Satan depuis si longtemps annoncée, ce n’est pas là une merveille ! Ils la veulent tous, sans être des Hugo et même en restant des pieds plats, les libres penseurs et les athées de ce temps, comme l’ont voulue, à toutes les époques de l’Histoire, tous les révoltés, tous les hérétiques, toute l’indomptable canaille de l’humanité. Mais la vouloir chrétiennement pour le salut et l’honneur du Christianisme, la vouloir pour sa résurrection, venir, le cœur attendri et les yeux en larmes, présenter à la Papauté le sabre japonais en l’engageant avec suavité à s’ouvrir elle-même le ventre, ceci est une manière de vouloir la mort de la Papauté qui appartient en propre à Victor Hugo, et si, dans le cours de son poème, il n’a pas la moindre originalité d’idées, il a du moins eu celle-là, dans son hypocrite ou son ironique conception !
IX §
Oui ! la mort de la Papauté, sans échafaud, voilà ce que veut l’auteur de Claude Gueux qui, dès sa plus tendre jeunesse, a eu — vous le savez ! — pour l’échafaud, la tendre horreur de Robespierre. Il s’est dit un matin, l’aimable homme : « Quel coup de partie, si, sans que nous y touchions, elle pouvait nous débarrasser d’elle ! » Et aussitôt, pour lui en donner l’envie, il nous a inventé un Pape adorable, qui en a assez de sa tiare et qui se suicide. Et qui ne se frappe pas seulement, comme vous pourriez le croire, dans son pouvoir temporel, — idée commune, — mais dans son pouvoir spirituel, — idée plus rare ; un délicieux Pape, qui n’abdique pas seulement comme roi, ce double lâche ! mais qui s’apostasie comme pontife. Vous le voyez, Victor Hugo nous met fort à l’aise quand il s’agit de le juger ! Son livre ne nous force pas à discuter la question du pouvoir temporel, qui est l’ébrèchement, sacrilège pour les uns, légitime pour les autres, de la Papauté. Hugo va plus loin que toutes les politiques anciennes et modernes. Il n’ébrèche point le Pape ; il le supprime : c’est plus court ! Il le fait s’escamoter lui-même dans une espèce de charité dévergondée et impossible. Un Pape s’arrachant au Vatican, foulant aux pieds ses deux couronnes, pauvre de plus avec les pauvres, comme si, Pape, il ne pouvait pas plus pour eux que s’il était l’un d’eux, aucune politique n’avait osé encore une conclusion de ce radicalisme absolu. Aux plus mauvais jours de notre Histoire, sous le sordide et abominable Philippe le Bel, on vit, aux États Généraux de France » Pierre Dubois, un des conseillers du Roi, demander nettement l’abolition de la Papauté, mais à la condition de faire une pension au Pape sur le patrimoine de saint Pierre. Quand on lit cela dans l’Histoire, on trouve la chose impudente. Mais Victor Hugo n’a pas même la pudeur de cette impudence. Il ne voudrait pas, lui, de la pension de Pierre Dubois, et son Pape, dans sa fringale de pauvreté, mourrait de faim. Bonne manière de s’en débarrasser !
Et, de fait, si ce n’est pas là le sens réfléchi du Pape de Hugo, il n’en a plus aucun. Déclamation vide, si elle n’est pas d’intention empoisonnée. Alors, ce ne serait plus que l’occasion de suspendre ses grands et longs vers toujours prêts à couler, de les suspendre, ces girandoles ! à quelque chose. En général, tout est là pour les poètes : — faire des vers, n’importe sur quoi ! Mais il est d’une mélancolie plaisante de voir les vers grandiloquents de Hugo, que l’admiration de ce siècle appellerait volontiers Hugomagne, comme on dit : « Charlemagne », ne plus servir qu’à exprimer des idées que le chansonnier Béranger, ce polisson de France, qui, du moins, était gai, a exprimées d’une façon moins pleurarde, moins pompeuse et moins pédantesque. Au fond, c’est la même haine contre l’Église, c’est le même désir scélérat de la voir détruite, et c’est surtout la même théologie. Béranger et Hugo sont des théologiens de la même force. Seulement, Béranger a le style de ses idées et Hugo n’a pas le style des siennes, et rien n’est plus déplaisant que le contraste de la platitude de ses idées avec la redondance de sa poésie… Rien de plus choquant que de voir ce diable de grand vers dont personne ne nie que Hugo ait la puissance, et qui ne devrait dire que des choses proportionnées à sa grandeur, ne débagouler que des choses ineptes et vulgaires sur l’une des plus grandes questions (si ce n’est la plus grande) qui puisse occuper l’humanité.
Mais ne vous y trompez pas, cependant ! C’est précisément la vulgarité de ces idées qui fait, s’il y en a un, le danger de ce benêt de poème… car, il faut bien l’avouer entre nous, il est un peu benêt. Vulgarité et Popularité s’engendrent toujours. C’est cette manière raccourcie de comprendre l’Histoire religieuse, la même dans Hugo que dans Béranger, qui convient aux bourgeois, les dominateurs de l’opinion, je le crains, encore pour longtemps. Ce n’est pas chez les démocrates ardents de son parti, qui couperaient le cou au Pape aussi facilement qu’ils lui voleraient sa couronne, que Hugo pouvait avoir son succès. Ils haussent les épaules et ils rient de ce vieux bonhomme qui n’a pas pu laver son génie des souillures immortelles que le Christianisme y a laissées ; car Hugo se sert contre le Christianisme d’un langage que le Christianisme a fait. C’est exclusivement chez les bourgeois qu’il aura l’honneur du triomphe. S’il y a, en effet, une idée qui chausse la médiocrité des bourgeois, c’est l’idée absurde que l’Église, établie de Dieu et constituée à grand renfort de Saints, de grands hommes et de siècles, doit, pour sa plus grande gloire, revenir à l’Église primitive, qui n’était pas constituée, et à la pauvreté des premiers temps. Raisonnement aussi bête que celui-là qui exigerait que l’enfant devenu homme rentrât dans le ventre de sa mère… et pourtant raisonnement toujours d’un effet certain sur les bourgeois, et même sur des bourgeois qui se croient chrétiens ! C’est cette idée-là que Hugo roule dans son poème, au milieu de beaucoup d’autres, aussi bourgeoises, sur les Papes, les Rois, les richesses de l’Église, l’Infaillibilité. Mais c’est cette idée, entre toutes, qui fait la portée de son poème, et c’est cette magnifique stupidité qui l’emporté, en force et en influence, sur son talent.
X §
D’ailleurs (il faut bien y arriver enfin !), le talent, ici, n’est pas si grand. S’il a été jamais un soleil, Hugo est dans ce livre un soleil qui se couche, et ses idées bourgeoises contre l’Église et la Papauté le coiffent du bonnet de coton de ceux qui se couchent et qui ne sont pas le soleil… Littérairement, et à ne voir son Pape que comme une œuvre de l’esprit pure du déshonneur du pamphlet, on se demande ce que c’est et comment on pourrait classer cette composition, qui n’est un poème que parce qu’elle est en vers, et qui est dialoguée comme un drame, sans être un drame. Cela mérite-t-il de s’appeler une œuvre, cet almanach poétique de cent vingt-neuf pages, sans compter les blancs ?… Quand on se permet d’être si court, il faut, il faudrait être bien plein. Quand on ne pousse qu’un cri, il doit être sublime. De quel nom ces petites choses-là, quand on les publie isolées, peuvent-elles se nommer en littérature ?… Victor Hugo a tiré du fond de sa cervelle cette création qui n’avait pas besoin de la force de quarante chevaux pour en sortir et dont il est aisé de rendre compte en quatre mots, et les voici :
Le Pape dort :
La pensée a grandi ; car le rêve est venu !
Il n’y a que Hugo, par parenthèse, pour dire de ces choses, ineffables à d’autres qu’à lui. Les fous les plus intrépides n’oseraient pas… Le Pape dort, et il se rêve le Pape comme Hugo entend qu’on soit Pape, (ce qui le change diablement). Pendant son rêve, et c’est là tout son rêve, il fait quelques conversations avec plusieurs personnes : avec le Patriarche de Constantinople ; avec les Rois — (quels Rois ? n’importe ! les Rois ! les premiers venus de Rois !) ; avec les foules — (il y en a toujours plusieurs, dans Hugo, comme plusieurs infinis !) ; avec quelques pauvres dans un grenier ; avec une nourrice — (comme Sganarelle !) ; et enfin, comme il faut que l’antique et éternel Hugo se retrouve partout avec l’ombre. Et c’est après ces conversations, pendant lesquelles il se croit le Pape idéal et saint de la canonisation de Hugo, qu’il se réveille et qu’il s’écrie (le mot de la fin) :
… Quel rêve affreux je viens de faire !
qui est la grande malice et qu’on a généralement trouvé charmant. Et vous avez tout lu. C’est fini. Vous voyez que ce n’est pas aussi difficile que de traverser l’Hellespont !
Telle la chétive invention de Hugo, l’homme Épique, qui a abandonné le colossal pour le maigrelet. Est-il rien de plus maigre, en effet ? Quant aux vers qui entrelardent cette maigreur, ils ne sont pas différents des autres vers de leur auteur que par leur faiblesse, mais on les reconnaît encore, à une multitude de traits, pour être de cette inépuisable fabrique qui a peut-être trop fabriqué… Vous en jugerez :
… Dieu ne nous a pas confié sa maisonLa Justice, pour vivre en dehors d’elle…
Cette justice qui est une maison…
Celui qu’on nomme un Pape est vêtu d’apparences !……………………………………………………………………………………… J’abandonneCe palais, espérant que cet or me pardonne,Et que cette richesse et que tous ces trésors,Et que l’effrayant luxe usurpé dont je sors,Ne me maudiront pas d’avoir vécu…………………………………………………………………………… Je ne suis plus qu’un moineComme Basile, comme Honorat, comme Antoine !
Mais Grégoire VII était un moine, tout aussi bien que Bazile et Antoine, et il a fait, comme Pape, œuvre de moine plus glorieuse qu’eux !
… je rentre chez Dieu, c’est-à-dire chez l’Homme !………………………………………………………Nous prêtres, nous vieillards, drapés d’un falbala,Entendez-vous cela ? Comprenez-vous cela ?……………… Je sens rentrer sous cette robeL’âme que le manteau de pourpre nous dérobe.………………………………………………………Et votre vain progrès, sinistrement léchéPar la langue de feu qui sort du lac de soufre,………………………………………………………Jamais la royauté du prêtre n’apparaîtSans une transparence affreuse d’esclavage.………………………………………………………Ils tombent dans ce gouffre obscur : tous les POSSIBLES !Ils s’en vont, ils s’en vont, ils s’en vont nus, épars,Sur des pentes sans but, croulant de toutes parts.…………………………………… Tout fuit.Mais l’apôtre se sait écouté par la nuit ;Et n’est-ce pas qu’il doit parler aux solitudes,Ô Dieu ! les profondeurs étant des multitudes ?………………………………………………………Ô mes frères, aimons, aimons, aimons, aimons !
Voilà les vers qui soudent le Victor Hugo des derniers jours au Victor Hugo de toute la vie. C’est la même langue, identiquement la même langue, mais décrépite. Toutes les qualités en sont parties, mais tous les défauts y sont restés.
J’ai cité ces vers, mais je ne les ai coupés par aucune réflexion malhonnête. Je sais ce qu’on doit de respect au génie, sacré par six cent mille archevêques de Reims de la démocratie et du suffrage universel. Je ne suis point républicain et je ne crois à l’égalité pas plus en littérature qu’en politique, je n’ai donc point traité le poète, en Victor Hugo, comme j’en eusse traité un autre se permettant de parler comme lui.
Mais j’ai pensé que citer sans réflexions et sans plaisanteries (sans plaisanteries, surtout !!) de pareils vers, et j’en citerai encore si on veut, était la critique la plus sanglante et la plus juste qu’on pût faire de Hugo, l’auteur du Pape, et qu’en les citant, l’Église qu’il insulte et qu’il voudrait tuer, puisqu’elle n’a affaire qu’à un poète, était assez vengée comme cela…
Henri Heine §
I §
Il y a un certain nombre d’années déjà que la première partie d’une Correspondance de Henri Heine (complétée en 1877) a été publiée, et, il faut en convenir, ces deux premiers volumes de Correspondance ne grandissaient pas Henri Heine comme talent et le diminuaient comme caractère. Aussi une voix (celle de la veuve du poète allemand) s’éleva-t-elle contre cette Correspondance indûment publiée, qui déshonorait ou du moins qui n’honorait pas assez la mémoire de l’homme dont elle portait le nom. Le cri perçant jeté par madame Heine n’était rien moins que la menace d’un procès contre des éditeurs sans droit, prétendait-elle, — lesquels, eux, ont répondu tranquillement qu’ils avaient droit et n’avaient nulle peur du procès… Or, depuis cet altercas dont les tribunaux devaient connaître, le silence s’est fait sur la chose. L’affaire se serait-elle arrangée ?… C’est là ce que nous ignorons. Mais ce que nous savons, c’est que c’était là une bonne occasion pour les batteurs d’œufs de cette omelette soufflée qu’on appelle l’actualité de reparler de Henri Heine, dont, sans cela, je vous en réponds ! ils ne diraient jamais un mot. Henri Heine ! Qu’est-ce, pour eux, que Henri Heine ? La première cocotte à cheval, au bois, et même le cheval sans la drôlesse dessus, les intéresse bien plus qu’un homme de génie mort il y a déjà trente ans, et dont la gloire, comme toutes les gloires, dans ce plat monde de bavarderie superficielle, n’est plus qu’une silencieuse momie.
Mais nous qui méprisons l’omelette soufflée et qui avons donné l’asile de ce livre à la littérature, — cette reine exilée, — nous voulons parler aujourd’hui de Henri Heine, et, qui sait ?… peut-être de manière à désarmer et à faire accepter sans horreur l’idée d’une publication qui a blessé en madame Heine des susceptibilités très nobles, mais qu’il aurait été plus digne du génie de son mari de ne pas écouter. Le génie de son mari, voilà ce que devait voir exclusivement madame Heine, parce que, dans le jugement de la postérité, Henri Heine, comme tous les poètes, ne comptera que par son génie, lequel ne sera pas détruit par une correspondance privée, même écrite sans talent, ce qui, pour un homme comme lui, serait le tort suprême. Qu’importent, en effet, les quelques lettres en déshabillé qu’un homme fatigué écrit, entre le Reisebilder et l’Intermezzo, par exemple, à un éditeur ou à un ami, — ne confondons pas ! — dans lesquelles il laisse voir les muscles de sa face irrités et crispés par la vie, par la vie cruelle et bête (elle est ainsi toujours pour les êtres supérieurs), et à laquelle, en certains moments, il veut à tout prix, et même à vil prix, s’arracher ! Son vrai visage n’est pas là ; il est dans ses œuvres. Qu’importent ces laideurs morales passagères chez les poètes, où tout est de passage ; chez les poètes, ces innocents coupables lorsqu’ils sont coupables, pour qui, en raison même des facultés qui font leur génie, la liberté humaine est moins grande que pour les autres hommes dans ce malheureux monde tombé ! Et la responsabilité aussi.
II §
C’est qu’en réalité, — au fond, — Henri Heine n’est qu’un poète, et que, comme tous les poètes, il porte dans la vie morale des impuissances particulières à ces enfants terribles et charmants. C’est un poète, et, de plus, un poète du xixe siècle, de tous les siècles celui-là certainement qui protège le moins ses poètes contre eux-mêmes et les difficultés ou les convoitises de la vie. Le xixe siècle, que j’aurai l’insolence réfléchie d’appeler, malgré les positivismes qu’il invente et les prétentions qu’il affecte, le siècle du scepticisme absolu, du touche-à-tout philosophique, — et de l’écroulement de tout sous ses mains toucheuses, — n’a pas la cuirasse d’une seule conviction à lacer sur le sein nu et délicat de ses poètes… et Heine en a fait l’expérience. Né juif, devenu protestant, mais ne croyant pas plus au judaïsme qu’au protestantisme, d’un pays où les châteaux de cartes philosophiques se succèdent avec la plus volubile rapidité et où chacun d’eux ne dépasse pas un équilibre de plus de quinze ans, il a joué avec ces petites constructions. Mais, comme un enfant vigoureux qui s’ennuie de ces grêles amusettes et qui s’en retourne à la récréation en plein air, il a fini par jeter le jeu de cartes sous la table et il est retourné, sans foi ni loi, à la Sensation, qui a décidé de sa vie ; — car Henri Heine est le poète de la Sensation, du Doute et de l’Impression personnelle, comme, du reste, le plus grand du χιχe siècle, l’auteur du Childe Harold et du Don Juan. Les gens sans pensée qui picorent sur des mots, ont appelé Heine une âme païenne parce qu’il a fait jouer dans le diamant de son imagination réverbérante quelques formes du monde antique, mais il n’était pas plus païen que chrétien et que juif. Le judaïsme et le christianisme, et par ce mot de christianisme entendez le catholicisme, — les idées protestantes étant tout ce qu’il y avait de plus antipathique à l’esprit de Heine, — le catholicisme donc et le judaïsme avaient laissé également en son âme des impressions superbes qu’il a superbement exprimées, quitte à s’en moquer une minute après ! Car l’enthousiasme et l’ironie étaient les deux boulets ramés, l’un brûlant, l’autre froid, de son genre de génie, — l’enthousiasme, qui ne dure pas ! l’ironie, qui revient toujours !
L’ironie ! Ordinairement, elle pousse tard chez les hommes. C’est une fleur amère d’arrière-saison. Mais chez Heine, phénomène étrange ! elle naquit sur la même branche que la rose pourpre de l’enthousiasme et la rose rose de la tendresse, — troisième rose, mais empoisonnée comme la fleur — rose aussi — du laurier. Lord Byron ne se prit à rire de ce rire dans lequel tremblent les larmes qu’on renfonce et qui vous retombent des yeux dans le cœur, que dans Beppo, l’un de ses derniers ouvrages, et dans le Don Juan, son chef-d’œuvre inachevé, plus grand que toutes les choses qui aient jamais été finies ! Heine, lui, s’y prit plus tôt. Il dut être ironique, enfant, même avec sa bonne ou avec sa mère ; ironique et tendre, comme il le fut plus tard avec les femmes qu’il aima. Mais le citron, d’abord délicieux aux jours de la jeunesse heureuse, devint, sous les trahisons de la vie, d’une acidité presque cruelle à travers la suavité des plus purs sorbets. Depuis les petits poèmes de l’Intermezzo — qui, justement, font l’effet de sorbets exquis servis dans le dé de cristal des fées, et qui ont tous cette goutte d’ironie qui relève toutes les saveurs, hélas ! en les rendant mortelles, — jusqu’à ses autres poèmes d’une concentration moins profonde et jusque dans les pages les plus sérieuses de ses ouvrages en prose, Henri Heine a toujours mêlé à tout ce qu’il a écrit une ironie… est-ce divine ou diabolique qu’il faut dire ? car elle nous fait volupté et douleur ; autant de bien que de mal en même temps. Et c’est si fort et si habituel dans Henri Heine, que si, comme M. Taine, par exemple, j’avais la manie d’expliquer les esprits par une qualité première, j’expliquerais tout Henri Heine par celle-là. Seulement, qu’on se rassure ! Pour ma part, je n’ai jamais cru à ces facultés ogresses qui mangent toutes les autres, et ma notion de la Critique est un peu plus complexe que celle d’un faiseur de paquets qui emballe et ficelle toutes les facultés d’un homme dans une seule, sur laquelle il campe une étiquette : « Imagination ! paquet Shakespeare ! Enlevez et roulez ! » C’est par trop conducteur de diligence, cela ! Henri Heine n’est pas plus une seule faculté que Shakespeare. Il est varié, ondoyant, contrasté, ayant dans sa tête une hiérarchie de facultés qui s’accompagnent, se tiennent, fondent leurs nuances comme l’arc-en-ciel, et non pas une grande faculté solitaire qui se dresse, pyramide isolée, dans le désert de son cerveau.
III §
Je l’ai dit, c’est le poète moderne par excellence, — l’excellence du mal de ce temps. Absence de conviction tout caprice ! Pour faire le génie de Henri Heine, combien a-t-on broyé d’esprits ?… Il est Allemand et il est Français ; il est ancien, renaissance, et moderne surtout, — et de la dernière heure du xixe siècle, — ayant passé à travers toutes les idées, tous ces cerceaux d’or qui n’ont que des fonds en papiers-chiffe et qu’il a crevés, en les emportant !
C’est un fils de Rabelais et de Luther, qui, les larmes aux yeux, marie la bouffonnerie de ces deux immenses bouffons à une sentimentalité aussi grande que celle de Lamartine. C’est un Arioste triste, aussi féerique et aussi délicieusement fou que l’autre Arioste, qui montait l’hippogriffe ! C’est un Dante gai, — cela s’était-il vu ? — exilé comme l’homme de Florence, mais qui a des manières de parler de sa patrie encore plus tristes que celles du Dante, sous cette gaieté, mensonge et vérité, qui lui étreint avec une main si légère et des ongles si aigus le cœur ! C’est un Voltaire, mais qui a une âme, quand Voltaire n’a que de l’esprit. C’est un Goethe, sans l’ennui de Goethe, le Jupiter Olympien de l’ennui solennel et suprême, qui l’a fait tomber cinquante ans comme une pluie d’or sur l’Allemagne ; sur l’Allemagne, cette Danaé de l’ennui heureuse, qui se jetait par terre pour le ramasser ! C’est un Hoffmann sans fumée de pipe, un Hoffmann qui met son fantastique dans le bleu le plus pur, dans les clairs de lune les plus blancs et les plus veloutés. C’est un Schiller idéal, moins l’odieuse philanthropaillerie. Et c’est enfin, pour trancher vivement sur tout cela, sur tous ces prismes qui composent son prisme, un Rivarol de métaphysique pittoresque, mais bien plus complet et bien plus étonnant que Rivarol.
En effet, arrêtons-nous ici. Une des originalités les plus singulières de Henri Heine, qui en a plusieurs, c’est la compréhension philosophique. Poète, c’est-à-dire tout le contraire d’un philosophe, il se joue dans la philosophie comme le dauphin dans la mer. Quelquefois (il a été kantien, hégélien, spinosiste), quelquefois il a porté, d’admiration, un philosophe sur son dos, comme le dauphin, de méprise, y portait un singe. Mais, comme le dauphin, il l’a toujours replongé, en riant, dans la mer… Lisez son livre de l’Allemagne ! Vous serez étonné. C’est merveilleux d’appropriation et d’entente. Jamais personne n’a eu, comme Heine, de ces façons spirituelles, imagées, poétiques, cavalières et impertinentes d’entrer dans la philosophie et… d’en sortir ! D’ordinaire, l’impertinence ne sait pas. La sienne sait. Il ne dit pas : Tarte à la crème ! comme le marquis. Il dit comment la tarte est faite, et il la jette par la fenêtre. Rivarol n’était qu’un métaphysicien pittoresque qui donnait du relief à l’abstrait. Mais Heine a ce don autant que Rivarol, et, de plus que Rivarol, la légèreté dans l’exactitude, la diaphanéité dans la profondeur. Dès qu’il en parle, il allège la philosophie. Elle ne lui pèse plus, ni à vous non plus qui le lisez, et véritablement il rappelle ces femmes qui ressemblent presque à des magies encore plus qu’à des magiciennes, et qui, malades de ces maladies nerveuses et mystérieuses comme l’utérus dont elles sont sorties, lèvent une table de marbre de l’extrémité de leurs doigts tournés en fuseau et la portent comme une corbeille de fleurs !
IV §
Mais elles sont malades, et lui se porte bien. Jamais son intelligence n’est plus puissante que quand il enlève, à bout de bras, ces haltères philosophiques comme des plumes, et qu’il les casse, en les laissant retomber, comme des porcelaines qu’on ne recollera jamais plus. Qualité plus étonnante que les autres, que cette faculté philosophique, se retournant contre la philosophie, en cette ironique tête de poète ! Poète, il ne m’étonne jamais qu’il le soit. Il l’est toujours. Il l’est dans le rythme et il l’est hors du rythme. Il l’est partout, même dans les idées les plus erronées, qu’il a parfois, cet homme du temps ! Il l’était autant en prose qu’en vers. Il l’était (je l’ai vu une fois) et il devait l’être en parlant d’un morceau de fromage, comme disait le prince de Ligne de ce goujat de Rousseau, plus difficile à poétiser, certes ! qu’un morceau de fromage, et que le prince de Ligne (les princes ont toujours aimé les laquais), en disant cela, poétisait. Qu’il grandisse ou qu’il rapetisse les hommes et les choses, qu’il se trompe ou qu’il ait raison, Heine est poète comme on respire ; il est poète, et poète idéal… Je l’aime, mais je sais le juger. On juge sa maîtresse ; on juge son bourreau. — Et c’est même souvent la même chose !
Henri Heine, cet intuitif dans l’ordre des idées, qui en voit le néant et qui, de sa flèche railleuse, en traverse le vide ; ce divinateur de l’âme par le sentiment ; Henri Heine, ce prodige d’adorable esprit, a été aussi bête que Goethe (toujours Jupiter : la bêtise dans l’immensité !) quand il s’est agi de juger la France et les valeurs françaises. Il faut payer son droit à la frontière ! Rien de curieux en engouement, en niaiserie et en badauderie, comme les jugements de ce Heine, qui était pourtant démocrate, sur Louis-Philippe, le duc d’Orléans, Guizot, Thiers, madame Sand, Béranger, lesquels sont tous, sous sa plume inventive, des créations d’une grande beauté. Mais beauté terrible, qui soufflettera autant celui qui l’a faite que ceux pour qui elle aura été faite, cette beauté menteuse ! Quand on verra ces fausses grandeurs et toutes ces faiblesses, qu’on prit pour des forces à la lueur des paroles de Heine, ce sera un effet de renverse, et l’on jugera mieux combien ces gens-là sont petits.
Sans cette tache, je n’aurais qu’à louer dans les œuvres de Henri Heine, mais cette tache y restera. Seulement, en la voyant, on se dira que Henri Heine n’était, après tout, ni un historien, ni un critique, ni un jugeur d’hommes, et comme le poète est encore au fond de sa faute, il sera bien vite pardonné !
V §
C’est que le poète, je l’ai dit, est la grande affaire, la grande réalité dont on doive se préoccuper quand il s’agit de Henri Heine, tellement poète qu’il emporte tout dans le tourbillon de sa création ou de son expression poétique. Je n’hésite point à l’affirmer, Henri Heine est certainement le plus grand poète que l’Europe ait vu depuis la mort de lord Byron, Lamartine excepté, et à sa gloire acquise, consentie, s’ajoute encore cette autre gloire de n’avoir pas pour le moment de successeur. À dater de Heine, de cet Allemand presque Français tant il s’était naturalisé parmi nous, la France n’a vécu que sur les vieux poètes qui existaient de son temps à lui et que la personnalité de son génie, à lui, effaçait, même de Musset, qui faisait songer à lord Byron, que Henri Heine ne rappelait pas. L’Allemagne n’a présentement personne qui puisse faire oublier son dernier enfant, et ce n’est, certes ! pas, en Angleterre, le mol Tennyson, le lauréat de la reine, le poète des élégances et des convenances anglaises, tout camélia blanc et rose thé, très digne d’écrire, comme un chinois, ses vers sur de la soie ou de la porcelaine, qui pourrait remplacer dans les imaginations le fantaisiste passionné d’Atta Troll, de La Mer du Nord, des Romanceros, du Livre de Lazare, le plus tendre, le plus rêveur, le plus blessé, le plus rieur des hommes, malgré ses blessures, et qui, comme les Douglas d’Écosse, mériterait de porter ce beau surnom : Au Cœur sanglant ! Tel est Henri Heine, dans sa gloire immuable. Tel est l’homme que la postérité verra plus dans ses œuvres que dans toutes les correspondances indiscrètes qu’un intérêt quelconque, fût-il fondé, dans un temps où l’on veut tout savoir, publiera désormais après lui. Il peut avoir des torts, cet homme !
Je lui en connais dans ses ouvrages ; il pourrait bien en avoir aussi dans sa vie. Mais qu’ils restent, ceux-là, entre lui et Dieu ! Avons-nous bien le droit d’en connaître ?… Poète en rapport direct avec le monde et l’Histoire par la poésie, il a fait œuvre de poète, il a fait œuvre de beauté. Faire œuvre de beauté, c’est la moralité des poètes ; car la beauté élève le cœur et nous dispose aux héroïsmes. Je ne sais pas si les fameux vers de Lamartine sont aussi vrais que hardis :
Et vous, fléau de Dieu, qui sait si le génieN’est pas une de vos vertus ?
Mais si nous mettions :
Et vous, charme de Dieu, qui sait si le génie, etc.
il me semble que j’en serais plus sûr.
Auguste Barbier §
Silves.
I §
Il est des noms qui obligent la Critique. Alors même qu’elle ne penserait pas que la poésie est la plus belle et la plus difficile des choses littéraires, alors qu’elle partagerait pour ce langage des dieux, méprisé des goujats, l’indifférence dédaigneuse des fortes têtes de son siècle, la Critique ne peut pas plus laisser inaperçu un livre de vers signé Auguste Barbier, qu’un poème de Lamartine et des recueils de poésies de Victor Hugo et d’Alfred de Musset. Forcément, il faut qu’elle en parle, sinon par respect de leur génie, à ces quatre grands poètes acclamés autrefois, au moins par respect pour l’opinion qui les a acceptés et dont elle est, comme l’on sait, la très humble et très obéissante servante. Alfred de Musset3, Victor Hugo, Lamartine et Auguste Barbier, sont, de fait, en possession, tous les quatre encore, de cette gloire acquise qu’on ne perd pas en France une fois qu’on l’a et quand même on ferait tout ce qu’il faut pour la perdre, les moutons de Panurge ne revenant jamais de la route qu’ils ont une fois enfilée !
Il est vrai que cette gloire, qui, vu l’esprit de l’époque, tendrait un peu à devenir momie, Hugo et Lamartine, pour la raviver et pour la rajeunir, l’ont plongée, comme le vieil Éson, dans la cuve bouillante de la politique, tandis qu’Auguste Barbier, qui est sorti de cette cuve-là comme le bronze de la fournaise, n’y est pas rentré, et s’est — comme les morts — froidi à l’écart.
II §
C’est par la politique, en effet, qu’Auguste Barbier a donné sur le tympan du siècle ce coup, inouï d’éclatante sonorité, qui, après plus de cinquante ans, vibre encore… Avec autant de génie qu’il en montra alors, — car, je ne ménage pas les termes, l’auteur des Iambes, dès son début, apparut complet comme un homme de génie, — Auguste Barbier n’aurait, certes ! pas, sans la politique, conquis la moitié de la renommée qu’il eut immédiatement. Comme tant d’autres, il aurait été obligé d’attendre. Il aurait fait l’horrible pied de grue du talent devant l’opinion.
Mais quand le génie, cette intensité immortelle, se joint à la passion du moment, cette chose périssable mais qui est aussi une intensité, de cette rencontre, comme de deux nuages électriques, il jaillit tout à coup des tonnerres, et on sait si l’auteur des Iambes fit le sien ! Publiée en 1830, sa première pièce fut cette fameuse Curée, qui, sans préparation, sans grondement antérieur, tomba, comme la foudre, dans la publicité, et y embrasa tous les esprits, y alluma toutes les curiosités… Depuis, je crois, le grand Corneille, personne n’avait donné un pareil tressaillement d’admiration aux entrailles de tout un pays. Il y avait bien eu Rouget de Lisle et La Marseillaise, ce canon de quatorze armées, mais La Marseillaise n’avait été que la voix de fer et de feu du patriotisme retentissant dans des vers mal faits, dont la musique était la seule poésie. Ici, au contraire, c’était aussi du patriotisme, mais d’une inspiration plus haute, parce qu’elle était moins collective, exprimé dans des vers qui n’avaient pas besoin de musique pour paraître beaux, et comme, avant eux, la langue française n’en connaissait pas.
Après ce seul morceau de La Curée, qui fit au poète complet une gloire complète, Auguste Barbier aurait pu mourir, il n’était pas moins immortel qu’après toute une vie de chefs-d’œuvre… Il ne mourut pas, et nous y gagnâmes. S’il ne grandit point dans l’Art, puisque j’ai dit que dès le premier coup il y fut complet, comme dans la gloire, il s’y féconda et il publia successivement ces merveilles : Le Lion, L’Émeute, La Popularité, Melpomène, Le Rire, Desperatio, Les Victimes, Terpsychore, L’Amour de la mort, La Reine du monde, La Machine, Le Progrès et L’Idole, L’Idole, qui, dans la préférence que l’on donne à des beautés égales, me semble ce qu’il y a de plus beau. Ce fut éblouissant et prodigieux. Parmi les grands succès contemporains, — (et dans ce temps-là on aimait la poésie pour elle-même, on n’avait pas les ineptes dégoûts d’à présent,) — rien de plus prompt ne s’était produit. Les Méditations de Lamartine avaient mis leurs mains chastes et mélancoliques autour de tous les cœurs, mais, malgré un accent adorable, Les Méditations, même dans leurs parties les plus fières : l’Épître à Byron, L’Enthousiasme, Le Désespoir, n’avaient point eu ce ravissement sur l’imagination qu’eurent les premiers vers d’Auguste Barbier.
Beaucoup, d’ailleurs, de ces Méditations, sentaient la jeunesse, l’indécision, la balbutie. De son côté, Victor Hugo, qui avait été appelé l’Enfant du génie, on sait par quel parrain et par quelle marraine, avait donc été un enfant… Mais Auguste Barbier n’avait, lui, de perceptible en ses vers, ni balbutie, ni enfance.
Il sortait… D’où sortait-il ainsi en pleine maturité ?… C’était un Homère jeune comme Achille. André Chénier semblait avoir balbutié pour lui… André Chénier s’était le premier servi de l’iambe, mais l’iambe de Chénier était dépassé de la longueur de dix javelots. André n’était que l’éphèbe de cette poésie ; Auguste Barbier devait en être l’homme, dans sa toute-puissante virilité… Quand il lança, de ce bras musclé qui rappelle les bras de Michel-Ange, ces premiers vers-flèches à la tête de la Révolution de 1830, ce que l’imagination avait rêvé sur ces grands noms : Archiloque et Tyrtée, dont on n’avait point les vers, fut réalisé pour elle !
Comme après La Curée, après ces douze chefs-d’œuvre que nous venons d’énumérer si le poète des Iambes était mort, il aurait laissé une immortalité d’autant plus belle que le regret, le regret de l’avoir perdu dans la plénitude de sa force, aurait ajouté à ses œuvres finies la poésie d’œuvres qu’il n’aurait pas faites. Mais il continua de vivre, et il eut raison de cette fois encore ; car s’il resta le même par le génie, il se diversifia par les œuvres, et il écrivit le Pianto, c’est-à-dire les plus beaux vers qui aient été faits sur l’Italie depuis Byron, les plus tristes depuis le Dante ! Seulement, il ne mourut pas plus après le Pianto qu’après La Curée et les Iambes, et de cette fois il eut tort de ne pas mourir. Il eut tort, puisque le Pianto fut ce chant du cygne mourant qui doit emporter la voix et le cygne ; puisque après le Pianto son génie devait disparaître d’un coup, brusquement, presque avec effraction, absolument de la même manière qu’il s’était produit. Inexplicable et singulière destinée ! à laquelle on peut appliquer les mystérieuses paroles du Prophète : « Dites-moi d’où il était venu et je vous dirai où il est allé ! »
ΙII §
Oui ! c’est là, il faut en convenir, une exceptionnelle destinée. Il y a des talents qui s’élèvent et qui tombent, mais qui mettent du temps et des efforts à s’élever et à tomber ; qui, en raison de la force qui les éleva, se retiennent dans leur chute et planent encore à différentes hauteurs, avant de définitivement sombrer. Puisque j’ai parlé de Corneille, quel exemple ne nous a-t-il pas donné, celui-là, de cette remontée d’aigle lassé, mais insatiable d’azur, vers ce ciel d’où il tombe, mais qu’il reprend par places avant de tomber tout à fait. Auguste Barbier, tout vigoureux qu’il soit, n’avait pas cette vaillance Après le Pianto, on vit encore briller dans Lazare quelques vers, dernières torsions de la flamme divine, puis ce fut fini… Les ailes de ce génie si vrai se fondirent comme des ailes de cire. Il se précipita de son zénith sans discussion, sans cabrement devant l’abîme, et il sombra nettement, d’un trait, la tête en bas, tombant à pic dans ses Chants patriotiques et religieux, — et je ne dirai point à plat ; car il sembla trouer la place où il tomba pour mieux s’y ensevelir et y disparaître. On chercha Barbier (on disait déjà Barbier comme d’un homme entré dans la gloire) ; on ne le trouva plus.
Comme jamais on n’avait vu d’ascension plus haute et plus rapide, on ne vit guères non plus de prostration plus soudaine, de renversement plus à fond… Jamais manque de transition plus complet entre la grandeur et la petitesse, et, que Dieu me pardonne de tels mots en parlant d’un tel homme ! entre le sublime et le niais. Cette espèce de phénomène très rare, j’ai tardé, pour ma part, à le signaler, tant je le croyais impossible, tant je croyais à un engourdissement momentané de facultés en cette puissante nature qui m’avait donné de si mâles plaisirs, et tant je répugnais à montrer, dans ce Samson tondu par je ne sais quelle main invisible, non pas une faiblesse relative après une force absolue, mais une faiblesse absolue arrivant à l’anéantissement de toute faculté.
Amer crève-cœur pour qui aime le génie ! L’auteur des Iambes publia des Odelettes, dans lesquelles le terrible et noir Archiloque, voulant faire de l’Anacréon, culbuta dans le Fidèle Berger de la rue des Lombards. Cela pouvait bien n’être qu’une fantaisie infortunée. Par respect pour les égarements d’un talent immense, je me tus sur ces incroyables Odelettes, quoiqu’elles m’inquiétassent pour l’avenir du poète ; car si je conçois jusqu’à un certain point qu’Hercule, imbécillisé par l’amour, file aux genoux d’Omphale, je ne le conçois plus si, en filant, il ne casse pas tous ses fuseaux. Or, Auguste Barbier ne cassait rien du tout. Sa plume de fer brûlant ne déchirait ni n’incendiait son papier rose.
