1er Mars 1769, à Ferney
Il y a nonseulement trois grandes années de différence entre vous et moi, mon cher ami, mais il y a trente ans pour la vigueur, et surtout pour la belle maladie qui vous rendait si fier il y a quelques années, et dont peut être vous êtes encor honoré.
Pour moi je me sens au bout de ma carrière. Quand on a vécu soixante et quinze ans on ne doit pas se plaindre; c'est avoir un lot assez honnête à la lotterie de ce monde; tout le monde ne peut pas avoir le gros lot comme Fontenelle. Je suis bien étonné même d'être parvenu à mon âge avec tant de faiblesse et tant de maux. J'ai dansé jusqu'à la fin sur le bord de ma tombe. Si vous n'avez point lu le Lyon et le marseillois, si vous ne connaissez pas les trois Empereurs, je pourai vous envoier ces rogatons, qui pouront amuser vôtre roial correspondant, à qui je n'écris plus depuis près d'une année.
Vous ignorez sans doute que le Rezzonico avait avant sa mort rendu à l'église le service important de cannoniser un capucin nommé Cucufin, dont on a changé le nom en celui de Séraphin. C'est un monument de bétise qui mérite d'entrer dans vos nouvelles. On imprime je crois à présent l'histoire de cette cannonisation, elle est éxacte et curieuse. Les capucins ont fait en Europe à cette fête, une dépense qui va à plus de quatre cent mille écus. Vous savez que les capucins sont comme les rois, ils font paier leurs fêtes au peuple.
N'avez vous jamais déterré une Lettre qui a couru, et qui court encor sur la mort de l'ivrogne Pierre 3? Si vous en aviez un précis je vous prierais de me le communiquer. Ce n'est pas que je croie à ces anecdotes; mais il faut qu'un homme qui écrit l'histoire lise tout.
Avez vous les moiens de réformer l'Italie, ouvrage italien? Vous pouriez m'envoier ce livre avec celui de Milord Greenville, par les guimbardes de Lyon, à mon adresse à Ferney. Mr De La Leu vous rembourserait fidèlement. Je n'ai pu vous répondre plutôt parce que j'ai été très malade au milieu de mes neiges.