à Paris ce 10 Avril 1774
J’ai vu, Monsieur, à propos de l’affaire qui vous intéresse, M. Lebrun et un autre ami de M. le Chancelier, qui est membre de notre Compagnie.
Tous deux sont convenus que la réussite de ce projet était presqu’impossible, et la tentative très dangereuse; que M. le Chancelier ne risquerait pas d’en parler au Roi, à moins que le Clergé qu’il avait toujours beaucoup ménagé, ne l’y autorisât; que par conséquent cette affaire ne pouvait être tentée avec quelque succès que par le vieil Evêque d’Amiens dont le zèle excessif avait acquis une sorte de considération à Versailles; qu’il y aurait même un danger très grand à réclamer cette grâce à titre de justice; premièrement parce que ceux qui se sont trompés, ne seraient nullement disposés à convenir de leurs torts, vu l’importance de ces torts: en second lieu par ce que tout dévotion de la Cour consiste à croire les Prêtres sur les inculpations d’impiété, et à les laisser maitres des coups qu’ils veulent porter à ceux qui se montrent trop ouvertement. Dernièrement nous avons été obligés de faire déterrer le cadavre d’un Calviniste qui à la vérité avait déclaré publiquement à la mort qu’il voulait mourir, comme il avait vécu, dans la foi de Calvin. Le Juge avait ordonné que néanmoins il serait enterrée en terre sainte, attendu qu’il n’y a plus de calvinistes en France. Appel de la part de l’Evêque; M. le Premier Président ne se pressait pas de donner audience, espérant que l’affaire resterait là. Ordre exprès du Roi de donner audience; et nous avons été obligés suivant les loix du Royaume de faire exhumer le cadavre et d’enjoindre au juge de se conformer à l’avenir aux ordonnances. Heureusement le Procureur Général n’a pas requis la confiscation des biens, et nous ne l’avons pas prononcé.
Les deux hommes que j’ai consultés pensent unanimement que si votre jeune Officier écrivait au vieux Prélat d’Amiens une lettre très soumise, et même três repentante, il serait possible qu’il le touchât, et que la grâce demandée par cette voie fût obtenue, mais qu’il faudrait sur tout se bien garder de prononcer le mot d’injustice. Je sens, Monsieur, que tout cela vous révoltera; j’en suis plus touché que vous dans le fond de mon cœur: mais tels sont les hommes…. S’ils étaient tous justes et généreux, on serait trop fâché de mourir. Cependant je ferai ce que vous me prescrirez. Je parlerai au Chancelier, si vous m’y autorisez. Mandez moi si vous voulez que ce soit de votre part. Je vous répète que j’en espère très peu, pour ne pas dire rien du tout. Il faudrait que ce Magistrat eût le double courage d’avouer un grand tort, et de braver un corps puissant dans l’Etat et que son Maître craint presqu’autant que lui. Je connais trop le terrein pour vous flater à cet égard. Au reste, Monsieur, donnez moi vos ordres, et je les exécuterai fidélement. Ne doutez jamais de mon tendre respect qui ne finira qu’avec ma vie.
Mt