Lui, le Juvénal de 1830, il semblait avoir été créé et mis au monde de toute éternité pour pondre ces versiculets fadasses que les confiseurs paient un louis le mille à leurs faiseurs et qu’ils roulent autour de leurs bonbons… et c’était cela qui était effrayant ! C’était cela qui empêchait de croire que l’auteur des Iambes et du Pianto, englué dans le miel de la bonbonnerie et dans les douceurs de l’Almanach des Muses, pût s’arracher de là et redevenir lui-même. Hélas ! il ne l’est pas redevenu. Le recueil de poésies qui vint après celui-là, plus considérable et plus grave que les Odelettes, montre que, dès les Odelettes, le poète inspiré n’était plus. Au moins, Milon le Crotoniate, pris par les poignets dans son chêne fendu et refermé, mourut mangé par les loups, — des gueules dignes de lui ! — mais par quelles odieuses petites bêtes le Crotoniate de la poésie lyrique et satirique du xixe siècle aura-t-il été dévoré !…
IV §
À l’imitation de Stace, Auguste Barbier a donné assez pédantesquement le nom de Silves à ce plus récent recueil, — qui sera le désespoir définitif de ceux qui ont aimé l’auteur des Iambes et qui le respectent pour tout ce qu’il a fait de vraiment beau. Les Silves sont non seulement un recueil de vers médiocres, mal faits et souvent d’une platitude suprême, mais de plus ce fut un affreux désastre pour le poète, atteint par cette publication jusque dans le passé de son génie, Ce qui avait, en effet, marqué le génie d’Auguste Barbier de ce grand et exceptionnel caractère sur lequel j’ai tant insisté, ce fut son éruption sans fumée, l’élancement si subitement pyramidal de la flamme du volcan vers le ciel ; ce fut, enfin, ce premier coup d’archet, sans prélude, sans agacement préalable d’aucune corde, qu’on appelle La Curée, et qui ne pouvait s’élever d’une note de plus sans faire voler l’instrument en éclats ! Si, avant de le donner, ce coup d’archet magistral et magique, le Paganini qui l’enlevait avec cette furie avait dû se faire fort par l’étude, les essais et les tâtonnements, le volume des Iambes n’en révélait rien. Nulle infériorité de détail n’y trahissait l’effort du poète. Aussi fut-ce alors pour Barbier une entrée d’artiste consommé dans la gloire. Talma n’avait pas été plus beau lors de sa fameuse entrée en scène dans Hamlet ! C’était là une illusion, un bien joué sans doute : les Minerves tout armées ne sortent de la tête des Jupiters que dans les Mythologies. Mais cette illusion grandissait le poète et son œuvre…
Eh bien, il n’a pas voulu nous la laisser ! C’est cette illusion que le volume des Silves a détruite. On y trouve beaucoup de pièces d’avant La Curée, que l’auteur gardait en portefeuille, qu’il aurait bien dû y laisser, et qu’il a publiées pour ne rien perdre. Vous figurez-vous, après l’exécution toute-puissante des plus fiers morceaux, ces misérables préludes, attardés et ânonnants ? Le poète ne semble-t-il pas dire : « Tenez ! voilà comme je m’y prenais dans le temps que je n’étais qu’un écolier maladroit… » Et il ne dit pas maladroit, car il s’admire rétrospectivement et son amour-propre se baise lui-même sur son front d’enfant. Ainsi, le volcan éteint nous jette, après coup, ses scories ! Nous avons la pluie de cendres, sans les feux… De gaieté de cœur, le poète s’est rapetissé lui-même en se repliant en arrière. C’est le contraire du duc de Guise tombé. Debout, il paraissait plus grand !…
Et je vous assure que je ne suis pas médiocrement embarrassé pour vous donner la mesure de cet homme qui fut un colosse, et qu’on dirait présentement atteint d’un rachitisme mystérieux. On croira que j’exagère tout le temps qu’on n’aura pas lu le volume entier de ces Silves, dont je ne puis pas, en un chapitre, faire les extraits que je voudrais… Mais qu’on le lise, et on verra ! On verra si, à l’exception de la pièce intitulée la Tentation, qui, du reste, avait paru dans une des premières éditions des Iambes, et qui, antérieure aux Iambes, promettait déjà les vers magnifiques du Pianto :
Dors, oh ! dors, Orcagna ! dans ta couche de pierre, etc.
il y a une seule pièce — je dis une seule pièce de ce navrant recueil — qui ne soit un chef-d’œuvre de maladresse, de main enflée, de poésie spatulée et gourde. Tous les vers, tous, sans exception, de ce poète qui fut Auguste Barbier, y sont jetés dans le moule à chandelle que voici… et c’est vraiment curieux, venant de l’auteur de l’Idole !
Oui, je le crois, l’amour,L’amour vrai ne sera jamais l’amour d’un jour.Mais, ô Lycas, heureux celui qui de jeunesseA placé dignement les feux de sa tendresse,Et trouvé par le monde un cœur égal au sienPour avec lui former un éternel lien !
Et dans une autre pièce :
Heureux les tendres cœurs dont aucun mur fâcheuxN’arrête les soupirs et n’entrave les feux !…………………………………………………………Car en ce brillant monde à quoi bon (sic) est la vie,Si l’amour n’y peut point contenter son envie ?
Certes ! cela est encore plus fâcheux qu’un mur de ne pouvoir contenter son envie quand on a des envies qui s’expriment avec une telle ardeur et une telle impétuosité ! Elles doivent être, en effet, diablement cuisantes.
Ailleurs, ce terrible dévoré d’envies non contentées, devenu plus calme et moins plaintif, se prend à chanter sur un flageolet plus guilleret :
Merci !…
(forme nouvelle !)
Merci, divine fantaisie !À toi l’art d’embellir la vieEt de ne montrer que l’objetQui vous reluit et qui vous plaît !
Et ailleurs, poursuivant sur le même turlututu la même fantaisie :
Sans les jeux de la fantaisie,Chers amis, que serait la vie ?Un triste champ où l’homme froidTournerait
(ce serait peut-être pour se réchauffer ?)
dans un cercle étroit !
Enfin, ailleurs encore, ne pouvant arracher cette teigne de l’Almanach des Muses qu’il a sur la pensée, voilà qu’il s’écrie, à propos de pins et de montagnes :
Ô pics majestueux ! ô montagnes hautaines !Que vous avez d’attraits
(toujours le mot doux !)
pour les âmes humaines
On voudrait ne pas rire, car on souffre… On souffre de voir ces radotages, ces décrépitudes avant le temps, dans un livre qui n’est plein que de ces sortes de choses et sur lequel traîne et brille un des plus beaux noms de la poésie contemporaine. Or, la question d’une telle anomalie mérite d’être posée par la Critique ; car c’est presque là une question de pathologie littéraire.
V §
Dans tous les cas, ce n’est pas une question nouvelle que cette infirmité des plus forts, proportionnelle, quand elle existe, à leur puissance. J’ai cité le grand Corneille, qui l’avait ; j’aurais pu citer le grand Shakespeare, et beaucoup d’autres parmi ceux-là à qui le monde reconnaît ce que l’on appelle du génie. Seulement, ne nous y trompons point ! elle n’est pas une conséquence nécessaire du génie. Comme l’aigle qui perce dans la profondeur du ciel pour y aller boire son coup de soleil, le génie humain monté à ce point culminant du sublime, — du sublime dont le caractère est de ne pas durer, — le génie humain peut très bien redescendre aux hauteurs moyennes et s’y maintenir avec imposance, au lieu de s’éventrer misérablement en tombant aux bornes du chemin. Mais, pour cela, il faut tout autre chose que du génie…
Il faut cette science, cette connaissance, cette expérience, qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais, que vulgairement on nomme : du métier. Le métier, en effet, est le fond de tout Art. En politique, dit de Bonald, c’est le bon sens qui fait les interrègnes du génie. Dans les arts et dans la littérature, c’est le métier. Quoique le grand Corneille et le plus grand Shakespeare fussent de vigoureux travailleurs, qui se donnaient un mal infini pour tricoter leurs drames dans les conditions du Théâtre et des poétiques de leur temps, ils n’avaient point assez de métier, et quand Voltaire appelait Shakespeare barbare, c’était un reproche que le métier faisait au génie.
Quoique je n’aie pas à comparer Auguste Barbier à ces grands hommes, il n’en est pas moins certain qu’il a montré du génie, le génie de la Poésie lyrique et de la Satire enflammée. Eh bien, Auguste Barbier est un grand artiste d’élan qui ne sait pas son métier, et qui ne le sait pas à une époque où le métier est devenu plus obligatoire que jamais pour l’artiste, puisqu’il est la seule chose dans l’artiste que le temps puisse perfectionner ! Aussi, quand l’inspiration défaille chez Auguste Barbier, — et il est un moment où elle défaille chez tous les hommes, — il fait de ces terribles chutes que, par exemple, Théophile Gautier, qui n’avait pas son génie, ne ferait pas, quand il l’aurait !
Et il y a pis que ces chutes ; car pour chuter, il faut s’élever… À y bien regarder, les Odelettes et les Silves ne sont pas des chutes. Ce sont des demeures à terre et plus bas que terre d’un esprit qui a eu parfois des ailes, comme le condor, de trente-deux pieds d’envergure… Ce qu’on pourrait dire des gaucheries sans nom, des maladresses, et, qu’on me passe le mot ! des patauderies du sublime auteur du Pianto et qui tiennent à la profonde ignorance de son métier, passerait toute créance. Il nous suffira, pour en donner une idée, de citer des vers comme ceux-ci, que nous trouvons dans sa traduction du Jules César de Shakespeare :
Octave a devant moi dit tout haut à LépideQue, tels que des gens fous, troublés, anéantis,Brutus et Cassius de Rome étaient sortis.
Il est bien évident que l’homme qui a écrit :
Que tels que des gens fous, troublés, anéantis,
ne s’est pas entendu en écrivant, et que le métier ne l’a pas averti, ce bouché d’oreilles, ce sourd-muet d’une organisation qui n’est plus rien une fois qu’elle n’est plus inspirée ! En dehors de l’inspiration, Auguste Barbier est quelque chose d’un déplorable et d’un lamentable qui prouvent combien peu le génie dépend des circonstances dont les théories à la mode le font dépendre, et que Dieu peut allumer cette flamme sur les plus grotesques trépieds. J’ai vu une fois Auguste Barbier, et à ses lunettes à pattes d’or, à son extinction absolue de tout style, à sa tenue de bourgeois effacé, je l’aurais pris pour un notaire. Et c’était là le poète, cependant, que les Anciens auraient appelé le Iambique, et qui nous a laissé ces douze Ïambes superbes, zodiaque de poésie dont il a été le soleil !
Depuis, cette inspiration par laquelle il fut sembla l’avoir abandonné, et je dis moi-même alors que le génie était mort en lui. Mais j’espérais pourtant encore de lui dans ce temps-là ; car qui est sûr de rien avec ces poètes ? On les croit morts, comme Franklin et comme Lapérouse… mais ils ne sont peut-être que disparus, et, plus heureux, prêts à revenir.
Celui-là, hélas ! n’est pas revenu.
Lamartine §
Mémoires inédits.
I §
Ils étaient ignorés ; ils étaient inédits. Les voilà édités. Seront-ils lus ? On en peut douter. Doute amer ! Le monde n’est plus à l’Idéal, qui fit Lamartine… D’ailleurs, ces Mémoires ne vont que de 1790 à 1815. Ils ne sont donc ni la vie littéraire, ni la vie politique de Lamartine » cet homme de double gloire. C’est sa vie obscure. C’est la délicieuse vie obscure des hommes célèbres, la nuit charmante avant l’aurore de leur gloire, et dont lord Byron, blasé de la sienne, disait avec mélancolie : « Il n’y a dans la vie qu’un malheur, c’est de n’avoir plus vingt-cinq ans ! » Après vingt-cinq ans, les Roméos qui sont descendus du balcon de Juliette n’y remontent plus par la même échelle, et s’ils en sont descendus pour entrer, par le hasard de leur génie, dans la gloire, ils donneraient leur gloire pour y remonter… Ces Mémoires inédits et inachevés de Lamartine, et qu’il a peut-être laissés inachevés à dessein, l’Histoire devant se charger du reste, tromperont l’écho de nos petites têtes sonores auxquelles il faut toujours le bruit d’un grelot. Ils ne sont guères qu’un mince rayon tombé de la plume de Lamartine sur la source cachée d’où devait jaillir plus tard, dans son immensité d’éclat, la plus haute poésie qui ait traversé le xixe siècle. Certes ! on en voudrait ici retrouver les premières gouttes, mais c’est vainement qu’on les cherche dans la coupe étroite de ce petit livre, — grand comme le creux de la main… Elles n’y sont pas. Il n’y a pas ici un vers, un seul, de cette poésie qui va tout à l’heure déborder sur le monde comme le plus beau des quatre fleuves du Paradis terrestre, et qui nous l’a souvent apporté, le Paradis, dans les flots de son azur divin !… Il n’y a ici que le jeune homme d’avant le poète, le Prince des Ténèbres qu’il est encore avant d’être le Prince de la Lumière, qu’il doit devenir ;
Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas !
Dans ces Mémoires de Lamartine, il n’y a que le jeune homme vêtu de noir d’Alfred de Musset ; le mystérieux rêveur, qui porte son rêve comme un verre plein, sans le répandre ; enfin, le jeune homme inconnu qui n’a que sa jeunesse :
Mais qui sera Virgile un jour !
II §
Car il l’a été et il l’est ! Il est le Virgile de notre âge, et bien plus grand que Virgile encore, comme nous, modernes et sortis du Christianisme, nous sommes, en âme, bien plus que n’étaient les Romains. Lamartine est le Virgile de la civilisation chrétienne par la profondeur des sentiments, et c’est un Virgile d’une bien autre force poétique par les facultés. Virgile, le Lamartine de sous Auguste, n’avait qu’une flûte et qu’une trompette, la flûte des Bucoliques et la trompette des Épiques, dont il avait attendri et passionné les sons. Le génie de Virgile est, en effet, la femme du mâle génie d’Homère ; c’est l’Andromaque de cet Hector. Mais le génie de Lamartine n’est la femme du génie de personne. Comme Virgile, il a pu chanter :
Je suis né parmi les pasteurs !
mais il avait, avec la flûte de Virgile, la lyre du lyrique, que Virgile n’avait pas, et qui est le plus magnifique instrument que Dieu ait mis aux mains des poètes. Jamais le Lyrisme n’est monté plus haut dans des vers plus beaux, et qui eussent ravi, en l’étonnant, Virgile lui-même, s’il les avait entendus ! Et ce n’est ni la durée dans le passé, ni la fascinante perspective de l’Histoire, qui grandit les hommes à mesure qu’elle les éloigne de nous, ni le coudoiement avec eux dans la même époque et dans la vie et qui les rapetisse en les mettant de plain-pied avec nous, qui doivent empêcher de juger deux poètes séparés par des siècles, et de dire, sans trembler devant la tradition, lequel est le plus grand des deux. Virgile est depuis deux mille ans sur son socle, couronné de laurier par la sculpture de tous les temps qui ont suivi le sien, et Lamartine n’est que d’hier, et moi, qui écris ce chapitre, je l’ai vu dans le prosaïsme de nos plates mœurs et de nos tristes costumes, avec le chapeau blanc de Louis-Philippe et des épiciers endimanchés sur sa noble tête… Rapprochement de plus d’influence qu’on ne croit sur l’imagination déconcertée et qui compare deux poètes immortels ! Seulement, la Critique, plus forte que l’Imagination, ne doit voir, elle, que l’essence même de la poésie qui est en eux. Assurément, celle de Lamartine a sur la poésie de Virgile la supériorité des choses infinies sur les choses finies, des choses divines sur les choses humaines. Il a chanté Dieu et un Dieu inconnu à Virgile, et, depuis Virgile, nul poète chrétien dans les nations chrétiennes ne l’a chanté avec de tels accents· Voilà le mérite absolu de Lamartine parmi les poètes. Le livre qui donne la mesure complète de son génie, ne vous y trompez pas ! ce sont ses Harmonies. Sur elles seules, sur les Harmonies seules, quand il n’eût pas fait d’autres œuvres, on pourrait le juger sans qu’il perdît rien de sa toute-puissance poétique, montrée pourtant avec tant de profusion et de munificence ailleurs. Et cette toute-puissance, qui n’a pas d’égale, était en lui chose si mystérieusement et si spontanément naturelle qu’il est impossible de l’expliquer, et que lui-même, comme les autres poètes, plus artistes que lui par la volonté et le travail, il ne pensa jamais, par un travail quelconque, à y ajouter.
C’est un poète en dehors de toutes les littératures, et c’est sa gloire, c’est sa gloire spéciale de n’être pas littéraire. Virgile, à qui il est fatal de le comparer, était, malgré le peu qu’on en sait, un poète littéraire. Il tirait des perles du vieux fumier d’Ennius. Lamartine ne tire les siennes que de lui-même. Virgile, en mourant, donna l’ordre infanticide et littéraire de brûler l’Énéide, — ce que jamais Lamartine n’aurait ordonné, dans la naïveté heureuse et irresponsable de son génie ! Il a vécu, à l’époque du monde la plus littéraire, comme le pêcheur sous sa cloche de cristal. Il allait toucher à son midi de talent en 1830, en ce fervent et bouillonnant 1830 qui entraînait tout, poussait tout à la rescousse de la littérature. Victor Hugo, qui croyait être à la fois le Mirabeau et le Bonaparte de cette révolution littéraire, ne divisait pas, mais organisait pour régner et il régnait déjà. Les autres poètes du temps, tous poètes plus ou moins littéraires : Sainte-Beuve, Théophile Gautier, de Musset, de Vigny, Émile Deschamps, reconnaissaient sa royauté, bien plus littéraire que géniale. Mais dans ce mouvement furieux et universel de littérature, Lamartine, en plein génie, s’isola dans son génie même. Quoique Victor Hugo, le grand recruteur qui faisait la presse de la littérature, eût voulu le faire monter sur le char qu’il avait emprunté à Homère et lui donnât à tenir la lance :
Toi la lance et moi les coursiers !
Lamartine ne monta jamais, ou plutôt ne descendit jamais sur ce char-là, et ne prit point la lance qu’on lui offrait, pour le tenter, comme on eût fait à un héros d’Homère. Il ne fut jamais le lancier d’Hugo, Il resta loin de la mêlée, indifférent à la mêlée et à la guerre qu’on faisait dans ce temps pour le compte de la littérature, pleurant, à ce moment, Elvire, comme Achille pleurait Briséis. Il resta, alors comme depuis, ce qu’il y a selon moi au monde de plus beau et de plus rare et ce qu’on n’avait jamais vu, du moins au même degré : — un grand poète sans littérature !
III §
Et comme on le sent, dans ces Mémoires inédits ! Sont-ils assez détachés, en effet, assez éloignés de cette préoccupation de littérature qui, dans les Mémoires des autres poètes, apparaît dès les premiers mots ! Byron montrait, dès dix-huit ans, au sortir de Harrow, l’ongle du lion littéraire qu’il était et qu’il continua d’être… Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, n’oublia jamais qu’il était Chateaubriand, et ce grand Lettré, qui dans sa prose fut aussi un poète, n’a pas cessé de se mirer littérairement dans toutes les pages de ses Mémoires, l’écrin de ses plus éclatants bijoux, aux feux, là, concentrés. Nulle part on n’avait vu plus de littérature travaillée, archi-travaillée, d’un art qui touche à l’artifice et d’un artificiel qui touche presque à l’artificieux, — nulle part, même dans Chateaubriand !… Les Mémoires inédits de Lamartine sont précisément le contraire de cela. C’est l’histoire la plus simple et la plus unie d’une jeunesse qui ne montre jamais cette prétention de littérature, si exclusive et si tourmentante dans un jeune esprit, quand on l’a. Excepté la romance dont il dit un mot en passant : « Pourquoi me fuir, passagère hirondelle ? » et qui l’avait fui, comme l’hirondelle, car à peu près personne ne savait que cette romance fût de Lamartine, il n’y a rien dans ces Mémoires inédits qui accuse la prétention, l’ambition, l’orgueil et même l’amour de la littérature. Aucun livre ne pèse, de souvenir, sur ce livre-là. Cela n’est que de la vie humaine, les premières impressions d’une âme charmante dans des milieux charmants, et qui les dit comme il les éprouve. C’est, à son début dans la vie, le naturel en action de cet homme qui est bien plus que naturel, qui est tout nature, qui ne cessera jamais de l’être, et qui, quand un jour il deviendra sublime, sera, sans cesser d’être naturel, idéal.
Le naturel dans l’Idéal, oui ! voilà Lamartine. Ou pour mieux et plus exactement parler, l’Idéal dans le naturel. Sa nature était l’idéal même. Il était une équation superbe entre l’âme humaine et l’Absolu, à laquelle ceux qui ne sont pas au courant de la mathématique de l’Absolu et de l’âme ne comprennent et ne comprendront jamais rien, l’ai entendu quelquefois dire aux abjects de ce temps abject, qui ne regardent que la terre où ils mettent leurs pieds de devant comme ils y mettent leurs pieds de derrière, que le naturel divin de Lamartine n’était pas du naturel. Et, au fait, ce n’était pas du naturel à eux ! C’était le naturel d’un être qui n’en était pas moins réel parce qu’il était naturel et divin… On lui reprochait sa manière de voir et de représenter les choses. Parce qu’il était élevé, les esprits bas, qui sont si fins, le disaient niais, et Chateaubriand, Chateaubriand lui-même, le Méprisé des Naturalistes de notre âge, un jour l’appela « un grand dadais », parce qu’il voyait beau et grand, cet homme qui, en la regardant, grandissait la nature, mais qui ne la méconnaissait pas ! Lamartine avait le sens de la réalité humaine tout autant que Chateaubriand, mais en passant par sa grande âme, la réalité grandissait. Faculté non de dupe, mais de poète, faculté enchanteresse et qu’il eut toujours, et non pas seulement dans ses vers, où la nature est plus belle que la réalité, mais dans la vie et même dans la vie politique, où sa nature de poète l’égara. C’est la poésie de Lamartine qui sauve la politique de Lamartine, de cet homme qui répondit un jour, quand il fut nommé député, à ceux qui lui demandaient où il siégerait, lui, Lamartine, dans un Parlement d’imbéciles ou d’esprits plus bas que leur ventre : « Je siégerai dans le plafond ! »
C’était trop haut pour ceux-là qui étaient dessous. Ils l’écoutèrent un instant, mais ne l’entendirent pas, cet astre de poésie dépaysé dans leur misérable politique. L’idéalité de la politique de Lamartine a été moins comprise que ne l’avait été l’idéalité de sa poésie ; car la France de ce temps-là, qui valait mieux que celle de ce temps-ci, fut littéralement enivrée, quand elles parurent, de l’éther pur de cette poésie inconnue des Méditations, qu’on n’avait jamais respirée. Seulement, elle ne fut pas de force à monter avec le poète jusqu’à la hauteur de ses Harmonies, et comme, plus tard, il devait rester au plafond où il avait voulu siéger seul, le poète resta seul aussi dans son ciel… Ce qu’il y avait d’amour humain dans ses Méditations avait saisi toutes les âmes et touché tous les cœurs, mais l’amour de Dieu est d’une grandeur et d’une beauté plus incompréhensibles à la majorité des hommes. Et c’est ainsi que la gloire du poète parmi eux fut diminuée par le fait même de la supériorité de l’idéal de sa poésie. Le livre délicieux que Lamartine a écrit sur ses premières années de jeunesse ne sera probablement pas plus apprécié par la critique vulgaire de ces temps que ne le sont les Harmonies. Le naturalisme de cette heure, qui s’est vanté d’être le républicanisme littéraire, n’acceptera pas plus le naturel de Lamartine que son idéal, ces deux choses qui font tout son génie, et ces Mémoires inédits qu’on publie passeront sans attirer le regard et l’admiration de personne, comme il convient, du reste, à un temps grossier, sans âme et sans Dieu.
IV §
Mais tous ceux-là, en petit nombre maintenant, qui auront gardé un peu d’âme dans leur poitrine et un peu de Dieu dans leur âme, liront avec une saveur profonde la simple histoire du plus rare des poètes, qui, dans tout le cours de son livre, n’a pas l’apparence de se douter qu’il en est un. Lamartine n’a pas dit à quelle époque de son génie et de sa gloire il a écrit ces souvenirs de sa jeunesse où il n’y a que sa jeunesse, et le livre est tellement et si exclusivement sa jeunesse qu’il est impossible de le deviner. Chef-d’œuvre de suavité en ses peintures rapides, sillonnées par des traits qui rappellent la double présence de l’idéalité qu’on admire et qui plane toujours sur le naturel qu’on adore ! Les détails de ce temps de jeunesse, qui va de la vie presque pastorale de l’enfant à la vie militaire du jeune homme, sont de l’intérêt le plus contrasté et le plus attachant. On ne s’étonne plus de la grâce de bucolique qui, partout, dans ses œuvres poétiques, se mêle sans cesse au lyrisme grandiose de Lamartine, quand on voit de quel nid était sorti le rossignol qui chantait inextinguiblement en lui, quand l’aigle, qui y était aussi, ne criait pas… La première impression que reçut son génie, cette première impression dont nous restons marqués à jamais, fut l’impression de la maison de son père, où il était né parmi les pasteurs, comme Virgile, et les vendangeurs du Mâconnais. Il a décrit les premiers spectacles qu’il eut sous les yeux, et qu’on pourrait appeler les Géorgiques de la maison de son père, où son père, adoré comme un roi :
Comptait ses gras troupeaux rentrant des pâturages,
comme, plus tard, quand il entra aux Gardes du Corps, sous Louis XVIII, il a écrit les choses du temps de cet Empire qui finissait dans le désespoir et de cette monarchie qui recommençait, pour finir avec son espérance. Réfugié en Suisse pendant les Cent-Jours, il y vécut tête-à-tête avec la Nature, en face des lacs qu’il a chantés comme personne ne les chantera plus, aussi nature lui-même que cette nature ! Rentré en France, il allait entrer dans la célébrité, qui n’est belle que quand on est jeune, mais il venait de dépasser ces vingt-cinq ans regrettés de Byron et le livre finit tout à coup… Ce n’est que quelques pages où l’auteur n’est jamais, mais où il y a Lamartine et Lamartine tout entier.
Car on ne dédouble pas Lamartine ! Il n’y a pas un Lamartine qu’on puisse séparer de Lamartine. Il n’y a pas un Lamartine qui fût plus ou moins Lamartine ; un Lamartine d’en deçà ou de par-delà. Il y a Lamartine, et partout où il est et où il se porte, c’est Lamartine tout entier. On ne peut le séparer de son génie, et quand il a voulu s’en séparer lui-même, quand il a voulu greffer sur le Lamartine poète le Lamartine politique et ajouter cette autre gloire inférieure à la gloire supérieure qu’il avait, son inséparable génie le suivit pour le punir de cette ingratitude envers son génie, et c’est son génie qui a frappé son génie et qui l’a vengé. Il n’y a pas eu de Lamartine en petits morceaux ; — il n’y a donc pas eu de Lamartine politique, de Lamartine des affaires, de Lamartine des salons. Il y a eu cette unité splendide qui est Lamartine ! Il était plus un et plus indivisible que la République à laquelle il crut quelques jours. D’autres poètes, d’autres écrivains, d’autres hommes de génie n’ont eu que leurs heures de génie. Lamartine avait les siennes pendant tout le tour du cadran. À l’émeute, entre Lamoricière et Changarnier, il était Lamartine, comme il l’était en veste grise et en pantoufles jaunes, le soir, dans son salon, où toute l’Europe venait encore lorsque la France républicaine, aux reins flexibles, redevenue le second Empire, n’y venait plus. Son génie n’abdiquait jamais, à ce poète qui était orateur comme il était poète, et pour les mêmes raisons : parce qu’il avait son génie dans son âme et que son âme était son génie. Héroïque et poétique à la fois, on aurait dit qu’il ignorait son héroïsme et sa poésie ; on aurait dit que la poésie, quelle que fût la forme qu’elle prît en lui, était si profonde qu’il n’en avait plus la conscience. Il avait cela de La Fontaine… de La Fontaine dont il méprisait l’idéal, du haut du sien. C’était l’arbre qui laisse tomber ses fruits et qui ne sait pas que les fruits qui roulent à ses pieds sont tombés de sa tête. Un jour, en causant avec lui, je citai en passant le vers de La Mort de Socrate :
On profane les Dieux pour les voir de trop près !
Il fut frappé comme si le vers était de moi. Il ne le reconnaissait pas…
V §
Tel il fut, ce grand poète mêlé de grand homme. Tel cet ignorant de lui-même et des autres, et qui, pour l’honneur de sa poésie, fut ce que j’ai appelé : « un poète sans littérature ». Quelles avaient été, en effet, son éducation et ses connaissances acquises d’écrivain ?… On ne sait pas bien. Avait-il lu complètement Rabelais et La Fontaine, si antipathiques à l’idéalité de son génie ? On en doute… Homme de facilité superbe, dans les derniers temps de sa vie ce noble forçat de dettes immenses se mit, pour se racheter de cette galère, à faire de l’Histoire, et il porta dans cette Histoire qu’il n’avait jamais apprise et qu’il traversa au galop de son génie, la divination du poète. Il fit de l’Histoire comme il faisait des vers. Celle qu’il écrivit de César est digne de César. Sans études profondes, il se sentait « lui », comme Médée, et c’était assez ! Les petitesses de ce temps ont fait oublier cette grandeur inconsciente de Lamartine. Il est de sots silences tout à coup dans la gloire, et nous sommes dans un de ceux-là. Le poète incomparable des Harmonies dont personne ne parle plus, devra-t-il à ses Mémoires inédits un regain de bruit sur sa tombe ? Encore une fois, qui sait ? Mais voilà le livre. Dans tous les cas, on peut attendre que la gloire reprenne sa parlotte, quand on a, comme Lamartine, devant soi l’immortalité !
Madame Ackermann §
Poésies philosophiques.
I §
Ce n’était pas même un livre qui me tombait sous la main, c’était ce qu’en jargon de librairie on appelle une plaquette. Ce n’était pas imprimé à Paris, mais à Nice. D’aspect, provincial en diable. De typographie, lisible et pas plus. Laid de couverture comme un livre utilitaire et tiré à cent exemplaires, pour que le gros public, le Jocrisse aux trois cent mille têtes, s’en torchât le bec, comme dit l’expression populaire avec une insolence qu’ici j’aime. Eh bien, cette misérable plaquette, d’un si austère mépris pour toutes les coquetteries extérieures des livres, s’appelait fastueusement : Poésies philosophiques, comme si elles étaient d’Aristote ; — mais elles n’en sont pas. Quoique philosophe, Aristote faisait des poésies ; il en a fait une — très belle ! — sur l’immortalité de l’âme. Mais ces poésies-ci ne croient pas à l’Immortalité. Elles sont impies, athées, — résolument athées, — navrantes, navrées et superbes, et c’est une femme, une faible femme, qui a eu le triste cœur d’écrire, avec une préméditation inouïe et l’intensité d’une rage froide, ces magnifiques blasphèmes contre la Vérité et contre Dieu !
Étonnement pour qui les lira, que ces Poésies. Et scandale aussi, mais scandale sans danger toutefois, et dans un moment je vais vous dire pourquoi. C’est étrange, inattendu, osé, mais, dans son inspiration exécrable, d’une si altière virilité de talent, qu’il était impossible de se taire sur elles. Moi qui ne suis guères qu’un pauvre pécheur de perles habituellement sans ouvrage, croyez bien que je ne manquai pas celle-là ! Croyez bien que je ne la laissai pas cachée et perdue dans ces cent exemplaires d’alors parmi lesquels il y en avait peut-être cinquante de trop, et que je la signalai et l’offris aux cinquante personnes dont je vaudrais trouver l’adresse, — oui ! les cinquante originaux, si même ils y sont, qui aiment encore le beau dans un temps qui préfère le laid… probablement par fatuité.
Car ces Poésies sont belles… à faire peur, comme disait Bossuet de l’esprit de Fénelon. Ce sont, à coup sûr, les plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis Les Fleurs du mal de Baudelaire. Et même c’est plus beau, car dans le mal, — le mal absolu, — c’est plus pur. Les poésies célèbres, de Baudelaire ne sont que l’expression des sens révoltés qui se tordent dans l’épuisement et la fureur de leur impuissance, serpents de Laocoon qui n’ont plus à étreindre que le fumier sur lequel ils meurent. Mais les poésies de madame Ackermann sont le chaste désespoir de l’esprit seul !… Ses blasphèmes, à elle, n’ont pas la purulence des blasphèmes de Baudelaire. Ils sont taillés dans un marbre radieux de blancheur idéale, avec une vigueur et une sûreté de main qui indique que l’artiste, ici, est son propre maître, et sans excuse, — comme Lucifer, qui ne tomba que parce qu’il voulut tomber. Transposition singulière, quand on les compare ! C’est l’homme, ici, qui a chanté comme aurait pu chanter la femme, et la femme, comme l’homme n’a pas chanté·
II §
Je ne crois pas, du reste, que dans la littérature de ce vieux monde moderne, qui se croit moderne et qui n’est que vieux, inspiration pareille à celle de ces poésies ait déjà passé. Nous avons eu, il est vrai, quelquefois, des poésies impies et blasphématoires, mais ce n’étaient point des poésies personnelles. Ceux qui osèrent les écrire ne les écrivaient point pour leur propre compte et en leur nom. Milton se couvrait de Satan, lord Byron de Manfred et de Satan encore. Un jour même, Lamartine, ce cygne blanc devenu noir tout à coup, écrivit son ode du Désespoir, — mais ce ne fut là qu’une minute d’impiété entre deux Méditations repenties, et il reprit presque au même instant la nitidité de son plumage. Mais de poète lyrique restant dans sa peau et dans son âme à lui, et chantant pour son compte sur le mode terrible de cette impiété, carrée et solide comme un cube, franchement, avant ceci, je n’en connaissais pas !
Lucrèce lui-même, qu’en quelques endroits l’auteur des Poésies philosophiques rappelle ; Lucrèce, ce poète des choses, mais qui n’en avait pas les larmes, n’a point non plus cet athéisme net, articulé et définitif, qui étreint le néant avec des bras pâmés d’Ixion s’efforçant de féconder sa dernière chimère. Sous le marbre de son expression, le vers de Lucrèce ne semble-t-il pas trembler un peu de ce qu’il cache et de ce qu’il exprime ? car les Romains, même en décadence, avaient une police religieuse que nous n’avons plus. Pour nous, le vers dans lequel chante maintenant le poète athée peut être intrépide à bon marché et ne pas trembler. Et, de fait, pour qu’il chantât comme le voici qui chante, il fallait les temps où nous sommes arrivés. Il fallait que la Philosophie n’eût plus la honte de ses espérances et la vergogne de ses affirmations, et que la société décrépite à laquelle on, manque de respect eût l’oreille assez faite à tout pour, sans châtier rien, tout entendre.
Situation nouvelle, et qui n’est que d’hier ! Un très grand poète anglais, mais malheureusement empoisonné par l’Allemagne, eut, je le sais, il y a quarante ans, la fatuité d’être un athée à visage nu ; c’était Bishe Shelley, l’ami de lord Byron. Mais son athéisme, à cet innocent Capanée, se borna à s’en aller écrire au sommet du mont Saint-Gothard le mot d’athée après son nom. Dans ses poèmes, qui étaient pour lui, comme pour tous les poètes, la vraie réalité de sa vie, il n’était et ne fut jamais que le beau panthéiste dont les vers — malgré lui et retournés contre lui — sont des adorations de Dieu à travers les adorations de la nature. De son temps, qui pourtant n’est pas très lointain, le poète athée, organisé dans toute l’animalité de son athéisme, n’était encore qu’une larve roulant dans son chaos. Pour qu’il s’accomplît, ce lion monstrueux, pour qu’il s’articulât et se mît sur pattes, il fallait le temps où nous sommes parvenus. Un poète athée (comme Diderot l’était à certaines heures, par exemple quand il disait que la chair se fait comme le marbre) ; un poète athée (comme La Mettrie, quand il écrivait son Homme-plante), exigeait, pour être, le développement cyniquement forcené auquel maintenant nous assistons. Il fallait Darwin le Simiesque. Il fallait Proudhon, qui faisait mieux que de nier Dieu, car il le diffamait et l’appelait le mal. Et comme avant Darwin et Proudhon, ces grands scélérats intellectuels, on n’avait pas encore vu ces abominations qui sont le fond de l’abîme dans l’ordre de la pensée et après lesquelles il n’y a plus que la mort de l’Esprit humain à plat ventre dans ses ténèbres, on n’avait pas entendu non plus — car dans les vieilles civilisations les poètes ne viennent qu’après les philosophes — de poésie vibrant à l’unisson de ces épouvantables et damnés penseurs.
Mais, pour le coup, en voici un ! Et Dieu, qui se moque cruellement de nous, a voulu que ce fût une femme… Madame Ackermann, dont je ne sais guères que ceci : c’est qu’elle fut l’amie de Proudhon, est l’auteur de ces Poésies philosophiques. Sa vie et sa jeunesse, qui n’est plus, je les ignore. On m’a dit qu’elle fut la femme d’un professeur, et elle-même semble, au premier coup d’œil, une de ces femmes qu’on croirait nées avec une écharpe noire autour du cou, comme ces femmes-professeurs qui en portaient une, autrefois, dans certaines contrées de l’Italie. Entraperçue un soir, elle me lit l’effet d’une matrone simple et grave, mais nullement d’une poète, même quand elle dit ses vers. Se croyant philosophe, peut-être parce qu’elle est athée, elle doit certainement être plus-fière de l’adjectif que du substantif dans le titre qu’elle a donné à ses poésies. Je ne sais point par quelles spirales cette amie de Proudhon est descendue au fond du dernier cercle de l’enfer de la Philosophie, mais elle y est descendue, et c’est du fond de cet horrible trou que, comme la Sachette de Notre-Dame de Paris, elle élève une voix désespérée pour l’humanité et pour elle ; — car, après tout, si elle a la bravoure de l’athéisme, si elle fait de l’héroïsme contre le néant, elle n’est pas, pour cela, très heureuse d’être athée. Cette nécessité philosophique du néant exaspère son âme, qui a soif d’infini puisqu’elle est poète, et si elle l’accepte, cette nécessité, comme philosophe, comme poète, elle la maudit
III §
Elle la maudit, — et voilà justement pourquoi cette poésie, comme je l’ai dit plus haut ; n’est pas dangereuse. Elle maudit !… Maudire n’est pas séduire. Si puissante qu’elle soit, cette poésie, elle crispe l’âme, mais sans l’entraîner. Elle donne horreur de l’implacable Erreur qu’elle chante et à laquelle elle ne fait pas croire, quoique, pour elle, ce soit la Vérité. Au moins, dans tous les autres poètes qui chantent les angoisses familières aux âmes passionnées, ou même dans Baudelaire, le Vampire, ce pourlécheur des pourritures devant lesquelles, vivantes, le malheureux se prosternait, il y a, au milieu des ruines et des désolations de la créature qui se sent mourir et qui croit que tout va finir avec elle, des pages éclairées, des tableaux qui passent accentués plus ou moins de fraîcheur et de mélancolie, des souvenirs qui attirent et retiennent comme des yeux fascinateurs rouverts, des caresses qui se reprennent aux beaux cadavres pressés autrefois sur le cœur. Mais ici, dans ces Poésies si étrangement nommées philosophiques, il n’y a rien… que rien, et contre ce rien seul le mouvement enragé d’un cerveau qui a l’orgueil inconséquent de vouloir être immortel. Il n’y a, enfin, dans cette poésie signée d’une femme, que des muscles de gladiateur tendus jusqu’à se rompre contre la Fatalité invincible, contre cet effroyable train des choses qui va passer tout à l’heure et tout anéantir ! Assurément, ce désespoir que le poète éprouve, ce désespoir exprimé dans de superbes vers presque cornéliens de vigueur sévère, a de la grandeur, mais cette grandeur est trop affreuse pour ravir l’âme charmée dans l’admiration et la sympathie. Seulement, allez ! ce qu’il fait n’est pas moins intense, puisqu’il frappe l’esprit d’épouvante comme le ferait une monstruosité. Certes ! je n’hésite pas à le dire du fond de ma foi religieuse outragée, une telle poésie est une monstruosité. La femme qui a écrit ces terribles choses : L’Amour et la Mort, Le Positivisme, les Paroles d’un Amant, L’Homme à la Nature, La Nature à l’Homme, le Dernier Mot, Le Cri, est tout à la fois un monstre et un prodige, — un prodige par le talent et un monstre par la pensée. Un monstre !… Je n’ai pas l’embarras du terme. Je n’ai pas besoin de me gêner beaucoup avec cette femme. Est-ce qu’elle s’est gênée avec Dieu ?…
Ainsi donc, ne l’oubliez pas ! un monstre et un prodige, voilà le double fulminate qui a fait sauter la femme dans madame Ackermann ; car, de la femme, chez elle, intellectuellement et moralement, il n’y en a plus. Madame Ackermann est arrivée à ce résultat ambitionné vainement par Daniel Stern, qui s’est cassée, elle, comme un éventail, avant de l’atteindre, la pauvrette ! Madame Ackermann, cette Origène femelle, est parvenue à tuer son sexe en elle et à le remplacer par quelque chose de neutre et d’horrible, mais de puissant. On ne rit plus avec celle-là ! Elle a résolu le problème de la quadrature du cercle sur elle-même, et si j’avais à la caractériser avec une formule, je me servirais de celle-ci : elle est, cette amie de Proudhon, elle est à la Poésie ce que Proudhon est à la Philosophie. C’est bien là l’expression poétique de ce matérialisme qui fait mal au cœur et qui résume la pensée philosophique de cette fin du xixe siècle. Elle est en un mot, la Proudhon de la Poésie au xixe siècle, moins odieuse pourtant que Proudhon parce qu’elle est poète, parce qu’elle est plus idéale que ce crocheteur, et surtout parce qu’elle expie son athéisme par le désespoir !
Et sans cela, est-ce que je vous en aurais parlé ? Est-ce que je vous aurais parlé de cette femme qui n’est plus une femme et qui a consommé sur elle le suicide de son sexe ? Je l’aurais laissée avec sa plaquette des premiers jours et ses cent exemplaires. Mais cette femme, devenue… de lettres, a un talent… du diable, sans aucune plaisanterie. Il s’est trouvé que cette femme mûre, calme et grave, cette Matrone, cette bonne femme, cet honnête homme, comme disait Ninon pour se dispenser d’être honnête femme, et cette honnête femme tout de même par-dessus l’honnête homme de Ninon, il s’est trouvé que malgré tout cela cette madame Ackermann est, au fond, quelque chose comme un démon, et, moralement comme esthétiquement, c’est intéressant, un démon ! Elle l’est, du moins, par la certitude de son impiété et la douleur de sa pensée. Caractère contradictoire de tout ce qui est vraiment diabolique ici-bas : la sécurité de l’athéisme absolu et la souffrance, l’incompréhensible souffrance qu’il inflige à une âme ! — car pourquoi cette âme souffre-t-elle, si elle a la sécurité ?
