aux Délices 1er novembre [1756]
Mon très cher ange il y a longtemps que je ne vous ai parlé du tripot.
Mr le duc de Villars est venu de Provence dans mon hermitage et il a insisté sur Zulime comme vous même. Je l'avais engagé à venir se faire guérir par le grand Tronchin d'un petit rhumatisme que le soleil de Marseille et d'Aix n'avait pu fondre. Apeine est il arrivé que j'ay été pris d'un rumatisme général sur tout mon pauvre corps et notre Tronchin n'y peut rien. Il me reste une main pour vous écrire, mais il n'y a pas chez moy une goutte de sang poétique qui ne soit figée. Heureusement nous avons du temps devant nous. Vous savez comment s'est terminée la pièce de Pirna, par des siflets. Il a rendu enfin le livre de poésie. Le voilà libre, sans armée et sans argent. On est désespéré à Vienne. Le Diable de Salomon l'emporte et l'emportera. S'il est toujours heureux et plein de gloire je serai justifié de mon ancien goust pour luy. S'il est battu je serai vangé.
J'espère que vous verrez bientôt made de Fontaine qui a été sur le point de mourir aux Délices pour avoir abusé de la santé que Tronchin luy avait rendüe, et pour avoir été gourmande. M. le maréchal de Richelieu me mande que ce qui paraît faisable à votre amitié et à la bonté de votre cœur ne l'est guères à la prévention. Je m'en suis toujours douté et je crois connaître le terrain. Il faut que votre archevêque reste à Conflans, et moy aux Délices. Chacun doit remplir sa vocation. La mienne sera de vous aimer et de vous regretter jusqu'à mon dernier moment.
On me mande qu'il y a une édition infâme de la pucelle que cet honnête homme de la Baumelle avait fait imprimer, et qu'on débite dans Paris. Mais heureusement les mandements font plus de bruit que les pucelles.
Vous ne m'avez jamais parlé de l'état de M. de la Marche. Je voulais qu'il vînt se mettre entre les mains de Tronchin, mais on dit qu'il est dans un état à ne se mettre dans les mains de personne. O pauvre nature humaine! à quoy tiennent nos cervelles, notre vie, notre bonheur! Portez vous bien vous, made Dargental et tous les anges, et conservez moy une amitié qui embellit mes Délices, qui me console de tout et qui seule peut me rendre quelque génie.
Clairon est elle toujours sublime, et madelle du Ménil porte t'elle bien son vin?
Adieu divin ange.