1772-06-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher campagnard, vous aimez la retraitte par vertu comme je l'aime par goût.
La vie retirée que je mêne depuis vingt ans, est le partage d'un vieux malade. Mais à vôtre âge il faut de la force d'esprit pour prendre un parti qui ne convient qu'à la vieillesse. C'est de Cicéron que nous vient le proverbe, faire de nécessité vertu. Il dit quelque part facere de necessitate virtutem. Il est vrai qu'avec une femme aimable et qu'on aime, on est bien par tout. Je sais par expérience combien l'amitié embellit la retraitte.

Je me flatte que vôtre enfant se porte bien et la mère aussi.

Je suis sensiblement touché de la perte que vôtre beaufrère a faitte d'un de ses enfans. Ce n'est pas certainement la faute de l'innoculation. J'ai ouï dire que cet enfant avait été malade avant d'être inoculé. La petit vérole par elle même n'est jamais dangereuse, il n'y a que la fièvre à craindre dans un corps mal disposé; c'est la fièvre seule qui acquiert quelquefois un caractère funeste en formant un dépôt dans la tête, ou dans la poitrine. Il en serait mort de même très probablement, quand on ne l'aurait pas inoculé. La destinée fait tout, et nos jours sont comptés. Pour moi je suis très étonné d'être en vie.

Made Denis se porte très bien, aussi bien que celle qui a succédé auprès de Mr de Florian dans l'emploi de vôtre mère. Il appelle toujours made Denis, ma sœur, par une figure de rhétorique dont il ne peut se déffaire. Il bâtit, ou plutôt je lui bâtis, un petit hermitage à deux cent pas du château; il plante, il sême, et il compte mener une vie philosophique. Nous avons une comédie sur la frontière de Genêve; c'est à dire, fort près de la ville; car vous savez que le roiaume d'Yvetot est beaucoup plus grand que la république genevoise. Mais le plaisir de voir des acteurs de province, ne vaut pas celui d'être acteur soi même. Nous n'entendons parler d'ailleurs d'aucune affaire; et nous sommes beaucoup plus instruits de ce qui se passe en Pologne, en Valachie et en Dannemark, que des évênements de Versailles et de Paris.

Je vous avoue que je suis affligé de mourir sans vous revoir; celà est désagréable; mais il faut vivre et mourir en prenant patience; on est contrarié dès le moment où l'on entre dans ce monde jusqu'à celui où on le quitte. Nous sommes des brins de paille que le vent jette à tort et à travers.

Adieu, je vous embrasse vous, Madame vôtre femme et vôtre petite fille, du meilleur de mon cœur.

V.