1776-11-19, de Jérémie Witel à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Si jamais cette Lettre parvient à son adresse, je serai trop heureux….
Seroit-il possible qu'elle excita votre indignation? Non, Monsieur, non je me rassure. C'est vous offenser que de manquer de Confiance, allons jusqu'au bout…. Mais que fais-je? C'est à Monsieur de Voltaire à qui j'écris!… Eh! bien oui, ce nom m'intimide, il doit produire un effet contraire. Je suis tellement troublé de la hardiesse que j'ose prendre que j'en oublies le sujet.

Je suis malheureux, voilà mon titre; Mais toujours des malheureux!… qui doivent ils avoir recours qu'aux Bienfaiteurs de L'humanité? J'ay 22 ans, je suis né Protestant, de Parents honnêtes & Pauvres, j'ay vécu en Angleterre quelques années, je suis revenu en France pour entrer dans une Maison de Commerce à Lyon il y a environ 3 ans, j'y ai apris L'Espagnol étant destiné pour des Voyages dans Paÿs là. Cette maison très opulente renonce à une partie de son Commerce & je me trouve de trop. J'ay fait quelques sacrifices en quittant l'Angleterre pour venir ici. Les procédés de mes Supérieurs m'ont indignés. Je souhaiterois me passer de leur protection qu'ils ne me refuseront pas, mais qui me deviendra infructueuse, par le peu d'empressements qu'ils paroissent avoir à mon Egard. Ayant vécu fort retiré à Lyon je n'y ai fait aucune connoissance. Je rêvai à quel parti j'avois à prendre. Le tedium vitae, & loin de la Tamise que j'ay respiré pendant quelques années, me portoient à de funestes résolutions. J'ay osé penser qu'il n'y avoit point d'homme juste, que je ne devois rien à une Société qui n'avoit rien fait pour moi, en un mot que j'étois un membre inutile qu'il falloit retrancher. J'ay pensé à vous Monsieur, vous avez tant fait d'heureux, mon état actuel me met à portée de vous connoitre in your Worcks, because j am in the house of Booksellers. La joye, l'Espérance avec beaucoup de trouble ont succédés au désespoir. Si j'échoüe dans cette démarche inouïe je mourrai content, vous aurez vu, ou, ouï prononcer mon nom…. Dans quelle agitation je me trouve, ma main mal assurée trace ces Lignes en tremblant. Je deviens prolix, je veux finir…. Je ne sais que faire de ma Lettre, l'enverrai-je?… Oui elle partira, j'ay si grand besoin de votre indulgence que je n'oses L'implorer. Je suis avec la plus violente perplexité et le plus profond respect

Monsieur

Votre très humble & très obéissant & respectueux serviteur

J. Witel maison Basset, rue St Dominique