IV §
Mais elle souffre, et c’est son mérite moral, s’il lui en reste encore, et dans tous les cas, c’est son talent. La douleur de l’athée est sublime dans les Poésies de madame Ackermann. Elle y souffre comme toutes les âmes fortes, qui périssent d’orgueil, déchirées dans leur force vaine. Ces cruelles et sacrilèges Poésies, qui insultent Dieu et le nient, et le bravent, rappellent involontairement les plus grandes douleurs de l’orgueil humain, et on y retrouve comme un grandiose souvenir des yeux convulsés de la Niobé antique, des poignets rompus du Crotoniate et de la cécité de Samson dans l’entre-deux de ses piliers, — cette terrible cécité, qui renverse quand elle tâtonne ! Elle aussi, la femme aveuglément athée, renverse tout dans sa douleur d’être sans Dieu, et elle périt comme raison, cette philosophe, sur son athéisme écrasé. Je voudrais donner une idée de ce splendide désastre d’une philosophie impuissante à calmer les instincts affamés d’une âme de nature immortelle, mais ce qui fait la beauté exceptionnelle des poésies de madame Ackermann, c’est la largeur d’une aile qu’on ne peut guères enfermer dans le tour d’un chapitre. Elle n’y tiendrait pas. On ne peut rien couper ou détacher dans ce poète mâle, qui ne se préoccupe jamais des détails comme les poètes ses contemporains. — par ce côté plus ou moins femelles, — et qui a pour qualités premières et presque exclusives l’ampleur et la majesté dans le mouvement de l’ascension lyrique. Le poète des Poésies philosophiques est une aigle, qui déplace beaucoup d’air autour d’elle quand elle vole… Rien que le livre qu’elle a publié ne peut montrer intégralement cela. Et, cependant, nous ne terminerons pas ce chapitre sans une citation qui fasse comprendre à quel genre de poète rare nous avons affaire.
Nous n’ébrécherons pas, en la rompant ici et là, cette citation de madame Ackermann qui va vous échantillonner une poésie belle surtout d’ensemble, et qui, quelle que soit son étendue, va jusqu’au bout d’une pleine et forte coulée. C’est la dernière pièce du recueil. Elle est intitulée Le Cri, et c’en est un comme jamais bouche de femme n’en a poussé ! Ce n’est pas le cri de Sapho tombant dans l’abîme. La Sapho sans Phaon qui est ici n’y tombe point, mais elle y entre lentement, toujours désespérée, comme une athée vaincue mais soulagée par le cri qu’elle a amassé dans son cœur et qu’elle pousse. Écoutez-le ! Entendez-le ! Vous ne l’oublierez plus.
Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre,Entend autour de lui les vagues retentirQu’à perte de regard la mer immense et sombreSe soulève pour l’engloutir,
Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre,Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri,Il redresse son front hors du flot qui le couvre,Et pousse au large un dernier cri.
Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passeAu-delà du nuage a frissonné d’horreur,Et les vents déchaînés hésitent dans l’espaceÀ l’étouffer sous leur clameur.
Comme ce voyageur, en des mers inconnues.J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlant ;Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nuesS’amoncellent, la foudre aux flancs.
Les ondes et les cieux autour de leur victimeLuttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ;En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîmeCourt sans boussole et démâté.
Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orageQui livre des combats dans les airs ténébreux ;La mer est plus profonde et surtout le naufragePlus complet et plus désastreux.
Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène,Encombré de trésors et d’agrès submergés,Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine,Et nous sommes les naufragés !
L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le DeuilAssise au gouvernail, la Fatalité sombreLe dirige vers un écueil.
Moi, que sans mon aveu l’aveugle DestinéeEmbarqua sur l’étrange et frêle bâtiment,Je ne veux pas non plus, muette et résignée,Subir mon engloutissement !
Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes,Mes pâles compagnons restent silencieux,À ma voix d’enlever ces monceaux d’anathèmesQui s’amassent contre les cieux !
Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique,J’ai, dans ma résistance à Tassant des îlots noirsDe tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,Rassemblé tous les désespoirs.
Qu’ils vibrent donc si fort, mes accents intrépides,Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris !Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,Pour frissonner, d’avoir compris.
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ;Il proteste, il accuse au moment d’expirer.Eh bien, ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,Je l’ai jeté ; je puis sombrer !
Convenez-en, n’est-ce pas très beau ?… et, dans le désespoir, pour la première fois du volume, d’un calme résolu plus pathétique que la fureur. Évidemment, c’est plus beau que le mot d’Ajax aux dieux : « J’en échapperai malgré vous ! » Par cette poésie seule vous pouvez juger la manière de madame Ackermann. Vous n’avez pas toutes les cordes de sa lyre, comme on dit séculairement, mais vous avez le son que donne le bois harmonieux.
Il y a dans le recueil des poésies plus longues, d’un déroulement plus large, d’une passion plus irritée, où le poète est plus Spartacus contre Dieu, plus insolent et plus blasphématoire, plus digne du fer rouge que le doux Saint Louis faisait enfoncer dans la langue des blasphémateurs. Mais il n’y en a point qui montre par un côté plus grand cette malheureuse athée qui se dresse avec tant de furie sur ses petits ergots contre le Seigneur, et à qui il ne manque, pour être ce phénix renaissant incessamment de ses cendres qu’on appelle avec le tremblement du respect : « un grand poète », que l’abondance dans les sujets et la variété de l’inspiration. C’est ce que n’a pas madame Ackermann. Elle n’a pas, comme le phénix et le grand poète, cette faculté de renaître perpétuellement de ses cendres· Elle ne renaît pas assez des siennes. Voyez ! elle avait passé le milieu de la vie déjà quand parurent ces poésies, et elle ne nous a donné que quelques pièces de vers après tout, phénix consumé peut-être, et absorbé, en tout cas, par la philosophie, qui n’a jamais rencontré de poète lui appartenant si exclusivement·
En donnera-t-elle encore ? N’en donnera-t-elle plus ?…
Là se pose pour la Critique une question plus profonde que la personnalité de madame Ackermann. Un grand poète peut-il être athée longtemps et sans déchet ? Par la nature de son inspiration bien plus que par celle de ses facultés, l’auteur des Poésies philosophiques ne devait-il pas être forcément plus ou moins stérile ? Une négation n’est jamais féconde, mais la négation de l’Affirmation infinie, la négation de Dieu, source de toutes les fécondités, ne peut pas engendrer longtemps… Madame Ackermann, malgré la force prolifique de ses facultés de poète, n’a pas produit en proportion avec la force de ses facultés. Y aurait-il une raison à cela, sinistre pour elle, religieuse et consolante pour nous ? L’athéisme, cette teigne du temps, aurait-il desséché sa noble tête de poète et condamné son génie à la stérilité des terres maudites ?
Peut-être ! Et au nom de son génie dont elle doit avoir la fierté aussi, qu’elle y pense, et qu’elle tombe à genoux devant ce qu’elle nie.
Ce serait la vengeance de Dieu !
M. Jean Richepin §
I §
La Chanson des Gueux [I-IV].
L’auteur de La Chanson des Gueux a été jugé et condamné pour ce livre de poésies. Mais je ne sache pas que la condamnation judiciaire qui l’a frappé ait supprimé le livre ; je ne sache pas qu’elle puisse l’ôter des mains qui l’ont acheté et de la mémoire de ceux qui l’ont lu ; je ne sache pas, enfin, que cette condamnation doive empêcher la Critique littéraire de rendre son jugement aussi, non sur la chose jugée, qu’il faut toujours respecter pour les raisons sociales les plus hautes, mais sur les mérites intellectuels d’un poète au début de la vie4 et aux premiers accents d’un talent qui chantera très ferme plus tard, si j’en crois la puissance de cette jeune poitrine.
M. Jean Richepin n’est pas voué à l’éternel refrain de sa Chanson des Gueux. Il n’est pas si Gueux que cela… Il ne fera pas toute sa vie le Villon, comme Chatterton fit le Rowley. Le système, l’exagération volontaire, l’archaïsme, l’imitation, fatale pour les plus forts quand ils ont ce charmant défaut de la jeunesse, mère de tant de sottises, toutes ces choses qui contaminent çà et là l’œuvre actuelle, doivent, par le fait de la santé et de la vigueur de son esprit, mourir prochainement en M. Richepin et disparaître de ses œuvres. Il est certainement assez fort pour prétendre un jour à l’originalité et pour chanter dans le strict et pur registre de sa voix. Il n’est pas fait pour n’être qu’un poète comme Paul-Louis Courier fut un prosateur. Il a, lui, ce que n’avait pas le sec et retors Courier, homme de verbe et de formules : il a le feu, la verve, les entrailles, l’abondance, une touche large et grasse, et même quelquefois grandiose. On sent, sous l’imitation, une nature, — et il faut le lui rappeler aujourd’hui, car M. Richepin est à sa mauvaise heure. Le cœur de l’homme est ainsi pétri que toute condamnation l’exalte et fait lever dans son âme le génie aveugle et violent de la contradiction, qui dort en nous et qui est si promptement debout !… On persiste, alors, dans ce qu’on a fait, et on le recommence en l’aggravant. Le talent tourne sur lui-même au lieu de s’élever au-dessus de lui-même, et c’est ce que je voudrais empêcher· Je voudrais que la Critique sauvât le talent en péril d’un jeune homme qui me semble fait pour aller aux astres, comme disaient magnifiquement nos pères, mais à la condition de purifier ses ailes de l’imitation, cette glu qu’il prend peut-être pour une gomme d’or.
Je sais bien qu’il est difficile de déterminer avec justesse là où l’analogie d’imagination finit dans un homme et où l’imitation commence. Le poète de La Chanson des Gueux est d’une race et il porte les signes de sa race. Il ressemble à Villon (par le tour d’imagination) autant qu’il l’imite. Littérairement, c’est un Gaulois. Il a des parentés évidentes avec les grands Gaulois de notre littérature ; Rabelais, Mathurin Régnier, tous ces braveurs d’honnêteté dans les mots, — La Fontaine lui-même, si on pouvait comparer quelqu’un à ce délicat de La Fontaine dans ce qui n’est pas délicat : la gauloiserie ! Mais si M. Richepin a des parentés naturelles avec ces Maîtres, noblesse oblige, et il est temps d’introduire dans la famille d’esprits dont il fait partie une individualité nouvelle. L’y a-t-il introduite ? Voilà la question. Rabelais, s’il revenait au monde, et Mathurin Régnier, dont M. Richepin procède plus que de personne, écriraient-ils maintenant ce qu’ils ont écrit autrefois ?… Croyez-vous qu’ils feraient — si l’idée leur en venait — La Chanson des Gueux comme M. Richepin nous l’a faite ?… Non ! Rabelais et Régnier feraient différent de ce qu’ils ont fait, sous peine d’être inférieurs à eux-mêmes. Ils ne seraient pas leurs propres échos. Comme ils ont eu, Rabelais surtout, l’originalité dans leur temps, ils auraient l’originalité dans le nôtre, — l’originalité, qui est l’ongle du lion en fait de génie ! Rappelez-vous les Contes drolatiques de Balzac, à coup sûr la plus étonnante de ses œuvres, mais que personne n’oserait appeler « une œuvre de génie », parce que l’inspiration première et la langue — une merveille d’archaïsme ! — y manquent d’originalité.
II §
Et, cependant, ce n’est pas le sujet qui en manque, — d’originalité, — dans La Chanson des Gueux ! Le sujet du livre de M. Jean Richepin a sa nouveauté, quoiqu’il ait été parfois effleuré par les peintres, les conteurs et les poètes. Seulement, aucun d’eux ne l’a touché à fond et n’a essayé d’épuiser dans un vaste ensemble ce grand sujet de la Pauvreté en toutes ses manifestations pittoresques, touchantes, grotesques et terribles. Les « Gueux », pour employer le mot insolent et narquois que la race gauloise inflige presque gaiement à ceux que l’Église, dans sa tendresse sublime, appelle « les membres de N.-S. Jésus-Christ », les gueux ne pouvaient pas ne point tenter l’imagination de ceux-là qui savent où se trouve la Poésie dans les choses humaines. Mais s’ils l’avaient exprimée, cette poésie de la Pauvreté, ce n’avait guères été qu’en passant, par traits détachés, par éclairs, en quelques groupes ou en quelques têtes flambant de génie, dans un coin de livre ou de tableau… Qui les avait vues, ces têtes, les avait contemplées ; qui les avait contemplées ne pouvait plus les oublier. Chez les poètes, par exemple, nous avions Le Vieux Mendiant du Cumberland de Wordsworth, Le Vieux Vagabond de Béranger, sa Chanson des Bohémiens, — et même sa Chanson des Gueux, si maigre, du reste, quand on la compare à celle de M. Richepin ! Chez les conteurs, nous avions l’Edie Ochiltree de Walter Scott, et le vieux Par-les-chemins de Balzac. Je ne parle point des Misérables de Victor Hugo, qui sont des Pauvres à qui on a fait des têtes, — pour me servir d’une expression du métier dramatique, — des Pauvres arrangés dans l’intérêt d’un parti, des Communards d’avant l’heure. Chose mesquine et triste ! car Victor Hugo nous a donné une cour des Miracles, dans sa Notre-Dame de Paris, de manière à prouver qu’il pourrait peindre, s’il voulait, ressemblant et puissant tout à la fois. Chez les peintres, nous avions Le Pouilleux de Murillo, dans sa pluie de soleil et d’or. — Callot seul, le bohémien Callot, avait fait, lui, œuvre d’ensemble.
Tout un monde de gueux a passé dans son œuvre… Mais, qu’on me passe le mot ! ce sont des gueux spéciaux : — tous les Meurt-de-faim, tous les Stropiats, tous les Béquillards, tous les tronçons de l’effroyable guerre de Trente Ans ; une page plus d’Histoire que de nature humaine. Eh bien, c’est un ensemble encore plus large et plus étreint que celui de Callot, qu’a voulu réaliser, dans un autre genre d’Art et d’expression, un jeune homme qui n’a pas été un bohémien comme Callot, mais tout au plus un bohème comme on l’est quelquefois, quand on a vingt ans, à Paris, au xixe siècle, et ce jeune homme s’est cru de force à mettre dans un livre de sentiment et d’observation, et de chanter ou de faire chanter en des poésies personnelles ou impersonnelles, toutes les misères de son temps, ces misères invincibles à la philanthropie, et qui, sous le costume et les vices de chaque siècle, forment la Misère éternelle !
Il faut convenir que cette idée ne pouvait venir qu’à une tête poétique, et je dirai plus : — à une âme profonde.
On peut être trompé, surtout en fait d’âmes, dans ce monde épais et sans transparence, mais jusqu’à nouvel ordre il me fait l’effet d’en avoir une, ce M. Richepin. Il me fait, lui le Villonesque et le Rabelaisien, l’effet d’avoir ce que n’avaient ni Villon, ce polisson auquel ce diable de Louis XI, si bon diable, épargna la corde, ni Rabelais, cet impitoyable génie du rire à outrance, qui aurait eu tout, s’il avait eu du cœur ! Le poète de La Chanson des Gueux ne les peint pas que de par dehors, pour le seul plaisir de faire du pittoresque. Malgré l’osé, le cru, et même le cynique, à quelques endroits, de sa peinture, ce n’est nullement un réaliste de nos jours. Il est mieux que cela. Il a l’âme ouverte à tous les sentiments de la vie, et il les mêle — et fougueusement ! — à ses peintures. Il sait s’incarner dans les gueux qu’il peint. Mais il n’a pas, malheureusement, il faut bien le dire, le seul sentiment qui l’aurait mis au-dessus de ses peintures, le sentiment qui lui aurait fait rencontrer cette originalité que Villon, Rabelais et Régnier ne pouvaient pas lui donner. Il n’a pas le sentiment chrétien.
C’est, en effet, dans la profondeur du sentiment chrétien qu’était l’originalité qu’il n’a pas. Depuis que le monde est monde, le Christianisme seul a compris les pauvres et les a bien vus. Seul, ce rayon de Dieu leur tombant sur la tête, plus chaud et plus magnifique que le soleil de Murillo, a éclairé les gueux et les a idéalisés. La religion de l’adorable saint François d’Assise, qui se fit gueux d’une autre façon que M. Richepin, lequel se vante un peu trop d’en être un ; la religion du très moqué, du très peu compris mais du très grand Bienheureux Labre, qui fut un mendiant comme M. Richepin ne le sera probablement jamais, est très nécessaire au poète des Pauvres s’il veut creuser dans leurs abjections et leurs vices, dans leurs grandeurs et leurs vertus. M. Richepin, dans ses poésies, n’est pas plus un matérialiste appuyé qu’il n’est un réaliste de ce temps. L’âme qu’il a le sauve de ces abaissements. Mais M. Richepin, malgré son âme, au-dessus de la plupart des âmes de son siècle, est cependant un homme moderne, pétri par la main de l’éducation moderne. Après tout, sous les haillons dont il s’enveloppe si diogéniquement en ses poésies, c’est épicurien aux yeux païens, et un épicurien qui n’a pas la modération et l’équilibre d’Épicure ; car c’est un intense, que M. Richepin, s’il en fut jamais ! Âme ardente, s’il avait été chrétien il l’aurait été comme il est tout, il l’eût été intensivement comme il est poète, et son talent — dans sa Chanson des Gueux qui n’est qu’énergique et quelquefois infernalement énergique — en aurait été divinisé.
III §
Je veux pourtant vous dire ce qu’il est, ce talent qui aurait dû monter jusqu’au génie pour être digne du sujet qu’il n’a pas craint d’aborder. Incontestablement, ce talent est très grand. L’homme qui chante ainsi est un poète. Il a la passion, l’expression, la palpitation du poète. Mais son livre n’est pas qu’un recueil de poésies ; c’est toute une composition. Il l’a divisé en trois parties : les Gueux des Champs, les Gueux de Paris, et Nous autres Gueux ! Dans mes impressions, à moi, les Gueux des Champs sont très supérieurs aux deux autres, et sans que le talent du poète y soit pour tout, mais par le fait aussi du sujet, de son atmosphère, de ses paysages, de ses superstitions et de ses mœurs. Les pauvres des champs, quels que soient leur bassesse, leurs passions, leurs vices mêmes, sont autrement poétiques que les atroces voyous de Paris, ces excréments de capitale et de civilisation, qui souillent l’aumône en la recevant… Et, d’ailleurs, ils sont placés plus loin de nous, dans une perspective qui est une poésie de plus. Les Couche-tout-nuds d’Eugène Sue et de tant d’autres romanciers de cette époque, où le talent, quand on en a, regarde plus en bas qu’en haut, sont des types usés à force de s’en servir, et il faut toute la flamme d’expression de M. Richepin pour que nous ne soyons pas dégoûtés jusqu’au vomissement de cette vile canaille, aux infâmes sentiments et à l’abominable langage. M· Richepin, lui, a avalé son crapaud. Il va jusqu’à l’argot de ces arsouilles (le mot y est, et bien d’autres encore !)… Il a écrit plusieurs poésies en pur argot, qu’il s’est obligé à traduire en français dans la page suivante. Franchement, c’est trop ! Mais M. Richepin est Jean-le-Téméraire en littérature, Il a peut-être ru que la hardiesse, et la crânerie dans la hardiesse, seraient de l’originalité. Il n’en est rien. L’Originalité ressemble à l’ange qui n’eut qu’à étendre la main pour vaincre Jacob, lequel faisait ce que fait M. Richepin, quand il s’efforce et donne d’une tête de bélier enragé contre tout. Et, du reste, pour ce que ces chansons en argot expriment et pour ce que la traduction française nous en apprend, il n’était vraiment pas la peine de se verdir à cette langue-là !
Mais ce n’est point dans ces partis pris de jeune homme qu’est le talent du poète de La Chanson des Gueux. Je l’ai dit déjà, là où je l’aime le mieux, c’est dans ses Gueux des Champs. Là il y a réellement de grandes et fortes beautés ; là l’accent profond, la couleur vraie, l’âcre senteur du sujet et en beaucoup de pièces ses lueurs terribles ; car toute misère est terrible quand l’Idée n’est pas là pour la désarmer. Or, c’est là ce que je reproche aux Gueux des Champs de M. Richepin. L’Idée de Dieu ne passe pas une seule fois dans le cœur ou dans la pensée de ces vagabonds et de ces mendiants dont il est le rhapsode, — dont il chante les Odyssées et les Idylles sur ce noir violon de ménétrier, brûlant et sinistre, qui vous émeut tant, et qui met jusque dans les airs de l’amour toutes les férocités de la vengeance contre la misère de la vie. M. Richepin sait le secret des sensualités et des intempérances du pauvre. Je ne lui reproche pas de le savoir, et même de le dire ; mais ce que je lui reproche, c’est d’avoir trié tous ses gueux sur le volet du diable. Tous, ils ont un pied dans le malheur et l’autre dans le crime, et ils boitent de l’un et de l’autre côté, comme dit l’Écriture. Mais à côté de ceux-là, et précisément aux champs, dont M. Richepin est un vivant paysagiste, il y a d’autres gueux que les siens !… Je ne nie pas les désespérés, mais il y a les résignés aussi, et ils ne sont pas dans le livre de M. Richepin. Ceci est un hiatus, un trou énorme dans son œuvre, qui avait la prétention d’être un ensemble et qui n’est plus que les fragments épars d’un poème interrompu, et qu’il faudrait achever.
Et il n’y a pas que cela, au surplus, qui rompe l’unité du poème de M. Jean Richepin. Ici, ce sont les gueux qui manquent, mais ailleurs, c’est le poète des gueux. M. Richepin ne l’est point partout, dans sa Chanson. En une foule de pièces, comme, par exemple : Vieille statue, La Flûte, Le Bouc aux enfants, etc., je cherche le ménétrier des gueux et je ne trouve qu’un épicurien, un lettré, un renaissant et même un mythologue, qui croise André Chénier avec Mathurin Régnier et Callot ; Lisez surtout la pièce : Vieille statue :
Ô Pan, gardien sacré de cette grotte obscure……………………………………………………Toi qui ris d’un air bon dans ta barbe de pierre !
Et quoique la pièce soit charmante et fasse bas-relief… grec, cependant, les gueux des champs au xixe siècle, les gueux réels qui nous ont touché de leur coude percé, n’ont rien à faire avec Pan et cette voix classique qui ne résonne plus que dans les mémoires cultivées, et non dans les entrailles humaines. Évidemment, ce sont là des hors-d’œuvre dans l’œuvre de M. Richepin. Mais quand on fait chanter des gueux, quand on est, comme M. Richepin, presque un dandy de gueuserie, si un dandy n’était pas toujours froid, une telle chose est plus qu’un hors-d’œuvre, c’est une contradiction·
Et je viens peut-être d’écrire le mot qui explique le mieux les défauts et les fautes du poète de La Chanson des Gueux : il a trop le dandysme de ce qu’il chante. Fait pour être naïf puisqu’il est poète et qu’il a des sensations vraies, il devient dandy par intensité, — par amour de son sujet peut-être, — et le dandysme est toujours de l’affectation. Le dandysme a diminué Byron lui-même. Il est vrai que c’était le dandysme du dandy pur mêlé au poète, — le dandysme de Brummell, qu’il admirait, disait-il, presque autant que Napoléon, — tandis que le dandysme de M. Richepin est d’un autre genre. C’est le dandysme de la gueuserie dans ce qu’elle a de plus audacieux, et… (ma foi ! je le dirai, car avec un robuste comme M. Richepin on peut être dur,) quelquefois de plus grossier. Le dandysme de la gueuserie, cette affectation, a poussé M. Richepin aux outrances d’attitude et d’expression dont son livre et son talent pouvaient se passer. Seulement, — voici quelque chose en faveur du poète que je blâme, — l’affectation, qui, ordinairement, éteint la verve, n’éteint point la sienne. Elle est, chez lui, inextinguible. Qualité rare en tout temps que la verve, mais plus rare et plus précieuse que jamais dans une époque épuisée où personne ne vit fort ! La verve est une des qualités dominantes de l’auteur de La Chanson des Gueux, et il fallait qu’elle fût de bonne trempe pour avoir résisté au besoin d’effet à tout prix qu’il poursuit avec tant d’acharnement dans tout le cours de son livre, et particulièrement dans la troisième partie intitulée : Nous autres Gueux ! — partie inférieure de ses poésies, trop pantagruélique à mon gré, et dans laquelle non pas seulement l’ivresse, mais l’indigestion est glorifiée.
IV §
Enfin, me voilà au bout de ma critique sur le livre de M. Richepin ! Je lui ai dit franchement mon opinion sur son œuvre, mais je ne lui ai pas dit toute mon impression. Si la Critique était une chose de sensibilité, il serait absous… mais la Critique relève de plus haut que de l’émotion du critique. Mon impression fut excessivement vive quand je lus le livre d’enfilée, et l’enthousiasme me prit au point que j’eus besoin de réflexion et d’une seconde lecture pour en apercevoir les défauts. Ils sont cachés par tant de qualités brillantes, que, d’abord, on ne les voit pas. Le livre est entraînant, et c’est peut-être ce qui l’a fait trouver dangereux… Je crois qu’on peut dire à la décharge du poète de La Chanson des Gueux, qu’il n’a pensé qu’à son effet littéraire. Il ne s’est pas préoccupé de l’effet moral de son livre, et il a appris à ses dépens que d’autres pouvaient s’en préoccuper. Selon moi, — je l’ai dit, mais j’insiste parce que la cause est grave et que le poète condamné de La Chanson des Gueux vaut la peine qu’on insiste, — toutes les qualités de sa poésie, qui n’est pas que truande et féroce, acharnée, archiloquienne, mais souvent d’une tendresse et d’une compassion infinies (voir, entre autres, Le Chemin creux, les Pleurs de l’arsouille et surtout le Grand-père sans enfants), appartiennent à son âme, et les défauts de cette poésie à son temps et au malheur qui l’a fait naître au xixe siècle. L’absence de foi religieuse, l’indifférence de tout ce qui créait la vie morale autrefois, ont empêché son observation d’être complète et lui ont mutilé son œuvre. Voilà ce qu’il y a gagné. Généreux d’instinct, il n’a vu que les côtés sombres, cruels, vicieux, menaçants de la pauvreté, comme le grand Balzac (ce qui, du reste, n’est pas une excuse), ne vit que les côtés mauvais du paysan dans ses Paysans.
Balzac, il est vrai, était chrétien, et il n’oubliait pas qu’il le fût. Balzac blâmait, avertissait. Il était moraliste tout en faisant sa peinture. M. Richepin ne fait que la sienne. Balzac disait, dans ses Paysans, au législateur et à la société menacée, pour qu’ils y prissent garde : Voilà le « Robespierre à mille têtes »
! Et l’horreur qu’il en donnait était salutaire et pouvait être féconde. M. Richepin ne donne pas cette saine horreur. Il n’offre pas, comme Persée, aux yeux, qu’elle épouvantera tête coupée de la Méduse… On dirait qu’il est amoureux de son effroyable beauté et qu’il en caresse les serpents.
V §
Les Blasphèmes [V-IX].
Quand, après La Chanson des Gueux, M. Jean Richepin publia son volume des Blasphèmes, on put voir clairement pourquoi il avait oublié le Christianisme et ses influences sur ces pauvres dont il écrivait l’histoire. C’est que M. Jean Richepin, bien loin d’être un chrétien, était un athée, et un athée qui s’en vantait avec emphase. On aurait pu dire de son livre ce qu’on dit un jour de l’affreux Richard Cœur de Lion : « Prenez garde à vous, le diable est déchaîné ! » Mais ici, le diable n’est pas M. Richepin tout seul. C’est le public aussi, comme M. Richepin. Deux diables en un, qui se valent et s’engendrent mutuellement l’un de l’autre, comme, dans l’Enfer de Milton, le Péché et la Mort, la Mort et le Péché. Moralement, puisqu’on est assez inconséquent pour nous parler de morale à propos d’un livre de poésies dans un temps d’immoralité littéraire comme il n’en a, certes ! jamais existé ; moralement, un livre qui s’appelle Les Blasphèmes ne pouvait pourtant pas avoir l’accent d’un livre de bénédictions ! En somme, ce livre, annoncé depuis des années, est ce qu’il a voulu être, et il tient ce que son titre avait promis. Il a l’impudence de nos mœurs. À une époque où la liberté est le principe qui gouverne le monde en le malmenant, le livre des Blasphèmes est un livre de liberté… et personne n’a le droit de s’insurger si fort parmi ceux-là qui ont toujours le mot de liberté à la bouche ! Le livre des Blasphèmes est la conséquence très simple de l’état général des esprits. D’invention, il n’a pas la moindre originalité, et, socialement, il ne suppose aucun courage. Si son siècle n’était pas ce qu’il est, M. Richepin n’aurait pensé ni publié son livre ; mais il est de son siècle, il le connaît… et il a chanté.
Il a chanté pour toute une société de blasphémateurs. Seulement, a-t-il bien chanté ?… Quelle est la beauté et la portée de sa voix ?… Voilà la question ! Ce livre, dont tout le monde est plus ou moins coupable, tout le monde ne pourrait pas récrire, et M· Richepin l’a pu… et comme personne que lui peut-être ne le pouvait. Quant à moi, je me tiendrai à quatre pour être juste en parlant de ce livre, qui, par le bruit qu’il fait, force à parler ceux qui voudraient se taire. Alors que la morale religieuse n’est plus, quand la pauvre littérature, qui mourra aussi, un de ces jours, de son immoralité, existe encore » il n’y a plus que la question esthétique à poser devant un livre comme celui des Blasphèmes ; il n’y a plus qu’à savoir si nous avons, malgré l’horreur de son livre, un poète de plus dans M. Richepin.
Eh bien, je dis sans sourciller — et qui qu’en grogne ! — que nous l’avons. Quelles que soient les taches de ce livre, qui a ses taches, comme le soleil, je dis qu’il n’en est pas moins la production d’un génie poétique qui, dans le poète, peut un de ces soirs s’éclipser ou disparaître, mais qui, dans ce livre-là, a immobilisé un rayon qu’on n’éteindra pas. Je dis que la Critique — la Critique littéraire, bien entendu, et non la Critique morale, qui n’a que faire ici, — peut prendre ce livre et l’écailler comme on écaille un poisson, et le racler du fil de son couteau et en retrancher, couche par couche, tout ce qui déshonore littérairement une telle œuvre, c’est-à-dire le gongorisme effréné, l’atroce mauvais goût, les bassesses ignobles et malheureusement volontaires d’expression, l’haleine des pires bouches, enfin tous les défauts dont l’auteur a fait comme à plaisir d’immondes vices, il restera et on trouvera, sous tout cela et malgré tout cela, un énorme noyau de poésie, résistant et indestructible, qui brillera de sa propre lueur dans l’histoire littéraire d’un siècle qui a des poètes comme Hugo, Vigny, Musset, Baudelaire et Lamartine, le plus grand de tous !
VI §
Il l’est, en effet, au même titre qu’eux. Il a, comme eux, ce je ne sais quoi, impossible à déterminer et même à nommer, mais qu’on sent dans les profondeurs de l’âme maîtrisée… Les poètes qui diffèrent le plus de ce dernier venu par le sujet de leurs chants, lui ressemblent par cela seul qui les fait poètes. Or, ce qui fait les poètes, ce n’est ni la couleur, ni le relief, ni l’éloquence, ni aucune des forces qui font aussi les prosateurs, quoique les poètes puissent les avoir comme les prosateurs. C’est autre chose, — autre chose de bien autrement immatériel, qui ne tient pas à ce qu’on chante, mais à la manière dont on chante.
Or, encore, quand on a ce don divin de poésie, on l’a partout et quoi qu’on chante. Lamartine, par exemple, que je viens de nommer, l’a autant quand il est impie que quand il est religieux. Il l’a autant dans son Désespoir et ses Novissima verba, que dans ses Méditations et ses Harmonies les plus pieuses et les plus résignées. Lamartine, cet homme d’un idéal habituellement céleste, a eu des moments dans sa vie où il blasphéma et fut Richepin, et Richepin a été toute sa vie ce Lamartine-là. La différence entre eux est que Lamartine remonta toujours vers Dieu du fond de son impiété et de ses blasphèmes, tandis que Richepin ne remonta jamais vers Dieu du fond des siens. Mais ce n’est pas parce que Lamartine remonte vers Dieu que l’on trouve les blasphèmes momentanés du Désespoir et des Novissima verba sublimes, c’est parce qu’ils ont la flamme, l’émotion, l’intensité et la beauté inanalysable de cette substance mystérieuse qui est la Poésie, — cette âme dans une autre âme qui ne double pas toutes les âmes… Eh bien, cette âme exceptionnelle, l’auteur des Blasphèmes l’a comme Lamartine. Il est aussi inspiré à sa manière que Lamartine à la sienne. Seulement, il n’a qu’une inspiration, et Lamartine en a deux.
Non, cependant, que le lyrique qui débuta par La Chanson des Gueux et qui écrivit Les Caresses en soit réduit, de nature, à la stérilité d’une seule inspiration, mais il n’en a qu’une dans Les Blasphèmes. Là, il faut en convenir, il est monocorde. Mais je ne sache pas que d’être monocorde soit, pour un poète, une infériorité ou une diminution de puissance, quand il tire d’une idée ou d’un sentiment unique la plus étonnante diversité, et l’abondance, de la profondeur. Pour rester dans la vieille image de la lyre, l’auteur des Blasphèmes a sur la sienne une seule corde qui vaut les sept… et cette corde, qui n’est ni la corde d’or, ni la corde d’argent, ni la corde d’airain, ni la corde de soie, c’est la corde humaine, tirée de nos entrailles, et qu’on lui a niée. Pour l’abaisser dans le plus lâche et le plus hypocrite des éloges, on a fait de M. Richepin, de ce bouillonnant contre Dieu, le plus volontaire et le plus roué des rhétoriciens. On a prétendu que ces bouillonnements tumultueux, embrasés et terribles, étaient sortis, non du volcan du cœur ou de l’esprit d’un homme, mais, le croira-t-on ? d’un parti pris aussi mesquin que celui de la volonté d’un gringalet littéraire qui s’est inoculé dans les veines une goutte d’impiété pour faire son petit effet contre Dieu. Est-ce assez misérable, cela ? Des docteurs en sincérité se sont établis carrément dans la conscience du poète Richepin pour mieux savoir que lui ce qui s’y passe, et ils ont déclaré que son impiété n’était qu’une comédie. Ils ont refusé de croire à la vérité de sa haine contre Dieu et à la loyauté de ses imprécations, comme s’ils étaient toujours sincères, eux, quand ils écrivent !
Ils avaient, si on s’en souvient, appliqué déjà cette méthode de trahison à un autre poète, Rollinat, l’auteur des Névroses, acclamé par eux dans la surprise d’un talent plein de nouveauté, puis bientôt bafoué et traité de saltimbanque par cette envie qui se trouve toujours embusquée dans un repli du joli cœur de l’homme, et qui se repentait d’avoir applaudi ! Mais les mauvais sentiments sont bêtes, et c’était une bêtise de l’Envie ; car si le saltimbanque domine et explique le poète, il est plus surprenant que le poète lui-même… On a déplacé l’un pour donner sa place à l’autre, mais pour cela on ne s’est pas arraché à la dure nécessité, qui fait tant de mal, d’admirer !
VII §
Du reste, rien de plus facile que de ramasser cette pierre à ses pieds et de la jeter à la tête de quelqu’un : « Je ne vous crois pas. Je ne crois pas que vous pensiez ce que vous dites. Je ne crois pas à la sincérité du sentiment que vous exprimez. » Oui ! c’est facile, et d’autant plus facile que cela doit rester impuni ; car on ne peut pas faire la preuve, qui serait une punition, de la sincérité d’un sentiment ou d’une pensée, si ce n’est par l’accent qu’on met à l’exprimer, les âmes n’étant pas transparentes. Or, cet accent, qui l’a jamais eu plus que l’auteur des Névroses ? Si cet accent ne vous pénètre pas, tout est dit. On ne discute point un accent ; on le sent ou on ne le sent pas… Je vous montre un chêne, — un vrai chêne. Vous dites que ce n’est pas un chêne. Je ne peux pas vous le prouver et je n’ai plus qu’à vous tourner les talons. Je sais bien que dans le cas particulier de l’auteur des Névroses et de l’auteur des Blasphèmes, la Critique avait une espèce de mauvaise raison pour les accuser ou les soupçonner d’histrionisme dans leurs vers, et c’était, pour tous les deux, l’exhibition de leurs personnes, l’un dans les salons de Paris, et l’autre, résolument acteur, sur un théâtre, devant le public des théâtres. Mais c’était une mauvaise raison. On ne peut pas retourner ce qui est de la personne contre le poète, quand il y a poète dans un homme. La vie de la pensée et la vie de l’action vulgaire bifurquent et ne s’impliquent point. Quels que soient donc les antécédents dans la vie de M. Richepin, quels que soient son passé et son caractère, qu’on n’a pas à juger ici, il est poète dans ses vers, il y a la sincérité du poète, et c’est à l’évidence de l’accent qu’on le reconnaît, et que, sans cette méprisable envie, le cancer de la littérature, on l’aurait, à la première vue, universellement reconnu.
Et d’autant plus que c’est l’esprit du temps qui chante dans sa voix, seulement l’esprit du temps relevé dans le poète, puissancialisé, poussé au sublime, — le sublime du mal, il est vrai. L’auteur des Blasphèmes que voici est bien venu à son heure, et son heure doit en être fière ! Le siècle de Schopenhauer et du Nihilisme a enfin trouvé son poète. Jusqu’ici, il ne l’avait pas. Avant ce livre des Blasphèmes, il n’avait que madame Ackermann et ses Poésies philosophiques, madame Ackermann que j’eus l’insolence, un jour, de traiter de monstre (il devait y avoir mieux !) pour résolument avoir nié Dieu dans des vers incroyablement beaux pour une femme, tant il s’y montrait de mâle vigueur. Mais la poésie de madame Ackermann n’était, malgré la fermeté de son marbre, que la balbutie de la poésie qui allait venir. J’avais avancé l’heure du monstre ! L’homme allait parler… La femme, qui se retrouve toujours quand elle veut le plus cesser d’être, se retrouvait dans les vers inouïs de madame Ackermann. Les larmes immortelles de la Pitié, chez cette Révoltée généreuse des douleurs du monde, n’ont jamais séché sur son athéisme attendri… Il fallait au siècle un athéisme plus furieux et plus implacable. L’auteur des Blasphèmes l’apportait. S’il n’avait été qu’un blasphémateur d’un talent médiocre, on n’aurait vu en lui qu’un Trissotin de plus contre Dieu. Il y en a tant ! Mais avec le talent qu’il possède il ne devait faire hausser les épaules à personne, même à ceux qui respectent le plus tout ce qu’il outrage. Le Trissotin était monté jusqu’au Satan, et l’ensorcellement de son talent si formidable, que, quand on lit ses vers, sa rage et ses rugissements contre Dieu et sa création et l’ordre du monde n’apparaissent plus comme la plus insensée des folies, et qu’on sent avec épouvante passer en soi comme le frisson partagé des colères du Sacrilège !
VIII §
Le livre de ce Satan poétique, qui a été dix ans couvé, comme l’œuf du Chaos dans la Nuit, est un ensemble d’une beauté si vaste et si pleine, malgré ses formes détachées, qu’il ne peut pas être déchiqueté par les analyses de la Critique et qu’elle est forcée à faire de la synthèse, ce qu’elle ne fait jamais. Pour donner une idée de l’œuvre de M· Richepin, elle est obligée de renvoyer à son livre, à ce mastodonte qui, s’il disparaissait de la littérature, n’aurait pas de Cuvier ; car on ne reconstituerait pas avec les os de quelques pièces de vers isolées la gigantesque ossature du tout. Ces pièces de vers, en effet, d’un talent tout à la fois exécrable et magnifique, sont accumulées les unes sur les autres par une main d’Hercule pour en faire un bûcher où brûler Dieu et le monde, et c’est là précisément qu’est le côté humain, pathétique et déchirant de cette poésie qu’on a dit n’être qu’une rhétorique. La poésie de Richepin, car il m’ennuie de dire M. Richepin en parlant de cet outlaw de toute société et qui s’appelle lui-même un bohème, un sauvage, un barbare ! la poésie de Richepin n’est pas seulement de la furie et du vomissement d’ampleur de fleuve contre Dieu. Elle a l’angoisse de l’homme qui s’est brisé la tête contre le Sphinx sans mot des choses. Elle roule de l’angoisse dans le plus profond de ses flots. Qui ne voit pas cela ne voit rien ! Le poète d’un matérialisme si frénétique est malade d’infini. Ce désir d’infini, dit-il,
… malgré tout, persistant,Hélas ! il nous soutient autant qu’il nous accable.On en meurt, et la vie en est faite pourtant !
