1755-11-01, de Claude Pierre Patu à David Garrick.

Je vous écris de la maison du grand homme, je veux dire de chez notre illustre Voltaire, dans la compagnie duquel je viens de passer une huitaine précieuse des plus agréables jours que j'ai connus dans ma vie.
Ils m'ont rappelé ceux que j'ai passés à Londres dans votre aimable société; temps si court, si voluptueux, et que suivit de près mon départ pour la France. Quel homme que le divin chantre de la Henriadeô mon très cher ami, et que c'est avec joie qu'on analyse une si grande âme! Figurez vous avec l'air d'un mourant, tout le feu de la première jeunesse, et le brillant de ses aimables récits! Si je juge des défauts, des vices même qu'on impute à m. de Voltaire, par l'avarice dont je l'ai entendu taxer, que ses calomniateurs me paraissent des animaux bien vils et bien ridicules! Jamais on n'a vu chère plus splendide, jointe à des manières plus polies, plus affables, plus engageantes. Tout Genève est enchanté de l'avoir, et ces heureux républicains font leur possible pour le fixer auprès d'eux. Je n'avais entrepris ce voyage que pour le voir, mais la sensibilité qu'il m'en témoigne chaque jour m'en paie à usure. On va à Rome, en Grèce, en Turquie, pour voir des monuments, des inscriptions, des mosquées; un dévot catholique court au loin pour de vains pélerinages; un grand homme est bien une autre curiosité.

Je n'ai pas manqué de lui dire ce que je pensais de ses expressions si fausses, si peu réfléchies au sujet de Shakespeare. Il est convenu de bonne foi que c'était un barbare aimable, un fou séduisant; ce sont ses propres termes: le grand article qui le met de mauvaise humeur est l'irrégularité des plans de cet illustre poète, irrégularité dont vous êtes bien loin d'être le défenseur. Quant au naturel, à la chaleur, aux idées admirables répandues dans les pièces de Shakespeare, il est tombé d'accord, et convient en riant que si vous nous preniez moins de vaisseaux et ne piratiez pas ainsi sur l'océan, il aurait plus ménagé le créateur de votre théâtre. Je frappai hier par l'activité dont je soutins mon opinion: je tirai mon livre et lui lus la scène de Romeo, entre ce jeune homme et le frère Laurent:

Romeo, come forth! etc.

Il commença par rire de mon feu, mais à ces vers:

'Tis torture and not mercy; heaven is here
Where Juliet lives. . . .
O Father, hadst thou not strong poison mix'd,
No sharp-ground knife, no present means of death,
But banishment to torture me withal?

il s'anima, et dit franchement que cela était très beau, très touchant, très naturel; mais ce fut bien autre chose lorsque je continuai la scène, et qu'il entendit cette admirable énumération de parties qui prouve mieux que dix tragédies combien Shakespeare était éloquent:

Thou canst not speak of what thou dost not feel:
Wert thou as young as I, Juliet thy love,
An hour but maried, Tybald murdered,
Doting like me, and like me banished,
Then might'st thou speak, then might'st thou tear thy hair
And fall upon the ground, as I do now,
Taking the measure of an unmade grave.

Il ne connaissait guère cette pièce, qu'il a lue peut-être il y a plus de trente ans; mais il me la demanda pour la relire, et fut enchanté de la catastrophe telle que vous en avez peint les circonstances. Je lui parlai de mon cher Garrik. 'Oh! vraiment', m'a-t-il dit, 'c'est un acteur inimitable que ce m. Garrick, à ce que disent ceux qui l'ont vu. Ma nièce' en parlant à mme Denis, qui demeure depuis longtemps avec son oncle, 'si j'étais moins vieux et que je digérasse, il faudrait l'aller voir jouer; mais n'aurions nous pas aussi quelque franc capucin pour nous donner le rôle de frère Laurent?' Je fis de mon mieux pour la réputation du bon Harvard; mais, entre nous soit dit, sa cause n'était pas aisée.

J'ai fait ressouvenir, aujourd'hui même, ce grand homme du trait sublime de Macduff:

He has no children;

de la scène entre le jeune Arthur et son gouverneur Hubert: et de bien d'autres beautés de l'inimitable Shakespeare. Je ne doute presque pas que je ne l'amenasse à ma façon de penser à ce sujet, si j'avais le temps de faire à Genève un séjour plus long; mais je quitte le dieu de notre littérature après demain, et je retourne à Paris sans voir ni Toulon ni Marseille, ni Avignon, comme j'en avais d'abord quelque envie. . . .