1772-09-28, de Alexis Jean Le Bret à Voltaire [François Marie Arouet].

Dans la dernière lettre mr que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 10 7bre 1769 vous vous plaigniez de votre mauvaise santé.
Je n’aurai pas manqué dans le tems de vous marquer la part la plus sensible que j’y prenois avec tout l’univers. Trois ans se sont écoulés et vous êtes encore au nombre des vivans. Vous en verrez encore bien d’autres et vous aurez encore le tems de nous donner des morceaux prétieux de philosophie et de poésie. Pour moi mr J’avoue mon insuffisance, Je ne m’amuse qu’à des Rapsodies qui cependant n’ont point fait de tort à mes libraires et dont notre défunte et pieuse Reine et madame Louise ont bien voulu agréer les dédicaces.

Il n’en a pas encore été de même mr de mes manuscrits contenant l’abrégé du dictionre de Bayle ausquels vous avez eu la bonté de donner de grands éloges. J’ai malheureusement trop de mémoire. Cet auteur a dit quelque part, Heureux ceux qui l’ont perdue.

Je me souviens du traité que J’ai fait avec m. Cramer au mois de Janvier 1757. Mal àpropos me suisje endormi si longtems sur un objet si intéressant. Mes manuscrits devoient être imprimés et m’en revenir 80 exemplaires mais qui plus est de l’honneur. Tout le monde me blâme de mon inaction. J’en ai parlé à des personnes en places et à plusieurs gens de lettres qui m’excitent à faire des poursuites rigoureuses contre le libraire soit pour cause de négligence soit pour avoir trafiqué mes manuscrits comme il s’en explique dans une de ses dernières lettres qu’il en avait le dessein; ce qui a peut être fait naître l’Idée de ces deux Vol. qui ont paru depuis cinq ans sous l’impression de Berlin. Je ne me sers mr que du terme d’Idée; mais combien y en aurat-il qui croiront que ces deux Vol. en ont été tirés? Vos lettres même paroissent le désigner, puis qu’ils sont selon le plan que vous m’aviez tracé. Vous m’offriez m. de faire rompre notre marché et des secours pour en entreprendre l’édition moi même. Vous avez poussé la galanterie et la générosité plus loin, vous avez eu la bonté de m’inviter à aller passer trois ou quatre mois dans votre hermitage des Délices pour de concert mettre cet ouvrage en état de plaire à tous ceux qui pensent: vous vous êtes refroidi dans vos dernières lettres sans que J’aie pu en pénétrer la cause. Mais m. Cramer me doit un dédommagement pour m’avoir fait perdre l’honneur et le fruit d’un travail de quatre ans.

Tout ce qui me désespère mr c’est qu’au soutien du mémoire que J’ai dressé à ce sujet Je suis dans une nécessité indispensable de Joindre copie des lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ainsi que de celles de m. Cramer qui formeront sa condamnation. Tous ces matériaux sont prêts; à moins que par votre crédit et votre médiation vous n’ayez la bonté de vous intéresser en ma faveur ou plutôt en faveur du libraire pour terminer nos dissensions et lui faire prendre un tempéramment convenable il se trouvera à Geneve des Juges équitables et peutêtre trouverai je des moyens pour attirer l’affaire dans les Jurisdictions de Paris. Au pis aller nous serons Jugés par le public et toute la terre si Je n’ai pas bientôt une réponse de m. Cramer à la lettre que Je lui ai écrite. Je suis toujours assuré que mon honneur n’y courra aucun risque.

A mon égard je ne puis être soupçonné d’avoir confié à qui que ce soit une copie de mes manuscrits. Je ne l’aurais pas fait faire pour soixantes pistoles. J’ai l’honneur d’être &c.