Cet effrayant négateur de l’absolu est dévoré par l’absolu du désespoir… et pour lui comme pour tous les poètes, c’est la douleur, qu’elle soit réelle et sentie ou simplement imaginaire, qui donne aux cris de ses vers leur toute-puissance. Ils ont la fureur, le déchirement et la durée, — et la large poitrine qui les pousse crache avec eux de son sang, quoiqu’elle soit d’airain !
IX §
Tel Richepin, du moins pour moi. C’était, dès sa Chanson des Gueux, un poète parmi les poètes les plus distingués de ce temps. Maintenant, cherchez (même dans la littérature européenne) une poésie d’une verve aussi violente et aussi continue ! Cherchez un lyrisme et un athéisme aussi surhumainement furibonds !… Qu’est-ce que l’athéisme de Shelley, qui n’est, en fin de compte, que du panthéisme embrouillé dans des brumes allemandes, en comparaison de l’athéisme de Richepin ? Qu’est-ce que l’athéisme de Leopardi, ce poète pâle et froid comme la lune ? Shelley avait écrit le mot « athée », en grec, au bout de son nom, sur une cime des Alpes. Mais Richepin a écrit qu’il était athée sur la cime de ses vers, qui sont des Alpes aussi, et dont la neige est du feu !
L’Angleterre eut horreur de l’athéisme de Shelley. On ne touche pas impunément à Dieu dans une société fortement réglée. Mais la nôtre n’est plus une société, c’est une débandade, et elle n’a plus le droit de poursuivre un livre contre Dieu, quand elle-même ne croit pas à Dieu Elle ne persécutera donc pas Richepin comme l’Angleterre a persécuté Shelley. Son livre des Blasphèmes restera tranquillement dans sa gloire et dans son danger. Il n’apprend rien à personne, d’ailleurs. Mais son danger est peut-être d’incliner les imaginations qui l’admirent vers une impiété absolue et définitive. Certes ! moi, chrétien, j’aurais pu, à propos de ce livre des Blasphèmes, pétrir de la morale et de l’esthétique l’une dans l’autre et confondre l’œuvre morale, que je trouve criminelle, avec l’œuvre poétique qui est belle. J’ai mieux aimé les séparer, et puisque ma fonction, dans ce livre, est de faire de la littérature, j’en ai fait.
Milton §
Milton, sa vie et ses œuvres, par M. Edmond de Guerle.
I §
Pourquoi Milton ?
Pourquoi ce travail, qui semble sortir de terre, sur Milton ?… Qui pense à Milton, à cette heure, dans ce monde moderne, attelé aux plus âpres besognes, qui n’est ni religieux, ni poétique, — tout ce que fut Milton, — et qui, tas de fourmis en travail, passe au pied de la statue des plus grands hommes sans avoir même le temps de la regarder ?… L’auteur de cette biographie de Milton, de cette biographie inattendue, qui n’a été demandée, je vous en réponds ! par aucun libraire, avait-il donc fait quelque découverte qui montre, dans le Milton que l’on connaît, un Milton qu’on ne connaissait pas, comme lorsque Thomas Carlyle découvrit les fameuses lettres inédites de Cromwell, qui éclairèrent d’un jour si profond l’individualité complexe de l’homme (… un homme s’est rencontré…) que n’avait pas compris Bossuet, ce Maître en Histoire ?… En 1823, un préposé aux papiers d’État de l’Angleterre, un M. Lemon, trouva, tout en faisant sa charge, parmi les dépêches que Milton avait rédigées dans le temps qu’il était secrétaire d’État au département des affaires étrangères, un large manuscrit latin, qui fut immédiatement publié, par ordre du gouvernement anglais, sous le titre : « Traité de la doctrine chrétienne d’après les seules Écritures (Treatise on Christian doctrine compiled from the Holy scriptures alone) ». Mais le bonheur de rencontrer un manuscrit, oublié et authentique, d’un grand homme, ne recommence pas tous les jours… Quand Chateaubriand nous donna ses quatre grandes pages sur Milton, il l’avait traduit où il allait le traduire, mais après Chateaubriand, le vieux lion littéraire qui essaya d’imprimer ses ongles sacrés sur le poème intraduisible de Milton, y aurait-il quelqu’un d’assez hardi pour vouloir casser les siens sur ce marbre ? Et ce quelqu’un-là serait-il M. de Guerle ?… M. Edmond de Guerle, l’auteur du livre sur Milton dont je cherche la raison d’être, est, si je ne me trompe, d’excellente race de traducteur. Il doit être le parent (et probablement le fils) de ce M. de Guerle mort maintenant et qui traduisit l’Énéide, — à ce qu’il paraît, un chef-d’œuvre. Or, comme bon sang ne peut mentir, M. Edmond de Guerle a peut-être, qui sait ! le projet de traduire plus tard aussi l’œuvre de Milton ? Et si cela était, son livre ne serait plus qu’une manière de pressentir et de préparer l’opinion, et de repassionner cette gloire froidie dans laquelle il a donné le coup de fourgon qui tire du brasier encore un dernier flamboiement.
Mais non ! toutes ces suppositions sont vaines. Nulle découverte récente ne s’est faite sur le vieux grand Classique anglais. Nul projet de traduction ne transpire dans le livre de M· de Guerle. Il reste donc, ce livre, dans les circonstances extérieures de la publicité, absolument sans raison d’être. Mais c’est justement ce qui m’en plaît… C’est le livre de l’amour et de la réflexion solitaires. C’est un livre désintéressé du moment présent et qui ne relève que de la préférence et du choix de son auteur. Quand M. Taine écrivait son Histoire de la littérature anglaise, il ne pouvait pas, lui, éviter Milton. Le poète du Paradis perdu tient une place trop éclatante dans l’Histoire littéraire de son pays pour ne pas crever les yeux, comme un soleil. Mais un livre sur Milton seul, et tiré de Milton seul, comme il tira lui-même son traité de la doctrine chrétienne de l’écriture seule (alone), on pouvait très bien ne pas le faire. Qu’y aurait-il eu de moins dans la gloire de Milton ?… Mais, que voulez-vous ? l’admiration, cette fille de l’amour, agit comme l’amour, sans regarder aux conséquences. M. de Guerle ne s’est pas demandé si le moment était favorable pour publier son volume : il l’a publié. Il s’est pris d’admiration pour Milton, à part de son siècle et aussi à part des théories du nôtre, et de cela — de ces deux à-partés — il est sorti un livre droit et simple, grave et renseigné, très heureusement pensé par places, et partout écrit avec une ampleur un peu traînante et un peu lourde, mais de cette lourdeur, que je ne crains pas, qui tient à l’étoffé du style et que l’on pourrait comparer à celle d’une draperie de velours.
II §
Tels sont les mérites qui sautent aux yeux d’abord et qui ne tardent pas à les captiver, de cette biographie critique de Milton : une simplicité mâle et une droiture saine et forte, sans aucun des contournements de la pensée moderne et des affreuses loucheries des faiseurs de philosophies de l’Histoire. Dès les premiers mots de son livre, M. Edmond de Guerle déclare avoir peu de goût pour les théories avec lesquelles on explique présentement les grands hommes, en les diminuant ; car tout est jaloux dans un temps envieux, même les théories. Avec la largeur et l’élévation de son bon sens, M. de Guerle ne doit évidemment se fier ni à la théorie représentative, qui fait des grands hommes la représentation des petits, — de sorte qu’on peut se demander, dans cette théorie, combien de sots il faut pour faire un homme de génie, comme on se l’est déjà demandé pour faire un public, — ni non plus à cette théorie des milieux, ramassée partout, car elle triomphe partout, et que M. Taine, à force de la pousser et de l’exagérer, semble avoir prise à son compte. Non ! En racontant la vie de Milton, c’est Milton — et pas plus — que M. de Guerle a prétendu nous donner ; c’est cette toute-puissante unité humaine qui s’appelle Milton, et qu’il compare, dans sa préface, non sans éloquence, au chêne tordu et dépouillé qui s’élève seul sur une colline aride et désolée, dans le plus saisissant des paysages de Ruysdaël.
Il n’arrangera donc pas, soyez-en bien sûrs ! il n’organisera donc pas à froid de soi-disant influences qui auraient agi sur le génie de Milton. C’est la vie pour la vie de Milton qu’il va nous dire, la vie pour la vie et pour son détail, — et non pour faire de cette vie la cause du talent de Milton et pour retrouver dans son talent l’empreinte de cette vie tout entière. Quand il arrivera à l’examen du Paradis perdu, il ne mettra pas, bon gré mal gré et de force, et en faussant tout autour de soi pour l’expliquer, toute l’Angleterre politique et sociale du temps de Milton dans ce poème, qui n’eut d’autre source que la Bible, entrée dans la tête d’un grand poète. Comme M. Taine, le dernier critique de Milton, il ne dira, certes ! pas que « le ciel de Milton n’est qu’un Whitehall de valets brodés ; son Dieu, un roi constitutionnel avec une barbe à la Van Dyck ; le Verbe Créateur, un prince de Galles ; Adam, un jeune homme sorti récemment de l’Université d’Oxford ; Ève, une jeune miss anglaise, bonne ménagère… ». Il se gardera comme du feu, lui, le cerveau bien fait, de ces éblouissantes sottises qu’un siècle moins sot que le nôtre aurait outrageusement sifflées, et, pur de toutes ces inepties prétentieuses, son livre sera certainement la meilleure réponse qu’on puisse faire, par le temps qui court, aux interprétations critiques et aux systèmes de tant de pédants affolés ! Et il y répondra, ce livre solide, très intéressant et qui n’est que vrai, non pas seulement par la simplicité de sa conception et ses développements naturels, mais par le fond même du sujet qu’il traite : car s’il fut jamais un homme d’une originalité assez profonde pour résister à toutes les influences extérieures que le Matérialisme, la Bête de ce temps, voudrait faire tout à l’heure si puissantes, ce fut Milton.
III §
Milton, en effet, c’est l’originalité victorieuse et immaculée, indestructible et immortelle. Tous les hommes de génie, par cela seul qu’ils ont du génie, ont le don d’originalité. Mais, cette originalité est à peu près chez tous menacée par beaucoup de choses mortelles : l’éducation, l’imitation, les préjugés, les circonstances, la recherche et la vanité du succès, les passions, qui ne sont pas toutes dans le sens du développement de nos facultés, que sais-je encore ? — bien des tempêtes et jusqu’à des souffles peuvent altérer, affaiblir, emporter et faire entièrement disparaître cette originalité, le plus profond et le plus frappant caractère du génie Mais l’originalité de Milton était de celles-là que rien ne pouvait entamer. Il n’en fut jamais de plus forte, de plus décisive, de plus tenace et de plus vivace. L’irrésistibilité de la vocation du génie est toujours en raison directe de son originalité… La vocation poétique de Milton fut révélée par ses premières œuvres de jeunesse, mais elle fut arrêtée et suspendue par toute une vie de travaux et de préoccupations contraires. Et cependant elle éclata, à la fin, quand personne n’y pensait plus, par cette détonation foudroyante du Paradis perdu, qui remplissait, quelques années après la mort du poète, tous les échos de l’Angleterre. Les poètes poussent partout, quand ils sont vigoureux, mais aucun poète sous le tournant du soleil ne l’a mieux prouvé que Milton, et on peut l’étudier comme un véritable phénomène de végétation poétique, ce chêne de rocher que rien, rien n’a pu empêcher de devenir, à l’âge où les hommes les plus forts se cassent, le rouvre du Paradis perdu.
Étudiez-le, ce phénomène, et voyez que d’obstacles s’opposèrent à son développement ! Il était né bourgeoisement, et ce n’est pas dans la bourgeoisie que les poètes doivent naître. Pas de milieu pour ces Immodérés ! (Je parle ici dans l’intérêt de leur génie.) Les poètes sont faits pour être roulés dans la pourpre de la splendeur ou dans les haillons de la misère. L’aisance même, le bien-être, les pieds chauds de la vie bourgeoise, leur sont aussi contraires que son étroitesse, et j’aimerais mieux pour ces adorés de mon cœur le soliveau de l’hirondelle !
Milton n’est qu’un bourgeois anglais, — armorié, dit M. de Guerle, mais peu m’importe ! — et son père, homme soucieux de culture intellectuelle, le fit aussi bien élever à sa façon que le père de Montaigne éleva son fils à la sienne. L’éducation, — excellente pour les gens médiocres, mais inutile et même funeste aux hommes supérieurs, qui, plus tard, sont obligés de faire la table rase de Descartes, — l’éducation prodigieusement forte de Milton fut un des premiers boulets de plomb qu’on mît sur l’aile de son génie. On en fit un pédant monstrueux. On lui apprit huit langues et toutes les sciences du temps, même l’astronomie. On le bourra d’hébreu, de syriaque et de chaldéen. On l’éleva enfin comme un petit Saumaise, et du pédant, on fit bientôt un puritain ! Ainsi, ce n’était pas assez que le pédantisme de la science : on y superposa le pédantisme de la sainteté anglaise, — une horrible sainteté, qui n’a rien ni de saint François de Sales, ni de Fénelon. Milton, ce beau jeune homme qui ensorcelait les femmes, même quand il dormait ; Milton, cet Endymion de la poésie anglaise, auprès de qui une inconnue qui passait quand il dormait sur un gazon laissa les fameux vers :
Occhi, stelle mortali,Si chiusi m’uccidite,Aperti, che farete5 ?
rasa ses magnifiques cheveux bouclés et devint une Tête-Ronde, un théologien argumentant, une bouteille d’encre ! — Pédant deux fois, ce n’était pas assez ; il le fut trois. Il devint pédagogue. Il tint une école et même il aima ce métier, qu’il garda la plus grande partie de sa vie. L’instinct voyageur d’oiseau marin qui est dans tout Anglais, mais qui n’y dort pas, le fît aller un jour en Italie ; mais cet Oswald anticipé, plus sévère que celui du roman, n’y rencontra pas de Corinne. Le futur peintre d’Ève, la céleste et fragile mère du genre humain dans sa fleur, ce Corrège de suavité amoureuse, rigidifié et durci par le puritanisme, on ne lui connut jamais d’amour. Ses passions furent toujours austères, quand il en eut, et il les dompta. Le calme d’une âme forte tomba bientôt sur elles. Marié trois fois successivement, il fut malheureux par sa première femme qui l’abandonna, et les deux autres ne lui constituèrent que le vulgaire bonheur du pot au feu et des chemises reprisées. Ses filles, méchantes pour lui, excepté la dernière, rechignaient, quand il fut aveugle, à lui faire des lectures savantes dans des livres qu’elles ne comprenaient pas. Toujours pédagogue, il leur avait assez égoïstement appris à prononcer des mots comme des perroquets, et cela est dur, même pour des femmes. On conçoit presque l’humeur qu’elles prenaient dans le service de sa cécité sourcilleuse, et qu’elles durent plus d’une fois, ces filles d’aveugle, quand elles lui faisaient des lectures dans des livres sans lumière pour elles, envier le guide mendiant de celui du village, sous la haie d’aubépine, au soleil… Sombrement dévoué à Cromwell, l’homme de plume de la république, Milton n’eut, dans sa vie de devoirs et de fonctions arides, pour toute ressource d’imagination, que sa Bible et son orgue ; car il était musicien, ce poète si profondément, si absolument poète que la prose de ses jours ne tua pas la poésie de sa pensée, qu’elle aurait dû dix fois étouffer !
Et pourtant ce n’étaient là encore que les circonstances extérieures de sa vie, ce n’était là que le milieu, comme on dit maintenant, dans lequel l’âme plonge, prétendent-ils, comme une racine dans la terre. Mais, le croira-t-on ? à ces circonstances extérieures, Milton joignit sa volonté. Cette vie accablante et terrible, à ce qui semble, pour l’imagination d’un poète, il ne se révolta jamais contre elle ; il y a plus : il l’aima et l’étreignit sur son cœur stoïque, qui n’avait besoin ni de se résigner, ni de se consoler. Allez ! Satan, cet Insurgé du ciel qu’il peignit si bien, ce Révolté et ce Désespéré sublime, ce n’est pas Milton. Ce n’est pas dans son âme, à lui, Milton, qu’il en a trouvé les accents !… Cet homme d’affaires et d’enseignement, qui aimait également sa république et son école, qui faisait de la diplomatie, de la politique et de la discussion théologique toute la journée en latin, trouvait cela bon et savoureux.
Les passions de son temps l’avaient pris et pénétré. Controversiste infatigable d’une époque où l’Angleterre était déchirée par tous les genres de controverse, il préféra toujours les ardeurs de l’argumentation et de la dispute, dont il faisait peut-être son héroïsme et sa vertu, aux rêves inutiles de la poésie. Lui, l’ancien chantre du Comus et du Penseroso, il ne courbait pas seulement son génie poétique, dont il devait être sûr, devant un génie théologique qu’il n’avait pas, mais il alla jusqu’à vouloir écraser l’un par l’autre. Il se traita lui-même comme Jupiter traita les Titans. Il mit de sa propre main des Pélion et des Ossa de toutes sortes sur son vrai génie ; il les y entassa ; il les y accumula. Mais le Titan poétique était si fort en lui, qu’au moment même où l’on pouvait le plus le croire écrasé, il se leva tout droit et tout grand en rejetant ces affreuses montagnes qu’il avait empilées sur sa tête, et il apparut à l’Angleterre la fleur magnifiquement épanouie du Paradis perdu à la main !
Certes ! vous chercheriez en vain, dans toutes les histoires littéraires, un exemple plus frappant et plus beau de l’impérissable vocation du génie. Le génie de Milton résistant à la vie qu’il a menée soixante ans et même à la volonté de Milton ! l’impossibilité, même pour Milton, de tuer son génie, d’éteindre en lui cette petite flamme que Dieu seul y avait allumée, heureusement pour lui et pour nous ! Sans le Paradis perdu, en effet, sans cette rose née sur une tombe entrouverte, sans cette production tardive d’une vie dévorée, que serait en réalité Milton, malgré ses soixante ans de travaux, d’efforts, de science et même de renommée, — de cette renommée qui fait du bruit quelques jours, puis qui meurt ?
Sans le Paradis perdu, je vous le demande, que serait maintenant le secrétaire de Cromwell, le polémiste contre Saumaise, le républicain, le saint d’Israël de la République d’Angleterre, l’auteur de la Doctrine chrétienne retrouvée en 1823 et qui ne nous intéresse un peu que parce qu’elle est de l’auteur du Paradis perdu ; car que nous fait, à nous, hommes du xixe siècle, que Milton fût, aux regards de l’Église protestante, orthodoxe ou hétérodoxe, trinitaire ou unitairien ? Que serait enfin cette vénérable (je le veux bien !) et inflexible Tête-Ronde dont le temps a fait une tête de mort comme des autres, dans le charnier de l’Histoire où elle aurait été oubliée, si elle n’avait été qu’une tête politique et religieuse, et que l’historien, qui n’est, en somme, qu’un fossoyeur, n’aurait peut-être pas reconnue en la roulant sous sa bêche ?·… Mais, avec le Paradis perdu, voilà que tout change d’aspect, en un instant, dans les passions de l’esprit humain. Celui qu’on ne croyait qu’un vieux théologien aveugle devient l’Homère de l’Angleterre, et la mémoire de ce puritain en habit gris, qui serait maintenant évaporée comme les sons de l’orgue dont il jouait, disent les Histoires, près de sa porte ouverte, aux derniers rayons du soir, se fixe en immortalité.
Eh bien, — on en dira ce qu’on voudra, — c’est là un très noble spectacle, et le livre de M. de Guerle, qui nous le donne, nous l’a ravivé ! Cette histoire de Milton, ancienne comme lui, nous a paru nouvelle. Nous lui cherchions une portée pratique au commencement de ce chapitre, mais enfoncer, par l’exemple de Milton, deux cents ans à l’avance, toutes les philosophies actuelles de l’Histoire, n’est-ce pas là déjà une assez jolie besogne ? Et, pourtant, ce n’est encore que la moitié de l’enfoncement. À côté des pédants de la Critique, il y a les pédants de la Politique, — une race nouvelle, — il y a les caporaux de la Démocratie, qui donnent, depuis quelque temps, le mot d’ordre contre la Poésie, qui lui refusent le droit d’exister, à cette sublime fille de la tête humaine, et qui la traitent comme une amusette de peuple enfant, comme un polichinelle cassé. Ah ! les polichinelles, ce sont eux, et c’est à eux que répond victorieusement le livre de M. de Guerle. Consacré à la gloire de Milton et de la Poésie qui le fit si grand, ce livre a cette portée encore. Nous ne lui en cherchions qu’une, et il en a deux !…
Corneille §
Corneille inconnu, par Jules Levallois.
I §
Corneille inconnu ! Voilà, je crois, ce qui s’appelle un titre ! Si on ne mord pas à celui-là, à quoi mordra-t-on ?… Un Corneille inconnu, quelle nouvelle ! Ce n’était donc pas assez de celui que nous connaissions ? Un Corneille inconnu ! Mais n’est-ce pas trop dire ?… Si c’était seulement un Corneille mieux connu, mieux éclairé, plus pénétré, plus sorti enfin de cette ombre dans laquelle les circonstances ont enveloppé la vie du grand Corneille pour faire contraste avec l’éclat de sa gloire, ne serait-ce pas plus modeste, moins clic-claquant et plus vrai ?… M. Jules Levallois, qui se vante de nous donner un Corneille inconnu, — ce qui serait une fière découverte, une découverte qui vaudrait mieux que celle d’une étoile, — est-il réellement le Leverrier de ce nouveau Corneille, qui s’élève, sous sa plume, de l’ancien ?… Ce Corneille qu’il nous exhibe, ne l’avons-nous pas déjà vu passer dans les pénombres des notices, des commentaires, des critiques, des biographies, de tout ce qui, en définitive, est l’Histoire avant qu’elle soit épurée et condensée en ce noyau lumineux auquel nul autre rayon ne peut plus s’ajouter ? En plaçant à la tête de son livre cette promesse d’un Corneille inconnu pris à même l’autre Corneille, M. Jules Levallois a frotté d’un miel irrésistiblement savoureux les bords de la coupe qu’il tend au public, et tout le monde y voudra boire. C’est moins là une gasconnade qu’une finesse : M. Levallois est Normand ; à cette finesse, on le reconnaîtrait.
C’est un Normand, — et peut-être est-ce là aussi une des raisons déterminantes de son livre ?… Le Normand a été attiré par la plus grande gloire littéraire normande ; car lord Byron, qui se disait Normand avec orgueil, est une gloire anglaise, — mais à travers laquelle, comme à travers la langue dans laquelle il écrivit, se reconnaît l’identité de race, de cette forte race, de poésie profonde, qui va de Rollon à Corneille. Et non seulement M. Levallois est Normand, mais je le crois même de la ville de Corneille, ou s’il n’en est pas, il y a beaucoup vécu, dans cette ville plus pleine à présent de Corneille, privilège de la mort et de la gloire ! que du temps même où il vivait. L’auteur du Corneille inconnu a été bercé avec ce nom de Corneille, donné par le hasard à un aigle, et que voilà, par le fait du génie, presque aussi fier et aussi beau que le nom de l’aigle romaine. L’aigle, dans Corneille, fut souvent romain, mais il fut plus que cela, et M. Levallois a voulu nous montrer tout ce qu’il fut. Cela n’a pas fait — disons-le ! — un aigle nouveau. Cela n’a pas fait une physionomie différente de la grande physionomie immortelle. Mais cela a fait, certainement, sur Corneille, un bon livre de plus.
Et je dis : un bon livre, — meilleur (dans un sens circonscrit) qu’il n’est beau, et c’est ici que M. Jules Levallois va payer sa finesse… Quand il s’agit de Corneille et qu’on a dit à l’imagination qui l’admire : « Tu ne sais pas tout, ma petite, et je vais te montrer tout à l’heure un Corneille dont tu ne te doutes pas ! » l’imagination qu’on enflamme s’attend à quelque chose de splendide. Elle s’attend à quelque livre de feu, poétique comme le poète qui l’inspire. Et tel n’est pas le livre de M. Levallois. Il fait tomber de haut l’imagination, s’il satisfait d’autres facultés. Le critique rompu à la Critique l’a emporté ici sur le poète, dans un écrivain qui est, je le sais, poète à ses heures. L’auteur du Corneille inconnu a écrit son livre avec cette critique patiente, exacte, microscopique, contractée peut-être chez Sainte-Beuve, à laquelle il a mêlé pourtant une raison plus large et un ton plus grave et plus froid. Et c’est particulièrement cette froideur dans la justice et jusque dans l’admiration qui m’étonne : M. Levallois a été froid comme un vieux juge de sa province. Mais qui sait ? il a eu peut-être ses raisons pour affecter cette froideur singulière, pour étouffer l’expression ardente, pour pâlir une couleur qui eût pu briller davantage, pour enfin avoir fait, qu’on me passe le mot ! un livre non pas gris, mais blanc, un livre innocent de toute violence. Le livre avait-il en vue quelque prix d’Académie ?… Il était, certes ! pensé et écrit pour en rafler un, et comme il faut que le Normand se retrouve partout, M. Levallois est-il ici dans les profits de sa finesse ? Un livre plus impétueux et plus éclatant que le sien l’aurait fait échouer, et il n’échouera pas, — selon nous, malheureusement pour lui. Il n’échouera pas, quoique avec un livre substantiel et de qualités excellentes, mais qui ne dépassent point le niveau de prudence et de goût prescrit par tous ces mulets d’Académie qui se croient le pied sûr et qui ne veulent pas qu’on l’ait emporté. M. Levallois, l’admirateur passionné de Maurice de Guérin semble s’être bien donné de garde d’écrire sur Corneille (sur Corneille !!!) un livre intense, mais je suis sûr qu’il l’aurait pu…
II §
Le sien n’est donc que bon, — mais il est très bon, — quand je le voudrais beau. C’est un livre érudit, où rien n’est oublié, et qui ajoute la vérité de l’aperçu à une érudition qui ne l’a pas toujours. Corneille, non pas l’inconnu, mais le connu et aussi le méconnu, car il l’a été souvent, ce grand homme, y est apprécié ce qu’il vaut au poids de son génie. Malgré des timidités qui sont peut-être encore des timidités réfléchies et volontaires, dans un esprit aussi brave et même aussi pétulant que celui de l’auteur du Corneille inconnu quand il ne résiste pas à sa spontanéité, Corneille est vengé ici jusque de Voltaire. Ce singe qui s’amusa à gambader sur le tombeau de l’homme qui mérita le plus ce nom d’un homme, n’est certainement pas traité, dans ce livre, avec le mépris strident qu’il mérite, mais M. Jules Levallois, reconnaissons-le ! n’a pas trop tremblé devant lui. Il en a relevé les erreurs, qui sont des sottises quand ce ne sont pas des mensonges, — et des mensonges dictés par la jalousie littéraire, la plus basse et la plus détestable des jalousies ! Les injustices de la Renommée, cette tête de femme qui est si souvent une tête perdue, les injustices de la Critique, parfois aussi tête perdue que la Renommée, y sont signalées avec un discernement supérieur. M. Jules Levallois, qui aurait dû, pour rester dans la mesure, appeler son ouvrage : Corneille méconnu, a tiré de l’oubli les tragédies qui y sont trop tombées : Attila, Théodore, Médée, Œdipe et tant d’autres, et il a prouvé, par le raisonnement et par les plus intéressantes citations, que l’auteur du Cid, de Polyeucte et des Horaces, n’avait pas versé tout son génie dans ces chefs-d’œuvre, dont on s’est servi pour borner et étouffer sa gloire, tout en la proclamant. Comme on lie une pierre au cou d’un chien pour mieux le noyer, on avait lié ses chefs-d’œuvre au cou de Corneille pour mieux faire enfoncer dans l’oubli ce qui lui restait de génie, mais M. Levallois a coupé cette corde, et le génie a été sauvé et il a reparu dans son livre. Toute cette partie de son ouvrage est irréprochable. Quant à la vie de Corneille, à la vie en dehors des œuvres, il l’a éclairée autant qu’il a pu. Mais où il l’a le mieux vue, c’est là où elle est le plus dans des hommes d’autant de sentiment et de pensée que Corneille, c’est-à-dire dans ses écrits. La vie de Corneille n’est guères pour nous qu’un clair-obscur, — une espèce de tableau de Rembrandt au fond duquel, comme l’alchimiste qui fait de l’or, Corneille travaille à ses chefs-d’œuvre. En vain M. Levallois essaie-t-il d’y allumer la paillette de feu qui l’éclaire, cette vie restera toujours un clair-obscur sublime, et il ne doit pas s’en désoler. Les fonds noirs vont bien aux têtes de génie, et leur plus belle atmosphère, c’est le mystère à travers lequel on les entrevoit. Les ombres de la nuit allongent les monuments et les statues… Corneille, ce génie dans l’obscurité, entrevu, presque caché, — non pas seulement dans une petite maison noire d’une rue noire de Rouen mais dans la silencieuse fierté de son cœur, — une autre ombre ! — mais aussi dans cette vie étouffante, bourgeoise et pauvre, qui en est une troisième, — paraît plus idéal et plus grand. Et quand on y réfléchit, tant mieux peut-être, après tout, que le vieux portrait ait gardé sa fumée et que M. Jules Levallois n’ait pas pu l’essuyer !
III §
Ses révélations, en effet, sont assez peu de chose, et n’ajoutent pas beaucoup à ce qu’on savait. Et, d’ailleurs, il y a peu de faits à apprendre dans cette vie studieuse, méditative et fermée de Corneille, et qui n’a transpiré dans l’Histoire que par le génie, la gravité des mœurs et la pauvreté. Corneille est un des hommes comme les voulait Pascal. S’il ne restait pas précisément dans sa chambre, il restait du moins au foyer domestique, au milieu des siens. C’était un génie sédentaire. Il n’était pas, de tempérament, un coureur d’aventures et de mers lointaines, comme le Camoëns ou Byron. Il ne quitte guères son logis de Rouen que pour celui de Paris, où il vint tard, quand il fut de l’Académie. Je suis intimement convaincu qu’il avait en lui la racine de toutes les poésies, mais il fut plus spécialement entraîné vers la poésie dramatique et l’étude de la nature humaine, et pour creuser dans cette poésie-là et dans cette étude, il n’avait pas besoin de l’émotion de ces voyages qui furent peut-être nécessaires au génie du poète de la Lusiade et du chantre de Childe Harold. Milton, aveugle et pauvre comme Corneille, moins heureux par ses filles, qui furent mauvaises, paraît-il, comme nous venons de le dire au chapitre précédent, que Corneille par ses enfants, vécut la dernière partie de sa vie entre l’orgue dont il jouait et la Bible qu’on lui lisait. Mais cet Illuminé intérieur, ce Visionnaire du Paradis perdu, avait voyagé dans sa jeunesse, et il avait remporté dans ses souvenirs le ciel et le soleil de l’Italie pour en éclairer sa cécité et ses vers… Corneille n’avait besoin d’aucun soleil pour être le poète qu’il a été. Son soleil, c’était le cœur de l’homme. Il ne relevait point de l’espace, mais du temps. Les six pieds de terre qui suffisent à la mort suffirent à sa vie, et il fut aussi grand dans ces six pieds de terre que s’il avait traîné son génie, pour le développer, partout l’univers ! On comprend après cela, n’est-ce pas ? qu’il n’y ait pas grand-chose à raconter en événements comme la biographie les recueille, dans cette vie dont presque tous les faits sont intellectuels, hormis les tapages de la gloire. Excepté le nom de cette marquise, dont il n’y a jamais que le titre singulier dans les œuvres de Corneille et qui n’était autre, à ce qu’il paraît, qu’une actrice, mademoiselle du Parc, je ne vois rien de bien nouveau dans la biographie de M. Levallois ; car pour les détails de ce triste amour du grand Corneille vieillissant et dédaigné pour le jeune Racine, beau alors comme le jour à son aurore et qui s’élançait dans la gloire, nous pourrions en suivre la trace dans les œuvres même de Corneille, à la piste de ses plus beaux vers.
Dernier épisode de cette vie austère et toute à la gloire, et qui, sans ce malheur cruel qui l’a fait touchante, n’aurait été que majestueuse, — de cette majesté un peu monotone, il est vrai, des grandes destinées et des grands horizons, et que l’on pourrait appeler la tristesse de la grandeur et de la beauté !
IV §
Mais voici l’accident qui empêche cette grandeur d’accabler nos âmes : c’est cet amour infortuné du grand Corneille. Je ne sache rien de plus touchant… On croit que l’armure impénétrable d’Achille, c’est la gloire, et pas du tout. Surprise amère ! elle est faussée, cette armure divine, à l’endroit du cœur. Réfléchissez-y avec moi ! Que le Corneille des jeunes années eût aimé Marie Courant, comme Byron aima Marie Chaworth, et ne fût pas plus heureux que Byron, car Marie Courant épousa un je ne sais qui, comme Marie Chaworth, c’est un malheur que la jeunesse — cette belle Hercule de la jeunesse, qui porterait le ciel sur ses épaules, s’il y tombait ! — peut facilement supporter ; mais aimer quand la vieillesse est venue, quand le cœur, selon la loi vulgaire applicable aux créatures humaines, devrait être froidi et se sent jeune encore, par le fait de la loi d’exception qui s’applique aux créatures supérieures, c’est, à coup sûr, le malheur suprême, et Corneille, le sévère, le majestueux, le Romain Corneille, l’a connu !
Attendrissement inattendu qui vous prend en regardant cette figure d’une si mâle expression de génie qu’il semble qu’on ne l’a jamais vue jeune, quoi qu’elle l’ait été… et quand le grand Corneille est toujours, plus ou moins, le bonhomme Corneille ! — (Comme La Fontaine, qui s’appelle aussi le bonhomme, mais pour d’autres raisons que Corneille ; La Fontaine, lui, toujours heureux, le croira-t-on ? dans ses amours.) — Corneille, le bonhomme de grand homme, qui avait aimé cette Marie Millet dont il avait fait sa Mélite, qui avait aimé Marie Courant et probablement mademoiselle de Lamperière, — qu’il épousa comme Byron épousa miss Milbanck, tous deux, ces téméraires poètes, donnant, comme dit Bacon, cet otage à la fortune, que la fortune, cette affreuse Communarde, égorge presque toujours ! — Corneille, réfugié et monté dans la gloire et qui semblait inaccessible et invulnérable, reçut en plein cœur ce coup d’une pâle amour dédaignée et il n’en put guérir… Il avait cependant en lui de vigoureux dictames. Lui, l’homme des héros et d’un Idéal trop haut pour n’être pas étroit, l’homme à qui on a reproché de pousser la nature humaine jusqu’à l’abstraction, à la plus impossible des abstractions, sentit sur le tard de sa vie combien cette malheureuse nature humaine est concrète. Il souffrit… Et quoique l’amour des vieillards soit comique dans les comédies et dans la vie, dont elles sont l’imagé, le sien se marqua du tragique de son génie et de sa fierté. Il le prouva, à vingt places de ses œuvres, dans des vers que M. Levallois a cités. Il le prouva jusque dans Sartorius. Que dis-je ? Sartorius, c’est Corneille lui-même, Corneille amoureux ! Je sais bien qu’il reprit son cœur aux pieds sous lesquels il l’avait mis, mais en le reprenant, il emporta sa blessure, — la blessure dernière qui ne se ferme plus que quand le cercueil se ferme sur nous.
Cette calotte noire de Corneille qui couvre tout dans son siècle, a dit Chateaubriand, couvrit encore cela !
On n’ose pas dire : « Pauvre Corneille ! » du grand Corneille. La pitié prend peur. Mais rien de plus navrant que cet amour insensé d’une âme sublime. Et rien n’y fit ! Ni son génie romain, ni son génie gaulois ; car il avait les deux génies. Il était héroïque et stoïque, cet étonnant Corneille, et il était narquois et rieur. Père de la tragédie et père aussi de la comédie, il a fait Racine et il a fait Molière, — Molière, que la terrible observation de son esprit et la profondeur de sa plaisanterie ne garantirent pas non plus des égarements de son cœur.
V §
C’est ce dernier Corneille — le Corneille de la comédie — sur lequel M. Jules Levallois a montré le plus d’inconnu. Il nous a parlé longtemps du poète comique dans Corneille : de la comédie de la Suivante, jolie comme son sujet ; du Menteur, dont il n’était pas besoin de nous parler (car il tient toujours la scène comme Molière, avec des touches que n’a pas Molière, et cependant Molière a écrit le rôle de don Louis — dans Don Juan — qui est un rôle cornélien !) ; mais surtout il nous a parlé avec juste raison de cette perle, dissoute dans l’oubli : la Suite du Menteur, d’une conception si naturellement ingénieuse et de situations si profondes. Seulement, c’est toujours là de l’inconnu tiré des Œuvres. En d’autres termes plus précis, c’est encore là bien moins de l’inconnu que de l’oublié… L’oubli qu’on a fait de la moitié du grand Corneille est égal à la gloire de l’autre moitié.
Le mérite du livre de M. Levallois n’est point de ressusciter un phénix tiré d’un autre phénix qui a brillé et qui brille encore aux yeux des hommes, mais de nous ramener au vieux Corneille, à ce phénix dont la jalousie de Voltaire avait coupé les ailes, et de nous en faire admirer les beautés depuis longtemps inaperçues. Le livre de M. Levallois est un véritable Cours de Littérature sur Corneille. La Harpe, qui ne quitta la livrée de Voltaire que pour prendre celle de Jésus-Christ, avait sifflé comme Voltaire, cet éleveur de perroquets, lui avait appris à siffler ainsi qu’à tout son siècle. Le xviiie siècle avait fait comme La Harpe. Les esprits médiocres et ignorants qui sont de tous les siècles et qui ne lisent que quand tout le monde lit, le servum pecus des âmes basses et des sots qui est le public, avaient pris pour Évangile littéraire le Commentaire de Voltaire et s’étaient taillé un petit Corneille de rhétorique dans le grand. Après le livre biographique et critique de M. Levallois, ce ne sera plus possible. Il faudra tout lire de Corneille. Il faudra mesurer l’envergure de ces ailes immenses. Le Normand a rendu ce service au plus grand des Normands, et c’est un Normand qui l’en remercie·
M. Théodore de Banville §
Poésies complètes.
I §
C’est se sculpter en marbre que de faire de ses œuvres une édition définitive. Cela vaut buste. C’est dire à la Critique, qui est quelquefois un serpent : « Mords, si tu veux ; entame, si tu peux ; je ne bougerai plus ! » M. Théodore de Banville a eu, du reste, cette bravoure-là à bon marché. Il connaît son marbre. Le monde aussi. Tout le monde, en effet, sait la place que l’auteur des Cariatides et des Stalactites occupe dans la poésie française, et cette place, même ceux qui ne vibrent pas en accord parfait avec sa poésie ne la lui contestent pas. Quelle que soit la manière dont elle doive le juger un jour, l’Histoire littéraire la lui conservera. Pour ceux qui viendront après nous comme pour nous, M. Théodore de Banville aura fait partie de cette brillante Heptarchie de poètes qui ont régné sur la France vers le milieu de ce siècle et dont on ne voit point les successeurs… Lui seul des sept — les sept chefs devant Thèbes, mais Thèbes écroulée, car maintenant la Poésie n’est plus ! — reste immuablement et fièrement poète. Les uns sont morts, et c’est ce qu’ils ont fait de mieux ! Les autres ont déshonoré la Poésie dans les viletés de la politique ou l’ont ridiculisée en devenant académiciens. M. Théodore de Banville n’a voulu qu’être poète et rien que poète. C’est du marbre aussi, cela ! Arrivé à cet âge de la vie qui n’est, certes ! pas la baisse du talent, mais sa hausse plutôt, car cet âge apporte au talent un sentiment qui s’y ajoute et l’achève en lui donnant ce coup de pouce du Temps qui fait tourner mieux l’éclatant relief par l’ombre d’une mélancolie, M. Théodore de Banville, à l’édition définitive, n’a de définitif que cette édition, mais, comme poète, il n’en est pas au dernier mot, au mot définitif, au mot de la fin. Quand il a fait cette édition définitive, il a cru faire évidemment son paquet pour l’immortalité, mais ce n’est, pour M. de Banville, que son premier paquet. Il a (heureusement !), pour ce pays-là, d’autres colis encore à faire partir.
