7 septb [1764]
Mon très cher philosophe, vos lettres sont comme vous, au dessus de notre siècle, et n'ont assurément rien de welche.
Je voudrais pouvoir vous écrire souvent pour m'en attirer quelques unes. C'est donc de votre estomac et non pas de votre cœur que vous vous plaignez! Vos calomniateurs se sont mépris! Il semble qu'on vous injurie vous autres philosophes quand on vous soupçonne d'avoir des sentiments. Il paraît que vous en avez en amitié puis que vous avez été fidèle à mr Dargenson après sa disgrâce et après sa mort. Vous avez assisté à son enterrement comme son confrère, mais Simon Lefranc, qui n'est le confrère de personne, a prétendu y être comme parent. Il faisait par vanité ce que vous faisiez par reconnaissance.
Vous me parlez souvent d'un certain homme. S'il avait voulu faire ce qu'il m'avait autrefois tant promis, prêter vigoureusement la main pour écraser l'infâme, je pourais luy pardoner, mais j'ay renoncé aux vanitez du monde, et je crois qu'il faut un peu modérer notre entousiasme pour le nord. Il produit d'étranges philosophes. Vous savez bien ce qui s'est passé, et vous avez fait vos réflexions. Dieu mercy je ne connais plus que la retraitte. Je laisse madame Denis donner des repas de vingt six couverts et jouer la comédie pour ducs et présidents et intendants, et passe volants qu'on ne reverra plus. Je me mets dans mon lit au milieu de ce fracas et je ferme ma porte. Omnia fert ætas. Vraiment j'ay lu ce dictionaire diabolique. Il m'a effrayé comme vous, mais le comble de mon affliction est qu'il y ait des crétiens assez indignes de ce beau nom pour me soupçonner d'être l'auteur d'un ouvrage aussi antichrétien. Hélas, à peine ai-je pu parvenir à en attraper un exemplaire. On dit que frère D'Amilaville en a quatre, et qu'il y en a un pour vous. Je suis consolé quand je vois que cette abominable production ne tombe qu'en si bonnes mains. Qui est plus capable que vous de réfuter en deux mots tous ces vilains sophismes? Vous en direz au moins votre avis avec cette force et cette énergie que vous mettez dans vos raisonements et dans vos bons mots, et si vous ne daignez pas écrire en faveur de la bonne cause, du moins vous écraserez la mauvaise en disant ce que vous pensez. Votre conversation vaut au moins tous les écrits des sts pères. En vérité le cœur saigne quand on voit les progrès des mécréants. Figurez vous que neuf ou dix prétendus philosophes qui àpeine se connaissaient, vinrent ces jours passez souper chez moy. L'un deux en regardant la compagnie, dit, Messieurs je crois que le Christ se trouvera mal de cette séance. Ils saisirent tous ce texte; je les prenais pour des conseillers du prétoire de Pilate, et cette scène se passait devant un jésuite! et à la porte de Calvin! Je vous avoue que les cheveux me dressaient à la tête. J'eus beau leur représenter les proféties accomplies, les miracles opérés, et les raisons convaincantes d'Augustin, de l'abbé Houteville, et du père Garasse, on me traitta d'imbécile. Enfin la perversité est venue au point qu'il y a dans Genève, une assemblée qu'ils appelent cercle, où l'on ne reçoit pas un seul homme qui croye en Christ, et quand ils en voyent passer un, ils font des exclamations à la fenêtre comme les petits enfants quant ils voyent un capucin pour la première fois. J'ay le cœur serré en vous mandant ces horreurs. Elles enflammeront peutêtre votre zèle, mais vous aimez mieux rire que servir. Conservez moy votre amitié, elle m'aidera à finir doucement ma carrière.
Je me flatte que votre Dargenson mon contemporain est mort avec componction et avec extrême onction. C'est là un des grands agréments de ceux qui ont le bonheur de mourir chez vous, on ne leur épargne dieu mercy aucune des consolations qui rendent la mort si aimable. Touttes ces choses là sont si sages qu'on les croirait inventées par des Welches, s'ils avaient jamais inventé quelque chose.
Vale.
Je vous conjure de crier que je n'ay nulle part au portatif.