Et je le dis avec d’autant plus d’assurance que j’ai le premier volume sous les yeux. Il contient des poésies publiées il y a un certain nombre d’années, mais on y trouve, à une date plus récente, d’autres poésies sur lesquelles la Critique, accoutumée à l’inspiration de M. de Banville, n’avait pas le droit de compter. L’inspiration du poète qui était allé des Cariatides aux Odes funambulesques, et s’était risqué avec tant de hardiesse sur ce dangereux trapèze lyrique, cette inspiration était bien connue. Elle avait trente ans de rayonnement. On n’imaginait pas qu’elle pût jamais changer dans le poète, et pourtant ce rare phénomène s’est accompli ! En général, les poètes, et même les plus grands, restent asservis à l’inspiration qui fit leur gloire et continuent de vivre soumis au despotisme d’une manière, pratiquée longtemps. Eh bien, M. de Banville a fait exception à cette règle, fatale au génie, et qui a trop souvent frappé de monotonie sa grandeur ! L’auteur des Cariatides a rejeté son entablement. Il a été un autre que lui-même à un âge où l’on n’est plus que soi. On le croyait enraciné dans sa manière ; il lui a poussé d’autres racines. Il n’a pas modifié son inspiration, il l’a changée. Il s’est ouvert en lui une source d’inspiration nouvelle. L’aurait-on prévu jamais ? l’homme des Idylles prussiennes est sorti de l’homme des Odes funambulesques ! Ce corps souple — ce trop de corps ! — a trouvé cette âme. Ces Idylles prussiennes, sur lesquelles je veux particulièrement insister, ne sont pas seulement les plus belles poésies du volume, mais elles portent avec elles un caractère de nouveauté si peu attendu et si étonnant, qu’en vérité on peut tout croire de la puissance d’un poète qui, après trente ans de vie poétique de la plus stricte unité, apparaît poète tout à coup dans un tout autre ordre de sentiments et d’idées, — et poète, certainement, comme, jusque-là, il ne l’avait jamais été !
II §
Ce n’est pas là un rajeunissement. Non ! C’est une seconde vie… Nul épuisement n’était dans la première. Le phénix ne s’était pas brûlé sur le bûcher allumé par lui. Il ne renaissait pas de ses cendres. Ici, il n’y a pas de cendres, mais, à coup sûr, il y a phénix· Il y a une voix éclose dans une autre voix. Il y a une Muse qui ne descend pas du ciel, celle-là, mais qui sort du sang de la France et vient mettre sa pâle, main divine et blessée sur l’épaule rose divine d’une autre Muse invulnérable. La Muse de M. de Banville, avant d’être deux, n’était qu’une, et c’était la plus lyrique, la plus fastueuse, la plus osée des fantaisies ! Elle était la Fantaisie, passionnée, gracieuse, amoureuse, voluptueuse, langoureuse, et quelquefois montant sur les ailes de toutes les couleurs de l’Hippogriffe, montant jusqu’au grandiose, — mais ce n’en était pas moins toujours, toujours, la Fantaisie. M. Théodore de Banville, dont les Cariatides sont, je crois, de 1841, est un des premiers romantiques en date, mais aussi en intensité. C’est un romantique, et qui n’a jamais (sa seule manière d’être Vestale !) éteint en lui le feu sacré. C’est un romantique, lyrique comme pas un. Élégiaque aussi, mais moins élégiaque que lyrique, et quoique élégiaque, à ses heures, comme les romantiques, qui ont tous, plus ou moins, chanté la romance du Saule avant de mourir, ayant, lui, une qualité d’esprit rare chez les romantiques, et que les romantiques qui ne l’avaient pas se permettaient de mépriser… Bien entendu, puisqu’ils ne l’avaient pas, M. Théodore de Banville a, de nature, l’imagination joyeuse. Il a un diamant de gaieté qui rit et lutine de ses feux, et cela le met à part dans l’Heptarchie romantique. Cela le met à part de Lamartine, ce Virgile chrétien plus grand que Virgile, et que Racine, s’il revenait au monde, adorerait à genoux ! Cela le met à part d’Alfred de Vigny, poète anglais en langue française, qui avait la beauté anglaise, l’originalité anglaise, la pureté et même la pruderie anglaises ; qui, comme les grands Anglais, ne relevait que de la Bible et de lui-même, et qui avait le dédain anglais pour cette société démocratique qu’est devenue l’ancienne société française. Cela le met à, part de Gautier, gai à peu près comme un émail ou comme un camée… Cela met enfin, son individualité dans sa race, et cela suffit pour le faire tout autre que Victor Hugo et Alfred de Musset avec lesquels il a pourtant des parentés si étroites et si évidentes. Jetez, en effet, dans un mortier, Alfred de Musset et Victor Hugo, broyez et mêlez, et vous aurez une combinaison, une composition poétique qui pourrait bien s’appeler Théodore de Banville. Seulement, cette composition brillera d’une étincelle divine qui n’est pas dans ses éléments constitutifs, — qui n’est ni dans Musset, ni dans Hugo, — et c’est la gaieté, la gaieté dans le lyrisme, le lyrisme qui semble l’exclure ! Hugo, c’est l’emphase et c’est l’antithèse, — ce qui n’est pas très gai, — et de Musset, c’est la passion et c’est la finesse, qui ne fait pas rire, mais qui fait sourire, comme faisait sourire Marivaux et la délicieuse mademoiselle Mars, née pour ajouter à ce sourire ! M. de Banville a l’emphase comme son père, Hugo, mais il sait l’égayer. Il a l’emphase gaie, et sa gaieté n’est pas celle non plus de son oncle, Alfred de Musset ; ce n’est pas la gaieté de l’auteur d’Un spectacle dans un fauteuil, qui vient d’une observation sociale très raffinée. La sienne vient de l’imagination pure. Elle n’est pas française ; elle est italienne. Elle est cette gaieté italienne qui est simplement parce qu’elle est, et dont madame de Staël a si bien parlé, elle qui ne l’avait point et qui l’aimait comme on aime ce que l’on n’a pas ! C’est une gaieté à la Watteau, une gaieté qui rit pour rire et pour le seul bonheur que cela fait… La gaieté de M. de Banville rit sans malice. Elle se soucie bien de la réalité ! Elle rit avec des dents d’opale qui n’ont jamais rien coupé ni rien mordu. Le poète lyrique exceptionnel qu’il est rit dans le bleu comme il y gambade ; car il y gambade ! mais j’aime mieux l’y voir rire que de l’y voir gambader.
III §
Je viens, en effet, de les retrouver ici même, ces gambades, appelées un jour : Odes funambulesques ; je viens de les retrouver dans cette édition définitive, et malgré la préface très spirituelle dans laquelle l’auteur traduit à sa manière et à son profit les critiques qu’on en a faites autrefois, j’en pense, pour ma part, identiquement ce que j’en pensais à, l’époque où Malassis, séduit — comme dit M. de Banville — par le paroxisme de la chose, les publia dans une édition bigarrée comme la jaquette d’un saltimbanque et digne de ces arabesques de Rythme et de Rime d’un lyrisme si enivré qu’il en semblait fou6. Le temps, sur ce point, n’a pas modifié ma pensée. Les Odes funambulesques ne sont plus dans la sphère de ce lyrisme joyeux qui nous a donné, par exemple, dans Les Occidentales, nombre de poésies belles ou charmantes, interdites, par l’accent qu’elles ont, à tout autre qu’à M. Théodore de Banville, dont cet accent constitue la très précieuse originalité. Les Odes funambulesques ont un tout autre caractère. Ce n’est plus là du lyrisme gai, qu’il me permette de le lui dire : c’est du lyrisme dépravé… Sans doute, il faut beaucoup de talent pour dépraver son talent dans cette proportion et faire à beaucoup d’esprits illusion encore ; on n’abuse jamais de la puissance que quand on en a, et bien souvent elle se mesure à l’abus qu’on en fait. Le poète qui a métamorphosé ses nobles Cariatides en clowns femelles dansant le cancan sur la corde lâche ou roide ou le fil d’archal de son vers, doit, il est vrai, avoir une redoutable force de versifaiseur pour lancer ses strophes à la hauteur où elles bondissent, mais préférer ces pirouettes de mots et de Rythme et ces enlèvements de ballon au vol cadencé et plein d’une Poésie qui doit toujours emporter du sentiment ou de la pensée sur ses ailes, c’est tuer en soi le poète par le jongleur. Le bleu, ici, ce n’est plus le bleu de l’idéal ou du rêve, c’est le bleu du vide, et le poète des Cariatides l’a dit mieux que moi :
Pourquoi chercher ailleurs l’azur du pays bleu ?Nous l’avons dans notre âme !
Or, c’est oublier qu’on a cette âme, quand on se livre avec tant de frénésie au matérialisme de cette poésie toute de forme, désossée tant elle est assouplie, déhanchée et dévergondée comme la danse que j’ai nommée plus haut, et cela étonne d’autant plus dans M. Théodore de Banville, que ce romantique descendu de Ronsard et si souvent païen dans sa poésie :
… Et ma strophe de marbreSait encor rajeunir la grande Antiquité !
est un spiritualiste chrétien dans ses principes et dans sa vie. Cependant, il faut le reconnaître, tout n’est pas exclusivement gambade en ces Odes funambulesques, cette orgie de mots et d’images. Ce qui revient toujours, c’est le tempérament, et le tempérament du lyrique joyeux revient ici grandir, à plus d’une place, les plaisanteries, les parodies, les calembours et les calembredaines, — car M. de Banville descend jusque-là, — et les relève par l’expression d’une verve poétique toujours palpitante et vibrante. Il y a, dans ces Odes funambulesques, telles pièces qui nous font pressentir Les Occidentales, ces Occidentales que l’auteur des Orientales n’aurait, certes ! pas pu écrire, où le poète funambule, qui s’était grisé d’air sur la corde de son vers, reprend son aplomb de Cariatide et ce tempérament gaiement lyrique dans lequel l’esprit d’Aristophane et de Rabelais se joue de Pindare, et où le très étrange et très charmant poète bouffe que voici exécute des ponts-neufs et des pots-pourris sur une harpe aux cordes d’or. Là surtout (dans Les Occidentales) pleuvent de ces petits chefs-d’œuvre particuliers au génie de M. de Banville, dont l’ironie, délicieusement comique, est toujours doublée ou triplée par le grandiose de l’expression. On n’en peut indiquer que quelques-uns : La Pauvreté de M. de Rothschild, Soyons carrés ! Le Thiers-parti, Chez Monseigneur, Le Petit crevé, Le Roy s’amuse, Le Budget, le Delirium tremens, etc., toutes satires dans lesquelles Juvénal-Pierrot soufflette de sa grande manche et Boileau-Arlequin fouaille de sa batte éblouissante les sottises, les vices et les ridicules du temps, — et, malheureusement, sans leur faire le moindre mal.
IV §
Mais Arlequin et Pierrot, ces deux types adorés de M. de Banville, qui les unit dans sa personne poétique, Arlequin et Pierrot, ces deux innocents, doux et étincelants gouailleurs, vont disparaître de ce volume, et nous arrivons enfin au magnifique et poignant avatar du poète, nous arrivons à ces Idylles prussiennes que j’ai annoncées dès le commencement de ce chapitre, et qui ont fait tout à coup surgir du Banville connu un Banville qu’on ne connaissait pas. Le poète des Funambulesques écrivait prophétiquement à la date de 1857 (il était et nous étions alors dans le bleu) : « Sommes-nous sûrs que les chevaux indomptés ne viendront plus jamais mordre l’écorce de nos jeunes arbres ? Eh bien, le jour où cette fatalité planerait sur nous, le jour où se lèvera, haletant, courroucé et terrible, le chanteur d’Odes qui sera le Tyrtée de la France ou son fougueux Théodore Kerner, s’il cherche la langue de l’Iambe armé de clous dans Le Ménage parisien, ou dans L’Honneur et l’Argent, il ne le trouvera pas… »
Eh, parbleu ! on le savait bien. Mais, à cette époque-là, aurait-on mieux cru le trouver dans l’auteur des Odes funambulesques ?… Et cependant, il y était. Il était en puissance dans le souffleur de ces bulles de savon maintenant crevées ! L’auteur des Funambulesques s’amusait alors à la bagatelle, comme toute la France, et cependant, quelques années plus tard, il devait être non pas son Tyrtée, hélas ! à la France, — car Tyrtée conduisait les Lacédémoniens à la victoire, — mais son Kerner aussi, son Kerner qui rappellerait à la Prusse victorieuse la Prusse vaincue, et pour qu’il fût dit que les deux pays, analogie singulière ! auraient également leurs deux Théodore.
Tel l’honneur de ce livre, et telle la meilleure gloire du poète qui l’a écrit et dont le lyrisme, autrefois éclatant et gai, et la plaisanterie couronnée d’étoiles, avaient reçu ce coup de foudre qui leur avait courbé la tête comme à des saules pleureurs, sur les rivières du sang de la France qui coulait. Ces poésies, ces noires poésies de circonstance, appelées des Idylles par le poète avec une atroce ironie, écrites, comme il le rappelle : « au jour le jour du siège, quand les obus prussiens éventraient nos maisons »
, sont moins des hymnes qui entraînent en avant que des élégies désespérées, poinçonnant dans le cœur qu’elles déchirent des impressions qui ne doivent plus jamais s’en effacer… Memoranda terribles (seront-ils féconds ?), et pour nous, les écrasés, et pour ceux qui nous écrasèrent ! Oui ! c’est de la poésie d’écrasés, que ces Idylles mœlibéennes qui rendent un si effroyable hommage de reconnaissance au Dieu qui nous fit ces loisirs. L’accent du poète, de celui qui fut le doux, le bon, le gai et le pompeux Banville, y est-il assez violent et assez sombre ? Est-il d’une cruauté assez implacable ? La vue du sang versé lui a tourné le sien. Quelle profondeur tout à coup dans cet Éclatant ! Quelle férocité dans cet Archiloque de la guerre, qui ne mord pas seulement le pied de l’homme qui l’a abattu, mais qui mord même le sabot de son cheval !… Écoutez
Il est bien las, le vieux cheval !Après les fêtes sans pareillesDe son féroce carnaval,Il a du sang jusqu’aux oreilles.
À présent que ses durs sabotsOnt piétiné dans la tuerieEt qu’il s’est soûlé de tombeauxIl lui faudrait son écurie.
Il regarde les vastes cieux,Extasié comme un bon moine,Et lourd, immobile, anxieux,Il soupire après son avoine.
Il rêve au gazon vert du parcOù le flot argenté ruisselle ;Mais son vieux cavalier BismarckSur son dos se remet en selle.
Pâle, dans le flanc du coursierQue serrent ses genoux, il entreSon cruel éperon d’acier ;Il lui laboure son vieux ventre.
L’écuyer, roide et sans défaut,Qui dans les entrailles lui planteCe fer, dit : « Crève s’il le faut,Mais poursuivons l’œuvre sanglante.
« Pour que nos vieux cœurs allemands·Se repaissent de funérailles,Viens fouler sous tes pieds fumantsDes cervelles et des entrailles.
« Écume et déchire ton mors !Mais toujours, comme nous le sommes,Soyons des faiseurs de corps morts :Crève, mais foule aux pieds des hommes ! »
Est-ce assez beau, assez amer, assez brutal, assez morsure, assez haineux ?… L’expression ravale et insulte, mais les sentiments, quand ils ont cette intensité, grandissent tout ce qu’ils touchent, à plus forte raison tout ce qu’ils frappent ! Le Bismarck évoqué par le poète a, sur ce cheval rossé par la guerre, la taille historique d’Attila, et on pense à la fière parole que le Hun dévastateur disait du sien : « L’herbe est courte où mon cheval a passé ! » Et c’est si appréhendant et si maîtrisant pour notre âme, de pareils vers, qu’on ne s’aperçoit pas même des incorrections du poète ; car il y en a ici : on ne se soûle pas avec des tombeaux ! Mais qu’est-ce qu’une éraflure sur un muscle d’Hercule ?… Cette première idylle, qui ouvre les Idylles prussiennes, donne le la terrible de toutes les autres. En ces Idylles qui cachent des élégies, mais des élégies qui pleurent du sang, comme Le Jour des Morts, Les Femmes violées, Les Allemands, Le Jeune Prussien (je ne puis pas tout citer) ; dans ces Idylles où se rencontrent quelques notes simplement touchantes et tendres, ce qui vibre avec le plus de profondeur, c’est la haine, — la haine du Prussien, — et même encore plus (du moins dans ma sensation, à moi !) que l’amour de la France. La haine belle à force de hideur, comme la Gorgone ; la haine, qui attend son moment, repliée, concentrée, se dévorant en attendant qu’elle dévore ; une haine infinie, éternelle, aux yeux de tigre altéré, brûlants, toujours ouverts, voilà le doux Banville en ses Idylles, et ses Amaryllis charmantes. La haine… « Je l’aime, — disait Byron d’un homme. — Je l’aime. Il savait bien haïr ! »
Les Idylles prussiennes attestent une haine que Byron eût aimée, car elle a une profondeur qui suffit, sans qu’il soit besoin d’autre chose, pour faire des vers sublimes. Des vers assez sublimes comme ça !
Et M. de Banville les a faits. Encore une fois, je ne puis citer et j’en suis désolé ; car il faudrait citer tout. En effet, toutes les pièces de ce recueil d’Idylles sont superbes, et d’un pathétique d’autant plus grand que le désespoir y est plus fort que l’espérance ; qu’il y a bien ici, à quelques rares moments, des volontés, des redressements et des enragements d’espérance, mais tout cela a l’air de s’étouffer dans le cœur et la voix du poète, et on épouse sa sensation… Les hommes sont si faibles et ont tant besoin d’espérer, que c’est peut-être ce qui a fait un tort relatif aux Idylles prussiennes de M. Théodore de Banville.
Le fait est que ces poésies, d’une si mâle inspiration, ont moins résonné dans les oreilles de tout le monde que les poésies de M. Déroulède, par exemple. Le vieil artiste, l’artiste consommé, et dans un jet de talent le plus puissant que ce talent ait jusqu’alors poussé, a eu pour préféré aux yeux du public un jeune homme qui a fait des vers avec son cœur, tandis qu’il en faut faire avec son cœur, avec sa tête, avec tout ce qui fait qu’on est cette Complexité admirable et mystérieuse qu’on appelle un grand poète ! M. Théodore de Banville est cette Complexité. Il n’est pas le Saint-Genest de la poésie patriotique ; il est davantage. Mais c’est toujours la même histoire ! L’art, le talent, la poésie surtout, cette Isis voilée au vulgaire, sont incompréhensibles à qui n’a ni art, ni talent, ni poésie, et c’est le gros du monde, cela ! Je suis parfaitement sûr que M. Théodore de Banville n’a pas besoin d’être consolé… d’un silence que je voudrais rompre pour lui avec éclat. En lisant ses Idylles prussiennes, j’ai complété la haute idée que j’avais de son talent poétique. Il était pour moi tête de colonne parmi les Flamboyants. Le voici, à présent, tête de colonne parmi les Profonds.
Laurent Pichat §
Les Réveils.
I §
Ce livre des Réveils en est un pour moi. Moi aussi, il m’a réveillé ! Je ne dormais pas sur les livres de Laurent Pichat, qui a, paraît-il, écrit beaucoup de vers, mais je dormais à côté… Je ne les lisais pas, indifférent, presque incrédule, sachant vaguement, il est vrai, que Laurent Pichat, depuis de longues années, voulait être un poète, mais elle est si rare, la poésie, que je ne crois à elle que forcé dans mes gardes et qu’à la dernière extrémité ! Je savais, d’ailleurs, que Laurent Pichat était un démocrate, une manière d’homme politique… Démocratie et politique ! Quand un poète tombe là-dedans, c’est la culbute de Phaéton, non pas dans l’Éridan, mais dans la dernière et la plus malpropre des poêles à, frire… et presque toujours il y est frit. Seulement, tout le monde n’est pas fils du Soleil… Je doutais donc de la valeur poétique de Laurent Pichat, et j’en doutais sans nulle anxiété.
Une seule chose m’attirait vers l’auteur futur des Réveils. Malgré les frères et amis, qui ne le vantent pas, malgré une fortune qu’on dit considérable, — une fortune à payer des condottieri, s’il en voulait, — et la bassesse des journaux toujours prêts à la réclame, Laurent Pichat avait la distinction d’être obscur, et pour moi, qui aime les distinctions et qui l’avoue sous ce régime d’égalité républicaine, celle que j’aime le plus, par ce temps de gloires insultantes, c’est l’obscurité ! Jusqu’ici, donc, relativement obscur, son livre des Réveils lui aura-t-il été, pour la foule comme pour moi, un réveil et une aurore ? — une aurore qui, par exemple, se sera levée un peu tard.
II §
Un peu tard, en effet ; car il ne s’agit de rien moins que de l’aurore du monde ! Le poète des Réveils, qui n’avait plus précisément la jeunesse de l’alouette du matin, nous l’annonce, à nous autres, gens du couchant. Et le titre de son livre manque même de netteté et ne dit pas bien sa pensée : car des Réveils supposent qu’on n’a pas toujours dormi, et l’idée qui plane sur les poésies de Pichat, c’est qu’Épiménide de six mille ans le monde a dormi depuis sa naissance, et qu’il s’éveille enfin au xixe siècle !! Idée chimérique et fausse, et risible même, qui n’est pas, elle, éveillée, comme le monde selon Pichat, de ce matin, puisqu’elle traîne partout dans tous les livres modernes, où, fat pour le compte de son temps, Pichat l’a ramassée. Les poètes sont capables de tout ! — Le croiriez-vous ? C’est dans cette vieille loque philosophique que Laurent Pichat a enveloppé sa poésie. Il l’a roulée dans ce haillon… Fanatique de démocratie, fanatique d’orgueil de lui-même, sous prétexte de respect et d’admiration pour la grandeur des facultés humaines que tous les philosophes prennent pour la grandeur de leur personne, Laurent Pichat n’a pas craint de mettre la poésie de son âme dans ce qui aurait dû la tuer, et il a osé dire à l’Imagination que le temps est venu de se taire devant la raison triomphante ! Il faut donc commencer par l’affirmer hardiment : son livre des Réveils est, d’inspiration générale, le livre le plus sèchement philosophique, le plus antipoétique que je connaisse. Quand on l’a lu, quand on l’a fermé, quand on est loin et qu’on ne s’en rappelle que l’idée première, on le méprise, si on n’a que l’esprit droit, mais on le hait, si on a l’âme ardente ; car si les choses étaient ce que Pichat, cet Aruspice de l’avenir, dit qu’elles sont maintenant ou qu’elles vont être, toute poésie en mourrait du coup, et Pichat, cessant d’être poète, ne serait plus que le plus vulgaire des rêveurs.
Et nous connaissons son rêve ! C’est le rêve, plat et borné, qui traduit exactement l’état actuel de la cervelle humaine. Ce n’est pas même un rêve : c’est la réalité de ces temps misérablement avilis ; c’est le rationalisme de la bête ratiocinante, et qui, toutes ses autres facultés éteintes, ne veut plus que ratiociner. C’est l’athéisme de cette époque athée, l’athéisme heureux et fier comme un parvenu, faisant bedaine dans un Prudhomme cubique de Suffrage universel ! C’est la foi niaise à une science qui n’est pas encore, mais qui se fait, — le têtard de la sublime grenouille future, — foi badaude de bedeau scientifique, plus crédule, à lui seul, que tous nos bedeaux catholiques, à nous ! C’est enfin la religion de l’homme-Dieu moderne, qui n’est plus Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Laurent Pichat et tous les Pichat de la terre ; car, dans ce système, tout homme est égal à Pichat comme X est égale à X. Tel est le rêve de ce poète chez qui l’imbécile Démocratie a tout dévoré… excepté, pourtant, une petite fleur de Poésie qui a résisté à sa dent par la raison qu’elle est immortelle, et qui a fleuri moqueusement jusque sous les mandibules de cet âne affamé qui veut tout broyer dans ses lourdes mâchoires. Et c’est cette petite fleur que j’ai aperçue au milieu du pré brouté par la démocratie, — que Pichat croit, lui ! être le champ de l’avenir, — c’est cette petite fleur, retrouvée là, qui m’a empêché de jeter sous mes pieds avec mépris ce livre où un regain de poésie vivace, inarrachable du cœur d’un homme, domine encore, domine toujours tous les prosaïsmes glorifiés de ce siècle dégénéré ! Et tel est aussi le mérite — le seul mérite — du livre de Pichat, poète malgré lui, poète incorrigible, poète démocratique… c’est-à-dire un aristocrate qui a dérogé. Certainement, il n’y a pas partout de la poésie, en ces Réveils, mais enfin il y en a assez pour faire mesurer ce qu’il y en aurait si l’auteur s’était abandonné à sa nature, et n’avait pas versé dans des idées et des doctrines qui rongent et diminuent les poètes, mais qui ne sont pas de force à complètement les supprimer ! Le livre de Laurent Pichat est une preuve de plus de cette vérité, qu’il faut être infatigable à mettre en lumière : que rien, dans les dernières erreurs qui se sont abattues et se sont accroupies sur le monde, n’est assez puissant pour venir à bout de la faculté poétique, — la seule peut-être de nos facultés qui soit immortelle, car elle fleurit encore, comme ici, revanche superbe de l’imagination des hommes ! sur les débris de leur raison.
III §
Et c’est là un bonheur aussi pour cette Raison en ruines et quelquefois déshonorée, que la Poésie ait la vie plus dure qu’elle et subsiste quand la Raison n’est plus. Oui ! quand elle n’est plus, cette noble Raison, dans sa vérité incommutable, qu’une victime égorgée et souillée par les passions et par les sophismes, c’est un bonheur pour elle que la Poésie s’accroche à ce qui en reste et la pare de ce qu’elle a, elle ! de pur, d’idéal et d’immortel. Tenez ! qui lirait, à cette heure, le poète des Réveils, s’il n’y avait que ses idées dans ses vers et si la forme qu’il leur donne ne les faisait pas souvent oublier ?… Dans un des plus longs poèmes du recueil de Laurent Pichat, intitulé : Saint-Marc (le Saint-Marc de Venise), où se trouve, plus que partout ailleurs, cette idée qui, au fond, est la seule du livre : c’est que le monde entier, l’Antiquité, le Christianisme, le Moyen Age, toutes les religions, toute l’Histoire enfin, jusqu’à ce moment, ne sont plus qu’une pincée de poussière, un songe évanoui, évaporé, perdu, et qu’il n’en subsiste ni un sentiment, ni une croyance, ni une vérité, tandis que le xixe siècle seul est la vie ! qui ne sentirait, de prime saut, l’absurdité et le sacrilège de tout cela, si la Poésie ne jetait pas son voile brillant sur le sacrilège et l’absurdité ?… La Poésie, je le sais bien, en est profanée. Elle ne touche pas impunément, si divine qu’elle soit, aux erreurs ou aux ignominies de la pensée humaine. Mais elle n’en est pas moins la Poésie ; elle n’en est pas moins la forme irrésistible ; elle n’en est pas moins, comme ces femmes belles qui le sont encore dans la passion, le vice et le crime, toute-puissante toujours ! Assurément, la poésie de Laurent Pichat n’a pas cette beauté souveraine, mais elle en a souvent trop encore pour les idées qu’elle exprime, et que, sans elle, on ne pourrait pas supporter.
Ces insupportables idées de l’auteur des Réveils, d’autres poètes que lui, du reste, les ont déjà exprimées, et, disons-le, avec une audace d’originalité très supérieure à la sienne. Dans ce livre-là, car ses autres livres me sont inconnus, il est bien, nonobstant, de la race des derniers venus de ce temps ; il doit être compté parmi ceux-là qui ont succédé à ce religieux et incomparable Lamartine, que, dans leur impiété, ils n’ont jamais égalé en génie. Qu’ils se le répètent, pour en écumer dans leur orgueil ! Dieu, qu’ils nient tous, ces athées, a encore pour lui de plus grands génies qu’eux. Laurent Pichat vient, parmi eux, de gagner sa place,· — mais, il faut en convenir, Baudelaire, la mâle Ackermann, et, plus près de nous, Jean Richepin, l’auteur de La Chanson des Gueux, — qui couvait son volume des Blasphèmes, — Richepin le toréador, qui prétend traiter Dieu comme le vil taureau auquel on passe une épée à travers le ventre, Richepin qui rirait bien de Pichat avec sa religion du progrès, qui n’est que du Christianisme déplacé, sont des blasphémateurs d’un autre poing montré au ciel et d’un autre calibre de passion impie que Pichat, l’égorgeur de songes, comme il s’appelle, et le pleureur sur les légendes religieuses auxquelles il a cru, et que, du fond de sa stérile et vide raison, il a l’air de regretter encore. Ironie charmante de la Providence à laquelle il ne veut pas croire, l’athéisme de Pichat est d’un talent qui se fonce tout à coup quand il traduit en vers, souvent très beaux, les croyances de sa jeunesse, et que l’accent exécré, l’accent catholique plus fort que lui, passe à travers la langue de sa poésie, — cet accent qu’il finit toujours par renier, quand il s’en est le mieux servi… Ce qui n’est pas reconnaissant !
IV §
Ainsi, vous le voyez ! Plus poète, plus vraiment poète quand il est involontairement le catholique du passé que quand il est l’athée de l’heure présente ; plus poète quand il remonte par la pensée dans ce monde qui a dormi (dit-il) que quand il est dans ce monde qui s’éveille, Laurent Pichat, au lieu d’appeler son livre : Les Réveils, aurait mieux fait de l’appeler : Les Regrets ; car ce qui vibre le plus dans ce livre et ce qui y prend irrésistiblement le cœur, c’est la vie vécue, c’est la puissance des souvenirs et leur mélancolie amère. Il n’y a pas (et heureusement !) dans ce volume que les idées impies d’un siècle qui a confisqué l’âme d’un homme, mais il y a aussi les sentiments personnels de cet homme, qui vaut mieux, sans nul doute, que les idées qui l’ont confisqué. Laurent Pichat, ce cygne des années lointaines qui s’est mis, comme un jeune coq, à chanter l’aurore qui se lève sur un monde nouveau le poulailler de la Démocratie, aurait, assurément, plus de grâce et de profondeur dans ses chants s’il chantait les heures crépusculaires, voisines de la nuit qui nous menace. Les rossignols sont les oiseaux des soirs. Certes ! ce n’est pas moi qui citerai ici pour les faire valoir les pièces du recueil de Pichat contre ce que nous aimons, nous, les croyants, et respectons encore. Le talent est dans beaucoup d’entre elles ; mais ce talent est notre ennemi : la Critique ne doit que la justice. Elle a fait son devoir, et on ne peut lui demander rien de plus, quand elle a signalé comme infiniment remarquables : Saint-Marc, déjà cité, Le Fils du Vicomte, où la satire et la comédie unissent leurs coups de fouet, Un beau mariage, — d’autant plus dangereuse, cette pièce, que, vraie en beaucoup de points et étincelante, mais d’inspiration basse, elle aura pour elle toutes les âmes basses hostiles à l’Église, — La Tête de mort, L’Exorcisme du ver, où l’on trouve ce vers baudelairien :
Et qui ne craint pas Dieu ne craint pas sa vermine !
Isaïe, Une tombe, Les Sesterces et les Roses, Tentation. Seulement, ce que je veux exclusivement vous faire entendre pour vous prouver que nous avons ici affaire à un poète, ce n’est pas l’expression réussie de la haine qui se croit victorieuse, mais c’est l’accent éternellement cruel et doux de la vie passée, qui, finie, crée immédiatement l’infini du souvenir dans nos cœurs. Écoutez ! C’est le commencement du volume, ce que le poète appelle La Clé rose :
À l’inspiration qui dort,La vie est lentement rendue.J’avais fermé le coffret d’orEt la clé rose était perdue.
Qui sait ce qu’encore il offraitDe richesse au poète avide ?Pauvre trésor, pauvre coffret !Restez clos ! — Si tout était vide
Comme la coupe de Thulé,Où tout ce que l’on aime et souffreDans une gorgée a coulé,Que la clé rose reste au gouffre !
Respectons le morne secret ;Toute illusion fond en prose.Qui sait ce qu’on découvriraitSi l’on retrouvait la clé rose ?………………………………………
Tous les pleurs du monde ont coulé.Qu’importe qu’un songe renaisse ?Pauvre clé rose, elle a rouléDans les torrents de ma jeunesse.……………………………………………………………………………………………………………………….
J’ai nourri le songe vainqueur ;J’ai brûlé des plus douces fièvresIl m’en reste un parfum au cœur,Il m’en reste du miel aux lèvres !
Quand, le soir, au ciel vous voyezTant de poussières argentées,Pensez-vous aux rayons noyésDans ces nébuleuses lactées ?
J’ai vu l’idéal azuré ;Mon aile a monté dans la nue :Me plaindrai-je ? Est-ce être ignoréQue d’être une étoile inconnue ?
Les points vous l’ont dit, je n’ai pu citer dans toute sa longueur cette adorable pièce, et d’autant plus que je veux faire une autre citation encore. Seulement, les âmes poétiques, presque aussi rares que les poètes, sur ces vers mélodieusement profonds, en auront certainement reconnu un.
À côté de ces vers, qui ne sont que charmants, ce que je veux citer est d’une inspiration plus âpre et plus fière… C’est Le Lac bleu, cette description si bonne à citer dans un temps de description puérilement microscopique et acharnée. Belle leçon pour les Parnassiens, et où les Lakistes trouvent aussi leur compte ! La pièce est d’un souffle immense, et je serai obligé de l’abréger, tout en regrettant ce que j’en ôte.
Le poète est monté au sommet d’une montagne. C’est là que lui apparaît
… au moment où, morne, à notre approche.La terre par en-haut finit,Une goutte de ciel, un beau lac d’une lieue.Lapis étincelant, comme une agrafe bleueDans sa monture de granit.
Et c’est alors qu’il se répand en vers superbes, coupe de pensées cerclées aussi dans la langue, l’image, le rythme et la rime :
Ce tableau fut pour moi d’une telle puissance.Terrible et glacial, ainsi qu’une innocence,Qu’un frisson de vertu me prit.La pureté saisit de sa glace rapideMon âme et répandit, pacifique et limpide.Un froid chaste sur mon esprit.
Lac vierge, en dominant la cime reculée,J’ai sondé du regard ton onde immaculée.Pas une herbe, pas un roseau,Rien n’a jamais ridé ton eau, rien ne la frise ;Rien ne la fait trembler, pas un souffle de briseEt pas un coup d’aile d’oiseau.
Des rapides isards l’ombre au loin se découpe ;Mais ils n’osent venir boire à ta froide coupe.L’aigle a peur, et s’en va chercherPlus bas l’eau des torrents vagabonde et sujette,Dont la rage distrait le touriste, et qui jetteL’écume au revers du rocher.
Tu n’as jamais porté la barque du poète,Ni bercé dans tes nuits sa tendresse inquiète ;L’amour ni la lune jamaisNe t’ont fait palpiter, ni te gonfler en vagues……………………………………………………
Impassible, tu n’as jamais connu la rame,Ni les amants mêlant dans un baiser leur âme,Les amants du monde vainqueurs.Dont les éternités tiennent dans des nacelles.Tu ne crois pas beaucoup aux ardeurs, même à cellesDe la jeunesse dans les cœurs.
Rien de nos puretés vaines et prétendues,Ô lac ! n’a profané tes graves étendues.Tu n’es pas le banal égoutDes sentiments humains se tordant sur tes grèves.Tu regardes avec pitié nos pauvres rêvesEt nos larmes avec dégoût.
Jamais, dans son manteau, pour éviter les rhumesUn lakiste, enivré de tempête et de brumes,Près de toi n’est venu s’asseoir,Et n’a, d’une élégie au crayon bien écrite,Effeuillé sa douleur comme une marguerite,En attendant le thé du soir.
Ni poète, ni fleur, ni rêve, ni verdure.Rien de ce qui vit peu ! Rien de ce qui peu dureRien de ce qui cherche les yeux !Tu vis, imperturbable, énigme solitaire,Sans une émotion, proposant ton mystère,Pur, triste, — peut-être joyeux.
Eh bien, j’avais compris cette force paisible,Cette douceur profonde, immense, inaccessible !Je m’inclinais à ton aspect.Mais, hélas ! ces candeurs sont bien vite passées ;Et nous ne pouvons pas garder dans nos penséesLa patience du respect.
J’aurais dû m’incliner bien bas et fuir bien vitePrès de ces purs miroirs, la bouche même éviteDe respirer. C’eût été beauD’emporter un effroi de ces choses sacrées,Comme un enfant, suivant des routes égarées,Qui passe devant un tombeau.
Mais la Muse est parfois une sotte Égérie.Il lui faut son roman partout, sa songerie.Elle improvise des douleurs,Des malédictions et des cris de commande,Une fatalité factice qui demandeUn sacrifice après des pleurs.
La passion s’allume et l’âme repliéeMontre un tel désir d’être à jamais oubliée,Qu’elle veut laisser, dans le pliD’un lac et dans des vers qui serviront de socle,Quelque chose d’étrange et du genre Empédocle,Un souvenir de son oubli.
Je ne résistai pas à cette folle envie :Je me frappai le front et je maudis la vie ;Je chantai comme un fanfaron ;Je crus faire trembler l’air de mon aventure,Comme un damné, jetant à l’immense natureDes relavures de Byron.
Mon orgueil viola ton chaste précipice.Pour un trépas, le lieu me paraissait propice.D’un désespoir et d’un remordJe fis un suicide, enivré de mensonge,Et, dans ta profondeur me jetant par un songe,Je t’empoisonnai de ma mort.
Eh bien, qu’en dites-vous ?… Voilà cette poésie obscure, à peu près inconnue, qui, par sa mâle et altière expression, rappelle ce Byron dont le poète parle ici, et qui, de son ironie, aurait, je m’imagine, charmé Byron ! Et quoique l’auteur des Réveils n’en ait, que je sache, jamais recommencé d’aussi beaux, il y en a pourtant d’autres qu’on lit après ceux-là et qui dénotent une puissance de variété singulière dans l’inspiration et dans l’originalité. Par exemple, Les Trois Cavaliers :
Les trois cavaliers n’étaient pas très jeunes…
et surtout, surtout, cette éblouissante magnificence qui s’intitule : Sur les cheveux, titre modeste pour une telle splendeur, voilée à la fin et s’éteignant dans la plus tendre et la plus triste des rêveries… C’est dans de tels vers et par de tels vers que Laurent Pichat, l’athée et le démocrate, reconquiert son blason de poète. C’est par là qu’il rentre dans la plénitude et la pureté de sa nature, trop longtemps faussée, et qu’on oublie les idées qu’on déteste et que souvent il exprime, pour ne se souvenir que des sentiments qu’on adore ! Talent spontané, trop vrai et trop fort pour ne pas échapper à l’espèce d’endiguement où il ne peut pas tenir et où il étouffe, de temps en temps il passe sublimement par-dessus. Saut qui prouve la race et la venge ! S’il y passait toujours et s’il prenait le parti de fouler aux pieds l’Athéisme et la Démocratie, ces deux déshonneurs de sa pensée, il serait (voyez si son livre des Réveils n’est pas le livre des Regrets !), il serait peut-être alors intégralement le grand poète dont il n’aura été qu’un fragment…
Amédée Pommier §
I §
Je voudrais pouvoir tenir droite et ferme la plume avec laquelle je vais écrire et faire simplement ici de la critique littéraire sur les œuvres et le talent d’un homme le plus digne d’inspirer la Critique et de s’en faire respecter. Cet homme, qui fut mon ami, c’est Amédée Pommier. La Critique de son temps n’a pas toujours été pour lui ce qu’elle aurait dû être, et les raisons de cette injustice, je les dirai. Il en avait pris noblement son parti, mais ce qui était noble à lui, ce ne le serait pas, à moi, de l’oublier.
II §
Amédée Pommier est du commencement de ce siècle. Il fut, au collège, le contemporain d’hommes qui ont marqué plus tard dans des directions différentes : Sainte-Beuve, Lerminier, Edelestand du Méril, Charma, etc., et qui arrivèrent tous à la vie de la publicité vers 1830. Il y arriva comme eux, robuste, armé, prêt à tout, se distinguant comme un des premiers et des plus solides de cette Légion de romantiques qu’on pourrait appeler : « les forts en Israël », et dont il ne restait plus guères, quand il mourut, que Victor Hugo, lequel nous semblait — comme le Louis XIV qu’il haïssait certainement, mais qu’il n’eut peut-être pas été fâché de rappeler — devoir fermer probablement le cortège de son siècle. Amédée Pommier fut lié de bonne heure avec Victor Hugo, et il le fut tard ; car cette âme profonde et fidèle ne se détachait pas. On le voyait encore aux soirées de ce démocrate aux airs de roi, qui eut sa cour, et qui, s’il crut à l’égalité civile et politique, ne crut pas, du moins, plus que nous, à l’égalité littéraire ! Amédée Pommier, moins âgé que Hugo, aimait à se dire un des grenadiers de sa vieille garde.
C’était modeste. Il était plus qu’un simple grenadier, ou s’il en était un, c’était La Tour d’Auvergne. Il avait, en effet, poétiquement, les qualités militaires du grenadier. Il en avait la force, la bravoure, la crânerie (il a fait un livre intitulé : Crâneries de tête et de cœur), et son vers, éclatant et dru, était la grenade qui portait la mort dans le rang· Je dis bien, en disant la mort, car il était un satyrique Il l’était de tempérament et de vocation.
C’est, sauf erreur, par de la satire qu’il débuta, dans un moment où, excepté Barthélemy et Barbier, tous les poètes étaient emportés par le lyrisme contemporain. C’est à Barthélemy et à Barbier que se raccorde donc mieux qu’à personne le talent ferme de l’auteur du Livre de sang. Il est vrai que sa satire n’eut pas toujours cette portée historique restreinte et terrible. Elle tira à cible plus large. Elle fut, en somme, bien plus morale que politique. Mais les parentés de talent entre lui et l’auteur des Iambes et celui de la Némésis sont évidentes ; ce sont les chênes tordus et noueux de la même forêt. Ce qu’il y a de commun entre eux, c’est la force, — la force, bien plus que la couleur. — Barbier et Barthélemy sont supérieurs comme coloristes. Barthélemy, ce Phocéen, a l’éclat lumineux de sa mère méditerranéenne ; Barbier, l’insurgé des Iambes, jailli de dessous les pavés de 1830, est une flamme rouge qui s’est assombrie et qui est devenue noire dans le Pianto. Mais sous leur couleur, Barbier et Barthélemy sont nerveux et musclés comme les Esclaves de Michel-Ange. Eh bien, c’est ce muscle qu’Amédée Pommier a comme eux, et encore il l’a développé par la lutte avec les difficultés de la langue et du rythme, que personne n’a vaincues comme lui. Rappelez-vous L’Enfer, et Paris, et Les Colifichets7. Seulement, Barthélemy et Barbier, ces Archiloques, sont des Tristes, des Violents, des Amers, et par ce côté-là ils sont plus romantiques que Pommier, qui, en revanche, mêle souvent à la vigueur de sa satire la vis comica de l’esprit gaulois.
Et, en effet, ces poètes, cette constellation de la Lyre de 1830, n’ont point le rire qu’avait le noir Shakespeare dans sa noire Angleterre, ni le rire autochtone de chez nous, fils de Rabelais, fils de Régnier, fils de Molière, fils de Voltaire, et même fils de Boileau, le raisonnable, qui ne riait pas aux éclats, mais qui riait. Victor Hugo ne l’a point, ce rire, qu’il veut avoir, pourtant, comme il veut avoir tout, mais qui lui manque comme la naïveté, cette indigence de son génie. De Vigny est un exquis pâle. Lamartine, un sentimental souvent faux, à travers quelques inspirations d’une passion sublime. Alfred de Musset, lui, n’a que le sourire, mais ce sourire-là est divin ! Seul, Amédée Pommier, de la même époque et de la même pléiade et qu’on peut citer après eux, a le rire encore plus que l’indignation, qu’il a tant ! C’est un Barbier rieur, du temps où le Barbier qui ne riait pas se forcenait dans ses Iambes ou dans son Pianto. C’est le rire qui est certainement la meilleure caractéristique du génie d’Amédée Pommier. Cet exaspéré, qui possédait le bon sens des grands Satiriques, le bon sens des Juvénal, des Régnier, des Agrippa d’Aubigné et dès Gilbert, l’a, comme eux, sous la forme la plus vibrante du verbe, et il y ajoute la vibration du rire, cet autre verbe qu’on entend plus fort que les mots ! Le poème de Paris est, tout le temps qu’il dure, un long rire éclatant ou étouffé avec toutes les nuances que le rire peut avoir, effrayant par places, comique à d’autres, burlesque, cordial et bonhomme. Il y a, en effet, de la bonhomie, comme il y a aussi de la gaminerie, dans le talent de Pommier. Il va du bonhomme au gamin, toujours par le chemin du rire, mais, chez lui, le bonhomme n’est jamais Prudhomme, et quand il est chauvin, car il se permet d’être chauvin, parfois, dans son poème, c’est un chauvin grandiose, — et un gamin grandiose aussi, un Gavroche monumental ! Et d’avoir sublimé ces deux types, de les avoir reproduits avec la grandeur de sa touche, parce qu’il les sentait profonds en lui, serait assez comme cela pour sa gloire de poète, n’y aurait-il pas autre chose dans ce fourmillant poème de Paris, qui n’a rien oublié de Paris.
Lui, ce grenadier de Hugo, est bien plus gaulois que son chef. Il est, je viens de le dire, de la famille française des Rabelais, des Régnier, des Molière, des Boileau, de ces esprits les plus mâles d’entre nous, et par là il se retrouve plus classique que Barthélemy et Barbier. Chose qui prouve l’étendue et la souplesse de ses facultés : foncièrement de nature classique, il n’en fut pas moins un romantique déterminé. Le xviie siècle et le xixe se rejoignaient en lui et s’y étreignaient pour faire un poète d’ordre composite, très rare et très équilibré, et dans lequel on ne savait qui, des deux génies de ces deux siècles, dominait le plus.
Et voilà ce qui fait sa personnalité poétique. C’est par le classique traditionnel de son fond et par l’accent et le tour particuliers à la race des esprits dont il descend, autant que par l’audace romantique de sa forme, aussi travaillée que celle des plus rudes ouvriers en rythme de 1830, qu’il frappa d’abord l’attention et obtint des succès divers, qui étonneraient par leur diversité si l’on ne se rendait pas compte de la double tendance qui vivait en lui. Par un écart plein de puissance, il allait de Boileau à Théophile Gautier ; classique et romantique à la fois ! C’est le classique raffiné (ne vous y trompez pas !), c’est l’esprit gaulois, c’est l’homme de la vis comica capable de tourner le large vers de Molière, que Balzac, le grand Balzac, qui filait alors dans son cocon la chrysalide de sa gloire, voulut un jour embaucher et s’associer pour le Théâtre. Ils devaient faire ensemble une comédie.
Cette comédie s’appelait Monsieur Orgon, et c’était Pommier qui devait y faire claquer le fouet du vers… C’est le classique encore, qui, dès sa jeunesse, avait, comme en se jouant, remporté plusieurs prix à l’Académie· Mais le romantique, qui n’a jamais défailli en Pommier, les eût bientôt méprisés. Certes ! Amédée Pommier, ce redoutable classique, bâti par l’instinct et l’étude pour tous les travaux d’Académie, aurait pu aisément, s’il l’avait voulu, se constituer, comme La Harpe, une rente perpétuelle de ces prix, qu’il eût relevés par son talent de l’abaissement dans lequel ils sont depuis longtemps tombés ; car ils sont tombés jusque dans des jupes !! Mais l’Académie était devenue promptement pour lui un anachronisme d’institution, sans signification et sans portée, et ce n’est pas lui qui eût jamais, comme, hélas ! bien d’autres, et en particulier ce Hugo, qu’il appelait « son empereur », amené bassement le pavillon romantique devant l’Académie, cette carcasse pourrie de vaisseau vide. Je l’ai dit, il s’appelait : « la vieille garde », et il ne mentait pas. Et il est mort sans s’être plus rendu qu’elle !
III §
Fier et franc esprit s’il en fût jamais, artiste de lettres de la plus pure indépendance ! Dans un temps où la gloire n’était pas difficile et où Victor Cousin disait : « On a trois ou quatre amis. On les prie de vous faire de la gloire, et tout aussitôt, on en a ! » Pommier manqua de ces quatre amis. Ce poète, qui n’avait dans le rythme de rival que Théophile Gautier, et qui, comme âme poétique et comme inspiration, valait bien davantage, Amédée Pommier, qui n’a jamais su faire de visites pour l’Académie, n’en a jamais su faire non plus à la Critique et n’a demandé dix lignes d’article à personne. Il avait la chasteté du génie, et quand son talent fut oublié, — car il ne fut jamais méconnu ; c’était impossible ! — il eut cette fierté de ne pas se plaindre qui n’est pas la résignation, mais qui est plus belle que la résignation, parce qu’elle est plus douloureuse… Amédée Pommier, que la Revue des Deux-Mondes, cette boutique de publicité, avait accepté pendant quelque temps comme un de ses poètes » quoiqu’il en fût un, tomba dans l’oubli quand d’autres poètes, bien inférieurs à lui, tapageaient. L’attention publique qu’il avait frappée au début, cette attention qui n’est jamais ni profonde ni durable en France, se détourna de l’homme qui, coup sur coup, publiait Les Colifichets, L’Enfer et Paris, trois chefs-d’œuvre qui auraient dû la lui ramener. Mais l’attention publique a la tête petite. C’est une frivole et une étourdie, et quand on ne la prend pas par le chignon et par la nuque pour lui tourner la tête vers un chef-d’œuvre et lui mettre le nez dedans, elle ne le voit pas et ne songe même pas à le regarder. C’est cette main sur la nuque de l’attention publique que n’eût jamais Amédée Pommier, et qu’il ne réclama jamais de ceux qui pouvaient l’y mettre pour lui. Dans ce temps-là, Sainte-Beuve, cette femme de lettres qui passe encore pour un homme aux yeux de cette génération d’eunuques, Sainte-Beuve n’était pas dans l’opinion seulement un critique, mais la Critique elle-même. Il avait été le compagnon de jeunesse de Pommier, et il s’entendait trop bien en littérature pour ne pas dire, en passant, quelques mots flatteurs sur un talent dont la virilité devait être antipathique, à sa faiblesse (les femmes anémiques craignent les hommes vigoureux !), mais ce fut là tout. Sainte-Beuve n’a jamais consacré à l’auteur des Assassins, des Océanides, de L’Enfer, de Paris, une de ces Études qu’il méritait. Sainte-Beuve se dérobait à ce mérite. C’était pour lui une importunité. Il aimait mieux déterrer des cadavres oubliés, ce petit sergent Bertrand de la littérature ! Il aimait mieux, par exemple, exhumer ce mort trente-six fois mort et trente-six fois ridicule d’Abbé de Marolles, que de parler de ce robuste vivant qui s’appelait Amédée Pommier, et qui ne tendit jamais sa noble main à l’aumône d’un article. Si Amédée Pommier, au lieu d’être un artiste en lettres, avait été un intriguant de lettres qui aurait réussi, Sainte-Beuve, ce laquais du succès, qui, disait son ami Béranger, est toujours monté derrière les voitures, n’aurait pas manqué cette ascension derrière le cabriolet de Pommier· Malheureusement, Pommier n’en avait pas, et Sainte-Beuve resta par terre et se tut. Et les lâches moutons de Panurge de la Critique imitèrent tous le silence du bouc qui menait leur troupeau.
Et croyez-vous que ce qui m’irrite l’irritât ? Croyez-vous qu’il en voulût à la Critique de son temps d’une si choquante injustice ? Croyez-vous qu’il eût seulement pour elle le mépris qu’il avait assurément le droit d’avoir ?… Vous vous tromperiez de le croire. Rareté inouïe ! Le proverbial genus irritabile vatum n’existait pas pour Amédée Pommier, pour ce poète encore plus exceptionnel par son âme que par son talent. Jamais il n’y eut dans Pommier ni ressentiment, ni colère. Toute sa vie, ce satyrique, qui avait pourtant à son service l’expression vengeresse, resta stoïque et doux. Ce Gaulois oubliait sa framée… L’Apollon d’Amédée Pommier, qui avait son carquois plein de flèches, ne fit tomber que des rayons sur les jaloux de son talent ou sur les traîtres à sa gloire. Il vanta jusqu’à sa dernière heure ceux-là même qui ne le vantaient pas. L’envie, ce mal de presque tous les hommes, qui est deux fois le mal des poètes, n’approchait point de sa candeur. Il n’était poète que de génie, mais il n’avait pas l’effroyable légèreté des poètes, de ces oiseaux charmants qui chantent et qui s’envolent, et dont le monde, dans un sens plus amer que ne le disait Lamartine :
Ne connaît rien d’eux que leur voix !
Ceux qui vécurent près de lui connurent autre chose. Ils connurent sa profondeur de sentiment dans toutes les affections de sa vie, et, jusque dans ses plus flottantes relations, son incorruptible fidélité. Il chantait, mais ne s’envolait pas !
Il est resté, au contraire, toute sa vie, qui fut longue, à la même place, — et c’est peut-être là que les poètes, ces malheureux inquiets, seraient le mieux, s’ils pouvaient y rester. Il avait, comme l’a dit Jean-Paul, les racines horizontales et verticales qui attachent un homme à la terre. Il avait une femme et une fille que le monde connaît, car il les lui a apprises dans cette poésie, qui fut la dernière qu’il ait écrite, et qu’il consacra, sous le titre de : Quelques vers pour Elle à sa femme, morte depuis à peine quelques mois. C’est, sans nul doute, de vivre entre elles deux, qui lui avait donné cette tranquillité d’âme avec laquelle il avait accepté une destinée littéraire que les hommes de son temps auraient dû lui faire plus brillante. Mais, au bout du compte, il avait ce que n’eût pas Byron avec toute sa gloire et dans toute sa gloire, et dont le regret lui avait fait verser tant de pleurs dans des vers immortels ! Il eut deux cœurs entre lesquels il mit son cœur, et ils vécurent tellement unis qu’un toit plus modeste encore que leur toit, qui était modeste, aurait pu les cacher. Ils se suffisaient, ces trois en un, — cette Trinité, comme l’autre, divine ! Il les aimait et elles l’admiraient, et lui, le poète trompé peut-être dans ses aspirations de renommée, buvait l’admiration dans la coupe de ces deux cœurs, qui en étanchaient, mieux que le monde, la soif infinie. Là, il était à côté ou au-dessus de tout… Là, il travaillait avec cet amour et cette puissance de travail qui n’ont jamais été, l’un refroidi, l’autre découragée. On se rappelle les vers qu’il publia, peu avant sa mort, dans le journal La Liberté, et avec lesquels il recommença le tour de force de Barthélemy, qui publiait chaque semaine un numéro de sa Némésis. Amédée Pommier fit le tour de force, pendant un an, d’un feuilleton hebdomadaire qui était un véritable poème, et jamais personne ne s’aperçut, dans le jet superbe du disque qui eût pesé à la main d’un autre, de la fatigue du discobole !
IV §
Dans ces conditions de vie cachée et de paix domestique, que ne pouvait-il faire encore ?… Amédée Pommier était de cette génération d’hommes nés pendant l’Empire, qui semblent avoir gardé sous leur peau un peu de la trempe bronzée des canons du temps. Il était resté actif d’esprit comme un jeune homme. Que de fois je l’ai entendu parler de vingt projets de travaux différents ! entre autres d’une traduction en vers, qui devait être avancée, des Métamorphoses d’Ovide, le seul poète, disait-il, romantique, de l’Antiquité. Hélas ! traductions, projets, travaux ont été interrompus par la mort de sa femme, qu’il prévoyait pourtant. Les trois en un tombèrent à deux· L’heureuse Trinité ne fut plus qu’une dualité douloureuse. Les deux tronçons, restés sur la terre, de celle qui n’était plus, s’étreignirent en vain davantage ; le père et la fille cherchèrent à se consoler l’un l’autre. Mais les consolations attendrissent les blessures et ne les ferment pas. Ce fut alors que le poète de tant de poésies vigoureuses se mit à écrire ces Quelques vers pour Elle, qui ont été ses derniers vers. Ils auraient pu jaillir impétueusement comme des sanglots et des larmes, mais ils ne furent ni une déchirante élégie, ni une ode désespérée et saignante qui jette son sang contre le ciel. Amédée Pommier contint son cœur, et par piété pour la mémoire de sa femme, il s’attendit… il attendit qu’il fût capable d’écrire simplement cette vie à trois dont ils avaient vécu, et, simplement, il l’a écrite. Ces Quelques vers pour Elle n’ont point, à mon sens, d’analogue dans la littérature. La simplicité en est si grande, si étrangement grande, que j’ai entendu dire à plusieurs personnes que ce n’était plus là des vers. Mais quelquefois n’a-t-on pas dit aussi que l’Évangile n’avait pas le style d’une belle prose ?… Cela décontenançait les amateurs. Certes ! s’il faut que des vers aient des ailes pour être des vers, il n’y a point d’ailes à ceux-ci. La Poésie, oiseau mort, s’est aplatie sur le sol et ne chante plus… mais, dans le plus poignant des calmes et avec un gosier déchiré, elle dit, à voix basse, des notes plus touchantes que si elle les chantait. La merveille, c’est que ces notes soient distinctes et pénètrent dans nos âmes comme la pointe aiguë d’un ciseau dans le marbre. Le poète, c’est vrai, est ici moins que l’homme, moins que l’historien, plus puissant que le poète, qui a forcé le poète à regarder dans son cœur et à nous en faire l’écorché.
Et il a été fait ! L’impression de cela ne peut pas s’écrire, et bien des âmes en furent remuées. Mais ce qui rend cette impression encore plus profonde, c’est qu’immédiatement après avoir tracé cet écrit qu’on ne sait trop comment nommer, cette espèce de révélation testamentaire de sa vie, Amédée Pommier soit mort, après l’avoir signée· Cette mort presque subite donne, je trouve, à sa vie, la grandeur d’une destinée. Après avoir dit ce que furent ces deux femmes pour lesquelles il a exclusivement vécu, après avoir levé ces deux empreintes, il ne s’est plus trouvé ni rien à dire, ni rien à faire, et il s’est tu et a croisé les bras dans la mort. Eh bien, je ne peux m’empêcher d’admirer cette fin de poète, d’un poète qui a perdu sa Muse, — la Muse humaine qui ne doit plus le faire chanter ! Et moi, je ne reproche rien à cette œuvre accomplie, si ce n’est pourtant l’absence d’une croix, que j’y voudrais… Il n’y a que les croix qui fassent bien sur les tombes. Amédée Pommier eut les vertus chrétiennes, s’il n’eût pas la foi absolue du chrétien. La croix qu’il avait dans le cœur, il l’a mise ici, mais j’aurais voulu qu’il en mît une autre, — celle-là qui descend du ciel et qui peut nous y faire monter.
Charles Monselet §
Poésies complètes.
I §
Je ne le connaissais pas encore, — mais ce livre-là me l’a fait connaître !… Je connaissais le Monselet de tout le monde, le Monselet du journal, du théâtre, du café, du restaurant, le Monselet du boulevard et de Paris, le Monselet légendaire, celui qu’on a représenté les ailes au dos, comme Cupidon, parce qu’il a écrit Monsieur de Cupidon, celui-là qu’on a peint en abbé du xviiie siècle, parce qu’il avait dans l’esprit comme dans le menton la voluptueuse rondeur des abbés du xviiie siècle. Je connaissais le Monselet de la gaieté, de la bonne humeur, de la grâce nonchalante, la pierre à feu qu’on peut battre éternellement du briquet pour en tirer d’infatigables étincelles ; je connaissais l’historien de Grimod de la Reynière, — qui est mort sans l’avoir eu à souper, le malheureux ! — l’auteur des Dédaignés, que personne ne dédaigne plus depuis qu’il y a touché et qu’il les a vengés. Je connaissais le Monselet de tant d’autres livres où l’érudition se cache sous l’agrément, ce qui n’est pas ordinairement sa couverture ! Je connaissais enfin le Monselet pimpant, retentissant, grisant, dont on remporte les mots dans sa serviette, quand on dîne avec lui, comme les miettes d’un dessert dont il est la fée. Mais je ne connaissais pas le Monselet intime, — le Monselet du Monselet, — la quintessence de l’essence, et c’est ce livre, intitulé tout uniment et tout simplement : Poésies complètes de Charles Monselet, qui me l’a fait connaître, qui m’a appris l’autre Monselet dont je ne connaissais que la moitié. La moitié, c’est bien gros ! Est-ce donc la moitié qu’il faut dire ?… Quoi qu’il en fût, ce que j’en connaissais n’était pas le meilleur de Monselet. Le meilleur, le voici. Ce n’est pas immense, mais c’est exquis. Cela n’est plus de ces espèces de vins joyeux qu’il a si largement versés et sablés toute sa vie, ce sont les gouttes précieuses d’un Lacryma Christi poétique des plus rares, et qui mérite ce nom mélancolique ; car il verse au cœur moins l’ivresse qu’une divine mélancolie.
Il l’avait, en effet, ce sentiment céleste sans lequel les poètes ne sont pas, et il en était un « Oui ! Monselet, ce gai, ce rieur, ce buveur, ce convive digne de Trimalcion, avait, au milieu de tout cela, dans un pli de son âme, comme une rose morte qui parfume plus étant morte que quand elle vivait, cette fleur coupée, la Mélancolie. Elle a parfumé non pas tous, mais quelques-uns de ses vers, et ces vers-là sont ses vrais vers parmi tous les autres, et ce sont ceux-là qui encharmeront le lecteur d’un recueil qu’il publia sur le tard, comme pour ajouter la tristesse de la vie écoulée à leur tristesse. Quelques vers, tout le passé d’un homme… tout le passé dont il veuille se souvenir. Ils ne sont pas nombreux. Ils tiendraient, dispersés qu’ils furent et ramassés ici, comme ces clous d’or, dont parle Bossuet quelque part, qui tiennent dans le creux de la main. Hélas ! c’est la faute de la vie s’il n’y en a pas davantage. Le pouce cruel de la Réalité appuie souvent sur la gorge du pauvre rouge-gorge qui ne demandait qu’à chanter, et empêche le son de sortir. Cet homme aimable, que tout le monde appelait Monselet tout court dans une chaleureuse et flatteuse sympathie et parce qu’il plaisait à tout le monde, ce nonchalant de mœurs, fait, à ce qu’il semblait, pour se chauffer, lazzarone d’esprit, au soleil de tous les printemps et au feu de toutes les cuisines, cette gloire de tout festin et que toute la terre qui sait dîner eut voulu avoir à sa table, hospitalité intéressée ! n’a pas toujours été de près ce qu’il paraissait à distance, à travers ses livres faciles et légers. Il était comme nous tous.
Les attitudes naturelles de son esprit faisaient illusion sur sa vie. Cet homme de joie et de plaisir était, comme nous tous, un forçat de littérature, un homme de travail et de peine. Obligé au labeur de chaque jour, puisqu’il était journaliste, — un de ces Engoulevents de journalistes qui trouvent que le vent n’est pas un souper suffisant si l’on n’y ajoute quelque chose, — il fut l’esclave et la victime de cette publicité qui dévore le temps et ne permet pas de l’employer comme nous le voudrions, dans nos rêves et nos caprices ! Bénédictin du Journalisme, — car le Journalisme a ses bénédictins, qui font des in-folios dont le public ne se doute pas, et qui ont sur les in-folios la supériorité de ne se trouver jamais dans aucune bibliothèque, emportés qu’ils sont par la circonstance et bientôt oubliés comme elle, — ce Bénédictin trompeur, à airs de chanoine, n’a pas eu toujours le temps d’être poète largement, longuement, à pleine coupe, à bouche que veux-tu. Il ne l’a été que par veines rares ; il ne l’a été que par gouttes et par gouttelettes, retrouvées au fond de ce verre étroit qu’il a appelé ses Poésies complètes. Complètes ! une mélancolie encore, comme s’il avait su ne devoir plus jamais, jamais nous en donner…
II §
Voulez-vous les déguster avec moi, ces gouttes de poésie qui filtrent et glissent dans ce recueil de vers comme les gouttelettes de rosée sur les fleurs d’un bouquet, — de cette rosée qui vaut mieux que les roses qu’elle baigne ? Ce recueil de vers, fait par un artiste toujours inspiré, n’a pas cependant partout la même valeur poétique, et, je vous en préviens, ce n’est pas de celui qui joue avec son talent et son style et qui, par exemple, a écrit ces fameux : Sonnets gastronomiques, — lesquels ne sont, par parenthèse, que de brillantes et charmantes difficultés vaincues — ce n’est pas de cet artiste que je veux vous parler. C’est du Monselet, de l’ancien Monselet, cela ; c’est trop du Monselet connu ! et ce que j’aime et veux vous montrer, c’est le Monselet nouveau, le Monselet inconnu tendre et chaste, et de cette nuance de mélancolie qui est le velouté de l’âme des poètes et que rien de la vie qu’ils ont menée ne détruit, quand une fois ils l’ont. Roger de Beauvoir, qui mourut de la sienne, l’avait en mourant. Ce soupeur de la Maison-d’Or, qui s’enivrait de son esprit comme on s’enivre de la poudre, et qui le brûlait, comme la poudre, au milieu de toutes les furies et de tous les délires de cet esprit dont il abusait, retrouvait parfois, insensé superbe, même dans l’orgie, tout à coup, ce soupir de flûte que Monselet le viveur a aussi, cette note triste et irrésistible qui est pour moi la note fondamentale du poète… J’ai assisté quelquefois au triomphe de la note divine. C’était à la fin de soupers fous. On n’en pouvait plus ; on pleurait à force de rire. Les éclats de ces rires faisaient danser les vitres, et les chansons déchevelées bondissaient comme des Bacchantes jusqu’à ce plafond qui semblait tourner comme le ciel et contre lequel elles jetaient et brisaient leurs verres. C’était la gaieté déchaînée, et puisée à cette coupe de Circé qui change les hommes en bêtes rugissantes. Eh bien, si la note mélancolique et inattendue se mettait soudainement à vibrer dans quelque couplet de Beauvoir, cette note faisait à l’instant le silence et créait la rêverie. Les femmes qui étaient là, imbéciles de tout excepté de beauté physique, ces femmes qui n’avaient guères plus d’esprit que des pêches et plus de cœur que des ananas, sentaient leurs pulpes traversées. Émues, elles mettaient le front dans leur main, et peut-être qu’une larme furtive tombait dans leur verre… Monselet a cette note comme l’avait Beauvoir, perle qu’il a jetée dans tous les vins qu’il a sablés, depuis l’Αϊ jusqu’à l’Argenteuil, et qui ne s’y est pas dissoute. Plus heureuse que celle de Cléopâtre, car c’était pour elle le danger, nulle femme ne l’a avalée.
Elle est ici, et, je l’ai dit, non pas partout, mais à beaucoup de places, cette note triste qui s’en vient du fond de la gaieté comme un soupir impossible à étouffer. Le caractère du talent de Monselet est bien là. Ce qu’il est surtout, c’est dans beaucoup de viveur un peu de poète, mais ce peu de poète est si charmant qu’il fait pardonner au viveur. Monselet ne l’est pas, il est vrai, tout à fait à la façon de ce Beauvoir qu’il me rappelle. Il n’a ni le brio d’éblouissant mauvais sujet, ni la tournure, ni la fougue, ni l’élan du poète qui, parti de Cape et d’Épée, aboutit à Colombes et Couleuvres. Monselet est plus rassis, et d’un sybaritisme qui n’est pas celui de l’ardent et beau soupeur aux cheveux bouclés de la Maison-d’Or. Seulement, lui aussi, il y a soupé. Où n’a-t-il pas soupé ? Et il en rapporte des histoires comme celle qu’il a intitulée Clorinde :
C’était une petite blonde,Née à seize ans et morte à vingt ;
et qui s’en est allée de la vie :
L’estomac ruiné de ChampagneEt le cœur abîmé d’amour.
Histoire vulgaire, poignante de réalité, et qui, sous sa plume, est devenue une poésie.
Dans ce recueil des Poésies complètes, les soupers, le bal masqué, le carnaval, tous les plaisirs de ce débauché de Paris, tiennent une large place comme sources d’inspiration, mais l’émotion du poète les attendrit et les idéalise : Monselet est, avant tout, un élégiaque. Par-dessus l’élégiaque, il y a le lyrique, qui fait à tout instant des vers comme ceux-ci, par exemple (dans Le Harem) :
L’une, soulevant ses cheveuxPar un geste de canéphore,Montre au fond de ses deux grands yeuxUne caverne de phosphore.
Ou ailleurs (dans Seule) :
Son cœur, son pauvre cœur jusqu’à la mort fidèle,S’était pris sans espoir d’un amour éclatant !
Ou encore (dans Muezzin) :
Vous pensiez aux jours de courte durée,Qui laissent en nous si longs souvenirs ;À l’espoir qui passe en robe dorée.Haillons rattachés avec des saphirs !
Mais l’élégiaque est encore plus fort que le lyrique. C’est le génie de l’élégiaque qui a dicté ces choses adorables d’émotion et de simplicité : le poème intitulé Médoc, Le Musicien, Le Paresseux, Le Ruisseau, Les Espagnoles, Encore à Madame X…, etc. ; surtout cette pièce de La Leçon de flûte, que je citerai tout entière pour donner une idée de ce poète qui rappelle ici André Chénier et le Poussin :
J’étais resté longtemps les yeux sur un tableauOù j’avais retrouvé Théocrite et Belleau,Fraîche idylle aux bosquets de Sicile ravieAyant bu la lumière et respiré la vie.Ce tableau représente, en un verger sacré,Un vieux pâtre taillant une flûte, entouréD’un beau groupe d’enfants aux têtes attentives,Qui se pressent, muets, dans des poses naïves.Et, parmi ces enfants, que l’Art déjà soumet,Un surtout, sérieux et bouclé, me charmait.
Je m’étais éloigné de cette aimable toile,Et je voyais toujours l’enfant aux yeux d’étoile ;Et je me surprenais, en marchant, à songer :« Je veux dire à mes fils les leçons du berger,« Leur tailler des pipeaux, et leur faire comprendre« À quel point l’Art est doux, consolateur et tendre ! »
Je raisonnais ainsi, quand soudain, au détourD’une place, je vis dans le fond d’une courUn homme pâle, usé, front courbé par la lutte.Il tenait aussi, lui, dans ses doigts une flûte.Et son chapeau fangeux, sur le pavé placé,Dénonçait la misère et l’orgueil terrassé.Or, je ne sais par quel sortilège exécrable,Dans cet homme flétri, dégradé, lamentable,Je revoyais l’enfant du tableau contemplé,Les traits purs de l’enfant sérieux et bouclé.— Ainsi fait le hasard dans ses jours d’ironie ! —Je m’enfuis, inclinant ma tête rembrunie.
Ô musique ! Ô tableaux ! ô Sicile, ô verger !
Mes fils ignoreront les leçons du berger.
Tel le voilà, ce petit chef-d’œuvre accompli. Quelle perfection dans le détail et quelle longueur de rêverie !
Ce n’est pas un simple son mélancolique qui passe, c’est toute une série de sons qui nous donne tout un poème de mélancolie. Et c’est une leçon de flûte, aussi, donnée à ceux qui adorent la Poésie par un poète au lieu d’un berger, et dont la flûte est enchantée !
III §
Ainsi, un poète, un poète de plus parmi les vrais poètes, voilà ce qu’apprend ce recueil des Poésies complètes de Monselet, réunissant tous les rayons éparpillés de son talent et nous faisant choisir entre tous celui-là qui plaît davantage, — le plus pénétrant et le plus pur… Certes ! on savait, bien longtemps avant ce recueil, que Monselet était un chanteur plein de verve et de fantaisie et dont on citait et on répétait les chansons, mais le poète d’âme, on le savait moins, et lui-même se méconnaissait :
Entre les noms dont se contenteAvec grand’peine maint rimeur,Il n’en est qu’un seul qui me tente :Poète de la bonne humeur.
Il était plus que cela, et ce dernier recueil le met à sa place parmi les touchants.
Il a dit encore, dans ce recueil, avec une modestie pleine de grâce, qu’il n’avait pas de lyre, mais une lyrette… Et qu’importe, d’ailleurs, lyre ou lyrette, si nous sommes touchés ! Et nous l’avons été jusque dans le cœur.
Hector de Saint-Maur §
Le Dernier Chant.
I §
Pourquoi Le Dernier Chant ?… Je n’ai pas aimé ce titre, qui semblait une démission et une menace de silence. Mais les poètes ont parfois de ces mélancoliques coquetteries, pour toucher et amener à eux les imaginations. Byron a souvent écrit dans sa Correspondance et dans les préfaces de ses Poèmes que c’était son dernier chant aussi, mais l’Inspiration était la plus forte, et il repartait d’un chef-d’œuvre ! Il m’était bien difficile d’admettre que Saint-Maur eût dit son dernier mot dans ce livre, qui, selon moi, était son premier dans la grande publicité, — la publicité retentissante. Jusque-là, il était peu connu, et les raffinés ne l’en aimaient que davantage. Il était peu connu, ce poète qui avait passé trente ans dans la volupté de sa rêverie et de ses vers, et qui a eu le temps de ramasser cet éclatant boisseau de poésies de toute espèce qu’il versait en une seule fois si luxueusement à nos pieds.
Saint-Maur eut cette originalité des plus rares que, parmi les poètes de notre époque, ces féroces et sonores amoureux du bruit, il ne se pressa pas avec la renommée. Il savait qu’il avait le temps. Il savait qu’il pouvait « s’attendre » comme dit madame de Staël… et il s’est attendu patiemment, sans souffrir de cette longue attente, sans s’user sous cette lime de feu qui use le bronze des âmes les plus brûlantes. Fils d’une horrible époque pressée et qui veut vivre à la minute, où tous se ruent sur le petit sou du Savoyard, — le petit sou de la célébrité ou de la monnaie, — il ne s’est mêlé ni aux poussées ni aux culbutes de son temps ; il s’est noblement tenu coi et à l’écart dans son talent, comme l’abeille dans sa ruche d’or. Il n’était point dédaigneux de la gloire, mais il était bon enfant avec elle, qui devait le prendre au lit, comme l’homme de la fortune, dans La Fontaine, si elle le prenait un jour. Il jouissait, sybarite intellectuel, de la vie et de la pensée dans son rayonnement solitaire, sans se préoccuper le moins du monde de la longueur de ses rayons. Physionomie très exceptionnelle au xixe siècle ! Cordial et gai, — gai comme s’il n’avait pas été poète et le plus sensible des poètes, et qu’il eût été le plus rieur des hommes d’esprit ; d’une si grande placidité foncière et d’une si bonne humeur à la surface que c’est pour lui ou pour les natures comme la sienne que Shakespeare, le profond Shakespeare, a écrit que parmi les Anges, pâles d’amour, la Patience est le seul qui ait les joues roses !
J’ai dit qu’il était à peu près inconnu ; je n’ai pas dit qu’il fût méconnu. Quelques-uns d’entre nous le connaissaient : les amateurs du coin de la reine, ceux que j’appellerai, si vous voulez, les francs-maçons de la Poésie. Au début de sa vie, il avait publié cette chanson ou cette romance de L’Hirondelle :
Hirondelle gentille,Voltigeant à la grilleDu cachot noir… etc.
qui se posa sur une foule de têtes, excepté la sienne, d’où elle était sortie. On l’attribua à Jeanne, le républicain, tué sur les barricades de Saint-Merry. On l’attribua à Maurice Saint-Aguet, un poète étranglé par la vie, cette étrangleuse de poètes ! À qui ne l’attribua-t-on pas ?… Seulement, charmant d’indifférence et du goût le plus patricien en ne réclamant pas contre les mensonges de cette commère de renommée à laquelle il ne faut répondre jamais, puisqu’elle se noie bientôt elle-même dans les crachats qu’elle a expectorés, Saint-Maur laissa dire et laissa passer cette troupe de grues que j’appelle le public. Les autres faisaient leur bruit ; il continuait son silence.
De temps en temps, une Revue, à laquelle il faut rendre cette justice qu’elle n’a pas cessé d’être littéraire quand la littérature véritable, la littérature désintéressée n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, L’Artiste, publiait des vers charmants à faire presque croire qu’Alfred de Musset vivait toujours… Ces vers, qui, d’ailleurs, ne jouaient ni au pastiche, ni au mystère, ces vers sincères, étaient sincèrement signés de ce nom euphonique de Saint-Maur, qui, du moins, n’écorchera pas la bouche de la gloire, si cette renchérie se donne la peine de le prononcer ! Ce fut donc dans L’Artiste, et exclusivement, je crois, dans L’Artiste, cet écrin des poètes niellé par Arsène Houssaye et par Coligny, que ce nom de Saint-Maur, si bien fait pour briller un jour, commença doucement de reluire. Comme l’émeraude, ces feux attirèrent. Bientôt, le poète de L’Artiste eut ses quarante personnes auxquelles Stendhal, l’homme de goût, noblement dégoûté, bornait la gloire. Il eut autour de lui, mais très serrée autour de lui, une chaîne sympathique et vibrante, et dans cette chaîne, il y eut un homme qui en valait bien, à lui seul, deux ou trois ! C’était Alexandre Dumas, le plus grand prestidigitateur qu’aient eu le théâtre, le roman et la causerie, dont de Saint-Maur a gardé comme un éblouissement. Il y avait aussi, payant pour plusieurs, Roger de Beauvoir, le plus brillant des boute-en-train littéraires, ce Roger Bontemps qui n’a pas duré (hélas ! les bons temps ne durent pas !), ce Roger Bontemps de l’esprit, qui jeta le sien, comme sa fortune, par la fenêtre, sous laquelle personne ne l’a ramassé !… Tels étaient les échos pour qui la Muse de Saint-Maur aimait à chanter. Esprit ouvert, cœur ouvert, main ouverte à tous les amis ! Sa célébrité, à moitié voilée mais d’autant plus piquante pour la curiosité, ne dépassait guères alors le tour de la table dont il était souvent l’Amphytrion. Elle aurait dû le dépasser, — Si paresseuse à se lever, cette aurore, attardée jusqu’au crépuscule, a souvent montré combien, dans les vrais poètes, immortels d’esprit et de cœur, le couchant ressemble à l’aurore.
Saint-Maur ne débuta pas précisément à l’heure où les autres finissent, pourtant, car, avant son Dernier Chant, il avait, ce poète de tant de cordes à sa lyre, publié une traduction des Psaumes d’une étreinte de texte et d’une sévérité d’exécution qui étonnèrent beaucoup ceux qui s’imaginaient ne trouver eu lui qu’un délicieux poète, gracieux et coloré. Mais le volume que voici nous le révèle intégralement dans toutes ses puissances poétiques et la variété de ses inspirations.
II §
Élégiaque, lyrique, et comique ! Voilà les trois faces qui sont les trois profondeurs du talent de Saint-Maur. Ce n’est point du tout un monocorde. C’est, au contraire, le nombre des cordes qui fait la force de sa lyre. On parle toujours des sept cordes de la lyre… mais je crois que la sienne en a plus de sept. Imagination très étendue et très sensible, qui a sous ses mains un clavier énorme et qui monte et descend en un clin d’œil la gamme de tous les sentiments. D’aucuns vous diront qu’il est éclectique en poésie, mais ne les croyez pas ! Il est vrai. Il est sincère. Il ne choisit rien ; il éprouve tout. Il n’est pas plus éclectique que la harpe éolienne tendue aux vents dans les rameaux d’un amandier, et qui gémit d’un autre ton à tous les souffles passant à travers elle ! Saint-Maur est le plus vrai des poètes comme il était le plus vrai des hommes, et c’est sa vérité qui fait sa puissance. Ah ! je le sais bien et je ne le dirai pas, le défaut de ce poète que j’aime et qui est le défaut de la presque universalité des poètes de ce temps, mais je dirai ce que je me permets de regretter dans son livre : c’est qu’on y voit qu’il a trop lu les poètes de son époque ; il s’est trop imprégné de ceux qu’il admire. Sans doute, l’auteur du Dernier Chant vit assez par lui-même, il a assez en lui de la substance du poète, pour être poète à son tour malgré ceux qu’il a lus. Mais pourquoi n’a-t-il pas partout une forme virginale d’originalité et une conception immaculée ? Il faut bien le reconnaître, la Poésie est une Vierge, et pour la plupart des poètes, à cette heure, elle n’est qu’une veuve… quand elle n’est pas pis. Elle porte l’odeur d’un autre dans le mystère de sa personne, et sur ses chastes bras, l’impression brûlante encore des bras qui déjà l’ont étreinte…
Lamartine a seul, parmi nous, la virginité de la Muse· C’est la seule voix de notre siècle qui ne rappelle pas une autre voix. Quand ses Méditations parurent, après les versifications du xviiie siècle et de l’Empire, elles semblèrent tomber du ciel. Elles ne descendaient de personne. On ne pouvait pas même comparer au phénix cette Poésie nouvelle, car le phénix, c’est l’oiseau flamboyant et merveilleux qui renaît de ses cendres, et la poésie de Lamartine n’était point une renaissance. Elle ne renaissait pas : elle naissait ! Fille sans mère, prolem sine matre creatam !
Elle n’était dans aucune tradition connue, dans aucun accent appréciable, sinon dans le sien… Elle avait le grand caractère virginal et divin de la Poésie dans sa pure beauté absolue. Aussi fit-elle· dans les imaginations et les sensibilités d’alors une révolution qui n’a pas recommencé, — un de ces coups de tonnerre qui ne revibrent qu’à de longues distances ! Lamartine sema autour de lui des adorateurs, qui chantèrent, à leur tour, sur ce mode nouveau qu’il avait inventé ; car c’est le destin des grands poètes de produire des imitateurs qui vengent la médiocrité humaine de la supériorité du génie, et l’empêchent d’avoir trop d’orgueil en le forçant de se regarder dans le miroir diminuant de leurs œuvres. Après Lamartine, humilié dans ses imitateurs, vinrent d’autres poètes inférieurs à cet incomparable. Ils étaient, eux, dans une tradition. Ils appartenaient à des groupes et à des familles. Archaïstes d’imitation plus ou moins, Victor Hugo rappelait Ronsard et le xvie siècle, de Musset, La Fontaine et Byron. Or, à leur tour, Musset et Hugo ont influé, par l’admiration qu’ils ont inspirée, sur la poésie contemporaine. Or encore, l’admiration d’un homme tue toujours un peu l’originalité de celui qui l’admire. On ruisselle toujours de l’eau dans laquelle on se plonge. On a bu de ce philtre enivrant et on en a gardé quelque chose dans l’haleine, — quelque chose qui nuit à la pureté d’éther que doit avoir le souffle des poètes !
Et je l’ai dit, c’est le reproche, et le seul reproche, que j’aie à faire à l’auteur du Dernier Chant. Il a trop aimé la poésie de son époque, et en cela il a fait tort à la sienne. Hélas ! on aime toujours trop, quand on veut rester fort… L’amour a passé par là, disait Fontenelle, quand il voyait une femme pâlie et défaite. L’amour de Hugo et de de Musset a passé par là, dans Saint-Maur ! Quand donc trouverai-je enfin un poète qui préserve la naïveté de sa source, la pureté de son inspiration par la plus heureuse des ignorances, et qui ne soit pas littéraire dans une époque de vieille civilisation bien plus littéraire que poétique ? Au fond, Saint-Maur est, de tempérament, assez poète pour se passer de littérature, pour ne pas avoir besoin de cette impalpable et brillante poussière de la fleur des autres qui colore quelquefois ses ailes et que j’aurais voulu n’y pas retrouver·
III §
Et, en effet, c’est un poète, Saint-Maur, et un poète involontaire. Les poètes de volonté n’existent pas. Il n’aurait jamais lu de poète, — ce que j’aurais souhaité, — qu’il le serait encore. C’est un poète d’organisation et de race, — et de race est le mot. Il n’est pas un étonnant et mystérieux aérolithe comme Lamartine ! Je sais son origine, à lui ; il nous appartient. Il est de race gauloise comme La Fontaine et Boileau, — non pas Boileau, le froid et didactique auteur de l’Art poétique, mais Boileau, le chantre coloré et chaud du Lutrin. Ce qui ne l’empêche pas, du reste, d’être lyrique et idéal, le poète du Dernier Chant, quand son âme s’émeut et s’élève. Sa Muse est née à la même place que la Muse d’Hégésippe Moreau, qui eut aussi l’impérissable accent gai au milieu de toutes les misères de sa vie. Seulement, la rose de Provins qui couronne la Muse de Saint-Maur n’est jamais tombée où celle d’Hégésippe, le Villon moderne, s’est quelquefois salie. Il l’a gardée dans un de ces vases « à corsage bleu » dont il nous parle en ses sonnets :
J’ai cueilli des sonnets, — belles fleurs de Tantale, —J’ai fait luire une perle à leur triple pétale,Mis à leur gorgerette un anneau de saphir.
Le vent n’est pas venu caresser leur poitrine,L’abeille s’en détourne, et je les vois mourirDans le corsage bleu de mes vases de Chine !
Plus pur et plus heureux, Saint-Maur est, comme son compatriote, le pauvre Hégésippe, du pays où la poésie s’est appelée longtemps : « la gaie science ». C’est, de tempérament, un gai, que Saint-Maur, et c’est par là qu’il se sépare de son époque, qui est triste et où la comédie de bon sens et d’observation si française, présentement n’existe plus. Quoique appartenant par les dates à la première période du Romantisme, l’auteur du Dernier Chant est d’une constitution trop saine pour avoir gardé les morbidités et les désespérances de cette époque lacrymatoire. Assurément, puisqu’il a vécu, il a eu, comme tout homme, ses raisons de pleurer, et même je lui en connais une qui a laissé une trace bien touchante dans les dernières pages de son volume (Date lilia !), mais il n’a jamais eu les tristesses voulues d’une époque aussi artificielle dans ce qu’elle appelait son inspiration que violente à froid dans ses procédés littéraires, et qui fit art jusque des larmes. Art facile, du reste ! Rien de moins difficile que de faire pleurer ; Excepté les larmes que l’admiration fait couler, excepté celles de César devant la statue d’Alexandre, je méprise assez cette eau qui coule et je la laisse couler… Saint Maur, qui est d’un naturel trop franc et trop à pleine main pour jamais rien affecter, tempère, sous le dictame de son esprit, les tristesses qui sont le fonds commun de la misérable nature humaine. Il est trop vivant et trop équilibré dans ses facultés, il est trop harmonieux en toutes choses, pour tomber dans cette mélancolie que Saint-Chrysostôme — gai lui-même comme un Saint et qui s’en moquait — appelait si joliment : « le bain du diable ». Le Romantisme, rectifié et purifié en lui par la plus charmante des natures, lui a laissé ce qu’il avait de bon : le sentiment de l’idéal, les tendresses vives ou rêveuses, les touches chrétiennes, ici et là, adorables à plusieurs places dans son livre (voir ses Fleurs de Missel), et la race de son esprit a ajouté à tout cela la verve joyeuse, l’observation inattendue et piquante, la bonhomie et le comique enfin. Le comique, cette force perdue ! car il va jusque-là. Il ne monte pas, il est vrai, cet esprit de provenance gauloise, jusqu’à la hauteur audacieuse de Rabelais, et il ne descend pas jusqu’à la profondeur de Molière ; mais il se tient dans l’entre-deux. Il pourrait très bien aller, par exemple, de Boileau à Gresset, — les deux auteurs des deux Lutrins, — touchant, par la bonne humeur et le style, aux Épîtres du premier (V. Le Dernier de la classe et Octave), et peut-être capable de refaire le Vertvert du second, s’il n’était pas fait, ce chef-d’œuvre ! Poète même pour moi, esprit absolu et borné parce que je suis absolu, poète pour moi qui n’aime que les intenses, Saint-Maur n’en est pas un, cependant. L’était-il à vingt ans, l’âge des intensités ? Je ne le crois point. Il n’a aucune exubérance. C’est un tempéré de nuances justes. Même au temps des Chevelus (il en était), il ne pouvait avoir le lyrisme de ces Chevelus échevelés. Je suis sûr que déjà il était exquis !… Corrégien de coloris, sanguin blond, qui peint rose plutôt qu’écarlate, il se tient dans un milieu d’art réfléchi, mais qui quelquefois pousse en haut et devient superbe, comme un jet d’eau ensoleillé jaillissant tout à coup d’une mer calme. Tenez ! pour vous en donner une idée, voyez ce paysage. Ce n’est plus seulement une description, mais une espèce d’ascension lyrique, qui, de strophe en strophe, vous porte plus haut, et, dans son rythme et son sentiment, vous enlève :
Pour atteindre au plateau de la montagne, il fautSuivre un sentier pierreux, capitonné sur tranchesDe buis mystérieux et d’aubépines blanches.La côte est difficile et raide, — c’est très haut ;
Sur le sommet du mont, dans la mousse et dans l’herbe,Sainte Cécile est là, devant vous : — regardezL’humble chapelle avec ses vieux murs lézardés.Sa croix sur le clocher qui penche, — c’est superbe ;
Et pourtant à la voir comme nous la voyons,Rien d’artistique en elle ! on dirait d’une grange,Vieille masure à jour, mais pleine de rayons.Son humilité fait sa grandeur, — c’est étrange.
Un cimetière autour, sans aucun ornement,Quelques tertres verdis par places inégales,Que traverse une chèvre, où chantent les cigales,Tout embaumé de lys sauvages, — c’est charmant.
Couchés sous les gazons dans le vieux cimetière.Us dorment leur sommeil en paix, ces trépassés !Qu’ont-ils besoin de marbre et d’épitaphe altière ?Si leur âme fut simple et juste, — c’est assez.
Tout près, dans l’angle obscur de l’étable rustique,— Jadis le presbytère, — une vache au poil rouxVous regarde passer d’un œil profond et doux,Et l’on songe à la crèche, à Jésus, — c’est mystique.
L’homme alors que tourmente un éternel souciS’interroge : — Est-ce là l’asile salutaireOù la pensée est sainte, où la joie est austère ? » —La cloche du vieux mont lui répond : — « C’est ici. »
— Par les beaux soirs d’été, quand le soleil abîmeSes rayons enflammés dans l’outremer du ciel,De cette autre Sion, de ce nouveau Carmel,Regardez à vos pieds l’horizon, — c’est sublime ;
Les champs, les prés, les bois, le fleuve et le ravinSont inondés de rose et teintés de lumière.L’âme semble briser sa chaîne, et la prièreDans l’infini s’envole et monte, — c’est divin !
J’ai tout cité, — la pièce entière. Comment s’arrêter sur cette échelle de Jacob, qui va jusqu’au ciel ! Croyez-vous, maintenant, qu’il y ait en poésie une composition plus originale ? Quelque chose de plus simple et de plus savant dans sa simplicité, de plus un et de plus complet, de plus « sphérique », enfin, comme disait Platon quand il parlait de la beauté accomplie ?… Disque d’or plein que cette poésie, lancé par le poète à une hauteur à laquelle, chez les Grecs, jamais lanceur de disque ne lança le sien. Et partout, partout, c’est ainsi, en cette masse de poésies entassées dans ce volume qui déborde, et où l’auteur nous a donné toute sa vie poétique en une fois. C’est partout la même simplicité, le même fini, le même art caché et profond, dans les pièces les plus attendries comme dans les plus riantes ; car Saint-Maur, ce vivant et ce jeune toujours, a les deux émotions du rire et des larmes. Il a les deux Muses, les deux célestes jumelles, qui ne sont pas, elles ! attachées l’une à l’autre par le dos, mais par la poitrine. Saint-Maur a, pour qualités premières, l’abondance Lamartinienne, la souplesse, l’aisance du nageur dans le rythme, la largeur de la touche et du développement, la difficulté facile des vrais poètes et le secret de leur magie ; car il y a deux facilités, et l’autre s’appelle la facile difficulté, — et c’est le trompe-l’œil des imbéciles ! Physiquement, au point de vue de sa construction métrique et rythmique, le vers de Saint-Maur est irréprochable, mais ce qu’il verse dans cette coupe ciselée et incrustée est encore plus beau que sa forme. Je l’ai dit : ce qui distingue le plus ce riche et plantureux poète, c’est le nombre des fibres de sa lyre et la grasse plénitude de leurs accords. Il a tous les tons, depuis le ton du Sonnet, ce soupir de flûte fait de quatre haleines, jusqu’au ton de l’Ode, au long souffle éclatant qui résonne et qui plane ; depuis le gémissement de l’Élégie, jusqu’à l’éclat de rire que Racine, le tendre Racine, avait aussi, quand, de la plume qui avait écrit Bérénice, il nous écrivait Les Plaideurs. Fantaisiste enchanté que ce Saint-Maur, il nous peint un jour des portraits de femmes sur porcelaine, médaillons d’un contraste et d’un charme inouïs : c’est Sylvanie, Orphyse, Yseult, Myrto et Flavie, — mais celle-là peinte sur onyx ! Et un autre jour, il jette au Soleil et à l’Océan des strophes qu’eut admirées Pascal et dans lesquelles il aurait reconnu sa pensée. Un troisième jour encore, c’est le Date lilia qu’il chante, cette poésie dont la première partie, celle qui va jusqu’aux vers :
N’exigez pas de moi que je le remercie,Ce Dieu qui m’a fait orphelin !
est une élégie de tant de douleur qu’elle ferait saigner le papier sur lequel j’écris, si je vous la citais. Lisez-la ! On ne peut pas citer les poètes comme Saint-Maur ; on aurait trop à citer et un chapitre n’y suffirait pas. Il faudrait l’espace d’une Revue pour donner une idée de cette variété infinie. Oui ! lisez tout Le Dernier Chant, si vous êtes digne de boire à cette coupe d’Hercule de poésie, de cette poésie filtrée, épurée, gardée tant d’années en bouteille parle poète, et devenue ainsi plus savoureuse, comme le vin, ce fils du soleil et du temps ! Les poètes sont rarement populaires. Ils échappent à la popularité, cette applaudisseuse d’en bas, par la hauteur de leur pensée. Mais je crois bien que s’il est un poète qui puisse devenir populaire, c’est Saint-Maur, malgré la hauteur de la sienne, et par la raison que sa poésie, avec son accent profondément humain et sensible, est au niveau de tous les cœurs. C’est ce niveau-là qui pouvait faire son succès. Le poète du Dernier Chant a dit, avec un tour triste et gai en même temps, et qui n’est qu’à lui :
Quand elle veut, la femme est bien forte, — elle oublie !
Eh bien, non ! ici, les femmes ne voudront pas l’oublier. Elles n’oublieront pas la manière dont il a chanté en pleurant sa fille morte, et c’est elles qui commenceront sa gloire. Un jour, son compatriote Hégésippe écrivit la délicieuse romance dont le refrain s’est, je crois, mêlé aux vers de Saint-Maur :
L’oiseau que j’attends ne vient pas !
Ce qui fut vrai pour Hégésippe le sera-t-il pour le poète du Dernier Chant ?…
L’oiseau qu’il attendait semblait arrivé. Mais c’est la mort qui est venue·
M. Paul Bourget §
La Vie inquiète.
I §
Quand, il y a quelques années, parurent les premières poésies de M. Paul Bourget, on put s’étonner de les voir sortir de chez Alphonse Lemerre, l’éditeur spécial des Parnassiens, et qui s’est fait de leur nom une heureuse étoile. D’âge de Parnassien, M. Paul Bourget, tout jeune qu’il fût, n’était nullement de cette école de poésie qui ressemble à celle des Lakistes à peu près comme le lac d’Enghien ressemble aux lacs de l’Ecosse. Il n’y avait plus alors d’autres poètes sur la place que les Parnassiens, mais M. Paul Bourget ne faisait pas partie de cette troupe de descriptifs, qui, même quand ils ont du talent, se ressemblent tous au point de faire croire qu’ils ne sont qu’un, comme autrefois les députés de Vaugirard, et quoiqu’ils soient bien quarante, comme à l’Académie… M. Paul Bourget avait trop d’âme à la vieille manière, qui est l’immortelle ! — pour s’enrégimenter parmi les travailleurs en poésie, parmi les hommes de la bagatelle poétique qui décrivent pour décrire, et font des vers… pour faire des vers. Lui, faisait des vers pour dire quelque chose. C’est un endolori, c’est un agité, c’est un inquiet, qui regarde plus dans son cœur troublé que dans de petites fleurs, roses ou bleues, pour en dessiner et en colorier les pétales. Malgré ses liaisons avec les Parnassiens, qui sont presque tous ses amis, et quoiqu’on porte toujours un peu sur sa pensée la peine de ses intimités, quoiqu’il ait même payé son passage chez Lemerre de l’obole de quelques sonnets, évidemment M. Paul Bourget ne semble pas fait pour jouer aux petites difficultés vaincues du sonnet, à ce sertissage du bijou ou du joujou poétique. Par sa nature, il doit répugner à cette forme essentiellement parnassienne du sonnet, à cette œuvre d’asthmatique qui, entre deux toux, place nettement son petit mot… Et puisque nous avons tous une famille littéraire quand nous sommes bien nés littérairement, et qu’alors nous ne nous mettons pas aux Enfants Trouvés des Écoles, l’auteur de La Vie inquiète s’apparente de loin à Henri Heine, et, de plus près, à lord Byron. Il le sait et même il s’en vante, c’est un Byronien. Mais être Byronien, ce n’est pas comme être Parnassien. Être Byronien, ce n’est pas être d’une École : c’est être d’une Race.
Et il est de celle-là. Il est justement de cette famille de poètes naturellement les plus antipathiques à l’esprit qui régnait alors, et qui ne concevait la poésie que comme il concevait la peinture et toutes choses, c’est-à-dire sans idéal, sans hauteur d’esthétique, sans spiritualité et sans grandeur. Qui ne sait que la plus triste et la plus basse réaction s’est faite contre lord Byron, contre son génie et sa gloire ?… Qui ne sait qu’on en a presque proclamé la déchéance, comme celle d’un gouvernement dont on était las ?… Théophile Gautier avait vécu toute sa vie de poète sans être Parnassien, mais les Parnassiens l’ont réclamé comme un des leurs et ils se sont mis à l’ombre de ses ailes, à cet homme qui n’en avait pas — à cet uomo di sasso d’Émaux et Camées. Eh bien, Théophile Gautier a été un des premiers à protester contre le génie de lord Byron !… Aurait-il osé écrire tout ce qu’il en disait ? Pour lui, c’était un passionné, quel crime ! Il n’avait ni la correction, ni la réalité, ni le mérite d’ouvrier, ni l’impassibilité des grands poètes qui croient que l’on peut donner des leçons de poésie comme de grammaire et de calcul. En vain avait-il enflammé la tête et fait battre le cœur à toute une génération, et à une génération autrement vigoureuse que celle qui lui a succédé, on comparait ses poèmes, pour l’effet, à de vieux sujets de pendule, et le Sélim de La Fiancée d’Abydos, par exemple, semblait presque aussi faux et aussi ridicule que le Malek-Adel de madame Cottin, Ces outrageantes sottises ont été dites ; Baudelaire a partagé l’opinion de Gautier, qu’il a nommé « l’impeccable ». Parmi les Parnassiens à la suite de Gautier, le byronisme de l’auteur de La Vie inquiète lui a-t-il été reproché comme l’infériorité attardée d’un autre temps et comme une impossibilité d’atteindre le niveau du sien ?… Les Écoles voient partout des Écoles. Comme elles vivent d’imitation, elles s’imaginent qu’on imite comme elles, qu’on a des partis pris comme elles, quand on n’obéit qu’à sa nature. Elles auraient certainement accusé Alfieri de byronisme s’il n’avait pas vécu avant Byron, et elles en ont accusé Alfred de Musset pour être venu après. Gozlan, qui n’était pas Parnassien, mais qui était surtout un homme d’esprit, a fait ce mot, qui n’est qu’une épigramme : « Alfred de Musset, c’est lord Byronnet. » M. Paul Bourget, qui, en beaucoup d’endroits, rappelle Alfred de Musset sans l’imiter, a peut-être été appelé « Byronnet » à son tour, par ceux-là qui veillent que la poésie ne soit que l’expression des réalités ambiantes, reproduites avec la scrupuleuse exactitude de la plus attentive impassibilité.
Mais que lui importe, du reste ! L’enthousiasme, je dirai plus, le fanatisme de M. Paul Bourget pour Byron, dont il descend par les sensations et par les sentiments, est assez grand et assez résolu pour ne pas souffrir d’un jugement qui le rapproche, même pour le diminuer, du grand poète qu’il admire le plus. Venu après de Musset et le grand Lamartine, traités si haut la main de négligés et d’incorrects par les brosseurs de rimes de ce temps, M. Paul Bourget, — que Théophile Gautier aurait cru rabaisser en le traitant d’éloquent et de passionné ; car il avait, Gautier, sur les éloquents et les passionnés, l’opinion que les citrouilles gelées pourraient avoir sur les boulets rouges et la poudre à canon, — M. Paul Bourget n’en restera pas moins Byronien de religion poétique, il ne changera pas l’âme qu’il a et ne se laissera pas étouffer dans d’ineptes systèmes et des poétiques de perdition. Ce Byronien, tombé comme la foudre en plein réalisme, est presque Byronien deux fois. Il a, chose singulière ! d’autres rapports avec son poète que ceux qui viennent de l’analogie des natures et des manières de sentir. Débutant à peu près au moment de la vie où lord Byron publiait ses Heures de Loisir, il avait cet avantage sur le Byron des Heures de loisir d’avoir déjà passé par les impressions que lord Byron ne connut qu’après Childe Harold. M. Paul Bourget revenait d’Italie et de Grèce ; plusieurs de ses poésies, et quelques-unes des plus belles, sont datées de Venise, de Florence, de Corfou. Ce que vit Byron jeune, il l’a vu plus jeune encore. Quelque chose de laissé par les cheveux bouclés de Byron dans les vents de la mer Égée a peut-être passé sur ses cheveux ! Les poètes sentent ces impondérables…
II §
L’auteur de La Vie inquiète, qui n’a pas pris pour sa Muse l’anxiété, car on ne choisit pas sa Muse, quand on est un poète : on la subit, comme le cœur subit son vautour, n’était encore qu’un lyrique dont les poésies sont toujours belles quand elles sont marquées de cette personnalité byronienne avec laquelle il est né et qu’il ne doit à aucune imitation volontaire et servile. Dans ce recueil, où tout, malgré le titre qu’il porte, n’est pas cependant le génie cruel de l’anxiété dans la vie, ce malheur avant le malheur et qui nous gâte jusqu’à l’espérance, il y a (il faut bien l’avouer) çà et là, comment dirai-je bien ?… quelques parnasseries, qui, à mesure que le volume avance, disparaissent ; car ce livre est comme la vie, puisque c’est la vie d’un talent très jeune : à mesure qu’il avance, il se muscle et se virilise. Le Clown triste, la Nostalgie de la Croix, les Vers à l’auteur des Va-nu-pieds, Michel-Ange, les Vers écrits à Florence, et enfin ceux qui terminent le volume : À Leconte de Lisle, sont réellement des vers. Ils méritent ce superbe nom prostitué. Parmi toutes ces poésies lyriques où la personnalité de l’auteur jette plus énergiquement son cri, M. Paul Bourget a placé deux poèmes que je ne comparerai, certes ! pas aux poèmes étranges du grand homme qu’il adore, à ces merveilles d’invention qui s’appellent Le Giaour, Lara, Le Corsaire, etc., à ces chefs-d’œuvre d’impression pathétique et mystérieuse et de figures héroïques et fatales creusées dans l’imagination du lecteur comme aucun poète n’en creusa jamais à pareille profondeur dans l’imagination humaine… Non ! Ici, le Byronien n’a été qu’élégiaque. Il n’a cueilli que cette rose pâle dans la gerbe des roses noires ensanglantées de lord Byron· Il n’a pas osé, tout hardi qu’il est, mettre la main dans le buisson terrible. Son Georges Ancelys et sa Jeanne de Courtisols sont cet éternel sujet, repris par tous les poètes : la mort dans l’amour et par l’amour. Dans Jeanne de Courtisols, très supérieure selon moi à Georges Ancelys, les deux amants meurent tous deux du même sentiment ; ils meurent de n’avoir pas parlé, inconnus l’un à l’autre et méconnus l’un par l’autre. C’est l’Amour aveugle qui s’étrangle avec son bandeau… C’est un peu trop ingénieux, peut-être ; c’est, qu’on me passe le mot ! un peu trop deux tiroirs, un peu trop deux pendentifs. Mais il se glisse, au fond et le long de tout cela :
L’histoire des amours que je n’aurai pas eus !
un accent bien byronien, quand Byron est doux, et qui a son charme de tristesse voluptueuse et amère :
Où donc es-tu pendant que je suis à souffrir ?Peut-être t’assieds-tu, joyeux, à quelque orgie.Que n’ai-je les vertus de l’ancienne magiePour connaître où tu vis quand tu me fais mourir
Mais, après tout, et malgré la mélancolie de la touche du poète, ces deux poèmes ne donnent pas la valeur réelle, et que la Critique doive mettre le plus en relief, du livre et du talent de M. Paul Bourget. M. Paul Bourget est bien plus homme et bien plus poète quand il ne parle que de lui, de sa propre pensée, de ses propres sentiments, quand il ne chante que pour son propre compte, et quand lui, lui seul, s’agite dans les mystérieuses et prophétiques anxiétés de la destinée. Là est sa vraie supériorité. Sceptique comme lord Byron, — et c’est peut-être sa plus profonde ressemblance avec le grand poète qui accable toute comparaison, — sceptique comme Alfred de Musset et comme tous les enfants d’un siècle qui, du moins, avait sauvé du naufrage de son ancien spiritualisme l’honneur d’être sceptique encore, mais qui a fini par étouffer jusqu’au dernier éclair tremblant du scepticisme dans son âme, morte maintenant, morte toute entière sous l’athéisme contemporain, le douloureux inquiet de La Vie inquiète, qui, fût-il heureux, a de ces pressentiments et de ces incertitudes :
Peut-être vous cachez sous votre pur sourireDes pleurs que j’essuirai des lèvres quelque jour…
mêle à tous les sentiments qu’il exprime ce scepticisme qui ne va à Dieu, dont on doute, que pour retomber à la créature dont on va douter ; car le scepticisme est la plus cruelle des anxiétés de la vie, c’est la plus formidable inquiétude, pour une âme ardente, qui puisse dévorer l’esprit et le cœur ! Seulement, — au lieu de lui en faire un reproche, à ce poète d’un temps meilleur dans ce temps mauvais, je lui en fais une gloire, — c’est cette inquiétude que l’auteur de la Vie inquiète a retrouvée.
Le temps actuel, bestialisé par l’indifférence et le matérialisme, ne la connaissait plus. Il nous a rappelé cette torture sublime… Il ne l’aurait pas eue que sa Vie inquiète n’aurait plus été la Vie inquiète, au même degré du moins, et que sa poésie aurait manqué de ce qui touche le plus en elle :
Heureux l’homme qui, jeune et le cœur plein de songesMeurt sans avoir douté de son cher Idéal,À l’âge où les deux mains n’ayant pas fait de malNos remords les plus vrais sont de pieux mensonges.
Heureux encor celui pour qui tu te prolonges,Ô sainte Illusion du rêve baptismal,Et qui, sous l’humble abri de son clocher natal,Vit et meurt dans la douce extase où tu le plonges.
Mais combien malheureux celui qui, comme moi,Brise à moitié le joug et guérit de la foiSans guérir du besoin généreux du martyre !
Tel qu’un mauvais soldat exilé de son rang,Il écoute le bruit du combat qui l’attire,Et ne sait à quel Dieu dévouer tout son sang.
Certainement, il y a des inspirations plus hautes que le scepticisme de M. Paul Bourget et même que celui de lord Byron. Il y a l’inspiration de la foi religieuse, telle qu’elle est, par exemple, dans le livre divin (sans métaphore) des Harmonies, de Lamartine, Mais à côté, en descendant, il faut avouer que le scepticisme, quand il écrit de pareils vers, pénètre bien avant dans nos âmes !
III §
Je l’ai dit, c’est une âme de poète que M. Paul Bourget. Il n’a pas effacé de son front ce grand et beau reflet de Dieu, qui s’y débat contre les ombres du doute quand tous les autres l’ont éteint sur le leur. Le matérialisme ne l’a point durci et n’en a pas fait le tailleur de cailloux qu’il faut être dans ce siècle de bijoux faux ou vrais, et dans lequel les poètes ne sont plus que des lapidaires. Il n’est pas l’ouvrier que Théophile Gautier se vantait si grossièrement d’être ; car les ouvriers, les rois de ce temps, si lâche devant eux, sont montés jusque dans la Poésie ! Ce n’est pas une flatterie, c’est une réalité… Lui, il comprend la poésie autrement qu’un ouvrage et le poète qu’un bon ouvrier. Il met au-dessus de tout le sentiment et la pensée, — dons de Dieu ! choses de naissance ! — et il croit aux privilèges de leurs douleurs. Lisez ces vers à Léon Cladel dans lesquels il les a proclamés, ces privilèges immortels que nous ne déposerons pas, nous, sur l’autel de la Démocratie, et que la Démocratie veut nous enlever, comme elle nous a enlevé les autres, pour en blasonner tous les va-nu-pieds et tous les couche-tout-nus du monde moderne et les élever au-dessus de nous, — au-dessus de tout ce qui est esprit et génie, — sur le pavois de la pitié ! Je ne puis m’empêcher de les citer, ces vers qui nous vengent et qui refont, en quelques traits puissants, l’éternelle hiérarchie bouleversée ;
— Eh bien, non ! — Tous ceux-là ne sont pas malheureux.Leur pensée éveillée a-t-elle en sa tristesseDevancé chaque coup qui les frappe et les blesse ?Ils travaillent pour nous, mais nous sentons pour eux.
Toute l’humanité n’est qu’un seul être immenseDont nous sommes le cœur, comme il en sont les bras,Et nous savons leurs maux, mais ils ne savent pasLe labeur idéal qui toujours recommence.
Proclamons-le ! — Les deuils se mesurent aux cœurs :Notre raffinement fait seul une souffrancePlus pitoyable, plus aiguë et plus intenseQue l’effort incessant des plus durs travailleurs.
Osons nous plaindre, à l’heure où le peuple qui monteSemble nous refuser jusqu’au droit de souffrir.Nous qui perdons le monde et nous voyons mourir,Pleurons sur notre chute et n’en ayons pas honte.
Vous, artiste sincère et rude, avouez-nousQue vous avez soufflé, comme un Dieu, votre flammeSur vos forts paysans qui vous doivent leur âme ;Et s’ils ont un grand cœur, c’est votre cœur à vous !
IV §
Je n’ai pas cité tout ce que j’aurais voulu mais tout ce que j’ai pu de La Vie inquiète, mais j’en ai cité assez pour juger le livre et la tendance du poète Les poètes, quoi qu’en disent les jeunes gens, qui ne se contentent pas des seuls profits de la jeunesse mais qui veulent jusqu’aux profits de ceux qui ne sont plus jeunes, les gloutons ! les poètes ne se brassent pas en quelques jours. L’Enfant sublime n’était qu’un enfant· Celui qui, dans l’ordre de la Poésie, représente le mieux la jeunesse interrompue d’Achille, Byron lui-même, Byron dont je viens de tant parler, n’a pas été poète du soir au matin. Dans ses Heures de loisir, il a tâtonné et trébuché. Je crois même qu’il est un peu tombé… mais pour se relever, comme son Mazeppa ! Homère est vieux. Ossian est vieux. Milton est vieux. Sophocle est vieux. Il faut toujours, pour faire un grand poète, du passé sur le cœur et sur la pensée…
M. Maurice Rollinat §
Les Névroses.
I §
Quand parut ce livre des Névroses, annoncé longtemps à l’avance, il était connu déjà dans une publicité qui tenait aux multiples facultés très rares chez les poètes, mais exceptionnellement puissantes dans celui-ci. Les Névroses avaient paru devant moi sous deux formes qu’elles ne pouvaient pas garder malheureusement, et qui devaient donner à ce livre une poussée formidable pour atteindre au succès qu’il a le droit d’ambitionner. L’auteur de ces poésies a ; inventé pour elles une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. Il est musicien comme il est poète, et ce n’est pas tout : il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers, il les dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. Et même est-ce bien qu’il faut dire ?… Ne serait-ce pas plutôt étrangement ? Mais l’étrange n’a-t-il pas aussi sa beauté ! Et, chez Maurice Rollinat, cette étrange beauté est saisissante et pénètre jusqu’au fond de l’âme ceux qui en ont. Quel dommage qu’il ne puisse pas se mettre tout entier sous la couverture de son livre ! Il serait acheté à des milliers d’exemplaires. Il recommencerait le succès de Thomas Moore, au commencement du siècle, quand il chantait dans les salons de Londres ses touchantes Mélodies irlandaises. Seulement, ce ne serait pas un poète rose comme Little Moore, qui chantait l’amour et ses beautés visibles ; c’est, lui, un poète noir, qui chante ses épouvantes de l’invisible et qui nous les fait partager…
Ce jeune homme, sombre comme Manfred et comme la nuit dont son cœur est l’image, s’appelle Maurice Rollinat. Guérin aussi s’appelait Maurice. Sera-t-il plus heureux que Guérin, qui n’a pas vu sa gloire ?… L’enthousiasme a ses prophètes ; les ensorcelés qui l’ont entendu disent hautement, en parlant de lui : « Vous savez la nouvelle ? Baudelaire est ressuscité, et un second volume des Fleurs du mal sort avec lui de son tombeau. » Eh bien, c’est une erreur ! Rollinat n’a pas à mettre son blason « en Abîme » sur celui de Baudelaire. Il n’a pas cette identité absolue avec le grand poète d’hier, qui a, pour sa gloire, le bonheur d’être mort et dont il est fanatique. Maurice Rollinat, qui l’a ressuscité, disent ses amis, le ressuscitera-t-il par la longueur du temps qu’il mettra à s’attendre ? car Baudelaire, pendant toute sa jeunesse, traîna un livre de génie à travers d’imbéciles éditeurs qui n’en voulaient pas, et qui maintenant l’impriment à genoux ! Baudelaire ressuscita, lui, Edgar Poe ; car la poésie de ces deux poètes, dont l’un traduisit l’autre, n’est pas, comme on pourrait le croire, une imitation réussie, mais, dans leur double inspiration, c’est la plus puissante identité. Phénomène poétique sans exemple ! Ne faire qu’un étant deux, à distance, dans la vie d’un siècle, par le fait unique d’organisations étonnamment semblables et d’un accord parfait dans les impressions véritablement extraordinaire, constitue l’originalité collective et particulière à la fois de ces deux Ménechmes de génie, Edgar Poe et Charles Baudelaire. Maurice Rollinat s’ajoutera-t-il à eux pour une Trinité future, comme la troisième personne de cette Trinité dont le règne n’est pas venu encore ? — la seule ressemblance, par parenthèse, je le crains bien ! qu’elle aura jamais, celle-là, avec le Saint-Esprit.
Bien avant, en effet, que Maurice Rollinat se débattit dans cette pénombre d’obscurité dont un poète encore plus fier que lui ne serait pas pressé de sortir et qu’il épaissirait autour de lui comme un mystère, plus beau que l’indiscrétion de la gloire, c’était Baudelaire et Edgar Poe qui partageaient à eux seuls l’empire de l’imagination de ces derniers temps. Ils pouvaient la troubler profondément et ils l’ont troublée, mais ils la dominaient. À eux deux, en attendant le troisième, qui viendrait ou qui ne viendrait pas, ils étaient devenus la plus éclatante expression de la poésie moderne. Ils étaient les rois de cette poésie qui s’est assise sur la tombe de la poésie du Passé, — la poésie sereine, idéale, lumineuse ! Ils étaient enfin la poésie du spleen, des nerfs et du frisson, dans une vieille civilisation matérialiste et dépravée, qui prend ses dépravations pour des développements et qui en est à ses derniers râles et à ses dernières pâmoisons.
II §
Mais n’importe ! Après tout, c’étaient encore des poètes ! C’était encore de la poésie ! Elle était gâtée dans sa source, je le reconnais ; elle était physique, maladive, empoisonnée, mauvaise, décomposée par toutes les influences morbides de la fin d’un monde qui expire, mais elle n’en était pas moins de la poésie, prouvée même par la puissance qu’elle a sur nous tous, cette poésie faussée dans son inspiration et qui tournait et touchait souvent à la démence. Est-ce qu’Edgar Poe et Baudelaire ne se complaisent pas quelquefois dans la sensation de la démence ?… Je sais bien que dans des temps comme il n’en est plus, aux époques de l’Histoire les plus pures et les plus harmonieuses, tous les Irrespectueux et les Vulgaires, dans l’intérêt du prosaïsme de leurs esprits et de leurs âmes, traitaient les poètes avec insolence et marquaient du mot méprisant de « folie » la magnifique exaltation des facultés qu’ils n’avaient pas. Mais quand les temps actuels ne sont plus guères explicables qu’à la pathologie, le mot insultant et superficiel a pris la profondeur d’une vérité. Certes ! on trouverait plus aisément qu’autrefois sur le front des Edgar Poe et des Baudelaire le coin de la démence que les Anglais cherchaient sur le beau front de leur Byron, et qu’ils croyaient y voir pour l’y trouver. Aujourd’hui, la Poésie n’est qu’une Ophélie sans pureté et sans amour… Mais quelque démente qu’elle puisse être, cette poésie moderne, au cerveau plus ou moins lézardé, cette fille de l’Égarement universel n’en est pas moins toujours la Poésie, c’est-à-dire la plus belle ou la moins laide des choses humaines ! Elle n’en demeure pas moins dans son rapport naturel et inaltérable avec nous, et fussions-nous plus bas ou plus insensés que nous sommes, la proportion entre les poètes et les hommes n’en resterait pas moins dans son éternelle inflexibilité.
Et encore faut-il ajouter, pour être juste, que cette poésie physique et maladive d’une époque si désespérément décadente, cette poésie du spleen et du spasme, de la peur, de l’anxiété, de la rêverie angoissée, du frisson devant l’invisible, — cette poésie adorée dans leurs œuvres par des générations qui n’ont plus que des nerfs et qui est la poésie habituelle d’Edgar Poe et de Baudelaire, — n’en est pas moins, malgré l’effroyable perversion des têtes dont elle est sortie, le dernier cri — noble quand on le compare à tant d’autres cris ! — de la matière impuissante, si stupide, si vile et si lâche devant le menaçant mystère des choses qui nous étreignent de leurs ténèbres pendant notre passage de quelques minutes ici-bas. Tout est, en ce moment du xixe siècle, plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, même comment nommer, mais les poètes modernes, de cela seul qu’ils sont des poètes, ont l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins, et ils les en arrachent pour ne pas être étouffés par elle. C’est alors qu’ils se rejettent aux nervosités de la nature humaine ; car les nerfs sont plus spirituels que la chair. Ce qui fait presque pardonner à la poésie de Baudelaire et de Poe ses insanités, c’est que, nés tous deux fatalement du matérialisme contemporain, ils sont moins des matérialistes que des nerveux. Leur poésie remonte par les nerfs — ces subtils fils conducteurs — vers la spiritualité céleste, et la poésie aussi de Maurice Rollinat, qui intitule nettement son livre : Les Névroses.
III §
C’est à lui que je dois revenir. Les deux autres, Edgar Poe et Baudelaire, ont eu leur destinée. Ils ont, enfin, à force de génie, violé cette gloire qui longtemps avait fait la bégueule avec eux, et ils l’ont maintenant, comme une maîtresse esclave. Mais Maurice Rollinat n’en est qu’où ils en furent toute leur vie avant de mourir. Il est en train, comme eux, d’acheter des tortures de la vie entière la justice qu’ils n’eurent que quand ils n’étaient plus. Je l’ai dit dès les premiers mots de ce chapitre, M. Maurice Rollinat a fait avec ses poésies ce que Baudelaire, à son âge, faisait avec les siennes. Baudelaire fut le rhapsode de ses Fleurs du mal dans les quelques salons qui ne craignaient pas l’odeur, dardant la cervelle, de ces syringas terribles. Il les disait, ces Fleurs du mal, avec cette voix douce et mystificatrice qui hérissait le crin des bourgeois quand il les distillait suavement dans leurs longues oreilles épouvantées. Rollinat est aussi son propre rhapsode, mais c’est un rhapsode d’un autre pincement de voix que l’ironique Baudelaire, ce diable en velours… Lui, Rollinat, c’est un diable en acier aiguisé, qui coupe et fait froid en coupant. Inférieur à Baudelaire pour la correction lucide et la patience de la lime qui le font irréprochable, Rollinat pourrait bien lui être supérieur ainsi qu’à Edgar Poe par la sincérité et la profondeur de son diabolisme. Poe a souvent mêlé au sien bien de la mathématique et de la mécanique américaine, et Baudelaire, du versificateur. Il avait ramassé chez Théophile Gautier le petit marteau avec lequel on martèle les vers, par dehors. Quand Baudelaire et Poe sont à bout d’inspiration et d’expression diaboliques, ils s’appliquent des espèces de traitements atroces, et ils remuent, à l’aide des moyens les plus grossièrement meurtriers, leur punch infernal, pour que la flamme bleuâtre ne s’en éteigne pas. On le sait maintenant, Edgar Poe lampait en enfilée douze verres d’eau-de-vie avant d’écrire ; Baudelaire se jetait à l’opium et à la morphine. Et ils sont morts tous les deux pour avoir voulu raviver à ce prix les défaillances de leur génie ! Et c’est par là que Rollinat, tout en leur ressemblant, diffère d’Edgar Poe, l’ivrogne sublime, et de Baudelaire, l’homme au hatchich des Paradis artificiels.
Pour être poétiquement diabolique, Rollinat, cet homme de nervosité naturelle, n’a besoin ni de piments, ni de moxas, ni de cantharides. Il n’a ni habileté, ni subtilité, ni retorsion, ni préméditation d’art scélérate. D’impression, c’est un naïf, et de longueur de souffle, un infatigable. Quand il dit ses vers ou qu’il les chante, avec cette voix stridente qui semble ne plus sortir d’entrailles humaines, il a ce que Voltaire exigeait qu’on eût quand on jouait la tragédie : il a, positivement, le diable au corps. Il en a même deux : le diable de la musique et le diable de la mimique, et, tous les deux, tout-puissants ! Mais le jeune sorcier qui a ces deux diables-là à son service, et qui les fait obéir comme l’autre sorcier faisait obéir son balai, n’a rien de sorcier dans son apparence. C’est un jeune homme de gracile élégance, de pâleur plus distinguée que sépulcrale, aux traits fins, beaux et purs. Mais tout cela flambe et se transfigure quand il est saisi par ces trois mains de la poésie, de la musique et de la mimique… et on ne le reconnaît plus ! Rollinat n’a rien dans le monde de l’air macabre de Paganini ni de la chevelure de Liszt, qui semblait, Samson musical, jouer du piano avec ses cheveux. C’est, lui, le naturel dans l’étrange, si on peut dire de l’étrange qu’il soit naturel… et on ne se douterait jamais, en l’entendant parler des choses de la vie réelle, que c’est là un poète visionnaire !
Car il est visionnaire, et je crois même qu’il l’est comme jamais personne ne le fut. Certainement, ni Baudelaire, ni même Edgar Poe, d’un fantastique plus funèbre que Baudelaire, n’ont au même degré dans leurs poésies la sincérité de l’accent trembleur du visionnaire qu’a toujours dans les siennes Rollinat, ce hanté de tout et cet épouvanté de tout devant les visions immatérielles et intangibles qu’il met derrière toutes les choses de la vie. Ni Baudelaire, ni Poe, n’ont souffert plus continûment de ce vague mystérieux qui, tout vague qu’il soit, oppresse l’âme comme l’objet le plus lourd et le plus physique, et auquel le visionnaire préférerait la vue nette et positive de l’enfer. Ce vague qui est l’angoisse éternelle de Rollinat, l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il y a partout, dans les choses et derrière les choses, et d’avoir peur de ce qu’il pourrait y avoir, Rollinat l’a même avec les choses qu’il aime le plus. Il l’a avec la nature, qu’il adore ! Il l’a avec la femme qu’il vient de presser sur son cœur ! Ce visionnaire, qui n’est pas mystique comme Pascal, que le vague de tout précipita dans des dogmes incompréhensibles, mais du moins précis, est moins religieux que le satanique Baudelaire lui-même, et par là il en diffère encore. Baudelaire, au fond de son âme révoltée et païenne, avait quelque chose d’indestructiblement chrétien. Le nom de Dieu invoqué à toute page dans ses poésies l’atteste, et ses blasphèmes prouvent la profondeur de sa foi. Rollinat, au contraire, chose prodigieuse ! dans ses trois volumes, dont le second est énorme, n’a pas une seule fois écrit le nom de Dieu, même par distraction… L’auteur des Névroses est un Pascal sans Dieu, qui ne l’a jamais vu qu’une fois dans le fond de son gouffre, quand il pousse la clameur inconséquente de son De profundis qui clôt le livre. Il a tué Dieu au profit du Diable. Mais alors il n’a plus été que le visionnaire des visions qu’il ne voit pas. Le Diable est partout. Châtiment terrible !… Dieu s’est revanché.
Et c’est ainsi que nous avons eu un poète moderne de plus.
IV §
Elles parurent et firent leur effet, ces Névroses que j’avais annoncées bien avant tous les autres qui en ont parlé, bien avant que les Spéculateurs connus en matière de publicité, avec leurs trompettes, — qui ne sont pas les trompettes du jugement dernier, — aient vomi le nom de Rollinat de leurs horribles conques, intéressées seules au bruit qu’elles font ! J’avais montré, de loin, à l’horizon, le poète qui allait y poindre et qui l’a, d’un trait, subitement envahi, pour y rester, étoile à sa place, malgré les efforts réagissants de l’Envie qui voulait l’en précipiter, et j’attendis longtemps alors avant de parler des Névroses. Je tenais à expliquer leur genre de succès. Nerveux aussi, retentissant, violent, orageux, emporté et déchiré à deux courants contraires, ce succès a été ce qu’il devait être. Le poète, sensible comme ces sybarites qu’on appelle des poètes, a pu s’en plaindre et en souffrir, mais ce n’est pas moi ! Il était dans la nature des choses. Il ne pouvait pas être un succès uni comme le plat de la main, facile à enlever comme un ballon dans lequel il n’y a personne, fluant, sans rencontrer d’obstacle, comme une inondation de bêtise satisfaite rappelant, par exemple, le grand succès de feu Ponsard, dont la Lucrèce fut d’abord un succès de lecture dans je ne sais plus quel salon et qui devint célèbre du soir au matin, tant cet adorable médiocre de Ponsard était délicieusement en accord parfait avec la médiocrité universelle, qui décide de tout dans un pays où la majorité fait loi. Mais, que diable ! quand on est Maurice Rollinat, on n’est pas Ponsard.
Il s’était trop fié, lui, Rollinat, à la première impression causée par le plus inattendu des talents, et il fallait d’autant moins s’y fier que c’était la bonne. Elle avait été très vive et très profonde. Le coup avait porté à fond, quoique soudain. Mais comme on devait revenir vite contre cette impression première, et comme on aurait peu dû s’en étonner ! Talent à triple face, M. Maurice Rollinat, trois fois poète, l’était deux fois trop dans un pays où c’est même souvent trop que de l’être une fois. Il était poète, comme tous les poètes, mais il était le grand diseur et le grand acteur de ses vers comme il en était le musicien. Il les chantait lui-même sur une musique jumelle, puisée à la même source d’inspiration que sa poésie. Et, par ce genre d’exécution, il rappelait, je viens de le dire, Thomas Moore, l’ami de lord Byron, qui avait enchanté autrefois les salons de Londres avec ses Mélodies irlandaises. Seulement, en Angleterre, pays fortement hiérarchisé où l’orgueil supprime la vanité et où la supériorité n’est pas une insulte, tant l’orgueil doublant leur égoïsme fondamental rend les Anglais contents d’eux-mêmes, cela n’avait pas d’inconvénient et n’offensait personne, tandis qu’en France cela devait, en y pensant bien, blesser tout le monde. En France, la moins pardonnée des impertinences c’est de se permettre de ne pas emboîter le pas avec tous.
Et c’est ce qui est arrivé. La girouette française, sur son pivot fixe, la vanité, a tourné, et elle s’est retournée. À la réflexion, on a été injuste, après avoir été juste dans la surprise de l’émotion. On a été injuste et ingrat envers un talent qui avait donné un plaisir de la plus étonnante électricité, et on est allé dans l’ingratitude jusqu’à nier au poète sa sincérité. L’émotion qu’il avait causée était indéniable, c’était un fait comme un coup de marteau sur une enclume est un fait, mais on lui chicana la vérité intime du sentiment qui la produisait. Il avait eu son petit quart d’heure de Sarah Bernhardt, mais la pendule retentissante, après avoir si fort retenti, ne sonna plus. Elle s’était arrêtée. Ceux qui avaient applaudi avec le plus d’enthousiasme l’étrange poète à trois voix, ont mieux aimé se déclarer dupes d’un faux artiste que de reconnaître la force réelle d’un talent vrai. Les petits poètes du temps qui lisent leurs vers dans les salons de manière à faire bailler les chaises, les musiciens qui osent s’entendre, et, qui sait ? peut-être aussi les acteurs, dont le talent n’est au fond qu’une singerie, ont déclaré, en leur âme et conscience, que Rollinat et ses Névroses — ces Névroses (malheureusement !) vraies jusqu’à la maladie — n’étaient pas sincères. Le serpent charmeur des soirées de Paris n’était plus pour eux qu’un clown déhanché qui, la sébile aux pieds, jouait l’épileptique de grand chemin. Ils lui avaient donné. Ils avaient mis dans sa sébile. Maintenant, ils y reprenaient leurs gros sous. Noble spectacle !… J’ai ouï même qu’un grand sincère en littérature, le grand sincère de Tragaldabas et de Profils et Grimaces, qui doit justement se connaître en grimaces, celui-là ! avait dit, un soir, après avoir entendu cet extraordinaire Rollinat, qu’il était certainement très puissant, mais qu’il doutait qu’il fût sincère. Comme si ce n’était pas trahir et déshonorer sa propre admiration à soi-même que d’exprimer, après elle, un pareil soupçon ! Comme si on pouvait faire la preuve mathématique de la sincérité d’un homme ! Comme si cette sincérité, fille mystérieuse et invisible de la conscience, pouvait se prouver autrement que par la puissance de l’accent qu’elle a, et dont, ce soir-là, précisément, on convenait !
Triste et grotesque histoire, malgré son éclat, et qu’on pouvait deviner avant qu’elle fût écrite ! M. Maurice Rollinat, le nouveau débarqué en trois bateaux dans la poésie contemporaine, qui, dès son début, trouvait un public qui s’offrait presque de lui-même, M. Maurice Rollinat était trop du pays bleu des poètes pour ne pas s’enivrer de son bonheur et ne pas se fier aux sympathies de gens qui ne voulaient se servir de lui que comme d’un plumet pour leurs journaux· Ils lui avaient, pour leur compte, préparé et arrangé des exhibitions qu’il croyait nécessaires, puisqu’il était musicien et qu’il faut bien prendre les oreilles dont on a besoin où elles sont… À présent, il en a fini de ces exhibitions dont il a senti le dégoût. Le musicien s’est évaporé dans les airs qu’il chantait avec cette voix chaude et vibrante qui n’a jamais manqué son coup sur les cœurs et qu’aucun musicien ne chantera jamais plus comme il les chantait. Mais son livre des Névroses nous reste, son livre, impersonnel et muet, sans déclamation et sans musique, et, à distance de ces deux fascinations, on peut le juger·
V §
Peut-on dire qu’il a été jugé déjà ? Après avoir beaucoup parlé de M. Rollinat, on a beaucoup écrit sur lui et sur son livre, mais l’a-t-on vraiment jugé ?… La pile d’articles de journaux dont il a été l’objet est formidable. Il pourrait s’en faire, s’il le voulait, une petite colonne Vendôme, non pas de bronze, mais de papier. Et il n’y a pas que des ennemis là-dedans : il y a des admirateurs tout aussi passionnés que les ennemis ; car le mérite de M. Rollinat, c’est de ne laisser personne tranquille, c’est de tourmenter violemment les imaginations. Ses Névroses sont contagieuses ; elles donnent réellement des névroses à ceux qui parlent d’elles ! D’homme qu’il n’ait pas possédé comme le démon possède, d’homme qui reste se possédant lui-même avec ce terrible sorcier et qui se rende compte froidement de ses sorcelleries, à l’heure présente, je n’en connais pas. La Critique de ce moment du siècle a procédé avec M. Maurice Rollinat, hélas ! comme elle procède toujours. Elle a dit, à propos des Névroses, ses goûts ou ses dégoûts, à elle, ses préférences et ses horreurs, tirant tout de sa propre personnalité, faisant comme les peintres, qui se peignent plus que les gens qu’ils peignent, dans leur peinture. Le plus souvent incapable d’une synthèse quelconque, la Critique se contente de déchirer avec les petites épingles de l’analyse un livre quand il est d’ensemble, quand il a la prétention d’être lié en toutes ses parties et d’être parti d’une conception première, comme, par exemple, ces poésies de M. Rollinat, qui, tout détraquées qu’elles paraissent, ont l’honneur de vouloir être une unité. Seulement, qu’importe à la Critique, comme au Poète, qu’un monsieur quelconque, désarmé de tout principe et de toute sécurité d’affirmation et n’étant que la marionnette de son genre de sensibilité, trouve un poète adorable ou insupportable, selon le fil qu’il a entre les deux jambes, ce pantin ! La Critique est plus haute et plus simple que cela. Il ne s’agit, en définitive, que d’une seule chose pour elle : c’est, après avoir constaté le genre d’inspiration du poète, de déterminer son degré de puissance et sa place dans le hiérarchique Pandémonium des poètes, où il faut le mettre et où il doit rester.
Et toute la question est là, pour la Critique. Que cela plaise ou non à votre personne, à vos idées, à vos sentiments, à vos sensations, à votre éducation, à vos préjugés, l’homme que voici, l’inconnu d’hier qui s’appelle Rollinat et qui a écrit les Névroses, est-il puissant, oui ou non et quelle est la mesure de sa puissance ?
La mesure de sa puissance ? Je vais vous la dire… C’est l’état de détestation et de fureur où il vous met, vous qui la niez !
VI §
Les Névroses forment un volume de poésies — faut-il dire lyriques ou élégiaques ? — d’une intensité d’accentuation qui les sauve de la monotonie. C’est par l’intensité prodigieuse de l’accent que ce livre échappe au reproche d’uniformité dans la couleur. Il trouve dans sa profondeur de la variété… Ces poésies, qui expriment des états d’âmes effroyablement exceptionnels, ne sont pas le collier vulgairement enfilé de la plupart des recueils de poésies, et elles forment dans l’enchaînement de leurs tableaux comme une construction réfléchie et presque grandiose. Les Névroses se divisent en cinq livres : Les Âmes, Les Luxures, Les Refuges, Les Spectres et Les Ténèbres. Comme on le voit, c’est le côté noir de la vie, réfléchi dans l’âme d’un poète qui l’assombrit encore. Les imbéciles sans âme et à chair de poule facilement horripilée, ont reproché à M. Rollinat, comme un abominable parti pris, le sinistre de ses inspirations.
C’était aussi bête que de lui reprocher d’avoir des cheveux noirs… Si Shakespeare, que ces imbéciles admirent par lâcheté de tradition, donnait aujourd’hui son Hamlet, le plus beau de ses drames, ils diraient de la scène du cimetière où Hamlet, de ses mains de prince, joue au bilboquet avec des têtes de mort fraîchement déterrées, ce qu’ils disent des peintures horribles et sépulcrales de l’auteur des Névroses ; car Hamlet et M. Rollinat font exactement la même chose, et cette chose doit soulever le cœur de ceux qui croient en avoir un bien placé auprès d’un estomac bien tranquille. La seule différence entre eux (avec celle du génie dont il ne peut pas être question ici), c’est que l’Hamlet du théâtre anglais est un sceptique désespéré qui n’a que mépris pour la vie humaine et pour le néant de l’humanité, et que l’Hamlet des Névroses n’a pour l’humanité et la vie que l’horreur, mais l’horreur la plus épouvantée !… Le poète des Névroses ne méprise pas à la manière d’Hamlet ; on ne méprise pas ce qui fait peur, et il a une peur atroce des mystères inscrutables et toujours menaçants de cette vie incompréhensible et même de la mort. D’ailleurs, dans la succession des génies noirs, on a plus noir maintenant et plus sépulcral que Shakespeare. Nous, les décadents d’une race qui s’éteint dans les amollissements convulsifs et la pourriture de sa propre civilisation, nous avons été trempés dans un bien autre Érèbe que le grand poète anglais. Nous avons, nous, passé par Edgar Poe et Baudelaire, les précurseurs de M. Rollinat et dont il va continuer la tradition. On a dit contre M. Rollinat les choses déjà dites contre Edgar Poe et Baudelaire. Ce n’est même pas là des pauvretés qui aient le mérite d’être nouvelles ! Tous les trois, ils ont obéi à la fatalité du même génie, et ils l’ont noir, comme un autre pourrait l’avoir rose, sans que la volonté, à laquelle les esprits faibles croient, y soit pour rien. C’est là une raison pour que, encore une fois, la Critique ne doive jamais poser, quand il s’agit de poètes, que la question de puissance, laquelle implique toujours la question de sincérité.
Il n’y a, en effet, que les faibles qui puissent ne pas être sincères. Tous les petits talents, tous les petits caractères, les petits arts ; les petites femmes, peuvent très bien n’être pas sincères et être charmants, de ce charme que la dépravation des hommes adore et qu’on nomme la félinité. Mais quand il y a de la force quelque part, fût-elle une erreur du génie, car le génie a ses erreurs, ou une bassesse d’animalité, l’homme de cette force, quelle qu’elle soit, est immanquablement sincère. Nier la sincérité dans l’auteur des Névroses, c’était nier ou entamer sa force. C’était acte de félin contre un sincère… Balzac dit que l’envie est un vice qui ne rapporte rien, et il s’est trompé, tout Balzac qu’il est ! Dans l’espèce, il a rapporté cela.
VII §
Eh bien, c’est cette souveraine équation entre la puissance du talent et la sincérité, qu’atteste, dans sa terrible beauté, le livre des Névroses, — même avec ses excès, ses défauts et ses indigences ; car certainement il en a, et je les connais aussi bien que vous ! Moi qui trouve une individualité à M. Rollinat qui jette à l’ombre les poètes actuels, je veux bien convenir de l’énorme trou que fait dans son livre et dans sa tête l’absence d’idéal religieux, de tous les idéals le plus élevé et le plus beau ! Je pourrais encore accorder que la langue poétique des Névroses, de cette poésie exaspérée, a trop souvent des bavures et des écumes, dues à l’exaspération de son énergie, et qu’il aurait fallu essuyer. Je pourrais, tout comme un autre, avoir la perfidie des citations, qui n’est pas une bien grande finesse, et, patient lapidaire de l’envie qui fait sa petite méchanceté, composer une petite mosaïque de citations tronquées, pour ridiculiser, en les isolant, un ensemble qu’on n’a pas sous les yeux… Il y a bien plus. Sur les cinq livres de mon poème, si j’avais été M. Rollinat, j’en aurais courageusement supprimé un : le livre des Luxures, et je n’en aurais gardé qu’une seule pièce : la Relique. Je regrette aussi qu’il n’ait pas écarté un certain nombre de pièces qui n’ajoutent rien à la manifestation de son grand talent et qui détonnent sur l’ensemble du livre, si absolument beau dans les pièces où la Nature, qu’il voit d’un œil si personnel, et les souffrances morales ou physiques de l’humanité, l’occupent seules. Voilà, pour mon compte, tout ce que j’aurais pu reprocher et arracher à ce livre des Névroses, qui n’en place pas moins son auteur entre Edgar Poe et Baudelaire, mais qui est plus foncé en noir, plus lugubre, plus démoniaquement lugubre qu’eux.
C’est, en effet, sa caractéristique. Le démoniaque dans le talent, voilà ce qu’est M. Maurice Rollinat en ses Névroses, C’est le démoniaque devant l’Inconnu embusqué derrière tout comme une escopette du Diable, devenu le seul Dieu, et qui a le tremblement du démoniaque devant le démon. C’est ce tremblement, l’inspiration vraie de M. Rollinat, qui fait sa puissance quand il la communique à ceux qui le lisent entre deux frissons. Je comprends très bien que la lecture de ce poète, hanté perpétuellement par tous les spectres de ce diabolique Inconnu qui se tapit dans toutes choses, soit importune aux imaginations qu’elle trouble. Je conçois très bien que toute cette littérature cadavérique, qui n’est pas une ironie, donne au cadavre vivant de tel vieux critique la peur désagréable d’être tout à fait un cadavre demain, et que cela influe légèrement sur son impartialité. Mais l’homme qui secoue de telles peurs est assurément un poète d’une énergie plus grande que celle des autres poètes contemporains, dont, certes ! le mérite n’est pas la force. Lui, il l’a jusqu’à en abuser. C’est évidemment un poète de la famille du Dante, qui a mal tourné en tombant dans le monde moderne. Mais ce n’est pas sa faute ! Du temps de Dante, l’enfer était sous terre, et à présent, il est dessus.
Un dernier mot sur sa sincérité. Ce sincère endiablé, c’est le mot, à qui on a reproché de n’être pas assez sincère, l’a été jusqu’à la maladresse. Il y en a une surtout, parmi les pièces laissées dans ce sombre volume et qui y font tache : La Belle Fromagère, qui a produit sur certaines âmes, et c’était ces âmes-là auxquelles le poète des Névroses aurait dû tenir le plus, un effet de dégoût si profond et si invincible, que ces âmes poétiques, dignes d’apprécier les beautés et les hardiesses du livre, l’ont fermé pour ne plus jamais le rouvrir. C’est le fanatisme dans un dégoût irrévocable. La Vache au taureau a révolté des pudeurs que je trouve, celles-là, par trop rougissantes, car c’est, pour moi, un groupe qui vaut le marbre dans sa plasticité et digne de la main de Michel-Ange ou de Puget, ces forts sincères qui n’avaient pas peur de la force ! Mais M. Rollinat a poussé la sienne jusqu’à la malpropreté du fromage, mêlé à l’amour. Il fallait laisser les fromages à M. Zola. M. Maurice Rollinat ne l’a pas fait. Je le regrette pour la gloire de son livre.
J’aimerais donc cette gloire mieux que lui !
Alfred de Vigny §
Œuvres posthumes. — Les Destinées, poèmes philosophiques.
I §
L’ami auquel le comte Alfred de Vigny avait commis le soin de cette publication dernière, ne l’a fait précéder ni d’une notice ni d’une préface. Il s’est abstenu avec un chaste respect de jouer sur la viole du Sentiment les grands airs trop connus que la Vulgarité aime à y jouer en l’honneur du génie mort, assez heureux pour ne pas l’entendre. Je ne serais point étonné que le comte de Vigny n’eût lui-même défendu toute préface ou notice à la tête de ses œuvres, comme il avait défendu tout discours officiel sur sa tombe. L’Académie, cette éructatrice de discours, fut obligée de s’y taire et de s’en revenir avec les siens sur l’estomac. Tout ce qui est chétiveté d’amour-propre, banalité de pose, convention bête de vanités qui s’entendent comme larrons en foire, grosse manière de se faire valoir, était dédaigné par cet homme d’une distinction suprême et calme, à qui les tambourinades des gloires contemporaines avaient fait aimer le silence ; qui a vécu comme il a pensé, et qui n’avait pas deux manières d’être, comme tant de poètes, grands dans leurs vers, petits dans leur vie !
Car c’est là surtout ce que nous sommes tenus à dire, nous qui n’avons pas charge de notice officielle sur le comte Alfred de Vigny et ses œuvres. Le comte de Vigny, — que nous pouvons appeler maintenant simplement : Alfred de Vigny, puisqu’il n’est plus qu’un grand nom littéraire de la France du xixe siècle et que l’Immortalité ne dit : monsieur à personne, — le comte de Vigny a cela de rare et de merveilleux, qui fermera la bouche aux âmes communes toujours prêtes à jeter la pierre aux poètes, qu’on ne peut trouver une contradiction dans sa vie, et que ce qu’il fut comme poète, il le fut également comme homme. C’est là, je l’avoue, ce qui me charme encore plus que son génie dans Alfred de Vigny. Il ôte aux êtres bas d’esprit, dont le monde est plein, cette joie de pouvoir dire que la vie des poètes les plus éclatants n’est que leur poésie à la renverse, et qu’avec leurs ailes, — leurs ailes de Chimères ! — qu’ils n’ouvrent que dans leurs strophes menteuses, ils se mettent très bien au ventre de la même boue que tout le monde.
J’ai eu l’honneur de connaître le poète d’Éloa et de Moïse, et je dois dire que jamais je n’ai pu oublier un moment, quand je l’ai rencontré, que j’avais affaire à la plus suave poésie des temps modernes. Lord Byron, qu’on ne m’accusera pas de diminuer, car je l’aime trop peut-être ! lord Byron n’était qu’un dandy quand il jetait dans son écritoire la plume sublime avec laquelle il avait écrit Le Giaour. Mais Alfred de Vigny restait le poète d’Éloa sans sa plume. Saint-Simon a prétendu que Fénelon était une coquette même avec son valet de chambre. Alfred de Vigny devait être un poète encore, avec le sien. Absolument comme mademoiselle Mars, ce timbre de cristal dans du velours, qui aurait fait, si elle les avait prononcés, des jurons d’un cocher de fiacre une céleste musique, Alfred de Vigny relevait par le langage les choses les plus vulgaires. Il parlait de tout comme il aurait chanté, et il agissait comme il parlait, poésie plus rare ! Je le trouve tout entier dans ce trait : Il avait, je ne sais où, une forêt, le seul débris qui lui restât d’une grande, fortune aristocratique, et les coupes annuelles de cette forêt auraient pu être pour lui un revenu considérable. Mais il aima mieux toute sa vie se priver de ce revenu, que de toucher à une seule des branches de ce bois sacré, le luxe d’un poète ! Certes ! la pièce de vers qui roucoule dans toutes les mémoires :
Oh ! que le son du cor est triste au fond des bois
est bien belle. Mais, ici, l’action du poète est encore plus belle et plus poétique que ses vers !
II §
Du reste, si nous n’avons pas de notice à la tête de ces dernières poésies d’Alfred de Vigny, nous avons un portrait qui vaut mieux qu’une notice, et qui dit sans phrase, à ceux qui ne l’ont pas connu, ce que fut Alfred de Vigny de sa noble personne. Très ressemblant toujours, quoiqu’il ait été fait au milieu de sa vie, ce portrait traduit exactement l’idée que l’Imagination prend d’Alfred de Vigny en lisant ses vers. Le Romantisme de 1830, dont il fut un des Rois chevelus, s’y atteste par une opulente chevelure blonde, digne du peigne d’or avec lequel il la peignait peut-être, cet homme qui avait, pour les autres, le culte de soi des natures élevées et délicates, en toutes choses… Alfred de Vigny ne fut point un dandy comme Byron et comme Alfred de Musset, qui, lui, commença comme Byron et finit comme Sheridan. Mais, sans s’arrêter à cette ligne extrême du dandysme, de Vigny avait pourtant le sentiment de la forme, — de la beauté voulue dans tous les détails de la vie, qui répugne à tout ce qui est inférieur, et qui faisait admirer au vieux Mirabeau le rouge que se mettait Mazarin mourant !
Le caractère du portrait d’Alfred de Vigny, en ses Œuvres posthumes, est ce que les Anglais appellent : the pensiveness, et que nous, qui n’avons pas la richesse étoffée de leur langue, nous sommes obligés de traduire par un affreux barbarisme : la pensivité… N’étaient-ce pas les soldats du philosophe Catinat qui rappelaient, avec leur tact de soldats : le Père La Pensée ? Alfred de Vigny, l’auteur des Poèmes philosophiques, peut porter le même nom aujourd’hui. Il peut s’appeler aussi le poète La Pensée. Dans ce portrait dont il est question, son front, qui surplombe un visage tranquillement triste, jette l’ombre de sa voûte puissante à ces yeux rêveurs qui cherchent involontairement le ciel, mais qui, dans la réalité, revenaient se tourner vers les vôtres avec des airs fins et spirituels comme nous entendons le regard, nous autres polissons de la terre ! Ce poète d’Anges, en effet, qui aima, dit-on, fort peu angéliquement la très peu angélique madame Dorval, n’était point un vaporeux Klopstock. C’était un homme d’esprit à la française, très capable, comme il l’a bien prouvé, de glisser sa petite comédie à la Marivaux entre deux poèmes d’albâtre pur…
Excepté la force des épaules, auxquelles on pourrait reconnaître la race de guerre, faite pour la cuirasse, dont il était issu, rien n’indique, dans ce portrait des Œuvres posthumes, le mousquetaire rouge qu’avait été pourtant Alfred de Vigny. L’air militaire manque ici complètement à cet homme qui a fait pourtant un magnifique livre à l’usage des soldats : Grandeur et servitude militaires, et j’y trouverais bien plutôt la placidité de l’Église. Il est vrai que l’Église est la mère et la sœur des soldats ! Le plan des joues, dans ce portrait, est abbatial, et on y regrette la main, cette main que j’ai vue plus tard maigrie par la souffrance, et d’une transparence plus grande que la crosse d’agate de la petite canne qu’il portait, en ses derniers jours, même pour traverser son salon, et qui, pour la beauté, était une main d’Évêque grand seigneur.
Évidemment, de destinée révélée par la physiologie, l’auteur des Destinées semblait fait pour porter la mitre ou la barrette comme Fénelon et le cardinal de Polignac, natures analogues à la sienne, si la Révolution n’avait pas renversé sens dessus dessous toutes les existences, comme la main d’un enfant secoue et mêle, dans leur sac, tous les numéros d’un loto. Hélas ! Fénelon, cet homme de foi et d’amour au xviie siècle, s’il avait senti passer sur lui les mauvais courants du xixe n’aurait peut-être été non plus qu’un sceptique, versant, de désespoir de n’être pas davantage, dans une espèce de fatalisme chrétien, comme Alfred de Vigny — il faut bien le dire, car le livre l’atteste, — y avait versé.
III §
C’est là, en effet, — chose étrange ! — ce que le poète et l’homme, toujours un dans Alfred de Vigny, sont devenus en ses dernières années. Quoiqu’il fût incommutable de génie, il perdit de son inspiration première. Dans ses poèmes d’il y a trente-quatre ans, qui lui avaient fait tout de suite cette renommée sans tache qui s’étendit devant son avenir comme un moelleux tapis d’hermine, il avait imaginé ce genre de poésie qu’un vers de lui a si bien caractérisé ;
L’enthousiasme pur dans une voix suave !
Aussi heureux en prose qu’en vers, il était allé jusqu’à l’éclat, dans Stello, et dans Grandeur et servitude militaires, jusqu’à l’attendrissement sublime. Or, tout cela a cessé d’être. Le style du poète reste toujours aussi mélodieux de pureté que jamais, mais c’est moins la forme du poète qui est changée que son fond même… Cette coupe d’ivoire, incrustée d’argent, que j’ai tant admirée, je la vois bien encore ici, mais elle ne renferme ni les saveurs ni les senteurs d’autrefois. Le temps y a séché le breuvage et en a emporté le parfum. En vain, les femmes, ces flatteuses nées de tous les poètes, ont-elles appelé Alfred de Vigny le printemps éternel en voyant ses cheveux si longtemps d’un blond invincible, le poète d’Éloa n’a pas plus impunément vieilli que nous tous. Si vieillir est changer, il a vieilli, mais sa vieillesse est une métamorphose. Au souffle de l’hiver, phénomène singulier ! de rudes plumes d’aigle, grises et fauves, ont poussé dans le plumage nacré du cygne éblouissant, et son dernier chant devait avoir une fierté que ne connaissent pas les cygnes.
Il n’a pas chanté la jeunesse perdue que chantent tant de poètes au déclin, vieux Titons amoureux d’Aurores ; cette jeunesse que Chateaubriand voulut inutilement retenir avec les bras du désespoir. Lui, qu’on pouvait croire faible parce qu’il était doux, n’a point eu cette faiblesse, et ses derniers poèmes, à cet homme tendre, fils de Virgile et de Racine, qui avait inventé des anges qui tombaient du ciel par pitié, ne sont ni des plaintes, ni des pleurs. Non pas même les larmes des choses ! Les Destinées portent pour épigraphe la devise turque : C’était écrit ! tracée de la main qui nous a donné Éloa. Il est vrai que, crispée par un scepticisme tardif, cette main n’a pu s’essuyer entièrement de ce Christianisme dans lequel elle a été si longtemps plongée :
Notre mot éternel est-il : C’était écrit ?
se dit le poète, et il ajoute :
Sur le livre de Dieu, dit l’Orient esclave,Et l’Occident répond : Sur le livre du Christ !
Mais sur le sien, à lui, le poète a écrit sans horreur le mot fataliste dans sa brièveté impérieuse et avec son fil de sabre turc, comme si c’était, après tout, le dernier mot de sa pensée, qui ne doute plus.
Eh bien, je dis que voilà un Alfred de Vigny nouveau, un Alfred de Vigny qui vient de naître, au bout de vingt ans de solitude et de silence, lequel, génie tendre, s’est élaboré douloureusement en génie stoïque contre l’incompréhensible et exécrable fatalité ! Je dis que c’est là l’intérêt, le grand intérêt de ces dernières poésies d’Alfred de Vigny, qui tranchent si nettement et avec une incision si profonde sur toutes les poésies de ce temps et même sur les siennes.
À une époque, en effet, où la poésie est devenue tellement extérieure que toute son âme a passé par dehors et que les plasticités de Rubens sont la visée commune de tous les poètes, rien de plus curieux et de plus inattendu que ces quelques vers, qui n’ont pas jailli, mais qui sont tombés lentement d’une tête réfléchie comme le sang tombe lentement d’une blessure quand elle est trop profonde pour dégorger… Et ce n’est pas tout. À une époque encore où les poètes les plus chrétiens d’inspiration introduisent dans leur Christianisme poétique je ne sais quel lâche élément épicurien, car la douleur elle-même a sa sensualité, rien de plus frappant que de voir ce que jusque-là on n’avait pas vu : le Stoïcisme en poésie nous écrivant, par la main la plus douce qui ait jamais existé, des vers de cette virilité d’idées et de cette simplicité d’expression :
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,C’est vous qui le savez, sublimes animaux !À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,À force de rester studieuse et pensive,Jusqu’à ce haut degré de stoïque fiertéOù, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.Gémir, pleurer, prier, est également lâche.Fais énergiquement ta longue et lourde tâcheDans la voie où le sort a voulu t’appeler,Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Et cette magnifique implacabilité d’idée devant une destinée implacable, cette revanche sublime du vaincu contre son vainqueur par l’inflexibilité de l’attitude, cette glorification du silence, si neuve dans la bouche d’un poète, — un oiseau chanteur ! — je les retrouve à toute place dans ce recueil de poésies, et avec un accent plus mâle et plus grandiose encore que celui des vers que je viens de citer :
Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri,Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri,Et n’avouant jamais qu’il saigne et qu’il succombeÀ toujours ramasser son rocher qui retombe.Si, plus haut parvenus, de glorieux espritsVous dédaignent jamais, méprisez leur mépris ;Car ce sommet de tout, dominant toute gloire,Ils n’y sont pas, ainsi que l’œil pourrait le croire.On n’est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas,Trouvent un nouveau mont inaperçu d’en bas.Tel que l’on croit complet et maître en toute choseNe dit pas les savoirs qu’à tort on lui suppose,Et qu’il est tel grand but qu’en vain il entreprit,— Tout homme a vu le mur qui borne son esprit »
Enfin, — car il faut se borner, — dans une pièce intitulée : Jésus au mont des Oliviers, où l’âme du chrétien, rouverte un moment, se referme tout à coup, redevenue rigide, je trouve ces vers d’une stoïcité presque impie, qui vont assez avant dans l’inspiration du poète pour qu’on en comprenne la profondeur et pour que rien ne soit citable après :
………………………………………………Le juste opposera le dédain à l’absenceEt ne répondra plus que par un froid silenceAu silence éternel de la Divinité.
IV §
Telle donc est l’inspiration dernière d’Alfred de Vigny ; tel le sentiment amer, mais dompté, qui donne une beauté de douleur calme, de beauté de Niobé devenue marbre, aux compositions de sa vieillesse, et à son livre, que d’aucuns disent déjà un peu sec, son originalité, son pathétique et sa grandeur.
Il est arrivé au talent d’Alfred de Vigny ce qui arrive à certains visages, qui s’idéalisent en maigrissant. Il n’a pas dans ses poèmes posthumes — je le sais aussi bien que ceux qui le crient sur les toits — la plénitude, la fraîcheur et le rayon des poésies de sa jeunesse, mais il s’y trouve une profondeur d’impression, une âpreté poignante dont l’effet me prend souverainement le cœur et me le déchire. Quand je lis cette superbe pièce léonine de la Colère de Samson, — le type le plus majestueux dans sa tristesse du fatalisme du poète, — de Samson qui sait que Dalila l’a vendu aux Philistins et qui ne s’en laisse pas moins dormir sur ses genoux dans la lassitude de son mépris ;
…… Je suis las. J’ai l’âme si pesante,Que mon corps gigantesque et ma tête puissanteQui soutiennent le poids des colonnes d’airainNe la peuvent porter avec tout son chagrin !
quand je lis : Les Destinées, La Mort du Loup, dont les détails sont d’une réalité de description incomparable :
Qui, sans daigner savoir comment il a péri,Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri !
et cette pièce : La Flûte, digne d’un André Chénier devenu profond, et, pour mieux dire, enfin, tous les vers de ce recueil qui y sont marqués du double caractère fatal et stoïque de cette Muse nouvelle d’Alfred de Vigny :
Qui fend l’air de son front et de ses seins altiers !
je suis très sûr qu’ils ont été vécus, ces vers, soufferts et saignés, avant d’arriver à l’arête froide sous laquelle ils brillent. Ils ressemblent aux rubis de Wanda, dans la belle pièce de ce nom :
Vos mains, par ces rubis, semblent ensanglantées ?…
et on se dit que leur beauté n’est que l’éclat du sang du cœur blessé, durci par la fierté du poète !
Franchement, dans les abaissements de la poésie contemporaine, d’inspiration semblable, je n’en connais pas.
V §
Je n’ai voulu constater que cela.
Il y a dans ces Poèmes d’Alfred de Vigny, réunis sous ce nom général de : Destinées, des morceaux qui n’ont pas ce double caractère que je tiens surtout à signaler, et qui se rapprochent de la première manière de l’auteur, mais concentrée, mûrie, calmée ; d’une couleur moins vive, mais certainement d’un dessin plus fort : La Jeune Sauvage, La Maison du Berger, et surtout L’Esprit pur, poésie cornélienne, l’exegi monumentum du poète, dans laquelle, se mesurant à ses ancêtres, gens d’épée dont il raconte admirablement la vie de cour et d’armes :
Dès qu’ils n’agissaient plus, se hâtant d’oublier :
il se trouve plus grand de cela seul qu’il a mis sur son casque de gentilhomme :
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté !
et qu’il peut écrire leur histoire :
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.
Mais ces poésies, dont je ne puis rien citer, resserré que je suis dans les bornes de ce chapitre, sont pour moi, malgré leurs beautés incontestables, les inférieures du recueil, sinon par l’exécution, au moins par la pensée qui les anime. Elles n’étonnent point. Elles ne détonnent pas. Elles n’opposent pas un de Vigny de la fin au de Vigny du commencement. Elles ne révèlent pas un de Vigny — Zénon inconnu et sorti du de Vigny — Coleridge et Milton des premières années. Elles ne donnent pas enfin deux raisons d’exister à la Gloire. Voilà pourquoi je me détourne avec regret de ces poésies qui n’ajoutent rien à ce qu’on sait du poète charmant, transparent et lumineux, qui s’est éteint dans le sombre bronze que voici, dans ce bronze du mépris qu’une créature humaine n’obtient jamais qu’à force de se briser…
Pour nous qui croyons que les plus belles poésies ne sont jamais faites pour la volupté intellectuelle de faire des vers, mais pour se soulager d’une oppression sublime, d’un étouffement titanique du cœur sous le poids d’un grand sentiment, pour nous qui avons dit combien l’homme dans Alfred de Vigny était toujours le poète, ces poésies dernières nous font mieux comprendre cet homme que nous avons connu. Le nombre borné de ces poésies qui résument en quelques pièces les inspirations de trente années, et que je ne mettrai certainement pas, moi, sur le compte de ce dessèchement de la veine si commun chez les poètes communs qui n’ont pas en eux la source intarissable du génie, ce très petit nombre m’explique davantage et m’éclaire plus intensément Alfred de Vigny et cette transformation de tout son être qui lui avait fait mettre le doigt d’Harpocrate sur la bouche fermée de sa Muse.
Je vois mieux ainsi ce sincère glorificateur du silence, ce trappiste de la Poésie, qui s’était créé comme une solitude monastique sous les rideaux et les persiennes de son salon de la rue des Écuries-d’Artois, si plein des portraits et des souvenirs de sa jeunesse, et dans lequel il s’était, de si longue main et de si bonne grâce, préparé à ce qu’il admirait le plus : — silencieusement mourir !